Synopsis Ancien combattant de la Guerre du ViĂȘt Nam, Thomas Magnum s'occupe dĂ©sormais de la sĂ©curitĂ© d'une des propriĂ©tĂ©s de l'Ă©crivain Robin Masters, situĂ©e Ă Oahu, dans l'archipel d'Hawaii. Ă la suite d'un pari perdu, l'auteur Ă succĂšs lui laisse la jouissance des lieux ainsi que de sa Ferrari.. Magnum partage le domaine avec Jonathan Quayle Higgins III, un majordome
Recherchedans la collection des cartes et plans; Disponibilité ; Filtres; Tri des résultats de recherche; Premiers pas. Premiers pas; Ouvrir la recherche. Limiter la recherche. Terme recherché. Chercher. S'authentifier; ProgrÚs-dimanche. 1982-5-2. Cahier 1. BibliothÚque et Archives nationales du Québec. Chicoutimi :[éditeur non identifié],1964-2017. Cahier 1,
JusteNiles, comme Cher. - Niles, la viande est un peu dure. - Ainsi est la vie, et puis on meurt. - Maxwell, c'est votre pire cauchemar ! - Oh,
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Lenom « Hank » dans Hank Jr. et Hank3 vient de leur deuxiÚme prénom, et non de leur prénom : Randall Hank Williams et Shelton Hank Williams respectivement. Le nom de famille officiel d'IV est Finchum d'aprÚs sa mÚre, car à la naissance, il n'était pas dans la vie de Hank 3. IV dit cependant qu'il envisage de changer son nom de famille
Quelssont les noms des bouteilles de vin par taille ? Voilà une question à laquelle nous apportons une réponse. Certaines bouteilles sont trÚs petites et peu connues : la Piccola (0,20 litres), la Chopine (0,25 litres), ou encore la fillette (0,375 litres). Ensuite, passés ces formats, nous arrivons à la bouteille classique de 0,75 litres.
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ĆUVRES COMPLĂTES DE PĂTRONE AVEC LA TRADUCTION FRANĂAISE DE LA COLLECTION PANCKOUCKE PAR M. HĂGUIN DE GUERLE Ancien inspecteur de lâAcadĂ©mie de Lyon ET PRĂCĂDĂES DES RECHERCHES SCEPTIQUES SUR LE SATYRICON ET SON AUTEUR PAR J. N. M. DE GUERLE Ancien censeur au collĂšge Louis-le-Grand NOUVELLE ĂDITION TRĂS-SOIGNEUSEMENT REVUE PARIS GARNIER FRĂRES, LIBRAIRES-ĂDITEURS 6, RUE DES SAINTS-PĂRES. ET PALAIS-ROYAL, 215 1861 AVERTISSEMENT DU TRADUCTEUR Les amis des lettres classiques connaissent la traduction en vers du poĂ«me de la Guerre civile de PĂ©trone, par M. de Guerle, mon beau-pĂšre, et ses imitations des autres morceaux de poĂ©sie que renferme le Satyricon. Ces jolies piĂšces perdaient beaucoup de leur prix Ă ĂȘtre ainsi isolĂ©es du roman satirique oĂč PĂ©trone les a si heureusement semĂ©es, et oĂč elles rĂ©pandent tant de charme et de variĂ©tĂ©. Le dĂ©sir de les replacer dans leur cadre naturel est ce qui mâa engagĂ© Ă faire cette traduction. Ce qui, surtout, mâencourageait dans cette entreprise, câest la mĂ©diocritĂ© de toutes les traductions du Satyricon publiĂ©es jusquâĂ ce jour. En effet, sans parler de celle que lâon doit Ă la plume infatigable de lâabbĂ© de Marolles, la plus mauvaise, peut-ĂȘtre, de toutes celles quâil a faites, et ce nâest pas peu dire, Nodot et Lavaur, tous les deux bons latinistes, en sâimposant une fidĂ©litĂ© trop scrupuleuse, ont bien rendu la lettre, mais non lâesprit de PĂ©trone ; ils semblent avoir oubliĂ© quâils avaient Ă reproduire un des Ă©crivains les plus dĂ©licats et les plus ingĂ©nieux de lâantiquitĂ© toutes les grĂąces du modĂšle, toute la vivacitĂ© de son coloris, disparaissent sous leur pinceau lourd et blafard. Dâautres, comme BoisprĂ©aux Desjardins et M. Durand, ont voulu donner Ă leur version une allure leste et dĂ©gagĂ©e ; mais, par une erreur encore plus grande, en habillant PĂ©trone Ă la française, ils lui ont ĂŽtĂ© sa physionomie originale, et lâont rendu mĂ©connaissable. PlacĂ© entre ces deux Ă©cueils, jâai tĂąchĂ©, tout en suivant dâassez prĂšs le texte, que ma fidĂ©litĂ© nâeĂ»t rien de servile. Si je nâai pu rendre tout lâĂ©clat des morceaux saillants, jâai quelquefois palliĂ© les dĂ©fauts de lâoriginal. Sans doute cette version nâest quâune bien pĂąle copie dâun brillant tableau ; mais je prie le lecteur de considĂ©rer que, si jâai souvent Ă©chouĂ© dans mes efforts, câest que jâavais Ă lutter contre des obstacles presque insurmontables. La premiĂšre difficultĂ© qui se prĂ©sentait, câĂ©tait le choix dâun texte lâouvrage de PĂ©trone a tellement souffert de lâinjure des temps et de lâignorance des copistes, quâil offre Ă chaque instant des passages mutilĂ©s ou corrompus, dont il est impossible de fixer le vĂ©ritable sens, malgrĂ© les doctes et laborieuses Ă©lucubrations des Reinesius, des Douza, des Gonsalle de Salas, des Barthius, des Heinsius, des Pithou, des Bourdelot, des Bouhier, des Burmann, et dâune foule dâautres savants illustres. Le texte de Burmann Amsterdam, 1733, lâĂ©dition Bipontine de 1790, et celle que M. Renouard a publiĂ©e en 1797, sous le format in-18, ont servi de base Ă mon travail. Lorsque je mâen suis Ă©cartĂ©, câest que jâavais, pour le faire, dâimposantes autoritĂ©s. Tout en reconnaissant, avec Burmann et BreugiĂšre de Barante, pour apocryphes les prĂ©tendus fragments du Satyricon trouvĂ©s Ă Belgrade en 1688, et publiĂ©s par Nodot en 1692, je nâai pas laissĂ© de les admettre dans mon texte, en les plaçant toutefois entre deux crochets, pour les distinguer de ce qui est entiĂšrement conforme aux manuscrits. Jâai suivi en cela lâĂ©dition Bipontine et lâopinion de Basnage ce critique cĂ©lĂšbre pense que ces fragments, qui remplissent dâĂ©normes lacunes, donnent de la liaison et de la suite Ă un ouvrage qui nâen avait pas, et rendent la lecture du Satyricon plus facile et plus agrĂ©able. Quant aux notes, je ne me suis fait aucun scrupule dâemprunter, soit aux commentateurs, soit aux traducteurs mes devanciers, tout ce qui, dans leurs remarques, se trouvait Ă ma convenance jâai surtout mis Ă profit celles de Lavaur, qui se distinguent par une solide Ă©rudition. Jâavais dâabord eu lâintention de faire prĂ©cĂ©der cette traduction dâune notice historique et littĂ©raire sur PĂ©trone la prĂ©face de Bourdelot mâoffrait dâexcellents matĂ©riaux pour ce travail ; mais, au moment de les mettre en Ćuvre, je me suis rappelĂ© que mon beau-pĂšre avait publiĂ©, Ă la suite de sa traduction de la Guerre civile, des Remarques sceptiques sur le Satyricon et sur son auteur, qui atteignaient parfaitement le but que je me proposais. Jâai donc pensĂ© que câĂ©tait la meilleure introduction que je pusse placer en tĂȘte de cet ouvrage. JâespĂšre que le lecteur sera de mon avis, et quâil me saura grĂ© de reproduire ici cette ingĂ©nieuse dissertation, oĂč lâĂ©rudition la plus variĂ©e sâunit Ă une critique fine et spirituelle. Le seul reproche que lâon pourrait faire Ă lâauteur de ces Remarques, câest de laisser le lecteur dans le doute, et de ne rien conclure ; mais le titre de sceptiques, quâil leur a donnĂ©, rĂ©pond dâavance Ă cette objection. Si jâosais, aprĂšs tant de savants qui se sont Ă©puisĂ©s en conjectures sur cet ouvrage, Ă©mettre mon opinion personnelle, je dirais Non, le Satyricon nâest pas la diatribe contre NĂ©ron, que PĂ©trone composa Ă lâarticle de la mort, tandis que sa vie sâĂ©coulait avec son sang la longueur de cette Satyre ne permet pas de le croire ; mais il est trĂšs-probable que quelque compilateur du moyen Ăąge aura rĂ©uni sous ce titre gĂ©nĂ©ral de Satyricon ou plutĂŽt de SatyricĂŽn, comme le veulent Rollin, Baillet et Burmann, tous les fragments Ă©pars des diffĂ©rents Ă©crits de PĂ©trone, tels que lâAlbutia, lâEustion et la diatribe en question, pour en former un corps dâouvrage dĂšs lors, le dĂ©faut de plan et de suite dans ce roman serait facile Ă expliquer. Non, ce nâest pas lâempereur NĂ©ron que PĂ©trone a reprĂ©sentĂ© sous le personnage de Trimalchion, mais bien plutĂŽt Tigellin, lâinfĂąme Tigellin, cet homme sorti de la lie du peuple, qui, par la corruption de ses mĆurs et ses lĂąches adulations, prit en peu de temps un grand ascendant sur lâesprit de lâempereur, et fut le principal auteur de la disgrĂące de PĂ©trone. Celui-ci sâen vengea sans doute en homme dâesprit, et peignit cet ignoble favori du prince sous les traits dâun amphitryon fastueux et ridicule ; peut-ĂȘtre aussi le festin de Trimalchion est-il la parodie de cette fameuse orgie que NĂ©ron donna sur lâĂ©tang dâAgrippa, par les soins et sous la direction de Tigellin[1]. Dans tous les cas, il nâest pas douteux, selon moi, que le Satyricon ne soit, du moins en grande partie, lâouvrage de ce mĂȘme PĂ©trone dont parle Tacite[2], et qui fut, Ă la cour de NĂ©ron, lâarbitre du goĂ»t, arbiter elegantiarum, ce qui lui fit donner le surnom dâArbiter, non pas comme une simple Ă©pithĂšte, mais comme un de ces surnoms si communs chez les Romains, et quâon employait indiffĂ©remment en place du nom propre. Il ne me reste plus quâun mot Ă dire sur les fragments qui viennent Ă la suite du Satyricon. Parmi tous ceux que lâon attribue Ă PĂ©trone, je nâai traduit que ceux qui mâont paru prĂ©senter quelque intĂ©rĂȘt, sans mâoccuper de leur plus ou moins dâauthenticitĂ©. La plupart sont extraits du recueil intitulĂ© Veterum poetarum catalecta, publiĂ© par Joseph Scaliger en 1573, et que lâon a joint depuis Ă presque toutes les Ă©ditions de PĂ©trone. HĂGUIN DE GUERLE. RECHERCHES SCEPTIQUES SUR LE SATYRICON ET SON AUTEUR __________________ PREMIĂRE PARTIE Si lâon en croit plusieurs savants, onze auteurs cĂ©lĂšbres ont portĂ© le nom de PĂ©trone malheureusement, il ne nous reste de chacun dâeux que des fragments. Parmi ces diffĂ©rents PĂ©trones, le plus illustre est distinguĂ© par le surnom dâArbiter câest Ă lui quâon doit le Satyricon, monument de littĂ©rature autrefois prĂ©cieux sans doute par son Ă©lĂ©gance et sa lĂ©gĂšretĂ©, puisque ses ruines mĂȘme ont encore de quoi plaire ; mais dont la clef, depuis longtemps perdue, ne se retrouvera probablement jamais, quoi quâen aient dit quelques modernes antiquaires. Nul Ă©crivain, si lâon en excepte Aristote, nâa trouvĂ© peut-ĂȘtre autant dâinterprĂštes[3] ; cependant il nâen est ni mieux compris, ni plus connu. De graves auteurs, qui ne doutent jamais, nous ont donnĂ© la vie de PĂ©trone bien circonstanciĂ©e. Le temps oĂč il vĂ©cut, la citĂ© qui le vit naĂźtre, les charges dont il fut honorĂ©, les ouvrages quâil composa, le caractĂšre qui lui fut propre, la maniĂšre dont il mourut, rien nâest oubliĂ© ils connaissent PĂ©trone comme sâils eussent Ă©tĂ© ses contemporains, ses compatriotes, ses amis. Et tout cela se trouve, selon eux, dans une page de Tacite ! Il sâagit ici dâun passage des Annales[4], relatif Ă la mort du consul PĂ©trone. CâĂ©tait, dit Tacite, un courtisan voluptueux, passant avec aisance des plaisirs aux affaires, et des affaires aux plaisirs. HabituĂ© Ă donner le jour au sommeil, il partageait la nuit entre ses devoirs, la table et ses maĂźtresses. Idole dâune cour corrompue, quâil charmait par son esprit, ses grĂąces et ses dĂ©penses, il y fut longtemps lâarbitre du goĂ»t, le modĂšle du bon ton, le favori du prince. Mais enfin, supplantĂ© par Tigellin son rival, il prĂ©vint, par une mort volontaire, la cruautĂ© de NĂ©ron. FidĂšle Ă©picurien, mĂȘme Ă son dernier soupir, il regardait en souriant la vie sâĂ©chapper avec son sang de ses veines entrâouvertes. Quelquefois il les faisait fermer un instant, pour sâentretenir quelques minutes de plus avec ses amis, non de lâimmortalitĂ© de lâĂąme ou des opinions des philosophes, mais de poĂ©sies badines, de vers lĂ©gers et galants. Loin dâimiter ces lĂąches victimes du tyran, qui baisaient en mourant la main de leur bourreau, et lĂ©guaient leurs biens Ă leur avare assassin, il sâamusa dans ses derniers moments Ă tracer un rĂ©cit abrĂ©gĂ© des dĂ©bauches de NĂ©ron ; il le peignit outrageant Ă la fois la pudeur et la nature dans les bras de ses mignons et de ses prostituĂ©es. AprĂšs avoir adressĂ© Ă NĂ©ron lui-mĂȘme ce testament accusateur, scellĂ© de lâanneau consulaire, il se laissa tranquillement expirer, et sembla sâendormir dâune mort naturelle. » Rien de plus beau que ce morceau de Tacite pour en sentir tout le mĂ©rite, il faut le lire dans lâoriginal. Mais peut-il sâappliquer Ă lâauteur du Satyricon ? VoilĂ le point Ă rĂ©soudre. On peut dire en faveur de lâaffirmative 1° Sâil est vrai que tout Ă©crivain se peigne dans ses ouvrages, la ressemblance est parfaite entre le courtisan et lâauteur. Lâun donne le jour au sommeil et la nuit aux plaisirs ; lâautre prĂȘte Ă ses acteurs cette maxime dâAristippe Vivamus, dum licet esse, bene. Le premier ne disserte point comme Socrate, Ă son dernier soupir, sur lâimmortalitĂ© de lâĂąme ; mais il rĂ©cite nonchalamment Ă ses amis quelques strophes dâAnacrĂ©on ou dâHorace, et, sur le bord mĂȘme de la tombe, il semble jouer avec la mort ; le second nous peint de jeunes dĂ©bauchĂ©s, calmes sur un navire battu par lâorage, raillant, au milieu dâune mer en courroux, la piĂ©tĂ© tardive des matelots, et sâĂ©criant au sein dâune orgie La crainte a fait les dieux. . . . . .Le favori disgraciĂ© adresse Ă NĂ©ron, pour dernier adieu, une diatribe sanglante oĂč sont livrĂ©s Ă lâopprobre, et ce tyran sans pudeur, et ses infĂąmes complices ; or, dans les scĂšnes symboliques du Satyricon, qui ne reconnaĂźt les nuits du Sardanapale romain et le scandale de sa cour ? 2° Pline et Plutarque confirment ce quâavance Tacite touchant le luxe dĂ©licat de PĂ©trone et la satire dont il flĂ©trit en mourant les vices de NĂ©ron. Ils nous apprennent aussi quâun moment avant dâexpirer, PĂ©trone, pour dĂ©rober une coupe prĂ©cieuse Ă lâaviditĂ© du tyran, la fit briser en sa prĂ©sence. 3° Terentianus Maurus cite PĂ©trone comme faisant un usage familier du vers ĂŻambe, et la lecture de PĂ©trone justifie la remarque de Terentianus or, ce poĂ«te Ă©crivait, dit-on, sous Domitien. PĂ©trone est donc antĂ©rieur Ă ce prince. 4° Enfin, entre les rĂšgnes de NĂ©ron et de Domitien, nul auteur connu nâa portĂ© le nom de PĂ©trone ; car on ne peut citer Petronius aristocrates de MagnĂ©sie, philosophe contemporain de Perse, mais duquel il ne nous reste aucun ouvrage. Donc Terentianus, Tacite, Pline et Plutarque ont, sous le nom de PĂ©trone, dĂ©signĂ© un seul et mĂȘme homme ; donc lâauteur du Satyricon vĂ©cut dans le premier siĂšcle de lâĂšre vulgaire ; donc il fut un personnage cĂ©lĂšbre Ă la cour des empereurs, oĂč il se vit dĂ©corer des honneurs du consulat ; donc sa mort coĂŻncide avec la douziĂšme annĂ©e du rĂšgne de NĂ©ron ; donc le Satyricon est la peinture des vices de ce prince. Ce qui pourrait donner quelque poids Ă cette opinion, câest quâelle fut celle de P. Pithou, justement surnommĂ© le Varron français dans le XVIe siĂšcle. Mais, dâabord, on peut opposer Ă ce savant des savants non moins respectables, un Juste Lipse, un Petit, les deux Valois, puis Voltaire et beaucoup dâautres. Viennent ensuite quelques objections assez fortes contre le sentiment commun. Les voici jâen attends la solution. 1° Câest en vain quâon invoquerait dans les deux PĂ©trones la ressemblance des noms. Le seul PĂ©trone qui se vit honorer du consulat sous NĂ©ron fut CaĂŻus Petronius Turpillianus ; Tacite et les fastes consulaires sont dâaccord sur ce point. Or, lâauteur du Satyricon est Titus Petronius Arbiter. Cette double diffĂ©rence et de prĂ©noms et de surnoms suffirait seule pour dĂ©truire lâidentitĂ© des personnes. Mais, dira-t-on, Tacite nâappelle-t-il pas son PĂ©trone elegantiĂŠ arbiter ? Oui, mais ces deux mots doivent ĂȘtre traduits par ceux-ci Arbitre du goĂ»t ; » ils ne forment donc lĂ quâune Ă©pithĂšte. SĂ©parez lâattribut du sujet, il ne vous restera quâune abstraction. Sâagit-il, au contraire, du Satyricon ? le mot seul Arbiter prĂ©sente lâidĂ©e complĂšte de son auteur ; il fait lâoffice de nom propre ; Arbiter et PĂ©trone sont alors synonymes. Aussi voyons-nous ces deux mots employĂ©s indiffĂ©remment lâun pour lâautre par Planciades Fulgence, DiomĂšde, Servius Honoratus, Macrobe, Victorin, Sidoine Apollinaire, saint JĂ©rĂŽme, et Terentianus Maurus lui-mĂȘme. Câest pour nâavoir pas fait cette remarque, que plusieurs savants ont errĂ©. 2° Il nâexiste pas plus de paritĂ© entre les ouvrages quâentre les personnes. La diatribe dont parle Tacite fut composĂ©e un instant avant la mort de son auteur. Elle Ă©tait donc fort courte, et contenait au plus quelques pages. Au moment oĂč ses forces et son gĂ©nie sâĂ©coulaient avec son sang, restait-il au consul assez de verve pour improviser sur la guerre civile un poĂ«me de trois cents vers, qui, selon quelques Ă©crivains, valent seuls toute la Pharsale ? Lâimpromptu, sans doute, eĂ»t Ă©tĂ© merveilleux ; mais il serait venu Ă contre-temps Lucain en eĂ»t Ă©tĂ© plus piquĂ© que NĂ©ron, et ce nâĂ©tait pas Lucain que PĂ©trone voulait punir. Quoi quâil en soit, si lâon en croit Douza, nous avons Ă peine aujourdâhui la dixiĂšme partie du Satyricon ; cependant ce faible dĂ©bris, Ă©chappĂ© aux injures du temps, forme encore un volume assez considĂ©rable. Or, Ă qui persuadera-t-on quâun ouvrage de si longue haleine ait Ă©tĂ© conçu et dictĂ© en un seul jour, et par un homme Ă lâagonie ? 3° La diatribe du favori disgraciĂ© Ă©tait la chronique du jour ; chronique scandaleuse, mais vĂ©ridique et basĂ©e sur des faits trop certains. Elle dĂ©nonçait Ă lâindignation publique les turpitudes confiĂ©es au secret de la nuit. Les agents du crime et ses complices, leurs noms, leur sexe, leur Ăąge, les lieux qui le virent commettre, tout sây trouvait dĂ©crit en peu de mots comme sans emblĂšme. Ainsi lâexigeait la vengeance le voile de lâĂ©nigme en eĂ»t Ă©moussĂ© les traits, et le raccourci du tableau donnait un jeu plus fort aux figures. Mais que voit-on dans le Satyricon ? LĂ , chaque acteur, sous un nom supposĂ©, voyage dans le pays des fables, raconte quelque aventure galante, fait tour Ă tour, Ă lâaide de rĂ©cits imaginaires, la satire de quelque vice, et jette le ridicule Ă pleines mains sur les objets qui lui dĂ©plaisent. TantĂŽt on y dĂ©plore la corruption du goĂ»t, lâavilissement des beaux-arts, la chute de lâĂ©loquence on y donne parfois dâexcellents prĂ©ceptes de morale et de poĂ©sie. TantĂŽt lâauteur nous promĂšne sur les mers, Ă travers les Ă©cueils ou les querelles des passagers ; puis tout Ă coup, interrompant son rĂ©cit, il repose agrĂ©ablement lâesprit du lecteur sur lâĂ©pisode de la matrone dâĂphĂšse, et donne aux prudes une leçon utile. Plus loin, il embouche fiĂšrement la trompette de Mars, dĂ©crit en vers ĂŻambes lâembrasement de Troie, ou consacre Ă peindre les fureurs de la guerre civile la majestĂ© de lâhexamĂštre. Enfin son vol sâabaisse, et sa derniĂšre scĂšne nous prĂ©sente un fripon dupe de sa propre fourberie. En vĂ©ritĂ©, voir, dans ces jeux dâun esprit qui sâamuse, les dĂ©bauches dâun tyran et la vengeance dâune de ses victimes, câest avoir lâĆil bien pĂ©nĂ©trant ! 4° Sous quel personnage du Satyricon NĂ©ron serait-il donc cachĂ© ? Encolpe et son cher Ascylte nâont ni feu ni lieu ; ils sont rĂ©duits Ă voler pour vivre. NĂ©ron est maĂźtre de lâunivers ; le monde met en tremblant ses richesses aux pieds de ce tyran. Eumolpe est un pauvre poĂ«te maltraitĂ© de la fortune ; il fait dâassez bons vers quâon bafoue NĂ©ron, bel esprit couronnĂ©, voit partout ses mĂ©chants vers applaudis [5] . Pour Trimalchion, câest un vieillard cassĂ©, chauve, difforme, cacochyme, du reste assez bon homme. NĂ©ron est dans la fleur de lâĂąge ; mais, sous les grĂąces extĂ©rieures de la jeunesse [6] , il cache un cĆur fĂ©roce. Trimalchion fut autrefois esclave en Asie ; le commerce a fait sa fortune NĂ©ron, nĂ© dâun sang illustre, petit-fils de Germanicus, fils adoptif dâun empereur, doit Ă sa naissance, et non point Ă son industrie, le pouvoir suprĂȘme dont il abuse. De plus, si le Satyricon est la peinture des nuits de NĂ©ron, si Trimalchion est NĂ©ron lui-mĂȘme, comme quelques-uns le prĂ©tendent, pourquoi lâouvrage entier ne nous offre-t-il quâune seule orgie nocturne ? Pourquoi Trimalchion nây prĂ©side-t-il pas en personne ? Pourquoi nâen est-il pas mĂȘme un des acteurs subalternes ? Serait-ce lĂ une finesse de lâart ? Mais, dans ce cas, comment lâempereur se serait-il reconnu dans ces hiĂ©roglyphes perpĂ©tuels ? Dâailleurs, pour couvrir dâopprobre NĂ©ron, le consul avait-il besoin de ces dĂ©tours ? et puisquâil ne devait pas survivre Ă son ouvrage, pouvait-il craindre de faire briller aux yeux du tyran lâĂ©clat terrible de la vĂ©ritĂ© nue ? 5° Favori de la fortune et du prince, le consul se vit combler de richesses et dâhonneurs ; mais, parmi les anciens Ă©crivains, nul nâa fait de notre PĂ©trone un magistrat romain, un second Lucullus, un courtisan de NĂ©ron, une victime de ses fureurs. Ce qui est bien plus dĂ©cisif encore, câest le silence absolu des auteurs jusquâau troisiĂšme siĂšcle. Martial, SuĂ©tone, Pline, JuvĂ©nal, Quintilien mĂȘme, qui a parlĂ© de presque tous ceux qui lâont prĂ©cĂ©dĂ©, ne disent pas un mot du Satyricon, ni de Petronius Arbiter. Les premiers qui en aient fait mention sont DiomĂšde, Priscien, Victorin, Macrobe et saint JĂ©rĂŽme. 6° LâautoritĂ© du poĂ«te Terentianus Maurus ne prouve rien en fait dâĂ©poque, puisquâon ignore quand il vĂ©cut lui-mĂȘme. 7° Lactance-Placide [7] accuse T. PĂ©trone dâavoir dĂ©robĂ© au troisiĂšme livre de la ThĂ©baĂŻde cet hĂ©mistiche fameux que nous y lisons encore aujourdâhui Primus in orbe deos fecit ce fut sous Trajan que mourut Stace son prĂ©tendu plagiaire lui est nĂ©cessairement postĂ©rieur ; il nâest donc pas le PĂ©trone dont Tacite a parlĂ©. 8° Les regrets de notre PĂ©trone sur la triste situation de la peinture, disparue, dit-il, jusquâĂ la derniĂšre trace, au temps oĂč il vivait, picturĂŠ ne vestigium quidem reliquum, ne dĂ©montrent-ils pas jusquâĂ lâĂ©vidence combien il est plus rĂ©cent que NĂ©ron, puisque Rome possĂ©dait encore des chefs-dâĆuvre de peinture et de sculpture sous le rĂšgne mĂȘme de Commode ? 9° Henri Valois fait vivre lâauteur du Satyricon sous Marc-AurĂšle ; Adrien, son frĂšre, sous Gallien ; Statilius, Bourdelot et Jean Leclerc, sous Constantin ; Lylio Giraldi, sous Julien ; dâautres, par une mĂ©prise assez plaisante, en ont fait un Ă©vĂȘque de Bologne, mort dans le cinquiĂšme siĂšcle, et quâil plut au pape de canoniser. Le chantre un peu profane du plaisir ne sâattendait guĂšre, apparemment, que les dĂ©votes lui crieraient un jour Saint PĂ©trone, priez pour nous ! » Quoi quâil en soit, Henri Valois, qui lui donne le plus dâantiquitĂ©, le place, comme on voit, environ un siĂšcle aprĂšs NĂ©ron. Il est bon de remarquer combien est moderne lâopinion qui le recule vers le milieu du premier siĂšcle. Avant P. Pithou, personne ne sâĂ©tait avisĂ© dâappliquer le passage de Tacite Ă lâauteur du Satyricon. Du moins, ce savant modeste ne lâa fait quâen hĂ©sitant ; il donne son sentiment pour une simple conjecture. Si je ne me trompe, dit-il, lâauteur du Satyricon est le PĂ©trone dont Tacite a parlĂ©. » Ainsi ses premiers mots expriment lâincertitude. Ceux qui depuis ont dâabord partagĂ© son doute, ont trouvĂ© bientĂŽt plus commode de trancher que dâexaminer ; ils ont jurĂ©, par paresse, in verba magistri. Mais, quoique les adversaires de cette opinion ne sâaccordent point entre eux sur lâĂ©poque oĂč vĂ©cut T. PĂ©trone, le consentement unanime de ces derniers Ă le faire postĂ©rieur aux douze CĂ©sars sar, nâen est pas moins par lui-mĂȘme une rĂ©futation suffisante du systĂšme opposĂ© ; et tout ce qui rĂ©sulte, en saine logique, de tant de variations, câest quâon ignore Ă quel siĂšcle T. PĂ©trone appartient. 10° Ceux qui font de lâauteur du Satyricon un seigneur romain, nâont pas mĂȘme daignĂ© motiver leur assertion, tant la chose leur paraĂźt claire. Sidoine Apollinaire nâest pourtant pas de leur avis. Il semble indiquer Marseille pour la patrie de notre PĂ©trone, ou du moins pour le lieu de sa rĂ©sidence ordinaire. Cette opinion paraĂźtrait plus probable encore, si, comme lâatteste Servius Maurus, il faut compter parmi les ouvrages de T. PĂ©trone, qui ne sont pas venus jusquâĂ nous, une histoire des Marseillais. Elle est dâailleurs soutenue par plusieurs savants estimables, tels que Lylio Giraldi, et Conrad Gesner, le Pline de lâAllemagne. MalgrĂ© ces considĂ©rations, Bouche attribue lâhonneur dâavoir vu naĂźtre notre PĂ©trone au village de PĂ©truis, assez voisin de Sisteron et des rives de la Durance. Il se fonde sur ce que le nom latin de ce village est Vicus Petronii ; ce quâil prouve en citant une inscription trouvĂ©e en 1560, et qui, en parlant dâun prĂ©fet du prĂ©toire assassinĂ© Ă PĂ©truis, sâexprime en ces termes A sicariis nefandum facinus in vico Petronii, ad ripam DruentiĂŠ. DâaprĂšs cet exposĂ© impartial, voici, je crois, tout ce quâon peut raisonnablement conclure 1° Nous nâavons rien de certain sur la personne de T. PĂ©trone. 2° Peut-ĂȘtre son berceau doit-il ĂȘtre placĂ© dans lâancienne Provence, et câest le sentiment quâont adoptĂ© les savants compilateurs de notre Histoire littĂ©raire[8]. 3o Le silence absolu des auteurs des deux premiers siĂšcles semble prouver quâil leur est postĂ©rieur. 4o Les diffĂ©rents passages de T. PĂ©trone, rapportĂ©s par quelques Ă©crivains du troisiĂšme siĂšcle, dĂ©fendent, Ă mon avis, de le placer au-dessous de DioclĂ©tien. 5o On se tromperait probablement fort peu en le faisant contemporain du philosophe Longin, ministre de la cĂ©lĂšbre ZĂ©nobie, et mis Ă mort, lâan 273, par lâordre du superbe AurĂ©lien. 6o Dans aucun cas, le Satyricon, dont quelques parties seulement sont parvenues jusquâĂ nous, sous le nom de T. Petronius Arbiter, ne peut ĂȘtre le testament de mort du consul CaĂŻus Petronius Turpillianus, ni lâhistoire secrĂšte de NĂ©ron [9]. Si lâon me reprochait dâavoir dĂ©truit sans réédifier Quelle nĂ©cessitĂ©, rĂ©pondrais-je, de bĂątir des systĂšmes ? Ne peut-on montrer au doigt lâerreur, parce quâon ne se flatte point de tenir la vĂ©ritĂ© ? ____________ DEUXIĂME PARTIE AprĂšs avoir principalement cherchĂ© lâhomme dans PĂ©trone, occupons-nous plus spĂ©cialement de son ouvrage. Ici, la mĂȘme incertitude va prĂ©sider, malgrĂ© nous, Ă ce nouvel examen. ConsidĂ©rons attentivement les fragments de PĂ©trone sous leurs trois principaux rapports lâobjet, la forme et le style. Au milieu des opinions contradictoires qui dĂ©jĂ nous assiĂ©gent, nous saurons nous borner aux fonctions modestes de rapporteur ; câest aux lecteurs Ă©clairĂ©s par la discussion quâil appartient dâĂȘtre juges. I OBJET DU SATYRICON Jâai rĂ©futĂ©, dans la premiĂšre partie, ceux qui regardent lâouvrage de PĂ©trone comme la satire de NĂ©ron ; nâen parlons plus. Dâautres ont cru reconnaĂźtre le vieux Claude dans Trimalchion, Agrippine dans Fortunata, Lucain dans Eumolpe, SĂ©nĂšque dans Agamemnon Tiraboski, Burmann et Dotteville semblent pencher de ce cĂŽtĂ©. Selon les deux Valois, le Satyricon nâest que le tableau ordinaire de la vie humaine, une vĂ©ritable MĂ©nippĂ©e, mĂȘlĂ©e de prose et de vers, dans le goĂ»t de Varron, une satire gĂ©nĂ©rale des ridicules et des vices qui appartiennent Ă tous les peuples, Ă tous les temps. Quelques-uns ont presque fait de PĂ©trone un casuiste ; ils y voient Ă chaque page des sermons trĂšs-Ă©difiants, et le Satyricon est, Ă leur avis, un traitĂ© complet de morale, qui vaut bien celui de Nicole câest, du moins, ce que semble insinuer Burmann, quand il appelle PĂ©trone virum sanctissimum. LâingĂ©nieux Saint-Ăvremond a rĂ©futĂ© dâune maniĂšre agrĂ©able ce dernier sentiment. Ă lâappui de cet Ă©crivain, Leclerc, toujours caustique, ajoute avec un peu dâhumeur Que dirait-on dâun peintre qui, pour inspirer lâhorreur du vice, tracerait avec toute la dĂ©licatesse possible les postures de lâArĂ©tin ? » Enfin, si lâon en croit Macrobe, le Satyricon est un pur roman, dont lâunique but est de plaire. Je ne vois pas trop ce quâon pourrait opposer Ă lâautoritĂ© de Macrobe. Il fut lâĂ©crivain du quatriĂšme siĂšcle le plus versĂ© dans la connaissance de lâantiquitĂ© ; sa sagacitĂ© dans la critique Ă©galait sa vaste Ă©rudition. Il vivait dans un temps oĂč lâon ne pouvait encore avoir perdu le secret du Satyricon, sâil eĂ»t renfermĂ© quelque mystĂšre. Son opinion individuelle peut donc ici passer pour celle de ses contemporains ; et, dans le cas oĂč lâune eĂ»t diffĂ©rĂ© de lâautre, un auteur aussi judicieux aurait-il manquĂ© dâexposer au lecteur les motifs qui lâengageaient Ă sâĂ©carter du sentiment gĂ©nĂ©ral ? Parmi les modernes, Huet, Leclerc, Basnage se sont rangĂ©s Ă lâavis de Macrobe. DĂ©fions-nous de ces esprits systĂ©matiques ou malins, qui se plaisent Ă torturer un auteur pour lui faire penser ce quâils eussent dit leur pupitre est, en fait de critique, le lit de fer de Procuste. La BruyĂšre riait sous cape des prĂ©tendues clefs ajustĂ©es Ă ses CaractĂšres par des devins en dĂ©faut. Peut-ĂȘtre, un jour, tirant ArtamĂšne ou ClĂ©lie de la poussiĂšre, quelques savants en us les publieront tour Ă tour, grossis de nouveaux tomes ; et, pour prouver que Louis XIV est Cyrus ou Porsenna, ils joindront aux fadeurs de ScudĂ©ry, avec leurs propres visions, les variorum des commentateurs. II FORME DU SATYRICON. LâEspagnol Joseph-Antoine-Gonsalle de Salas a fait jadis une belle dissertation sur ce seul mot Satyricon. Son Ă©tymologie est-elle grecque ou latine ? grande question parmi les Ă©rudits. Voici ce quâHeinsius, Scaliger, et plusieurs autres, allĂšguent en faveur de la premiĂšre opinion. Les Grecs appelaient satyriques certains drames, moitiĂ© sĂ©rieux, moitiĂ© bouffons, dans lesquels les acteurs, le visage barbouillĂ© de lie, imitaient les danses grotesques, ainsi que les propos un peu lestes des divinitĂ©s des bois, et tournaient en ridicule, dans la personne des magistrats et des riches, les vĂ©ritables dieux de la terre. Ces drames eurent cours longtemps encore aprĂšs Thespis il nous en reste un modĂšle dans le PolyphĂšme dâEuripide. DâaprĂšs cette hypothĂšse, notre mot satyre vient du grec ᜰÏ
ÏÎżÏ, Faune ou Satyre ; il doit alors sâĂ©crire par un y. Casaubon, Spanheim et Dacier ne manquent point dâarguments pour combattre Heinsius et Scaliger. Ils dĂ©rivent satire du latin satura plat rempli de diffĂ©rents mets. Si vous demandez quelle analogie peut exister entre un plat rempli de diffĂ©rents mets et les satires dâHorace, par exemple, on vous rĂ©pond que ce genre de poĂ©sie est farci, pour ainsi dire, de quantitĂ© de choses diverses, comme sâexprime Ă©lĂ©gamment Porphyrion Multis et variis rebus hoc carmen refertum est. Ce raisonnement est fort ! Au compte de ces messieurs, que dâauteurs qui ne sâen doutent guĂšre sont des JuvĂ©nals ! que de satires sont des pots-pourris ! Quoi quâil en soit, selon cette doctrine, de satura lâon a fait satira, comme on a fait optimus dâoptumus, et maximus de maxumus. Vous voyez bien que, dans ce cas, on doit Ă©crire satire ; et que lây est chassĂ© par lâi [10]. Le vulgaire des Ă©crivains, assez dĂ©nuĂ© dâĂ©rudition, a simplement distinguĂ© la satire en deux espĂšces. Lâune, a-t-on dit, tend directement Ă rĂ©former les mĆurs, ou Ă ridiculiser les travers de lâesprit humain ; ceux qui la craignent lâaccusent de misanthropie ou de malignitĂ©. Câest sans doute pour adoucir lâaustĂ©ritĂ© du prĂ©cepte ou lâacerbe du sarcasme quâelle emprunte Ă la poĂ©sie les grĂąces de son langage. SĆur cadette de la comĂ©die, elle nâen diffĂšre que dans la forme. Elle est plus courte, et nâest pas essentiellement dramatique. Horace, JuvĂ©nal et Perse ont portĂ© dans Rome cette espĂšce de satire Ă sa perfection ; elle nâa point dĂ©gĂ©nĂ©rĂ© en France sous la plume des Regnier, des Boileau, des Gilbert. La seconde espĂšce de satire est celle quâon nomme MĂ©nippĂ©e. Le plus savant des Romains, Varron, la mit en honneur chez ses concitoyens. Si son but est Ă©galement dâinstruire, elle y vise par des dĂ©tours plus cachĂ©s plaire est son premier dĂ©sir ; lâinstruction chez elle nâest que secondaire. Ses tableaux plus variĂ©s embrassent toutes les scĂšnes de la vie, comme toutes les branches de la littĂ©rature. Son caractĂšre distinctif est un mĂ©lange agrĂ©able de prose et de vers. La fiction est son arme favorite ; sa marche approche de celle du roman, dont elle usurpe impunĂ©ment lâĂ©tendue. Elle caresse plus souvent quâelle nâĂ©gratigne ; et, pour faire aimer la vertu, elle lâaffuble quelquefois des livrĂ©es de la Folie. LâApokolokyntosis de SĂ©nĂšque, le Misopogon de lâempereur Julien, la Consolation de BoĂ«ce sont autant de MĂ©nippĂ©es. La France peut leur comparer sans honte le Pantagruel de Rabelais, le Catholicon dâEspagne, la Pompe funĂšbre de Voiture, par Sarrazin. Aux yeux de ceux pour qui les disputes de mots ne sont que de doctes Ăąneries, Rome paraĂźtra peut-ĂȘtre redevable Ă la GrĂšce de ces deux espĂšces de satires. Varron, de son aveu mĂȘme [11] , avait imitĂ© MĂ©nippe le Cynique ; et les satires du second genre sâappellent encore aujourdâhui MĂ©nippĂ©es, du nom du philosophe grec. Pour la satire du premier genre, elle fut Ă©videmment chez les Romains, dans son origine, une copie informe de ces tragi-comĂ©dies grecques, que les acteurs de Thespis allaient reprĂ©sentant de ville en ville sur des tombereaux. Avant quâĂpicharme de MĂ©gare eĂ»t inventĂ© la bonne comĂ©die, la Sicile, qui servait de lien commun entre la GrĂšce et lâItalie, avait portĂ© dans la seconde les satyriques de la premiĂšre. Elles succĂ©dĂšrent sur le théùtre des Romains aux danses des Ătrusques, que des histrions toscans avaient jusquâalors exĂ©cutĂ©es au son de la flĂ»te, mais sans les accompagner dâaucune piĂšce rĂ©glĂ©e qui reprĂ©sentĂąt une action. La satyre grecque, ainsi naturalisĂ©e chez les Romains, y fut encore longtemps mĂȘlĂ©e, comme dans son pays natal, de chants bouffons, de danses burlesques, de postures lascives, de railleries grossiĂšres. BientĂŽt Ennius essaya de la faire descendre du théùtre, pour la rendre plus dĂ©cente. Il la restreignit Ă de simples discours en vers, destinĂ©s Ă ĂȘtre lus dans des cercles dâamis. Mais, sous sa plume, elle ne changea que de forme ; Ă lâexception du chant et de la danse, elle retint son nom, son fiel et sa gaietĂ©. Pacuvius, neveu dâEnnius, imita son oncle par complaisance ou par goĂ»t. Enfin parut Lucilius en faveur du sel et de la politesse quâil rĂ©pandit dans cette composition nouvelle, il mĂ©rita dâen ĂȘtre appelĂ© lâinventeur. Ce nâest que dans ce sens quâil faut entendre le GrĂŠcis intactum carmen dâHorace, et ces paroles de Quintilien Satira quidem tota nostra est, in qua primus insignem laudem ademptus est Lucilius ; la satire appartient tout entiĂšre Ă Rome ; Lucilius sây distingua le premier. » Au reste, les Grecs avaient aussi cette espĂšce de satire dont parle Quintilien ; ils lui avaient donnĂ© le nom de Silles ; et les fragments des Silles de Timon le Phliasien, sceptique cĂ©lĂšbre par ses vers mordants contre les dogmatiques, prouvent assez que la GrĂšce avait ses Lucile et ses Horace. NâĂ©taient-ce donc pas une satire, ces ĂŻambes lancĂ©s par le Grec Sotade contre PtolĂ©mĂ©e-Philadelphe, ces ĂŻambes que Suidas appelle ϰÏΜαÎčÎŽÎżÎč cyniques, sans pudeur ces ĂŻambes cruels qui mirent en fureur leur royale victime, et firent enfin prĂ©cipiter dans le Nil leur malheureux auteur ? Personne nâignore que Lucile, Pacuvius, Ennius mĂȘme, ne parurent quâaprĂšs PtolĂ©mĂ©e-Philadelphe ; or, Timon et Sotade florissaient sous ce prince. Les Grecs connurent donc la satire proprement dite ; ils la connurent donc mĂȘme avant les Romains. Ainsi la satire fut dâabord Ă Rome ce quâelle avait Ă©tĂ© dans AthĂšnes la seule diffĂ©rence qui la distingua par la suite chez ces deux peuples, câest quâen changeant de forme, elle retint en Italie son nom primitif, tandis quâelle prenait tour Ă tour chez les Grecs celui de Silles ou de MĂ©nippĂ©e. Les mots ne tiennent pas toujours ce que leur Ă©tymologie promet ; lâusage, ce tyran des langues, est plus fort que les grammairiens, et souvent lâexpression est la mĂȘme, quand la chose a changĂ©. CharmĂ©s de la marche libre et facile que donnait Ă la MĂ©nippĂ©e le mĂ©lange des vers et de la prose, les Romains sâaccoutumĂšrent insensiblement Ă dĂ©signer par son nom les Ă©crits revĂȘtus de la mĂȘme forme, quoique Ă©loignĂ©s de son caractĂšre original. Histoire, romans, philosophie, morale, tout fut bientĂŽt de son ressort. On oublia quâelle Ă©tait nĂ©e caustique, pour ne plus voir en elle quâune ingĂ©nieuse babillarde. Pourvu que, dans un mĂȘme ouvrage, elle semĂąt avec esprit et les vers et la prose, on lui pardonna de ne plus mĂ©dire ; en dĂ©pit de son changement, elle resta MĂ©nippĂ©e. Cette satire nâest donc point essentiellement mordante. Celle mĂȘme de Varron, quoique plus proche de son origine, montre rarement le vice couvert de ridicule ou dâopprobre. Sa philosophie badine plus quâelle ne dogmatise ; elle cache sous les fleurs les Ă©pines de lâĂ©rudition ; et ses leçons de morale, elle ne les donne quâen se jouant. La satire, chez PĂ©trone, est encore plus indulgente. Ne cherchez pas en elle un pĂ©dagogue enfant gĂątĂ© dâĂpicure, sa malignitĂ© sâendort auprĂšs du vice aimable ; craignez quâelle ne sâĂ©veille aux sermons de la sagesse. PrĂšs de PĂ©trone, lâĂąne dâApulĂ©e est un Caton. Il censura fort bien les travers de son siĂšcle ; cependant il nâa pas lâhonneur de siĂ©ger parmi les satiriques. Cet Ăąne, content de parler mieux que certains hommes, nĂ©gligea dâemployer le langage des dieux ; et, je lâai dĂ©jĂ dit, il nâest point de MĂ©nippĂ©es sans le mĂ©lange de la prose et des vers. PĂ©trone ne pouvait choisir pour son roman une forme de composition plus variĂ©e, plus agrĂ©able que celle de la MĂ©nippĂ©e ; aussi nây manqua-t-il point, et voilĂ sans doute tout le mystĂšre du Satyricon. Quant Ă la dĂ©sinence du mot, les Latins, selon Gonsalle de Salas, ont fait satyricon de satyra, comme ils faisaient epigrammation dâepigramma, elegidarion dâelegia le diminutif ne changeait rien dâessentiel dans lâobjet principal de lâexpression ; il annonçait seulement dans le dĂ©rivĂ© moins de prĂ©tention et plus dâenjouement. Peut-ĂȘtre aimerez-vous mieux la leçon de Rollin, Baillet, Burmann et autres ils font longue la derniĂšre syllabe de satyricĂŽn, et la prononcent comme lâomĂ©ga des Grecs. Dans cette hypothĂšse, le SatyricĂŽn serait un recueil de satires. Mais lâomicron nâen fait quâun innocent badinage ; je suis pour lâomicron. III STYLE DU SATYRICON. Le style de PĂ©trone a trouvĂ© des censeurs, mĂȘme parmi les meilleurs juges en cette matiĂšre. Quoique PĂ©trone, dit Huet, paraisse avoir Ă©tĂ© un grand critique, et dâun goĂ»t exquis, son style pourtant ne rĂ©pond pas tout Ă fait Ă la dĂ©licatesse de son jugement. On y remarque quelque affectation ; il est un peu trop peint et trop Ă©tudiĂ© ; il dĂ©gĂ©nĂšre de cette simplicitĂ© naturelle et majestueuse, de lâheureux siĂšcle dâAuguste. Peut-ĂȘtre doit-il une partie de sa rĂ©putation Ă la libertĂ© de ses portraits ; il aurait Ă©tĂ© moins lu, sâil avait Ă©tĂ© plus modeste. » Rollin porte Ă peu prĂšs le mĂȘme jugement[12] ; et Rapin assure[13] que PĂ©trone, sâil donne quelquefois dâexcellents prĂ©ceptes dâĂ©loquence, ne les suit pas toujours. Valois [14] croyait remarquer dans son style un air un peu Ă©tranger ; il se servait mĂȘme de cet argument, pour prouver que notre auteur Ă©tait Gaulois, et quâil vĂ©cut aprĂšs SuĂ©tone. Saumaise ne trouve dans les fragments de PĂ©trone que des extraits faits sans goĂ»t par quelques libertins obscurs du Bas-Empire. PĂ©trone, dit Bayle [15] , est moins dangereux dans ses tableaux trop nus, que dans les dĂ©licatesses dont Bussy-Rabutin les a revĂȘtus ; et la galanterie se prĂ©sente, dans les Amours des Gaules, sous des formes bien plus aimables que dans le Satyricon. » Aux yeux de Voltaire [16] , cet ouvrage nâest pas plus un modĂšle de style quâil nâest lâhistoire secrĂšte de NĂ©ron ; les suppĂŽts de nos tavernes tiennent, Ă lâentendre, des discours plus honnĂȘtes que les convives de Trimalchion ; Ă lâexception de quelques vers heureux, de deux ou trois contes agrĂ©ables, tout le livre nâest quâun amas confus dâimages ampoulĂ©es ou lascives, dâĂ©rudition ou de dĂ©bauches. Selon Baillet et Tiraboski, on y rencontre des tours ingĂ©nieux et de jolies pensĂ©es ; mais ces beautĂ©s sont obscurcies par lâinĂ©galitĂ© du style, par des mots barbares, par des rĂ©cits oĂč lâon ne comprend rien. Câest peut-ĂȘtre, ajoutent-ils, la faute des copistes ; mais lâouvrage, en somme, ne mĂ©ritait pas les peines quâon sâest donnĂ©es pour en rechercher et recoudre les lambeaux. Leclerc maltraite encore plus PĂ©trone. Mais câest trop longtemps parler de ses dĂ©tracteurs ; Ă©coutons enfin ses panĂ©gyristes. Ă la tĂȘte des nombreux admirateurs de PĂ©trone, marchent Vossius et Douza, TurnĂšbe et Pithou, Briet et Ronsin. Les censures mĂȘme, hasardĂ©es contre PĂ©trone, sont mĂȘlĂ©es, disent-ils, dâĂ©loges arrachĂ©s par la force de la vĂ©ritĂ© ; et, dans la bouche dâun ennemi, la louange est dâun bien plus grand poids que les reproches. Cette barbarie mĂȘme et cette bassesse dâexpressions, qui paraissent dĂ©figurer quelquefois le style de PĂ©trone, sont, aux yeux de MĂ©nage, le chef-dâĆuvre de lâart ; il ne les a placĂ©es que dans la bouche des valets et des dĂ©bauchĂ©s sans dĂ©licatesse. Voyez, au contraire, avec quelle Ă©lĂ©gance il fait parler les gens de la bonne compagnie. PĂ©trone donne Ă chacun de ses acteurs le langage qui lui convient. Ce mĂ©rite est dâautant plus prĂ©cieux, quâil est plus rare ; et les ombres quâun peintre habile rĂ©pand dans ses tableaux, en rendent les beautĂ©s plus saillantes. Barthius trouve rĂ©unies dans PĂ©trone seul, quand il nâest pas dĂ©figurĂ© par lâignorance des copistes, toutes les finesses de Plaute, toutes les grĂąces de CicĂ©ron ; et Juste Lipse lâappelle auctor purissimĂŠ impuritatis. Telle Ă©tait lâadmiration du vainqueur de Rocroi pour PĂ©trone, quâil pensionnait un lecteur, uniquement chargĂ© de lui rĂ©citer le Satyricon. En parlant du poĂ«me de la Guerre civile, dans lequel PĂ©trone, dit-on, prĂ©tendit lutter contre Lucain, lâabbĂ© Desfontaines sâĂ©crie Quelle finesse dans la peinture des vices des Romains et des dĂ©fauts de leur gouvernement ! que dâesprit dans ses fictions ! Ces beautĂ©s sont relevĂ©es par un style mĂąle et nerveux, en faveur duquel on doit pardonner au poĂ«te quelques fautes contre lâĂ©locution, et certains traits qui sentent le rhĂ©teur. » FrĂ©ron, dont le goĂ»t fut presque toujours dâaccord avec la raison, quand il ne jugea que les anciens, parle de PĂ©trone dans le sens de Desfontaines Il est riant, dit-il, dans ses descriptions, coulant, net et facile dans sa narration, admirable dans ses vers ; et, ce qui le caractĂ©rise plus particuliĂšrement, il est toujours fin et dĂ©licat en fait de galanterie, quand il parle de celle que la nature avoue. » Je fais grĂące des Ă©loges prodiguĂ©s Ă PĂ©trone par ses diffĂ©rents traducteurs ils pourraient paraĂźtre suspects ; mais on me permettra, du moins, dâopposer Ă ses censeurs le suffrage de Saint-Ăvremond. De tous les panĂ©gyristes de PĂ©trone, aucun nâeut plus de ressemblances morales avec son hĂ©ros que cet ingĂ©nieux Ă©picurien ; et comme nul nâapprĂ©cia notre auteur avec plus de connaissance de cause, nul aussi ne lâa vantĂ© avec plus dâesprit. Quâon me permette de citer ce passage, malgrĂ© son Ă©tendue PĂ©trone est admirable partout, dans la puretĂ© de son style, dans la dĂ©licatesse de ses sentiments. Ce qui me surprend davantage est cette grande facilitĂ© Ă nous donner ingĂ©nieusement toutes sortes de caractĂšres. TĂ©rence est peut-ĂȘtre lâauteur de lâantiquitĂ© qui entre le mieux dans le naturel des personnes jây trouve cela Ă redire, quâil a trop peu dâĂ©tendue ; et tout son talent est bornĂ© Ă faire bien parler des valets et des vieillards, un pĂšre avare, un fils dĂ©bauchĂ© voilĂ oĂč sâĂ©tend la capacitĂ© de TĂ©rence. Nâattendez de lui ni galanterie, ni passion, ni les sentiments, ni les discours dâun honnĂȘte homme. PĂ©trone, dâun esprit universel, trouve le gĂ©nie de toutes les professions, et se forme, comme il lui plaĂźt, Ă mille naturels diffĂ©rents. Sâil introduit un dĂ©clamateur, il en prend si bien lâair et le style, quâon dirait quâil a dĂ©clamĂ© toute sa vie. Rien nâexprime plus naĂŻvement le dĂ©sordre dâune vie dĂ©bauchĂ©e, que les querelles dâEncolpe et dâAscylte sur le sujet de Giton. Quartilla ne reprĂ©sente-t-elle pas admirablement ces femmes prostituĂ©es, quarum sic accensa libido, ut sĂŠpius peterent viros quam a viris peterentur ? Les noces du petit Giton et de lâinnocente Pannychis ne nous donnent-elles pas lâimage dâune impudicitĂ© accomplie ? Tout ce que peut faire un faux dĂ©licat, un impertinent, vous lâavez sans doute au festin de Trimalchion. Quoi de mieux touchĂ©, dans le portrait dâEumolpe, que la vanitĂ© des poĂ«tes, et cette manie de rĂ©citer leurs vers Ă tout venant ? Est-il rien de plus naturel que le personnage de Chrysis ? toutes nos confidentes nâen approchent pas. Sans parler de sa premiĂšre conversation avec PolyĆnos, ce quâelle lui dit de sa maĂźtresse sur lâaffront quâelle a reçu est dâune naĂŻvetĂ© inimitable. Quiconque a lu JuvĂ©nal, connaĂźt assez impotentiam matronarum, et leur mĂ©chante humeur, si quando vir aut familiaris infelicius cum ipsis rem habuerit. Mais il nây a que PĂ©trone qui ait pu nous dĂ©crire CircĂ© si belle, si voluptueuse et si galante. EnothĂ©a, la prĂȘtresse de Priape, me ravit avec les miracles quâelle promet, avec ses enchantements, ses sacrifices, sa dĂ©solation sur la mort de lâoie sacrĂ©e, et la maniĂšre dont elle sâapaise, quand PolyĆnos lui fait un prĂ©sent dont elle peut acheter une oie et des dieux, si bon lui semble. PhilumĂšne, cette honnĂȘte dame, nâest pas moins bonne, qui, aprĂšs avoir escroquĂ© plusieurs hĂ©ritages, dans la fleur de sa jeunesse et de sa beautĂ©, devenue vieille, et par consĂ©quent inutile Ă tout plaisir, tĂąchait de continuer ce bel art par le moyen de ses enfants, quâavec mille beaux discours elle introduisait auprĂšs des vieillards qui nâen avaient point ; enfin, il nây a profession dont PĂ©trone ne suive admirablement le gĂ©nie. Il est poĂ«te, il est orateur, il est philosophe, quand il lui plaĂźt. Pour ses vers, jây trouve une force agrĂ©able, une beautĂ© naturelle naturali pulchritudine carmen exsurgit ; en sorte que Douza ne saurait plus souffrir la fougue et lâimpĂ©tuositĂ© de Lucain, quand il a lu la prise de Troie Jam decuma mĆstos, etc., ou lâessai sur la guerre civile Orbem jam totum, etc. Je ne sais si je me trompe, mais il me semble que LucrĂšce nâa pas traitĂ© si agrĂ©ablement la matiĂšre des songes Somnia quĂŠ mentes, etc. Et que peut-on comparer Ă cette nuit voluptueuse, dont lâimage remplit lâĂąme de telle sorte, quâon a besoin dâun peu de vertu pour sâen tenir aux simples impressions quâelle fait sur lâesprit Qualis nox fuit illa, dii ! etc. Quoique le style de dĂ©clamateur semble ridicule Ă PĂ©trone, il ne laisse pas de montrer beaucoup dâĂ©loquence en ses dĂ©clamations ; et, pour faire voir que les plus dĂ©bauchĂ©s ne sont pas incapables de mĂ©ditations et de retour, la morale nâa rien de plus sĂ©rieux ni de mieux touchĂ© que les rĂ©flexions dâEncolpe sur lâinconstance des choses humaines et sur lâincertitude de la mort. Quelque sujet qui se prĂ©sente, on ne peut ni penser plus dĂ©licatement, ni sâexprimer avec plus de nettetĂ©. Souvent, en ses narrations, il se laisse aller au simple naturel, et se contente des grĂąces de la naĂŻvetĂ© ; quelquefois, il met la derniĂšre main Ă son ouvrage, et il nây a rien de si poli. Catulle et Martial traitent les mĂȘmes choses grossiĂšrement ; et si quelquâun pouvait trouver le secret dâenvelopper les ordures avec un langage pareil au sien, je rĂ©ponds pour les dames quâelles donneraient des louanges Ă sa discrĂ©tion. Mais ce que PĂ©trone a de plus particulier, câest quâĂ la rĂ©serve dâHorace, en quelques odes, il est peut-ĂȘtre le seul de lâantiquitĂ© qui ait su parler de galanterie. Virgile est touchant dans les passions ; les amours de Didon, les amours dâOrphĂ©e et dâEurydice, ont du charme et de la tendresse ; toutefois il nâa rien de galant ; et la pauvre Didon, tant elle a lâĂąme pitoyable, devient amoureuse du pieux ĂnĂ©e, au rĂ©cit de ses malheurs. Ovide est spirituel et facile, Tibulle dĂ©licat ; cependant il fallait que leurs maĂźtresses fussent plus savantes que mademoiselle de ScudĂ©ry ; car ils allĂšguent sans cesse les dieux, les fables, et des exemples tirĂ©s de lâantiquitĂ© la plus Ă©loignĂ©e ; ils promettent toujours des sacrifices, et je pense que Chapelain a pris dâeux la maniĂšre de brĂ»ler les cĆurs en holocauste. Lucien, tout ingĂ©nieux quâil est, devient grossier, sitĂŽt quâil parle dâamour ; ses courtisanes ont plutĂŽt le langage des lieux publics que les discours des ruelles. Autant que les autres nations nous le cĂšdent en galanterie, autant PĂ©trone lâemporte sur nous dans ce genre de mĂ©rite. Nous nâavons point de roman qui nous fournisse une histoire si agrĂ©able que la matrone dâĂphĂšse ; rien de si dĂ©licat que les poulets de CircĂ© Ă PolyĆnos. Toute leur aventure, soit dans lâentretien, soit dans les descriptions, a un caractĂšre fort au-dessus de la politesse de notre siĂšcle. Jugez cependant sâil eĂ»t traitĂ© dĂ©licatement une belle passion, puisque câĂ©tait une affaire de deux personnes qui, Ă la premiĂšre vue, devaient goĂ»ter les derniers plaisirs. » Ce nâest pourtant pas sans quelque injustice peut-ĂȘtre, ou du moins sans un peu de prĂ©vention, que Saint-Ăvremond, aprĂšs Douza, semble Ă©lever au-dessus de la Pharsale lâEssai de PĂ©trone sur la Guerre civile, et mĂȘme son Fragment de la guerre de Troie. Mais, si le premier de ces morceaux, Ă peine composĂ© de trois cents vers, ne peut ĂȘtre mis en parallĂšle avec un poĂ«me en dix chants, il nâen Ă©tincelle pas moins de beautĂ©s sublimes. Quant au fragment de la prise de Troie, son seul dĂ©faut peut-ĂȘtre est de rappeler un des plus beaux Ă©pisodes de lâEnĂ©ide sans le Laocoon de Virgile, celui de PĂ©trone pourrait passer pour un chef-dâĆuvre. VoilĂ sans doute de quoi contre-balancer les reproches quâon a pu faire au style de PĂ©trone. Je nâai parlĂ© que de ses vers ; sa prose est peut-ĂȘtre plus Ă©lĂ©gante encore. Qui ne sait que La Fontaine lui doit son joli conte de la Matrone dâEphĂšse ? et Bussy-Rabutin, en transportant dans les Amours des Gaules lâĂ©pisode piquant de PolyĆnos et de CircĂ©, nâa changĂ© que le nom des acteurs. RĂ©sumons-nous 1° PĂ©trone, sans doute, nâa voulu faire quâun roman ; 2° Le Satyricon peut ĂȘtre classĂ© parmi les MĂ©nippĂ©es ; 3° Son style est mĂȘlĂ© de beautĂ©s et de dĂ©fauts ; mais risquerait-on beaucoup, en attribuant les beautĂ©s Ă PĂ©trone, et les dĂ©fauts Ă ses copistes ? TROISIĂME PARTIE Nous venons de traiter, en quelque sorte, lâhistoire ancienne du roman de PĂ©trone ; traçons maintenant en peu de mots lâhistoire moderne de ses fragments. I DES PRINCIPALES ĂDITIONS DE PĂTRONE. Parmi les livres qui nâont pu soustraire quâune partie dâeux-mĂȘmes aux outrages du temps, le Satyricon est un de ceux qui ont le plus souffert. Ce qui nous en reste nâest, comme nous lâavons dĂ©jĂ dit, quâun mince dĂ©bris de cet ingĂ©nieux ouvrage. Il contenait plusieurs livres, divisĂ©s en plusieurs chapitres on peut citer, pour preuve de cette assertion, lâautoritĂ© des anciens glossaires et le tĂ©moignage des savants Daniel, Douza, Gonsalle, Saumaise, Burmann, etc. Encore le peu que nous avons du Satyricon ne nous est-il parvenu que par lambeaux. La premiĂšre antiquitĂ© ne nous en avait transmis, jusquâen 1476, que des fragments successifs. Ătait-ce, comme le croit Nodot, des collections quâun homme studieux avait faites de quelques lieux choisis de cette satire ? Dans cette supposition, ne peut-on pas dire, avec Huet, que ce recueil eut le sort de tant dâautres, celui de faire nĂ©gliger dâabord, puis bientĂŽt perdre entiĂšrement lâoriginal, comme il est arrivĂ©, par exemple, Ă Justin, abrĂ©viateur de Trogue-PompĂ©e ? Faut-il, comme dâautres le veulent, accuser les moines, si longtemps possesseurs exclusifs des dĂ©bris littĂ©raires de Rome et dâAthĂšnes, dâavoir mutilĂ© PĂ©trone dans les endroits que leur pudeur nâosait regarder sans rougir ? Saumaise ne le pense pas. Enfin, de ce que Jean de SarisbĂ©ry, Ă©vĂȘque de Chartres au XIIe siĂšcle, rapporte quelques fragments de PĂ©trone qui ne se trouvent dans aucune Ă©dition du Satyricon, peut-on conjecturer avec lâĂ©vĂȘque dâAvranches, ou que lâouvrage de PĂ©trone subsistait encore Ă cette Ă©poque en son entier, ou quâil en existait du moins alors une collection manuscrite plus ample que celle que nous en avons ? Quoi quâil en soit, la premiĂšre Ă©dition connue, et lâune des plus estimĂ©es de PĂ©trone, est celle publiĂ©e Ă Milan, en 1477. Les deux Pithou, Ă qui lâon doit la dĂ©couverte des fables de PhĂšdre, publiĂšrent, en 1587, quelques additions trouvĂ©es dans un manuscrit, pris Ă Budes par Mathias Corvin. Soixante-seize ans aprĂšs, câest-Ă -dire en 1663, Pierre Petit dĂ©terra Ă Trau, en Dalmatie, dans la bibliothĂšque de Nicolas Cippius un manuscrit in-folio, dans lequel, Ă la suite des poĂ©sies de Catulle, Tibulle et Properce, se trouvait un fragment considĂ©rable de PĂ©trone, contenant la suite du festin de Trimalchion. Il commence par ces mots Venerat jam tertius dies, et finit par ceux-ci ex incendio fugimus. La date du manuscrit Ă©tait du 20 novembre 1423 en tĂȘte du fragment, on lisait Petronii Arbitri fragmenta ex libro quintodecimo et decimo sexto. Les premiers mots de chaque chapitre Ă©taient Ă©crits avec de lâencre rouge, et les caractĂšres en Ă©taient bien lisibles. Ă peine ces fragments eurent-ils paru, imprimĂ©s pour la premiĂšre fois Ă Padoue, en 1664, et lâannĂ©e suivante Ă Paris, que soudain Ă©clata, dans la rĂ©publique des lettres, une espĂšce de guerre civile. On vit les Schaefer, en SuĂšde, les Reinesius et les Wagenseil, en Allemagne, les deux Valois et les Petit, en France, inonder, coup sur coup, le public de dissertations. Selon les uns, le fragment nâĂ©tait quâun enfant supposĂ© on ne pouvait, selon les autres, lui contester son adoption. Mantel, Lucius et Gradi sâen dĂ©clarĂšrent les premiers champions. Lâauteur de la dĂ©couverte, cachĂ© sous le nom de Statilius, en dĂ©fendit Ă©loquemment lâauthenticitĂ© dans une apologie latine ; il fit plus, il envoya le manuscrit du Fragment Ă Grimani, ambassadeur de Venise Ă Rome, et le pria de le soumettre Ă lâexamen des connaisseurs. Le 28 aoĂ»t 1668, une assemblĂ©e nombreuse de savants se rĂ©unit, Ă ce sujet, dans le palais de lâambassadeur. Lâavis unanime fut que le manuscrit comptait au moins deux cents ans dâanciennetĂ© ; la date de sa transcription devait ĂȘtre Ă peu prĂšs celle du temps oĂč fleurit PĂ©trarque, et la nature des caractĂšres et du vĂ©lin parut ĂȘtre une preuve incontestable de son authenticitĂ©. Le manuscrit, revenu en France, y excita de nouvelles contestations. De nouvelles confĂ©rences, tenues chez le grand CondĂ©, produisirent le mĂȘme rĂ©sultat. Lâouvrage fut alors dĂ©posĂ© dans la bibliothĂšque du roi ; et, malgrĂ© les doutes affectĂ©s de certains critiques obstinĂ©s qui se rendent difficilement Ă lâĂ©vidence, il passa, dĂšs cette Ă©poque, pour ĂȘtre de PĂ©trone. On lâa constamment imprimĂ© depuis, comme tel, dans toutes les Ă©ditions du Satyricon. Cependant, plus de vingt ans aprĂšs cette dĂ©cision solennelle, la conviction, sâil faut en croire un critique cĂ©lĂšbre [17], nâĂ©tait pas gĂ©nĂ©rale. LâarrĂȘt de partage, Ă©crivait-il en 1692, subsiste encore aujourdâhui peut-ĂȘtre subsistera-t-il jusquâĂ la fin du monde, car la rĂ©publique des lettres nâa point de tribunal souverain qui prononce sans appel. » En cette mĂȘme annĂ©e, 1692, Nodot, officier français, fit imprimer Ă Rotterdam, chez Leers, une Ă©dition de PĂ©trone, augmentĂ©e de nouveaux fragments. Ils avaient Ă©tĂ©, disait-il, trouvĂ©s Ă Belgrade en 1688 un heureux hasard lui en avait procurĂ©, en 1690, une copie trĂšs-exacte ; et lâEurope, ajoutait-il, pouvait se glorifier dĂ©sormais de possĂ©der PĂ©trone tout entier. On avait rĂ©clamĂ© contre lâoriginal de Trau jugez si la copie de Belgrade trouva des incrĂ©dules ! MalgrĂ© les lettres flatteuses des acadĂ©mies dâArles et de NĂźmes, ainsi que de Charpentier, alors directeur de lâAcadĂ©mie française, malgrĂ© les petits vers de quelques poĂ«tes enthousiastes dont Nodot nâavait pas manquĂ© dâenfler son Ă©dition, les nouveaux fragments ne passĂšrent point pour un rare trĂ©sor, comme Nodot se plaisait Ă les qualifier ; et, quoi quâen ait dit Charpentier dans une missive latine que peu de personnes sâempressĂšrent de lire, la France, dont les armes victorieuses faisaient alors trembler lâAllemagne, sâhonora beaucoup plus par la brillante campagne de 1690, que par la prĂ©tendue dĂ©couverte dont Nodot revendiquait la gloire. Lâadversaire le plus obstinĂ© des nouveaux fragments fut BreugiĂšre de Barante, cĂ©lĂšbre avocat de Riom. Dans des observations publiĂ©es en 1694, il prĂ©tendit prouver que ces fragments nâĂ©taient que de maladroites interpolations, ouvrage dâun moderne sans goĂ»t, et facilement reconnaissables Ă de frĂ©quents gallicismes. Pourquoi dâailleurs, si le Satyricon de Belgrade Ă©tait entier, nây retrouvait-on pas, par exemple, le non bene semper olet qui bene semper olet, citĂ© par saint JĂ©rĂŽme comme appartenant Ă PĂ©trone ? Burmann ne fut pas plus sensible au prĂ©sent que Nodot croyait avoir fait Ă lâEurope. Il gourmanda mĂȘme assez rudement, sans respect pour les acadĂ©mies, ceux de leurs membres qui sâĂ©taient laissĂ©, disait-il, trop grossiĂšrement surprendre Ă de trompeuses apparences. Nodot rĂ©pondit en savant courroucĂ© on remarqua dans sa Contre-critique plus de prĂ©somption que de politesse, plus de pĂ©dantisme que de savoir, plus dâinjures que de raisons. Câest ainsi que madame Dacier, mais dans une cause meilleure sans doute, avait dĂ©fendu contre Lamotte lâhonneur dâHomĂšre, attaquĂ© par les modernes. Il faut avouer pourtant que la derniĂšre objection de BreugiĂšre de Barante nâĂ©tait pas trop solide. Le pentamĂštre citĂ© par saint JĂ©rĂŽme ne pouvait-il pas avoir fait partie, non du Satyricon, mais de lâEustion ou de lâAlbutia, deux des ouvrages de PĂ©trone mentionnĂ©s par Planciade Fulgence, mais qui ne sont pas venus jusquâĂ nous ? Câest aussi la solution quâen donna Nodot. Quant aux gallicismes, nâen avait-on pas aussi reprochĂ© au fragment de Dalmatie, et nâavait-il pas nĂ©anmoins Ă©tĂ© reconnu pour antique ? Au reste, câest toujours un mĂ©rite aux yeux de plus dâun lecteur que dâavoir rempli des lacunes. Câest du moins le sentiment de Basnage GrĂące Ă Nodot, dit-il, la lecture de PĂ©trone est devenue plus commode on ne sây trouve plus de temps Ă autre, comme auparavant, dans un pays perdu. La liaison et la suite qui rĂšgnent dĂ©sormais dans le Satyricon, si elles ne sont pas lâouvrage de son auteur, rendent du moins intelligible ce qui ne lâĂ©tait pas. » Peu de personnes seront ici de lâavis de Basnage. MalgrĂ© les recherches des savants, PĂ©trone est encore incomplet [18] . Parmi ceux dont lâĂ©rudition a consacrĂ© quelques veilles Ă fixer le vĂ©ritable sens de notre auteur dans les endroits difficiles ou corrompus, on distingue TornĂ©sius, Sambucus, Richard, Muret, Scioppius, Brassican, Junius, Vouwer, Pontanus, Pulman, Barthius, Arnaud, Lundorpius, Binet, Passerat, Lotichius, Goldast, Gonsalle, Hermann, les deux Daniel, les deux Douza, les deux Pithou, Bourdelot, Burmann et Bouhier. PostĂ©rieurement Ă la plupart de ces commentateurs, lâabbĂ© SĂ©vin a rĂ©tabli un passage de PĂ©trone visiblement altĂ©rĂ© par lâignorance des copistes, et sur lequel les meilleurs critiques semblent avoir errĂ©. Voici ce quâon lit Ă ce sujet dans les MĂ©moires de lâAcadĂ©mie des inscriptions et belles-lettres PĂ©trone, aprĂšs avoir donnĂ© de grands Ă©loges Ă ces hommes illustres qui avaient consacrĂ© leurs veilles au bien de la sociĂ©tĂ©, ajoute Itaque, Hercula, omnium herbarum succos Democritus expressit ; et ne lapidum virgultorumque vis lateret, Ćtatem inter experimenta consumpsit. La difficultĂ© roule sur Hercula. On ne rapporte point ici les diffĂ©rentes conjectures que ce mot a fait naĂźtre ; la plupart ne paraissent appuyĂ©es que sur des fondements peu solides. Dans le dessein de rehausser le prix de tant de dĂ©couvertes dues aux soins de DĂ©mocrite, PĂ©trone insinue que les travaux de ce fameux philosophe, dans lâart de la mĂ©decine, pouvaient entrer en parallĂšle avec ceux qui avaient rendu le nom dâHercule si cĂ©lĂšbre dans la GrĂšce ; et par une comparaison fort Ă la mode parmi les anciens, PĂ©trone nâaura pas cru pouvoir mieux exprimer sa pensĂ©e quâen disant, pour dĂ©signer DĂ©mocrite, Hercules alter. Câest lĂ sans doute ce quâil faut lire, au lieu dâHercula, qui ne signifie rien. » LâabbĂ© SĂ©vin appuie son sentiment sur divers passages de Plutarque, de CicĂ©ron et de Pline ; ils prouvent quâen effet DĂ©mocrite fut souvent assimilĂ© Ă Hercule. Il est Ă©tonnant quâune restitution si naturelle et si facile en apparence, nâait pas Ă©tĂ© proposĂ©e plus tĂŽt. Mais combien de secrets merveilleux ressemblent Ă lâĆuf de Christophe Colomb ! Outre le Satyricon, Scaliger, Daniel et dom Rivet attribuent Ă notre PĂ©trone lâEustion, lâAlbutia, et les petits poĂ«mes connus sous le nom de PriapĂ©es Lusus in Priapum, ainsi que les Ă©pigrammes revendiquĂ©es par les diffĂ©rents PĂ©trone, et dont Lotichius a grossi son recueil. Cependant Tillemont fait auteur de la plupart dâentre elles le poĂ«te Optatien Porphyre, quâil ne faut pas confondre avec Porphyre le philosophe. Selon RaphaĂ«l de Volterre, on doit aussi faire honneur Ă PĂ©trone dâun grand nombre de Fragments poĂ©tiques sur la mĂ©decine ; mais, comme lâobserve Conrad Gesner, il est Ă©vident que lâon confond ici PĂ©trone avec Petrichius, qui, au rapport de Pline, a Ă©crit en vers sur les matiĂšres mĂ©dicales. Enfin, La Monnoie donne, sans hĂ©siter, Ă PĂ©trone, la jolie Ă©pigramme latine de la Boule de neige, quâAntoine Govea sâest appropriĂ©e, page 11 de son Recueil, imprimĂ© Ă Lyon en 1540, chez SĂ©bastien Gryphius. Les bibliomanes, qui dĂ©sireraient avoir sous les yeux une nomenclature plus Ă©tendue des diverses Ă©ditions de PĂ©trone, peuvent consulter lâHistoire de la littĂ©rature française, par Labastide et dâUssieux. II DES PRINCIPALES TRADUCTIONS FRANĂAISES DE PĂTRONE. Il semble quâun auteur aussi galant que PĂ©trone ne pouvait manquer de trouver en France beaucoup de traducteurs ou dâimitateurs. Cependant nous ne sommes pas trĂšs riches de ce cĂŽtĂ©. Le premier morceau du Satyricon que lâon ait fait passer en notre langue est la Matrone dâĂphĂšse, et câest un moine qui sâen avisa. On la trouve sous le titre de Fable du chevalier et de la femme veuve, dans celles dâĂsope, dâAvianus et du Poge, publiĂ©es en français, lâan 1475, par frĂšre Julien des Augustins de Lyon, docteur en thĂ©ologie. Comme il nâexiste point dâĂ©dition de PĂ©trone qui date de si loin, frĂšre Julien avait probablement tirĂ© cette fable de quelque manuscrit du Satyricon, enseveli dans la bibliothĂšque de son couvent ; mais il nâen dit rien. Câest sur le mĂȘme Ă©pisode que Brinon de Baumartin bĂątit, en 1614, sa tragi-comĂ©die de lâĂphĂ©sienne. On en trouve aussi une imitation dans le QuatriĂšme discours de BrantĂŽme sur les femmes galantes ; une autre dans la trente-quatriĂšme lettre du Recueil Ă©pistolaire de MĂ©rĂ©. Tout le monde sait que La Fontaine a fait de la Matrone dâĂphĂšse lâun de ses plus jolis contes. Saint-Ăvremond sâest Ă©galement amusĂ© Ă traduire ce passage cĂ©lĂšbre sa traduction, assez littĂ©rale, est en prose, et suit immĂ©diatement sa Dissertation sur PĂ©trone. Elle a trouvĂ© un nouveau traducteur dans Lavaleterie [19] . On doit encore Ă ce dernier une imitation du dĂ©but de PĂ©trone contre les dĂ©clamateurs. FrĂ©ron, dans ses Opuscules, a traduit le mĂȘme fragment. PrĂ©pĂ©tit de Grammont a mis en vers français ceux que dĂ©clame Agamemnon sur la poĂ©sie latine. Ces diffĂ©rents essais sont agrĂ©ables Ă lire ; mais ils sont loin de soutenir la comparaison avec lâoriginal, dont ils ne sont quâune faible copie ; jâen excepte le conte de La Fontaine. Dans son Histoire amoureuse des Gaules, Bussy-Rabutin introduit le comte de Guiche racontant sa dolente aventure avec la comtesse dâOlonne. Ses rendez-vous, ses dĂ©sirs, son impatience amoureuse cruellement trompĂ©e par ses sens en dĂ©faut, ses serments de rĂ©parer sa faute, sa rechute involontaire, lâemportement de sa maĂźtresse, tout, jusquâaux lettres des deux amants, est une traduction littĂ©rale des Amours de PolyĆnos et de CircĂ©. Rabutin nâavait point indiquĂ© la source oĂč sa plume trop maligne avait puisĂ© les parties offensĂ©es ne prirent point la raillerie, comme Joconde, en vĂ©ritables gens de cour. Lâindiscret plagiaire pouvait acheter sa grĂące, en dĂ©celant dans PĂ©trone le principal et le premier coupable ; mais lâamour-propre du bel-esprit lâemporta ; il ne dit rien, et son silence lui valut la Bastille et lâexil. Nul peut-ĂȘtre nâĂ©tait plus capable de faire parler PĂ©trone en français que Bussy-Rabutin. On assure quâil lâavait entrepris de concert avec le marĂ©chal de Vivonne et le cĂ©lĂšbre abbĂ© de la Trappe ; mais les scrupules tardifs du dernier firent Ă©chouer ce projet. Il nâest personne qui ne connaisse la traduction en vers du poĂ«me de la Guerre civile, donnĂ©e en 1737 par le prĂ©sident Bouhier. Le public applaudit alors Ă son Ă©lĂ©gance ; on y voudrait aujourdâhui plus de chaleur ; mais la critique la plus sĂ©vĂšre ne contestera jamais aux notes qui lâaccompagnent le mĂ©rite du goĂ»t le plus pur et de lâĂ©rudition sans faste. Parmi les mille et une traductions dont lâinfatigable abbĂ© de Marolles fit gĂ©mir les presses de son siĂšcle, on compte une version en prose du festin de Trimalchion, publiĂ©e en 1677, et non moins plate quâinfidĂšle. Goujet attribue encore Ă lâabbĂ© de Marolles le PĂ©trone en vers français, imprimĂ© chez Barbin en 1667, dâaprĂšs lâĂ©dition latine de GabbĂ©ma. Marolles, dont la modestie nâĂ©tait pas la vertu favorite, et qui se vantait avec complaisance dâavoir enfantĂ© cent trente trois mille cent vingt-quatre vers, se dĂ©guisa pourtant, dans ce recueil, sous les lettres M. L. D. B. ; mais il aurait dĂ» condamner ses vers maussades Ă lâoubli, comme alors il y condamna son nom. On prĂ©tend, ajoute Goujet, que François Galaup de Chasteuil, Provençal, homme de beaucoup dâesprit, mort en 1678, avait traduit tout ce qui nous reste de PĂ©trone ; et Gui-Patin parle, dans ses Lettres, dâun savant qui, aprĂšs avoir rempli les lacunes du Satyricon, ne put obtenir la permission dâen publier une Ă©dition latine et française. Les Ă©diteurs des poĂ©sies de Lainez attribuent Ă cet aimable Ă©picurien une traduction complĂšte du Satyricon ; elle sâest perdue manuscrite, et lâon ne peut que regretter cette perte. Les Fragments dâhistoire et de littĂ©rature, imprimĂ©s Ă la Haye, en 1706, parlent dâune autre traduction anonyme de la premiĂšre partie du Festin de Trimalchion, publiĂ©e en 1687. Le traducteur, dit-on dans ces Fragments, a trouvĂ© le secret de changer un auteur trĂšs-impur en un poĂ«te trĂšs-chaste, qui peut ĂȘtre lu par les dĂ©votes mĂȘmes dans leurs moments de loisir. » Beau service rendu Ă PĂ©trone ! Fabricius, dans sa BibliothĂšque latine, fait mention dâune traduction plus complĂšte par Venette, auteur du Tableau de lâamour conjugal. Elle parut Ă Amsterdam en 1697 ; mais elle Ă©tait dĂ©jĂ devenue si rare au bout de quelques annĂ©es, que les compilateurs de lâHistoire littĂ©raire de France, malgrĂ© toutes leurs recherches, ne purent, de leur aveu mĂȘme, sâen procurer un seul exemplaire. Ce savant mĂ©decin avait aussi composĂ© un dictionnaire raisonnĂ© du Satyricon, pour en faciliter lâintelligence il est restĂ© manuscrit. Il est plus aisĂ© de se procurer la traduction du Festin de Trimalchion [20] , donnĂ©e par Lavaur, en 1726, sous le titre dâHistoire secrĂšte de NĂ©ron. Les notes et la prĂ©face en sont la partie la plus estimable. Nodot, dĂ©jĂ connu par ses Fragments de Belgrade, voulut avoir lâhonneur dâenrichir le public de ce quâil appelait une traduction entiĂšre du Satyricon. Sa premiĂšre Ă©dition parut, en 1694, Ă Cologne ; la seconde, plus estimĂ©e, est de 1713, Ă Paris. On ne peut nier quâil nâait assez fidĂšlement rendu les pensĂ©es de lâoriginal ; mais sa prose dĂ©nuĂ©e de grĂące et ses vers prosaĂŻques nâont fait de PĂ©trone quâun squelette pour ceux qui ne peuvent lâadmirer dans sa langue. Ses notes historiques et critiques supposent plus de connaissance des usages antiques que dâhabitude Ă sentir les beautĂ©s des anciens. Son Ă©dition a du moins cela de recommandable pour les esprits superficiels, quâelle est la seule qui rĂ©unisse Ă un texte sans lacune apparente une traduction assez exacte, quoique fort maussade. En 1742 parut Ă Londres, chez Nourse, une traduction nouvelle de PĂ©trone, par Dujardin, cachĂ© sous le nom de BoisprĂ©aux. Il a suivi, comme Nodot, le texte de Belgrade ; mais il sâest dispensĂ© de le joindre Ă sa traduction. Elle est plus Ă©lĂ©gante, plus vive, plus enjouĂ©e que celle de son prĂ©dĂ©cesseur ; mais BoisprĂ©aux, moins fidĂšle que lui, tronque souvent lâoriginal, mĂȘme dans sa prose, ce qui ne peut sâexcuser. Sa plume, quâil croit lâĂ©pĂ©e dâAlexandre, coupe le nĆud gordien quâil eĂ»t fallu dĂ©lier. Est-ce pour se dĂ©rober au dĂ©savantage de la comparaison que BoisprĂ©aux a privĂ© du texte les admirateurs de PĂ©trone [21] ? Ce qui me plairait le plus dans son ouvrage serait la prĂ©face, si elle ne pouvait passer pour un plagiat de Saint-Ăvremond, quâil ne daigne pas nommer. La derniĂšre traduction de PĂ©trone que je connaisse est celle de Durand, publiĂ©e par GĂ©rard, Paris, 1803 ; elle nâest pas plus exacte que celle de BoisprĂ©aux comme lui, le nouveau traducteur allonge, tronque lâoriginal Ă sa fantaisie, au point de le rendre quelquefois mĂ©connaissable. Jâallais augmenter cette dissertation dâun beau chapitre sur la morale de PĂ©trone ; mais, me suis-je dit, ce titre seul menacerait dâun sermon, et ce siĂšcle nâaime pas les sermons. Jâai donc dĂ©chirĂ© mon chapitre. T. PĂTRONE LE SATYRICON DE T. PĂTRONE CHEVALIER ROMAIN __________ CHAPITRE I. Il y a bien longtemps que je vous promets le rĂ©cit de mes aventures ; je veux tenir aujourdâhui ma parole. Puisque nous voici rĂ©unis, moins pour nous livrer Ă des dissertations savantes, que pour ranimer par des contes plaisants la gaietĂ© de nos entretiens, profitons, mes amis, de lâheureuse occasion qui nous rassemble. Fabricius VĂ©jento vient de vous entretenir, en homme dâesprit, des impostures sacerdotales. Il vous a peint les prĂȘtres prĂ©parant Ă loisir leurs fureurs prophĂ©tiques, ou commentant avec impudence des mystĂšres quâils ne comprennent point. Mais[1] est-elle moins plaisante, la manie des dĂ©clamateurs ? Entendez-les sâĂ©crier â Ces blessures honorables, câest pour la libertĂ© que je les ai reçues ! Cet Ćil qui me manque, câest pour vous que je lâai perdu ! Qui me donnera un guide pour me conduire vers mes enfants ? mes genoux cicatrisĂ©s[2] flĂ©chissent sous le poids de mon corps ! â Tant dâemphase serait supportable, si elle ouvrait Ă leurs Ă©lĂšves la route de lâĂ©loquence ; mais cette enflure de style, ce jargon sentencieux, Ă quoi servent-ils ? Les jeunes gens, lorsquâils dĂ©butent au barreau, se croient transportĂ©s dans un nouveau monde. Ce qui fait de nos Ă©coliers autant de maĂźtres sots, câest que tout ce quâils voient et entendent dans les Ă©coles ne leur offre aucune image de la sociĂ©tĂ©. Sans cesse on y rebat leurs oreilles de pirates en embuscade sur le rivage et prĂ©parant des chaĂźnes Ă leurs captifs ; de tyrans dont les barbares arrĂȘts condamnent des fils Ă dĂ©capiter leurs propres pĂšres ; dâoracles dĂ©vouant Ă la mort trois jeunes vierges, et quelquefois plus, pour le salut des villes dĂ©peuplĂ©es par la peste. Câest un dĂ©luge de pĂ©riodes mielleuses agrĂ©ablement arrondies actions et discours, tout est saupoudrĂ© de sĂ©same et de pavot. CHAPITRE II. Nourri de pareilles fadaises, comment leur goĂ»t pourrait-il se former ? un cuistre sent toujours sa cuisine[1]. Ne vous en dĂ©plaise, Ă rhĂ©teurs, câest de vous que date la chute de lâĂ©loquence. En rĂ©duisant le discours Ă une harmonie puĂ©rile, Ă de vains jeux de mots, vous en avez fait un corps sans Ăąme, un squelette. On nâexerçait pas encore la jeunesse Ă ces dĂ©clamations, quand le gĂ©nie des Sophocle et des Euripide crĂ©a pour la scĂšne un nouveau langage. Un pĂ©dant, croupi dans la poussiĂšre des classes, nâĂ©touffait point encore le talent dans son germe, quand la muse de Pindare et de ses neuf rivaux osa faire entendre des chants dignes dâHomĂšre[2]. Et, sans citer les poĂ«tes, je ne vois point que Platon ni DĂ©mosthĂšne se soient exercĂ©s dans ce genre de composition. Semblable Ă une vierge pudique, la vĂ©ritable Ă©loquence ne connaĂźt point le fard. Simple et modeste, elle sâĂ©lĂšve naturellement, et nâest belle que de sa propre beautĂ©. Câest depuis peu que ce dĂ©bordement dâexpressions boursouflĂ©es a refluĂ© de lâAsie dans AthĂšnes. Astre malin, son influence meurtriĂšre a comprimĂ© chez la jeunesse les Ă©lans du gĂ©nie, et dĂšs lors les sources de la vĂ©ritable Ă©loquence se sont taries. Ă dater de cette Ă©poque, quel historien approcha de la perfection de Thucydide, de la renommĂ©e dâHypĂ©ride ? Citez-moi un seul vers oĂč le bon goĂ»t Ă©tincelle tous ces avortons littĂ©raires ressemblent Ă ces insectes quâun seul jour voit naĂźtre et mourir. La peinture a eu le mĂȘme sort, depuis que la prĂ©somptueuse Ăgypte abrĂ©gea les procĂ©dĂ©s et les rĂšgles de cet art sublime. â Je tenais un jour Ă peu prĂšs ce langage, quand Agamemnon sâapprocha de nous, et, dâun Ćil curieux, chercha Ă savoir quel Ă©tait lâorateur que la foule Ă©coutait avec tant dâattention. CHAPITRE III. Impatient de mâentendre pĂ©rorer si longtemps sous le portique, tandis quâil venait de sâenrouer sans succĂšs dans sa classe, Agamemnon mâadressa ainsi la parole â Jeune homme, vos expressions ne sont pas dans le goĂ»t du jour. Vous avez du bon sens, qualitĂ© rare Ă votre Ăąge ; je veux vous dĂ©voiler les secrets de mon art. Le vice de nos leçons nâest point la faute des professeurs. Devant des tĂȘtes sans cervelle, il faut bien quâon dĂ©raisonne. Comme lâa dit CicĂ©ron, si lâenseignement nâest point agrĂ©able Ă lâĂ©lĂšve, le maĂźtre reste bientĂŽt sans auditeurs. » Ainsi lâadroit parasite, qui veut ĂȘtre admis Ă la table du riche, prĂ©pare dâavance un choix de contes agrĂ©ables pour les convives il ne peut parvenir Ă son but sans tendre un piĂšge aux oreilles de ses auditeurs. Autrement, il en est du maĂźtre dâĂ©loquence comme du pĂȘcheur qui, faute dâattacher Ă ses hameçons lâappĂąt le plus propre Ă attirer le poisson, se morfond sur un rocher, sans espoir de butin. CHAPITRE IV. Ainsi donc le blĂąme doit retomber sur les parents seuls, eux qui redoutent pour leurs enfants une Ă©ducation mĂąle et sĂ©vĂšre. Ils commencent par sacrifier, comme le reste, leur espĂ©rance mĂȘme Ă lâambition ; ensuite, pour arriver plus promptement au but de leurs dĂ©sirs, ils lancent dans le barreau ces apprentis orateurs ; et lâĂ©loquence dont lâhomme mĂ»r peut Ă peine, de leur propre aveu, atteindre la hauteur, ils la rapetissent Ă la taille dâun marmot. Avec plus de patience, les Ă©tudes seraient mieux graduĂ©es ; on verrait une jeunesse studieuse Ă©purer insensiblement son goĂ»t par la mĂ©ditation des bons livres, plier peu Ă peu son Ăąme au joug de la sagesse, corriger impitoyablement son style, et Ă©couter avec une attention soutenue les modĂšles quâelle veut imiter ; enfin, on la verrait refuser son admiration Ă tout ce qui sĂ©duit ordinairement lâenfance. Câest alors que lâĂ©loquence reprendrait et sa noblesse et son imposante majestĂ©. Mais aujourdâhui ces mĂȘmes hommes qui, dans leur enfance, traitent lâĂ©tude comme un jeu, dans leur adolescence sont la fable du barreau, et, pour comble de folie, parvenus Ă la vieillesse, ne veulent point convenir du vice de leur premiĂšre Ă©ducation. Ce nâest pas que jâimprouve tout Ă fait cet art facile dâimproviser, dont Lucilius est le pĂšre[1] ; je vais moi-mĂȘme vous en donner un exemple de ma façon CHAPITRE V. Le gĂ©nie est enfant de la frugalitĂ©. Toi dont lâorgueil aspire Ă lâimmortalitĂ©, De la table des grands fuis le luxe perfide. Les vapeurs de Bacchus offusquent la raison, _______Et la vertu rigide Devant le vice heureux, craint de courber son front. On ne doit point te voir assis sur un théùtre, ____CouronnĂ© de honteuses fleurs, Aux applaudissements dâune foule idolĂątre ____MĂȘler dâindĂ©centes clameurs. Lâhonneur tâappelle Ă Naple ou dans le sein dâAthĂšne LĂ , ton premier encens fume pour Apollon, Et tu bois Ă longs traits lâonde castalienne. Vers Socrate bientĂŽt la sagesse tâentraĂźne ;____Et dĂ©jĂ ta main plus certaine, Saisit avec succĂšs la plume de Platon,____Ou les foudres de DĂ©mosthĂšne. Ă ton goĂ»t Ă©purĂ© le Parnasse latin Peut offrir Ă son tour les plus parfaits modĂšles, Soit que ta lyre chante ou les guerres cruelles, Ou des fils de PĂ©lops le tragique festin. Virgile des hĂ©ros Ă©ternisa la gloire ; LucrĂšce Ă la nature arracha son bandeau ;____CicĂ©ron tonnait au barreau ; Tacite des tyrans a flĂ©tri la mĂ©moireâŠ. Pour Ă©galer un jour ces Ă©crivains ; câest la source fĂ©conde DâoĂč tes vers, Ă plein bord, couleront comme lâonde____Dâun fleuve impĂ©tueux. CHAPITRE VI. Tandis que jâĂ©coutais avidement Agamemnon, Ascylte mâavait quittĂ© sans que je mâen aperçusse. Tout en rĂ©flĂ©chissant sur cette longue tirade, je vis le portique subitement inondĂ© dâune troupe de jeunes Ă©tudiants. Ils venaient sans doute dâassister Ă je ne sais quelle harangue quâavait improvisĂ©e certain rhĂ©teur, en rĂ©ponse Ă celle dâAgamemnon. Lâun en critiquait les pensĂ©es, lâautre en tournait le style en ridicule, un troisiĂšme nây trouvait ni plan, ni mĂ©thode. Moi, profitant de lâoccasion, je mâesquive parmi la foule ; et me voilĂ Ă la poursuite de mon fugitif. Grand Ă©tait mon embarras ; les chemins mâĂ©taient peu connus, et jâignorais oĂč Ă©tait situĂ©e notre auberge. AprĂšs bien des dĂ©tours, je revenais toujours au point dâoĂč jâĂ©tais parti. Enfin, extĂ©nuĂ© de fatigue, inondĂ© de sueur, jâaborde une petite vieille qui vendait de grossiers lĂ©gumes. CHAPITRE VII. â Bonne mĂšre, lui dis-je, ne sauriez-vous point oĂč je demeure ? â Cette naĂŻvetĂ© la fit sourire. â Pourquoi non ? rĂ©pond-elle gaiement. â AussitĂŽt elle se lĂšve et marche devant moi. Je la suis, tentĂ© de la croire inspirĂ©e. ArrivĂ©s ensemble vers une ruelle obscure, la vieille leva le rideau dâune porte ; puis â VoilĂ sans doute votre logis. â Je mâen dĂ©fendis, comme on pense. Pendant notre altercation, jâaperçois entre deux rangs dâĂ©criteaux, et, au milieu de femmes nues, des promeneurs mystĂ©rieux. Trop tard alors je reconnus le piĂšge jâĂ©tais dans une maison de prostitution. Furieux contre la maudite vieille, je me couvre la tĂȘte dâun pan de ma robe ; et me voilĂ courant de toute ma force Ă travers cette infĂąme demeure, jusquâĂ lâissue opposĂ©e. Je touchais au seuil de la porte, quand tout Ă coup je donne du nez contre Ascylte. Le malheureux Ă©tait non moins fatiguĂ©, non moins mourant que moi. On eĂ»t dit que la vieille sorciĂšre avait pris Ă tĂąche de nous rassembler lĂ tous les deux. Je ne pus mâempĂȘcher de lâaborder en riant. â Eh ! bonjour, mâĂ©criai-je ; que fais-tu donc dans cette honnĂȘte maison ? CHAPITRE VIII. â HĂ©las ! rĂ©pondit-il, en essuyant la sueur de son visage, si tu savais ce qui mâest arrivĂ© ! â Bon ! rĂ©pliquai-je, quây a-t-il de nouveau ? â Ascylte, dâune voix presque Ă©teinte, reprit en ces termes jâerrais de rue en rue sans pouvoir retrouver mon gĂźte. Un vieillard dâun extĂ©rieur vĂ©nĂ©rable mâaborde, et, voyant mon inquiĂ©tude, sâoffre obligeamment Ă me remettre sur la voie. Jâaccepte ; nous traversons plusieurs rues dĂ©tournĂ©es, et nous voilĂ dans cette maison. Ă peine arrivĂ©s, cet homme tire sa bourse dâune main, et de lâautreâŠ. LâinfĂąme ! il ose marchander mon dĂ©shonneur au poids de lâor. DĂ©jĂ la digne hĂŽtesse de ce lieu avait reçu le prix dâun cabinet ; dĂ©jĂ notre satyre me pressait dâun bras impudique. Sans la vigueur de ma rĂ©sistance, mon cher Encolpe, vous mâentendezâŠ. ! â Pendant ce rĂ©cit dâAscylte, survient prĂ©cisĂ©ment le vieillard en question, accompagnĂ© dâune femme assez jolie. Sâadressant Ă Ascylte â Dans cette chambre, dit-il, le plaisir vous attend ; rassurez-vous sur le genre du combat, le choix du rĂŽle est Ă votre disposition. â La jeune femme, de son cĂŽtĂ©, me pressait Ă©galement de consentir Ă la suivre. Nous nous laissĂąmes tenter ; et, sur les pas de nos guides, nous traversĂąmes plusieurs salles, théùtres lubriques des jeux de la voluptĂ©. Ă la fureur des combattants, on les eĂ»t crus ivres de satyrion[1]. Ă notre aspect, ils redoublĂšrent de postures lascives, pour nous engager Ă les imiter. Tout Ă coup lâun dâeux retrousse sa robe jusquâĂ la ceinture, et, se prĂ©cipitant sur Ascylte, le renverse sur un lit voisin, et veut lui faire violence. Je vole au secours du pauvre patient, et nos efforts rĂ©unis triomphent sans peine de ce brutal assaillant. Ascylte gagne aussitĂŽt la porte et sâenfuit, me laissant seul en butte aux attaques de leur dĂ©bauche effrĂ©nĂ©e ; mais, supĂ©rieur en force et en courage, je sortis sain et sauf de ce nouvel assaut. CHAPITRE IX. Je parcourus presque toute la ville avant de retrouver mon gĂźte. Enfin, comme Ă travers un Ă©pais brouillard, jâaperçus au coin dâune rue Giton debout sur la porte dâune auberge câĂ©tait la nĂŽtre. Jâentre, il me suit. â Mon ami, lui dis-je, quâavons-nous pour dĂźner ? â Pour toute rĂ©ponse, Giton sâassied sur le lit ; et ses larmes, quâil essuie vainement, coulent en abondance. Ămu de sa douleur, jâen veux connaĂźtre le sujet il sâobstine au silence ; jâinsiste ; aux priĂšres je mĂȘle les menaces ; il se rend enfin ; et montrant Ascylte â Cet ami si fidĂšle[1], dit-il, ce compagnon de vos plaisirs, Ascylte a devancĂ© ici votre venue. Me trouvant seul, il a voulu faire outrage par la force Ă ma pudeur. Jâai criĂ© Ă la violence ; mais lui, tirant son Ă©pĂ©e Si tu fais la LucrĂšce, mâa-t-il dit, tu as trouvĂ© ton Tarquin. » â Ă ces mots, peu sâen fallut que je nâarrachasse les yeux au perfide. â Que rĂ©pondras-tu, mâĂ©criai-je, infĂąme dĂ©bauchĂ©, plus vil que les plus viles courtisanes ! toi dont la bouche mĂȘme ne craint point de se souiller de la façon la plus honteuse ! â Ascylte affecte alors une indignation quâil ne sentait guĂšre ; et, agitant ses bras dâune maniĂšre menaçante, il le prend sur un ton beaucoup plus haut que le mien â Oses-tu parler, vil gladiateur ! sâĂ©crie-t-il Ă son tour ; toi, lĂąche assassin de ton hĂŽte ! qui nâes Ă©chappĂ© que par miracles aux charniers de lâamphithéùtre ! Oses-tu parler, toi, voleur de nuit, qui, mĂȘme lorsque tu nâĂ©tais pas encore rĂ©duit Ă lâimpuissance, nâas jamais Ă©tĂ© aux prises avec une femme honnĂȘte ! toi qui, dans certain bosquet, mâas fait servir un jour de GanymĂšde Ă ta lubricitĂ©, comme cet enfant tâen sert aujourdâhui dans ce cabaret. â Mais, repris-je, pourquoi tâesquiver pendant mon entretien avec Agamemnon ? CHAPITRE X. â ImbĂ©cile ! que voulais-tu que je fisse lĂ ? Je mourais de faim ; pouvais-je mâarrĂȘter Ă Ă©couter les sornettes dâun pĂ©dant, les rĂȘves dâun visionnaire ? Le scrupule te sied bien, quand, pour escroquer un souper, tu tâes fait le prĂŽneur dâun mĂ©chant poĂ«te. â Peu Ă peu cette ridicule dispute se tourna en plaisanterie. Nous commençùmes Ă parler plus doucement dâautres choses. Au fond pourtant la perfidie dâAscylte ne me laissait pas sans rancune. â Tiens, lui dis-je, toute rĂ©flexion faite, nos humeurs ne sympathisent point. Partant, faisons deux lots de notre petit bagage, et que chacun de nous aille tenter fortune de son cĂŽtĂ©. Nous pouvons nous flatter lâun et lâautre de quelque mĂ©rite littĂ©raire ; mais, pour ne pas aller sur tes brisĂ©es, je chercherai quelque autre profession ; autrement, ce serait entre nous chaque jour de nouveaux dĂ©bats, et nous serions bientĂŽt la fable de toute la ville. â Soit, rĂ©pond Ascylte. Mais nous sommes invitĂ©s ce soir Ă un grand souper en notre qualitĂ© de savants ; ne perdons pas une soirĂ©e si agrĂ©able, et demain, puisque vous le voulez, je saurai me pourvoir dâun gĂźte et dâun mignon. â Pourquoi remettre Ă demain, rĂ©pliquai-je, cet arrangement qui nous convient Ă tous deux ? â Câest lâamour qui me faisait dĂ©sirer si ardemment cette sĂ©paration. Depuis longtemps jâaspirais Ă me dĂ©barrasser dâun tĂ©moin importun pour me livrer sans contrainte Ă ma passion pour Giton. â Ascylte, piquĂ© au vif, sortit brusquement sans dire mot. Son dĂ©part prĂ©cipitĂ© Ă©tait dâun sinistre augure. Connaissant lâemportement de ce jeune homme, et la fougue de ses passions, je le suivis pour observer ses dĂ©marches et dĂ©jouer ses projets ; mais il se dĂ©roba bientĂŽt Ă ma vue, et toutes mes recherches furent inutiles. CHAPITRE XI. AprĂšs avoir furetĂ© dans tous les quartiers de la ville, je rentrai au logis, et je me consolai dans les bras de Giton. Je lâenlaçai des plus Ă©troits embrassements, et mon bonheur, Ă©gal Ă mes dĂ©sirs, fut vĂ©ritablement digne dâenvie. Nous prĂ©ludions Ă de nouveaux plaisirs, quand, arrivant Ă pas de loup, Ascylte enfonce la porte avec fracas, et nous surprend, Giton et moi, au milieu de nos plus vives caresses. AussitĂŽt, remplissant notre Ă©troite demeure de ses Ă©clats de rire et de ses applaudissements, le perfide lĂšve gravement le manteau qui nous couvrait â Ah ! ah ! dit-il, que faisiez-vous lĂ , homme de bien[1] ? Quoi ! logĂ©s Ă deux sous la mĂȘme couverture ! â Non content de ces sarcasmes, le coquin dĂ©tache sa ceinture de cuir, et le voilĂ qui mâĂ©trille, non de main morte, en ajoutant insolemment â Cela tâapprendra une autre fois Ă ne pas rompre avec Ascylte ! â Tant dâaudace mâatterra. Il fallut bien digĂ©rer en silence les Ă©pigrammes et les coups. Je pris donc la chose en plaisanterie câĂ©tait le plus prudent ; sans cela il eĂ»t fallu en venir Ă un combat sĂ©rieux avec mon rival. Ma fausse gaietĂ© lâapaisa. â Encolpe, me dit-il en souriant, tu tâendors dans la mollesse, et tu ne songes pas que lâargent nous manque ! Ce qui nous reste est peu de chose. La ville nâoffre aucune ressource dans les beaux jours ; la campagne nous sera, jâespĂšre, plus propice ; allons voir nos amis. â Quelque dur quâil me fĂ»t dâavaler ainsi la pilule, je fis de nĂ©cessitĂ© vertu. Giton se chargea de notre mince bagage ; nous sortĂźmes de la ville, et nous nous dirigeĂąmes vers le chĂąteau de Lycurgue, chevalier romain. Ascylte avait eu jadis des bontĂ©s pour lui ; il nous reçut dâune maniĂšre affable ; nous trouvĂąmes bonne compagnie, et nous y passĂąmes le temps trĂšs-agrĂ©ablement. Parmi les femmes rĂ©unies en ce lieu, TryphĂšne Ă©tait la plus jolie. Elle Ă©tait venue avec un patron de vaisseau nommĂ© Lycas, possesseur de quelques domaines sur le bord de la mer. Si la table de Lycurgue nâĂ©tait pas splendide, sa maison de campagne, en rĂ©compense, nous offrit Ă profusion tous les autres plaisirs. Vous saurez dâabord que lâamour prit soin de nous assortir par couples. TryphĂšne Ă©tait belle elle me plut, et ne se montra pas rebelle Ă mes vĆux. Mais, Ă peine goĂ»tions-nous ensemble les premiers plaisirs, quand Lycas, sâĂ©criant que je lui volais sa maĂźtresse, sâavisa dâexiger que je la remplaçasse auprĂšs de lui. Leur intrigue commençait Ă vieillir, et il me proposa gaiement de lâindemniser par cet Ă©change. BientĂŽt son caprice pour moi devint une vĂ©ritable persĂ©cution ; mais mon cĆur brĂ»lait pour TryphĂšne, et je fermais lâoreille aux propositions de Lycas. Le refus irritant ses dĂ©sirs, il me suivait partout. Une nuit, il pĂ©nĂštre dans ma chambre ; se voyant rebutĂ©, il passe des priĂšres Ă la violence mes cris furent si aigus, quâils rĂ©veillĂšrent les valets ; et, grĂące au secours de Lycurgue, jâĂ©chappai sain et sauf aux attaques de ce brutal. Voyant que la maison de Lycurgue opposait trop dâobstacles Ă ses desseins, Lycas voulut mâattirer chez lui. Sur mon refus, il mâen fit de nouveau prier par TryphĂšne. Cette complaisance coĂ»ta dâautant moins Ă la belle, quâelle se flattait de trouver chez Lycas plus de libertĂ©. Je suivis enfin lâimpulsion de lâamour, et voici ce que nous dĂ©cidĂąmes Lycurgue gardait Ascylte son ancien goĂ»t pour lui sâĂ©tait rĂ©veillĂ© ; Giton et moi nous devions suivre Lycas. Il fut en outre convenu, entre Ascylte et moi, que le butin que chacun de nous pourrait faire dans lâoccasion appartiendrait de droit Ă la masse commune. Ravi de cet arrangement, lâimpatient Lycas hĂąta notre dĂ©part. Nous prĂźmes donc sur le champ congĂ© de nos amis, et nous arrivĂąmes le mĂȘme jour chez Lycas. Il avait si bien pris ses mesures quâil Ă©tait placĂ© Ă cĂŽtĂ© de moi dans la route, et TryphĂšne, prĂšs de Giton. Il connaissait lâinconstance de cette femme ; câĂ©tait un piĂ©ge quâil lui tendait ; elle y fut prise. PrĂšs de cet aimable enfant, le cĆur de TryphĂšne fut bientĂŽt en feu. Je ne tardai point Ă mâen apercevoir ; et Lycas, comme on peut le croire, ne cherchait point Ă mâen dissuader. Cette circonstance introduisit dans notre commerce moins de froideur de ma part, ce qui le combla de joie. Il espĂ©rait que le dĂ©pit me ferait oublier lâinfidĂšle, et quâil gagnerait sur mon cĆur ce quâelle y perdait de son empire. Telle Ă©tait notre situation rĂ©ciproque chez Lycas. Si TryphĂšne se consumait dâamour pour Giton, Giton le lui rendait de son mieux, et leur flamme mutuelle Ă©tait un double tourment pour moi. Cependant Lycas, pour me plaire, inventait chaque jour de nouveaux plaisirs. Sa jeune Ă©pouse, lâaimable Doris, les embellissait en les partageant ; et ses grĂąces chassĂšrent enfin TryphĂšne de mon cĆur. Mes yeux languissants firent bientĂŽt Ă Doris lâaveu de mon amour ; et ses regards plus animĂ©s me promirent un doux retour. Cette Ă©loquence muette, plus rapide, plus expressive que la parole, fut seule pendant quelque temps lâinterprĂšte discret de nos dĂ©sirs. La jalousie de Lycas ne mâavait point Ă©chappĂ©, et lâamoureuse Doris ne pouvait ĂȘtre la dupe des attentions de son mari pour moi ; câest ce qui nous forçait au silence. DĂšs notre premiĂšre entrevue, elle me communiqua ses soupçons. En avouant de bonne foi ce quâil en Ă©tait, je fis adroitement valoir auprĂšs dâelle la rĂ©sistance sĂ©vĂšre que jâavais toujours opposĂ©e Ă son mari. Mais, admirez les ressources de lâesprit fĂ©minin ! â Usons de ruse, me dit-elle ; et, pour possĂ©der Doris, souffrez que Lycas vous possĂšde. â Je suivis ce conseil, et je mâen trouvai bien. Cependant Giton, Ă©puisĂ© par TryphĂšne, tĂąchait de rĂ©parer ses forces par un peu de repos. Lâinconstante alors revint Ă moi. Mes rebuts changĂšrent son amour en fureur. Sans cesse attachĂ©e Ă mes pas, elle eut bientĂŽt dĂ©couvert ma double intrigue avec les deux Ă©poux. Le goĂ»t du mari pour moi ne la sevrait de rien ; elle sâen inquiĂ©ta peu, mais elle rĂ©solut de troubler mes amours furtifs avec Doris. Elle court chez Lycas, et lui dĂ©voile tout le mystĂšre. DĂ©jĂ la jalousie de cet homme, plus forte que son amour, mĂ©ditait une vengeance Ă©clatante. Heureusement Doris fut prĂ©venue Ă temps par lâune des femmes de sa rivale, et, pour conjurer lâorage, nous suspendĂźmes nos rendez-vous et nos plaisirs. IndignĂ© de la perfidie de TryphĂšne et de lâingratitude de Lycas, je rĂ©solus de quitter la place. Lâoccasion Ă©tait dâautant plus favorable que, la veille, un vaisseau richement chargĂ© dâoffrandes pour la fĂȘte dâIsis avait Ă©chouĂ© sur la cĂŽte voisine. Je tins lĂ -dessus conseil avec Giton. Mon dessein ne pouvait que lui plaire ; car son Ă©tat de faiblesse ne lui valait plus auprĂšs de TryphĂšne que des dĂ©dains. Le lendemain donc, dĂšs la pointe du jour, nous gagnĂąmes le rivage de la mer. Nous montĂąmes Ă bord dâautant plus aisĂ©ment que nous Ă©tions dĂ©jĂ connus des gens prĂ©posĂ©s par Lycas Ă la garde du navire. Pour mieux nous en faire les honneurs, ils se crurent obligĂ©s de nous accompagner partout. Tant de politesse ne faisait pas notre compte ; elle nous liait les mains. Aussi, laissant Giton avec eux, je mâesquive adroitement. Dans une chambre voisine de la poupe Ă©tait la statue de la dĂ©esse ; je mây glisse. Une robe prĂ©cieuse la couvrait, et sa main portait un sistre dâargent ; jâenlĂšve le sistre et la robe. De lĂ , passant dans la cabine du pilote, je fais un paquet des meilleures nippes, puis, Ă lâaide dâun cĂąble officieux, je mâĂ©lance hors du vaisseau. Giton seul avait observĂ© mes dĂ©marches ; il se dĂ©barrasse adroitement de ses gardes, et me rejoint un moment aprĂšs. DĂšs que je lâaperçus, je lui montrai ma proie, et nous convĂźnmes dâaller trouver Ascylte au plus tĂŽt ; mais nous ne pĂ»mes arriver que le lendemain Ă la maison de Lycurgue. En abordant Ascylte, je le mis en peu de mots au fait de notre heureux larcin et des revers que nous avions Ă©prouvĂ©s dans nos amours. DâaprĂšs son conseil, je courus prĂ©venir lâesprit de Lycurgue en notre faveur ; je lâassurai que les nouvelles importunitĂ©s de Lycas avaient seules motivĂ© le secret et la promptitude de notre dĂ©part. Lycurgue, persuadĂ© par mon discours, jura de nous dĂ©fendre envers et contre tous. Ce ne fut quâau rĂ©veil de TryphĂšne et de Doris quâon sâaperçut de notre disparition. Chaque matin, nous assistions galamment Ă la toilette de ces dames, et notre absence inattendue devait sembler Ă©trange. AussitĂŽt Lycas met ses gens en campagne ; les recherches se dirigent surtout vers la cĂŽte on apprend notre tournĂ©e sur le tillac du navire ; mais du vol point de nouvelles, car la poupe tournait le dos au rivage, et le pilote Ă©tait encore Ă terre. Trop assurĂ© de notre Ă©vasion, Lycas, furieux, sâen prit Ă Doris, quâil crut en ĂȘtre la cause. Injures, menaces, coups mĂȘme, sans doute le brutal ne mĂ©nagea rien ; mais jâignore les dĂ©tails je dirai seulement que lâauteur de tout ce vacarme, TryphĂšne, persuada Ă Lycas de chercher ses fugitifs chez Lycurgue, oĂč nous aurions probablement trouvĂ© un asile elle sâoffrit mĂȘme de lâaccompagner dans cette poursuite, pour nous accabler dâoutrages et jouir de notre confusion bien mĂ©ritĂ©e. DĂšs le lendemain, ils se mettent en route et arrivent au chĂąteau de Lycurgue. Nous venions dâen sortir avec notre hĂŽte, qui nous avait conduits Ă la fĂȘte dâHercule, quâon cĂ©lĂ©brait dans un bourg voisin. Ă cette nouvelle, ils prennent la mĂȘme route, et nous nous rencontrons sous le portique du temple. Leur abord nous dĂ©concerta. Lycas querellait dĂ©jĂ Lycurgue au sujet de notre fuite, mais une rĂ©ponse fiĂšre et menaçante lui ferma bientĂŽt la bouche. Fort de lâappui de Lycurgue, jâĂ©lĂšve la voix Ă mon tour ; je reproche hautement Ă Lycas les assauts scandaleux livrĂ©s Ă ma pudeur par sa lubricitĂ©, tantĂŽt chez lui, tantĂŽt chez Lycurgue. TryphĂšne veut dĂ©fendre Lycas ; elle en fut bien punie ! Le bruit de notre querelle avait arrĂȘtĂ© les passants je dĂ©voile en leur prĂ©sence la turpitude de cette femme ; puis, montrant successivement et Giton et moi-mĂȘme â Vous le voyez, mâĂ©criai-je ; sa pĂąleur et la mienne ne dĂ©posent que trop contre cette Messaline ! â AtterrĂ©s de voir que les rieurs Ă©taient pour nous, nos ennemis se retirent confus, mais jurant tout bas de se venger. Ne pouvant plus douter de la prĂ©vention de Lycurgue en notre faveur, Lycas et TryphĂšne rĂ©solurent de lâattendre chez lui, pour le dĂ©tromper de son erreur. La fĂȘte dura jusquâau soir il Ă©tait trop tard pour aller coucher au chĂąteau. Lycurgue nous mena donc dans une petite maison de campagne, situĂ©e Ă moitiĂ© chemin. Le lendemain, obligĂ© de retourner chez lui pour ses affaires, il partit sans nous Ă©veiller. En arrivant au chĂąteau, il y trouva Lycas et TryphĂšne qui lâattendaient ; ils surent le circonvenir avec tant dâadresse, quâils lui arrachĂšrent une promesse de nous livrer entre leurs mains. Naturellement cruel et sans foi, Lycurgue ne songea plus quâaux moyens dâexĂ©cuter son perfide projet. Il fut arrĂȘtĂ© que Lycas irait chercher main-forte, tandis que Lycurgue nous ferait garder Ă vue dans sa maison de campagne. Ă peine arrivĂ©, il nous aborde avec autant de sĂ©vĂ©ritĂ© que Lycas lui-mĂȘme ; ensuite, croisant gravement les bras, il nous accuse dâavoir impudemment calomniĂ© son ami ; puis, sans vouloir mĂȘme entendre son cher Ascylte en notre faveur, il le pousse hors de la chambre oĂč nous Ă©tions couchĂ©s, nous y renferme Ă double tour, reprend avec Ascylte la route du chĂąteau, et nous laisse lĂ sous bonne garde jusquâĂ son retour. Pendant la route, Ascylte essaya vainement de flĂ©chir lâĂąme de Lycurgue priĂšres, larmes, caresses, rien ne peut lâĂ©mouvoir. Il rĂȘve alors aux moyens de briser nos fers. OutrĂ© de la duretĂ© de Lycurgue, il refuse dĂšs le soir mĂȘme de partager son lit, et parvient ainsi Ă exĂ©cuter plus aisĂ©ment le projet quâil avait mĂ©ditĂ©. Voyant les gens de Lycurgue ensevelis dans leur premier sommeil, Ascylte charge notre bagage sur ses Ă©paules, sâĂ©chappe par une brĂšche de mur quâil avait remarquĂ©e, arrive avec lâaube du jour au pied-Ă -terre qui nous servait de prison, y pĂ©nĂštre sans obstacle, et le voilĂ dans notre chambre. Les gardes avaient eu soin dâen fermer la porte ; mais la serrure nâĂ©tait que de bois, et nâoffrait que peu de rĂ©sistance un morceau de fer quâil y introduisit suffit pour lâouvrir. En dĂ©pit de notre mauvaise fortune, nous dormions sur lâune et lâautre oreilles, et il ne fallut pas moins que la chute des verrous pour nous rĂ©veiller. Heureusement ce bruit ne fut entendu que de nous fatiguĂ©s dâavoir veillĂ© toute la nuit, nos Argus continuĂšrent de ronfler comme auparavant. AprĂšs un court rĂ©cit de ce quâil avait fait en notre faveur, Ascylte nâeut pas besoin de nous montrer la porte. Tout en nous habillant Ă la hĂąte, il me vint en idĂ©e de tuer nos gardes et de piller la maison. Ascylte, Ă qui jâen fis part, approuva le pillage â Mais point de sang, dit-il, si lâon peut sortir dâici sans en rĂ©pandre. Je connais les ĂȘtres du logis, suivez-moi. â Ă ces mots, il nous conduit vers un riche garde-meuble dont il nous ouvre les portes, et nous dĂ©valisons Ă lâenvi les effets les plus prĂ©cieux. Le jour qui commençait Ă poindre nous avertit de dĂ©camper ; nous prĂźmes un chemin dĂ©tournĂ© ; et quand nous fĂźmes halte, nous Ă©tions hors de toute atteinte. Reprenant enfin haleine, Ascylte nous fit part de la joie quâil avait Ă©prouvĂ©e Ă piller la maison de Lycurgue, le plus avare des mortels. Il nâavait pas tort de maudire ce ladre. Mauvais vin et maigre chĂšre, jamais le moindre cadeau, voilĂ comme les complaisances dâAscylte avaient Ă©tĂ© payĂ©es telle Ă©tait la lĂ©sine du personnage, quâau milieu de ses richesses immenses, il se refusait mĂȘme le nĂ©cessaire Vers une eau dĂ©sirĂ©e, ou sur un fruit voisin, Toujours Tantale avance ou la bouche ou la main Toujours le fruit, rebelle Ă la main qui le touche, Recule, et lâeau perfide a fui loin de sa est lâavare entourĂ© dâ des yeux seuls quâil boit, quâil mangeâŠ. Pauvre insensĂ© ! pour prix de ce repas Ă©trange,____Meurs de faim sur ton coffre-fort ! Ascylte voulait rentrer le mĂȘme jour Ă Naples. Je lui fis sentir son imprudence la justice probablement y serait bientĂŽt sur nos traces ; mais quelques jours dâabsence dĂ©payseraient nos espions, et nos fonds nous permettaient de courir la campagne. Il revint Ă mon avis. Dans le voisinage, sâĂ©levait un hameau peuplĂ© de jolies maisons de plaisance, oĂč plusieurs de nos amis Ă©taient venus passer la belle saison ; mais, Ă moitiĂ© chemin, surpris tout Ă coup par une grosse pluie, nous courĂ»mes nous rĂ©fugier dans une auberge de village qui se trouvait sur la route, et dans laquelle un grand nombre de passants Ă©taient venus chercher un abri contre lâorage. Confondus dans la foule, personne ne prenait garde Ă nous. Tandis que nous guettions lâoccasion de faire un coup de main, Ascylte aperçoit Ă terre un petit sac qui le tente ; il le ramasse sans ĂȘtre vu de personne, et y trouve plusieurs piĂšces dâor. Joyeux dâun si bon augure, mais craignant les rĂ©clamations, nous gagnons une porte de derriĂšre. Un valet y sellait des chevaux ; ayant apparemment oubliĂ© quelque chose, il les quitta pour retourner Ă lâĂ©curie. Profitant de son absence, je dĂ©tache dâune des selles un superbe manteau ; puis, filant le long des masures jusquâĂ la forĂȘt prochaine, nous disparaissons tout Ă coup. RassurĂ©s enfin par lâĂ©paisseur du bois, nous songeĂąmes Ă cacher notre or, tant dans la crainte des voleurs, que de peur de passer pour tels. Nous nous dĂ©terminĂąmes Ă le coudre dans la doublure dâune vieille robe, et je la mis sur mes Ă©paules. Ascylte se chargea du manteau que jâavais dĂ©robĂ©, et, par des routes dĂ©tournĂ©es, nous nous acheminĂąmes vers la ville. Mais, au sortir du bois, une voix sinistre frappe nos oreilles â Ils ne peuvent, disait-on, nous Ă©chapper ; ils sont entrĂ©s dans la forĂȘt ; partageons-nous, nous les prendrons plus aisĂ©ment. â Ces mots furent pour nous un coup de foudre. Soudain, Ascylte et Giton de fuir vers la ville Ă travers les buissons, et moi de rebrousser chemin. La peur me donnait des ailes. Dans la chaleur de la course, ma chĂšre robe, dĂ©positaire de mon or, avait glissĂ© de dessus mes Ă©paules, sans que je mâen aperçusse. BientĂŽt, rendu, hors dâhaleine, je mâĂ©tends au pied dâun arbre, pour respirer un peu. Alors seulement mes yeux sâouvrent sur ma perte la douleur me rend mes forces ; je me lĂšve pour chercher mon trĂ©sor. Temps perdu ! peine inutile ! le corps brisĂ©, le dĂ©sespoir dans lâĂąme, je mâenfonce au plus fort du bois. LĂ , quatre heures entiĂšres, je reste seul, absorbĂ© dans ma mĂ©lancolie. Cependant, pour mâarracher aux sombres pensĂ©es que mâinspirait cette affreuse solitude, je cherche une issue pour en sortir. Ă quelques pas de lĂ , un campagnard sâoffre Ă ma rencontre. Jâeus besoin alors de tout mon courage, et, par bonheur, il ne fut point en dĂ©faut. Jâaborde mon homme dâun air ferme â Depuis tantĂŽt, lui dis-je, Ă©garĂ© dans cette forĂȘt, je cherche vainement le chemin de la ville ; voulez-vous bien me lâenseigner ? â JâĂ©tais plus pĂąle que la mort, et crottĂ© jusquâĂ lâĂ©chine. Mon Ă©tat lui fit pitiĂ©. AprĂšs mâavoir demandĂ© si je nâavais rencontrĂ© personne dans la forĂȘt, il se contenta de ma rĂ©ponse nĂ©gative, et me remit obligeamment sur la grande route. Nous allions nous quitter, quand deux de ses camarades vinrent lui faire ce rapport â Nous avons en vain battu le bois jusquâen ses derniers recoins ; nous nâavons rien dĂ©couvert, si ce nâest cette mĂ©chante tunique que voici. â On se figure sans peine que je nâeus pas lâaudace de la rĂ©clamer, quoique jâen connusse le prix mieux que personne. Quâon juge cependant de mon dĂ©pit secret, Ă lâaspect de ces rustres, possesseurs de mon trĂ©sor dont ils ignoraient la valeur ! Ma lassitude allait toujours croissant, et je repris lentement le chemin de la ville. Il Ă©tait tard, quand jây arrivai. EntrĂ© dans la premiĂšre auberge, je trouve Ascylte, plus mort que vif, Ă©tendu sur un mauvais grabat ; je tombe moi-mĂȘme sur un autre lit, sans pouvoir profĂ©rer un seul mot. Ascylte cherche en vain sur mes Ă©paules le prĂ©cieux fardeau dont je mâĂ©tais chargĂ© ; il se trouble â Quâas-tu fait de notre robe ? â sâĂ©crie-t-il avec prĂ©cipitation. La voix me manqua, et un regard douloureux fut dâabord toute ma rĂ©ponse. BientĂŽt pourtant, un peu rĂ©confortĂ©, je lui fis, comme je pus, le rĂ©cit de mon triste accident. Il le prit pour un pur badinage. En vain je jure par tous les dieux, en vain un torrent de larmes vient appuyer mes serments ; il sâobstine Ă nâen rien croire, sâimaginant que je voulais lui escroquer sa part du trĂ©sor. PrĂ©sent Ă cette scĂšne, Giton pleurait, et sa tristesse augmentait la mienne. Pour surcroĂźt de malheur, je pensais Ă la justice qui nous talonnait. Je parlai de mes craintes ; Ascylte sâen moqua, parce quâil sâĂ©tait heureusement tirĂ© dâaffaire â Dâailleurs, disait-il, inconnus dans cette ville, qui viendrait nous y dĂ©terrer ? nous nâavons Ă©tĂ© vus de personne. â NĂ©anmoins, pour avoir un prĂ©texte de garder la chambre, nous jugeĂąmes prudent de feindre une maladie ; mais, les fonds venant Ă manquer, il fallut dĂ©loger plus tĂŽt que nous ne lâavions rĂ©solu, et vendre quelques nippes pour subsister. CHAPITRE XII. Dans ce dessein, nous prĂźmes, vers le soir, le chemin du marchĂ©. Il Ă©tait abondamment fourni de marchandises pour la plupart dâassez mince valeur, mais dont lâobscuritĂ© couvrait la coupable origine de son voile officieux. Nous avions eu soin dâapporter le manteau que nous avions volĂ©. Lâoccasion ne pouvant ĂȘtre plus favorable, nous nous Ă©tablĂźmes dans un coin ; et lĂ , nous Ă©talĂąmes un pan de notre marchandise, espĂ©rant que son Ă©clat pourrait attirer les chalands. En effet, bientĂŽt sâapproche un campagnard dont les traits ne mâĂ©taient pas inconnus ; une jeune femme lâaccompagnait. Tandis quâils Ă©taient occupĂ©s Ă considĂ©rer attentivement notre manteau, Ascylte jette par hasard les yeux sur les Ă©paules de cet homme, et reste muet de surprise. De mon cĂŽtĂ©, je nâĂ©tais pas sans Ă©motion ; plus jâenvisageais lâindividu, plus il mâoffrait de ressemblance avec celui qui avait trouvĂ© ma robe dans le bois. Je ne me trompais pas, câĂ©tait lui-mĂȘme. Ascylte ne savait sâil devait en croire ses yeux. Pour ne rien hasarder, il accoste le campagnard ; et, sous prĂ©texte de marchander cette robe, il la lui tire doucement de dessus les Ă©paules, et lâexamine attentivement. CHAPITRE XIII. O fortunĂ© hasard ! le bonhomme ne sâĂ©tait pas mĂȘme avisĂ© dâen visiter les coutures ; et ce nâĂ©tait que par maniĂšre dâacquit quâil se dĂ©terminait Ă la mettre en vente, comme une guenille de mendiant. Voyant que notre trĂ©sor Ă©tait intact et que le marchand nâavait pas une mine bien redoutable, Ascylte me tire Ă part â Bonne nouvelle ! me dit-il Ă lâoreille ; le trĂ©sor est retrouvĂ© cette robe, si je ne me trompe, a fidĂšlement conservĂ© nos espĂšces. Que ferons-nous ? Ă quel titre revendiquer notre bien ? â Ă ces mots, double fut ma joie si, dâun cĂŽtĂ©, nous ressaisissions notre proie, de lâautre, jâĂ©tais lavĂ© dâun honteux soupçon. â Point de mĂ©nagements ! rĂ©pondis-je ; que la justice en dĂ©cide ; et si cet homme refuse de restituer de bon grĂ© ce qui ne lui appartient pas, il faut le faire assigner. CHAPITRE XIV. Ascylte ne fut pas de cet avis. â La voie de la justice nâest pas trop sĂ»re, me dit-il. Qui nous connaĂźt ici ? qui voudrait ajouter foi Ă notre dĂ©position ? Il est dur de racheter son bien quâon reconnaĂźt entre les mains dâautrui ; mais quand nous pouvons, Ă peu de frais, recouvrer notre trĂ©sor, faut-il nous embarquer dans un procĂšs douteux ? OĂč lâor est tout-puissant, Ă quoi servent les lois ? Faute dâargent, hĂ©las ! le pauvre perd ses droits. Ă sa table frugale, en public, si sĂ©vĂšre, Le cynique, en secret, met sa voix Ă lâenchĂšre[1] ; ThĂ©mis mĂȘme se vend, et sur son tribunal Fait pencher sa balance au grĂ© dâun vil mĂ©tal. â Dâailleurs Ă lâexception de quelque menue monnaie, Ă peine suffisante pour acheter des lupins et des pois chiches, notre bourse Ă©tait vide. Ainsi donc, de peur que notre proie ne vĂźnt Ă nous Ă©chapper, nous consentĂźmes Ă lĂącher la main sur le prix du manteau, sĂ»rs de gagner dâun cĂŽtĂ© beaucoup plus que nous ne perdions de lâautre. Nous voilĂ donc Ă dĂ©ployer notre marchandise. La jeune femme qui, couverte dâun voile, accompagnait le campagnard, aprĂšs avoir examinĂ© le manteau Ă loisir, le saisit Ă deux mains, puis sâĂ©crie de toutes ses forces â Je tiens mes voleurs ! â Ătourdis de cette apostrophe, nous, Ă notre tour, de faire main basse sur le haillon sale et dĂ©chirĂ©, et de nous Ă©crier aussi â Cette robe que vous tenez lĂ nous appartient. â Mais la partie nâĂ©tait pas Ă©gale ; la foule, attirĂ©e par nos cris, riait de nos prĂ©tentions rĂ©ciproques ; car câĂ©tait un vĂȘtement superbe que notre partie adverse revendiquait, et nous ne rĂ©clamions quâune misĂ©rable guenille qui ne mĂ©ritait pas mĂȘme dâĂȘtre rapiĂ©cĂ©e. Mais Ascylte vint Ă bout de faire cesser les rires, et obtint enfin du silence. CHAPITRE XV. â Ăvidemment, dit-il, lâexpĂ©rience nous apprend que chacun tient Ă ce quâil a quâils nous rendent notre robe, et quâils reprennent leur manteau. â Le manant et sa compagne Ă©taient prĂšs dâagrĂ©er lâĂ©change, quand deux officiers de justice, qui ressemblaient Ă des voleurs de nuit, voulant sâapproprier le manteau, demandent Ă haute voix quâon dĂ©pose provisoirement entre leurs mains les objets en litige. La justice, disaient-ils, prononcera demain sur ce diffĂ©rend. Il importait peu, selon ces messieurs, de connaĂźtre la partie lĂ©sĂ©e ; il fallait, avant tout, dĂ©terrer les vĂ©ritables voleurs. Lâavis du sĂ©questre allait passer ; mais voici que, du milieu de la foule, sort un homme au front chauve et garni dâexcroissances charnues, une espĂšce de solliciteur de procĂšs, qui, sâemparant du manteau, promet de le reprĂ©senter le lendemain. Le but de ces coquins Ă©tait Ă©videmment, une fois que le manteau serait entre leurs mains, de le faire disparaĂźtre et de nous empĂȘcher, par la crainte dâune accusation de vol, de comparaĂźtre Ă lâassignation. CâĂ©tait bien aussi ce que nous voulions Ă©viter le hasard servit les deux parties Ă souhait. OutrĂ© de nous voir faire tant de bruit pour un mĂ©chant haillon, le campagnard jette la robe au nez dâAscylte ; et, pour mettre fin aux dĂ©bats, il demande le dĂ©pĂŽt, en main tierce, du manteau, cause unique du procĂšs. Nous, certains dâavoir ressaisi notre petit trĂ©sor, nous gagnons lâauberge Ă toutes jambes. LĂ , quâon juge de notre joie ! nous pĂ»mes gloser Ă notre aise, Ă huis clos, sur la finesse et des gens de justice et de notre partie adverse ils avaient Ă©tĂ© si ingĂ©nieux Ă nous rendre notre argent ! Nous dĂ©cousions la robe, pour en tirer notre or, quand nous entendĂźmes quelquâun demander Ă notre hĂŽte quels Ă©taient les gens qui venaient dâentrer chez lui. Cette question ne me plut guĂšre Ă peine son auteur fut-il sorti, que je courus mâinformer de lâobjet de sa visite. â Câest, me rĂ©pondit notre hĂŽte, un huissier du prĂ©teur ; sa charge consiste Ă inscrire sur les registres publics les noms des Ă©trangers il vient dâen voir entrer deux chez moi, dont il nâa point encore pris les noms ; câest pourquoi il venait sâinformer du lieu de leur naissance et de leur profession. â Cette explication que lâhĂŽte me donna sans avoir lâair dây mettre aucune importance, me fit naĂźtre des inquiĂ©tudes sur le peu de sĂ»retĂ© de notre gĂźte. Pour prĂ©venir toute fĂącheuse aventure, nous rĂ©solĂ»mes de sortir aussitĂŽt de lâauberge, et de nây rentrer quâĂ la nuit. En notre absence, nous laissĂąmes Ă Giton le soin de prĂ©parer notre souper. Nous voilĂ donc en marche, Ă©vitant avec soin les rues frĂ©quentĂ©es, et cherchant les quartiers dĂ©serts. ArrivĂ©s vers le soir dans un endroit Ă©cartĂ©, nous rencontrĂąmes deux femmes voilĂ©es, dâassez bonne tournure ; les ayant suivies de loin, Ă pas de loup, nous les vĂźmes entrer dans une espĂšce de petit temple dâoĂč partait un bruit confus de voix qui semblaient sortir du fond dâun antre. La curiositĂ© nous y fit entrer aprĂšs elles. LĂ , nous vĂźmes un troupeau de femmes qui, pareilles Ă des Bacchantes, couraient, agitant dans leurs mains droites de petites figures de Priape. Nous ne pĂ»mes en voir davantage. Ă notre aspect inattendu, le bataillon femelle poussa un cri si Ă©pouvantable, que la voĂ»te du temple en trembla. Elles voulaient nous saisir ; mais, rapides comme lâĂ©clair, nous prĂźmes la fuite vers notre auberge. CHAPITRE XVI. Nous soupions tranquillement, grĂące aux soins de Giton. Tout Ă coup la porte retentit de coups redoublĂ©s. â Qui frappe ? demandĂąmes-nous en tremblant. â Ouvrez, rĂ©pondit-on, vous le saurez. â Pendant ce dialogue, la serrure tomba dâelle-mĂȘme, et la porte, en sâouvrant, offrit Ă nos regards une femme voilĂ©e. Elle entre câĂ©tait prĂ©cisĂ©ment la compagne de lâhomme au manteau. â Vous pensiez donc vous jouer de moi ? nous dit-elle. Je suis la suivante de Quartilla vous avez profanĂ© le sanctuaire oĂč elle cĂ©lĂ©brait les mystĂšres de Priape ; elle vient en personne vous demander un moment dâentretien. Ne craignez rien, pourtant loin de vouloir vous accuser et vous punir dâune erreur involontaire, elle remercie les dieux dâavoir conduit dans cette contrĂ©e des jeunes gens aussi bien Ă©levĂ©s. CHAPITRE XVII. Nous gardions encore le silence, ne sachant que penser de lâaventure, quand nous vĂźmes entrer Quartilla elle-mĂȘme, accompagnĂ©e dâune jeune fille. Elle sâassied sur mon lit, et verse un torrent de pleurs. Nous, stupĂ©faits de ce dĂ©sespoir mĂ©thodique, nous attendions, sans mot dire, quel en serait le rĂ©sultat. Enfin sâarrĂȘte le dĂ©bordement de ses larmes. Elle lĂšve son voile, nous regarde dâun Ćil sĂ©vĂšre, et, joignant les mains avec tant de force que ses doigts en craquĂšrent â Audacieux mortels ! sâĂ©crie-t-elle, qui vous a donc si bien appris le mĂ©tier de fourbes et de fripons ? En vĂ©ritĂ©, jâai pitiĂ© de vous ! on nâose point impunĂ©ment porter un regard curieux sur nos mystĂšres impĂ©nĂ©trables ; il y a dans ce pays tant de divinitĂ©s protectrices, que les hommes y sont plus rares que les dieux. Ce nâest pas nĂ©anmoins la vengeance qui mâamĂšne jâoublie mon injure en faveur de votre Ăąge, et jâaime Ă ne voir de votre part quâune imprudence excusable dans un crime irrĂ©missible. TourmentĂ©e, cette nuit, dâun frisson mortel, et craignant un accĂšs de fiĂšvre tierce je cherchai dans le sommeil un remĂšde Ă mon mal. Les dieux mâont ordonnĂ© en songe de mâadresser Ă vous ; vous possĂ©dez la recette qui convient Ă ma guĂ©rison. Ma santĂ© nâest pas cependant ce qui mâinquiĂšte davantage un plus grand chagrin me dĂ©vore ; si vous ne le calmez, il faudra que jâen meure. Je tremble que lâindiscrĂ©tion naturelle Ă votre age ne vous pousse Ă rĂ©vĂ©ler ce que vos yeux ont vu dans le sanctuaire de Priape, et ne vous fasse initier un vulgaire profane dans les secrets des dieux. Jâembrasse vos genoux ! Ă©coutez ma voix suppliante ! Que nos cĂ©rĂ©monies nocturnes ne deviennent point, par votre faute, la fable du public ! ne portez point le jour dans lâombre de nos antiques mystĂšres[1], de ces mystĂšres inconnus mĂȘme Ă plusieurs de nos initiĂ©s. CHAPITRE XVIII. AprĂšs cette fervente supplication, les larmes de Quartilla recommencent Ă couler ; de longs soupirs sâĂ©chappent de sa poitrine ; elle se jette sur mon lit, quâelle presse contre son sein et contre son visage. Moi, tour Ă tour Ă©mu de compassion et de crainte â Rassurez-vous, lui dis-je ; vous nâavez rien Ă redouter. Aucun de nous ne divulguera le secret de votre culte ; et notre courtoisie, dâaccord avec les dieux, saura guĂ©rir, mĂȘme au pĂ©ril de notre vie, le mal qui vous tourmente. â Ă cette promesse, Quartilla reprit un peu de gaietĂ©. Elle me couvre de baisers, et, passant des larmes Ă la joie la plus vive, elle promĂšne une main folĂątre dans les boucles de ma chevelure â MĂ©chants, dit-elle, je fais la paix avec vous ; entre nous, plus de procĂšs. Malheur Ă vous, si vous eussiez refusĂ© dâĂȘtre mes mĂ©decins ! mes vengeurs Ă©taient prĂȘts, et demain votre chĂątiment eĂ»t expiĂ© lâinjure des dieux et la mienne. _____Il est beau de donner la loi, _____La recevoir est un outrage,_____Et jâaime Ă nâobĂ©ir quâĂ mĂ©pris est lâarme du sage Ă lâoubli dâune offense on connait un grand cĆur Le vainqueur qui pardonne est doublement vainqueur. â Tout Ă coup, Ă cet accĂšs poĂ©tique, succĂšdent des battements de mains et des Ă©clats de rire si immodĂ©rĂ©s, quâils nous effrayĂšrent. La servante, qui Ă©tait arrivĂ©e la premiĂšre, imita sa maĂźtresse ; la jeune fille, qui Ă©tait entrĂ©e avec Quartilla, en fit autant. CHAPITRE XIX. Tandis que tout retentissait des accĂšs de leur bruyante gaietĂ©, nous cherchions Ă deviner la cause dâun si brusque changement. Nos regards incertains se portaient tantĂŽt sur ces trois femmes, et tantĂŽt sur nous-mĂȘmes. Quartilla reprend enfin la parole â Mes ordres sont donnĂ©s, dit-elle de tout le jour, personne nâentrera dans cette auberge, et vous pouvez, sans crainte des importuns, mâadministrer le fĂ©brifuge que vous mâavez promis. â Ă ces mots, quâon se peigne lâembarras dâAscylte pour moi, je sentis circuler dans mes veines toutes les glaces du nord, et je ne pus prononcer une seule parole. Ce qui pourtant me rassurait un peu sur les tristes suites de cette aventure, câĂ©tait notre nombre quelque mal intentionnĂ©es quâelles fussent, que pouvaient trois femmelettes contre trois hommes qui, sans ĂȘtre des Hercules, avaient du moins lâavantage du sexe. Certes, nous nous prĂ©sentions au combat avec des forces supĂ©rieures[1], et jâavais dĂ©jĂ ainsi formĂ© mon ordre de bataille, en cas dâhostilitĂ©s jâopposais Ascylte Ă la suivante, Giton Ă la jeune fille, Ă Quartilla moi-mĂȘme. Tandis que je faisais ces rĂ©flexions, Quartilla sâapproche de moi, et rĂ©clame le remĂšde que je lui avais promis ; mais, trompĂ©e dans son attente, elle sort furieuse ; un instant aprĂšs elle rentre, et, par son ordre, des inconnus nous saisissent et nous transportent dans un palais magnifique. Pour le coup, muets dâĂ©tonnement, nous perdimes entiĂšrement courage, et, dans notre malheur, nous crĂ»mes notre mort rĂ©solue. CHAPITRE XX.â Au nom des dieux, madame ! mâĂ©criai-je, si lâon en veut Ă notre vie, quâon nous lâarrache dâun seul coup ! Quelque coupables que nous puissions paraĂźtre, nous ne mĂ©ritons pas de pĂ©rir dans de pareilles tortures. â Pour toute rĂ©ponse, PsychĂ© câĂ©tait la suivante Ă©tend sur le parquet un Ă©lĂ©gant tapis, et, par ses caresses, tente de rĂ©chauffer mes sens mortellement engourdis. Pendant ce temps, Ascylte se tenait la tĂȘte cachĂ©e dans son manteau. Le malheureux nâavait que trop appris Ă ses dĂ©pens ce quâil en coĂ»te parfois aux curieux ! BientĂŽt, tirant de son sein deux rubans, PsychĂ© nous en attache tour Ă tour et les pieds et les mains. â Ă quoi bon, lui dis-je, me garrotter ainsi ? Pour arriver Ă ses fins, votre maitresse choisit mal ses moyens. â Dâaccord, rĂ©pondit-elle ; mais jâai sous la main un spĂ©cifique plus prompt et plus sĂ»r. â Ă ces mots, elle apporte un vase plein de satyrion. Tout en folĂątrant et en dĂ©bitant mille contes plaisants, elle mâen fait avaler les trois quarts ; puis, se rappelant la froideur dâAscylte Ă toutes ses avances, elle lui jette le reste sur le dos, sans quâil sâen aperçoive. Ascylte, voyant que la conversation languissait â Et moi ? dit-il ; me trouvez-vous donc indigne de boire Ă cette coupe ? â Trahie par un sourire qui mâĂ©chappa, PsychĂ© rĂ©pond en battant des mains â Jeune homme ! le vase Ă©tait Ă ta portĂ©e ; tu lâas vidĂ© seul jusquâĂ la derniĂšre goutte ! â Bon ! reprit Quartilla ; Encolpe nâa-t-il pas bu toute la dose ? â Cette plaisanterie nous fit rire par son Ă -propos, et Giton lui-mĂȘme ne put tenir plus longtemps son sĂ©rieux. La petite fille, se jetant alors au cou de cet aimable enfant, lâaccabla de baisers quâil reçut de fort bonne grĂące. CHAPITRE XXI. Encore si, dans notre malheur, il nous eĂ»t Ă©tĂ© libre dâappeler du secours ! Mais, dâabord, personne nâĂ©tait lĂ pour nous dĂ©fendre ; et puis, dĂšs que je faisais mine de vouloir crier, PsychĂ©, saisissant lâaiguille qui soutenait sa coiffure, mâen piquait impitoyablement les joues, tandis quâarmĂ©e dâun pinceau imbibĂ© de satyrion, la petite fille en barbouillait le pauvre Ascylte. Pour nous achever, entre un de ces baladins qui se prostituent pour de lâargent. Sa robe, dâun vert foncĂ©, Ă©tait relevĂ©e jusquâĂ la ceinture ; tantĂŽt ses reins, agitĂ©s de lascives contorsions, nous heurtaient violemment ; tantĂŽt sa bouche infecte nous souillait dâaffreux baisers. Enfin Quartilla, qui prĂ©sidait Ă notre supplice, une verge de baleine Ă la main, et la robe retroussĂ©e, touchĂ©e de nos souffrances, fit signe quâon nous donnĂąt quartier. Nous jurĂąmes, par tout ce quâil y a de plus saint, de ne jamais rĂ©vĂ©ler cet horrible secret. Ensuite parurent plusieurs courtisanes qui nous frottĂšrent le corps dâune huile parfumĂ©e. Oubliant alors notre fatigue, nous endossons des robes de festin, et nous passons dans la salle voisine, oĂč trois lits Ă©taient dressĂ©s autour dâune table servie avec la plus grande magnificence. InvitĂ©s Ă prendre place, nous dĂ©butons par dâexcellentes entrĂ©es, que nous arrosons largement dâun falerne dĂ©licieux. Ensuite diffĂ©rents services se succĂšdent avec profusion ; et dĂ©jĂ nos yeux, appesantis par le sommeil, commençaient Ă se fermer â Quâest-ce Ă dire ? sâĂ©crie Quartilla, croyez-vous ĂȘtre ici pour dormir ? cette nuit est due tout entiĂšre au culte de Priape. CHAPITRE XXII. Toujours piquĂ©e des rebuts dâAscylte, et le voyant tout Ă fait assoupi, accablĂ© quâil Ă©tait de tant de fatigues, PsychĂ© sâamuse Ă lui barbouiller les lĂšvres et les Ă©paules avec du charbon, et lui couvre la figure dâun masque de suie ; mais il nâen sentit rien. Moi-mĂȘme, harassĂ© des persĂ©cutions que jâavais souffertes, je commençais Ă goĂ»ter les douceurs du sommeil. Toute la valetaille, tant dans lâintĂ©rieur quâau dehors de la salle, en faisait autant. Vous eussiez vu lâun Ă©tendu sous les pieds des convives, lâautre adossĂ© contre un mur, un troisiĂšme couchĂ© sur le seuil de la porte, tous pĂȘle-mĂȘle, tĂȘte contre tĂȘte. Les lampes, Ă©puisĂ©es, ne donnaient plus quâune lueur pĂąle et mourante, lorsque deux fripons de Syriens se glissĂšrent Ă tĂątons dans la salle, pour escamoter une bouteille de vin tandis quâils se la disputent avec acharnement prĂšs dâune table couverte dâargenterie, elle Ă©clate dans leurs mains. Table, vaisselle, tout est renversĂ© ; et une coupe, en tombant dâassez haut, va briser la tĂȘte dâune servante qui dormait sur un lit voisin. La douleur du coup lui arrache un cri subit. Une partie de nos ivrognes se rĂ©veillent, et voilĂ les deux larrons dĂ©couverts ! Se voyant pris sur le fait, les rusĂ©s Syriens se laissent adroitement tomber au pied dâun lit. Ă les entendre ronfler, on eĂ»t dit quâils dormaient lĂ depuis deux heures. DĂ©jĂ , rĂ©veillĂ© par ce vacarme, le maĂźtre dâhĂŽtel avait ranimĂ© les lampes expirantes ; dĂ©jĂ les valets, frottant leurs yeux encore appesantis par le sommeil, reprenaient leur service, lorsquâune joueuse de cymbales achĂšve, avec sa bruyante musique, de rĂ©veiller les plus paresseux. CHAPITRE XXIII. On se remet donc Ă table de plus belle Quartilla porte de nouvelles santĂ©s ; le son des cymbales excite la gaietĂ© des convives. Alors survint un baladin, le plus insipide de tous les hommes, et digne commensal dâun pareil logis. AprĂšs avoir battu des mains pour marquer la mesure, il entonne la chanson suivante Aimables impudiques, GanymĂšdes nouveaux, Audacieux cyniques, Complaisantes Saphos ! Le plaisir nous rassemble ; Aimons en libertĂ© Par tous les sens ensemble, Buvons la voluptĂ© ! En achevant ces vers, lâeffrontĂ© mâapplique un immonde baiser ; bientĂŽt mĂȘme, usurpant une moitiĂ© de mon lit, il Ă©carte, malgrĂ© moi, le vĂȘtement qui me couvrait, et sâefforce longtemps, mais en vain, de mâexciter au plaisir. De son front coulaient des ruisseaux de sueur mĂȘlĂ©e de fard ; et ses joues, dont le blanc remplissait les rides, semblaient un vieux mur dont le plĂątre fond Ă la pluie. CHAPITRE XXIV. Je ne pus retenir plus longtemps mes larmes ; et, le cĆur navrĂ© de tristesse â Madame, dis-je Ă Quartilla, est-ce bien lĂ lâEmbasicĂšte que vous mâaviez promis ? â 0 lâhabile homme ! rĂ©pondit-elle en frappant doucement des mains ; la question est spirituelle ! EmbasicĂšte ne veut-il pas dire incube. Cela vous Ă©tonne ? â Du moins, rĂ©pliquai-je, jaloux de voir mon camarade plus heureux que moi, souffrirez-vous quâAscylte, bien tranquille sur son lit, savoure seul en paix les douceurs du repos ? â Ă la bonne heure ! dit-elle, quâAscylte y passe Ă son tour[1]. â AussitĂŽt fait que dit mon Ă©cuyer change de monture, et le voilĂ qui, sous le poids de ses impures caresses, broie les membres de mon pauvre compagnon. TĂ©moin de cette scĂšne, Giton riait aux Ă©clats. Quartilla nâavait pas manquĂ© de le considĂ©rer avec attention â Ă qui appartient, dit-elle, ce jeune Adonis ? â Câest mon frĂšre, lui rĂ©pondis-je. â Pourquoi donc, reprit-elle, nâest-il pas encore venu mâembrasser ? â Ă ces mots, elle le fait approcher, le baise tendrement ; et, glissant sa main sous la robe de Giton, elle parcourt ses attraits novices, puis elle ajoute â Ce bijou servira demain Ă me donner lâavant-goĂ»t du plaisir. Pour aujourdâhui, servie par un hercule, je ne me rabats point sur un pygmĂ©e. CHAPITRE XXV. Ă ces mots, PsychĂ©, sâĂ©tant approchĂ©e de sa maĂźtresse, lui dit en riant je ne sais quels mots Ă lâoreille â Oui ! oui ! sâĂ©crie tout Ă coup Quartilla ; lâidĂ©e est heureuse. Pourquoi pas ? Quelle plus belle occasion peut sâoffrir de dĂ©livrer Pannychis du fardeau de sa virginitĂ© ? â Sans plus attendre, on introduit une jeune fille assez jolie, qui ne paraissait pas avoir plus de sept ans la mĂȘme qui Ă©tait venue Ă notre auberge avec Quartilla. AussitĂŽt tous les assistants dâapplaudir et de presser lâaccomplissement de ce mariage. Moi, frappĂ© de stupeur, jâallĂ©guai, dâune part, la timiditĂ© de Giton ; de lâautre, lâĂąge trop tendre de Pannychis. â Lui, disais-je, nâosera tenter le combat ; elle, ne pourra le soutenir â Bon ! rĂ©pondit Quartilla, Ă©tais-je donc plus formĂ©e quand, pour la premiĂšre fois, je reçus les caresses dâun homme ? Je veux mourir, si je me souviens dâavoir jamais Ă©tĂ© vierge ! Enfant, je folĂątrais avec des marmots de ma taille ; un peu plus grande, jâeus des amants plus hommes ; câest ainsi que je suis parvenue Ă lâĂąge oĂč vous me voyez. VoilĂ , sans doute, lâorigine du proverbe Qui lâa bien portĂ© veau Peut le porter taureau[1]. â Craignant donc quâen mon absence il nâarrivĂąt pis Ă Giton, je me levai pour assister Ă la cĂ©rĂ©monie. CHAPITRE XXVI. DĂ©jĂ , par les soins de PsychĂ©, sâavançait Pannychis, le front couvert du voile de lâhymen ; dĂ©jĂ notre baladin ouvrait la marche, un flambeau Ă la main, et une longue file de femmes ivres marchait derriĂšre lui en battant des mains ; dĂ©jĂ la couche nuptiale, ornĂ©e par elles, nâattendait plus que les deux Ă©poux. ĂchauffĂ©e par lâimage du plaisir, Quartilla se lĂšve brusquement, saisit Giton dans ses bras, et lâentraĂźne vers la chambre Ă coucher. Le fripon sây prĂȘtait de fort bonne grĂące ; la jeune fille nâĂ©tait rien moins que triste elle avait entendu sans pĂąlir le mot dâhymen. Pour laisser le champ libre aux combattants, nous restĂąmes sur le seuil de la porte. La curieuse Quartilla lâavait laissĂ©e malicieusement entrâouverte, et son Ćil libertin contemplait avec aviditĂ© les Ă©bats du couple novice. BientĂŽt, pour me faire jouir du mĂȘme spectacle, elle mâattire doucement Ă elle ; or, comme dans cette attitude nos joues se touchaient, cela lui donnait de frĂ©quentes distractions, et de temps en temps elle tournait la bouche de mon cĂŽtĂ© pour me dĂ©rober un baiser furtivement. Las des importunitĂ©s de cette femme, je songeais Ă mâen dĂ©livrer par la fuite. Ascylte, informĂ© de mon dessein, lâapprouva beaucoup ; câĂ©tait aussi sa seule ressource contre les persĂ©cutions de PsychĂ©. Rien nâĂ©tait plus facile, si Giton nâeĂ»t Ă©tĂ© enfermĂ© avec Pannychis ; mais nous voulions lâemmener pour le soustraire Ă la lubricitĂ© de ces Messalines. Pendant que nous cherchions quelque expĂ©dient, Pannychis tombe du lit ; entraĂźnĂ©e par son poids, Giton la suit dans sa chute. Heureusement, il en fut quitte pour la peur ; mais, blessĂ©e lĂ©gĂšrement Ă la tĂȘte, Pannychis jette les hauts cris. Quartilla, effrayĂ©e, vole Ă son secours ; nous de dĂ©taler aussitĂŽt vers notre auberge ; et bientĂŽt, Ă©tendus dans nos lits, nous passĂąmes Ă bien dormir le reste de la nuit. Le lendemain, au sortir du logis, nous rencontrĂąmes deux de nos ravisseurs Ascylte en attaque un avec fureur, et lâĂ©tend Ă terre griĂšvement blessĂ© ; puis il vient aussitĂŽt mâaider Ă presser le second ; mais il se dĂ©fendait si bravement, quâil nous blessa lâun et lâautre, lĂ©gĂšrement Ă la vĂ©ritĂ©, et parvint Ă sâĂ©chapper sans la moindre Ă©gratignure. Nous touchions au jour marquĂ© par Trimalchion, jour oĂč, dans un souper splendide, il devait affranchir un grand nombre dâesclaves. Mais, Ă©charpĂ©s comme nous lâĂ©tions, nous trouvĂąmes plus Ă propos de fuir que de rester tranquilles en ce lieu. Rentrant donc au plus tĂŽt Ă lâauberge, nous nous mĂźmes au lit, et nous pansĂąmes avec du vin et de lâhuile nos blessures, heureusement peu profondes. Cependant, nous avions laissĂ© un de nos ravisseurs sur le carreau ; la crainte dâĂȘtre reconnus nous donnait de mortelles inquiĂ©tudes. Tandis que, tout pensifs, nous rĂȘvions aux moyens de conjurer lâorage, un valet dâAgamemnon vint interrompre nos tristes rĂ©flexions â Eh bien ! nous dit-il, ignorez-vous chez qui lâon dĂźne aujourdâhui ? câest chez Trimalchion[1], chez cet homme opulent dont la salle Ă manger est ornĂ©e dâune horloge prĂšs de laquelle un esclave, la trompette Ă la main, lâavertit de la fuite du temps et de la vie. â AussitĂŽt, oubliant tous nos maux passĂ©s, nous nous habillons Ă la hĂąte ; et Giton, qui jusquâalors avait bien voulu nous servir de valet, reçoit lâordre de nous suivre au bain. CHAPITRE XXVII. DĂšs que nous fĂ»mes sortis, nous commençùmes Ă rĂŽder de tous cĂŽtĂ©s, ou plutĂŽt Ă folĂątrer. Des joueurs Ă©taient rĂ©unis en cercle nous nous en approchons, et le premier objet qui frappe notre vue est un vieillard au front chauve, vĂȘtu dâune tunique rousse, et jouant Ă la paume avec de jeunes esclaves aux cheveux longs et flottants[1]. Nous ne savions quâadmirer le plus, ou la beautĂ© de ces enfants, ou la mollesse de ce vieux bouc, qui jouait en pantoufles avec des balles vertes. DĂšs quâune de ces balles avait touchĂ© la terre, on la jetait au rebut un de ses gens, postĂ© prĂšs des joueurs avec une corbeille bien garnie, leur en fournissait sans cesse de nouvelles. Entre autres choses bizarres, nous vĂźmes, aux deux extrĂ©mitĂ©s du jeu, deux eunuques, dont lâun portait un pot de nuit dâargent, lâautre comptait les balles, non pas celles que les joueurs se renvoyaient les uns aux autres, mais celles qui tombaient Ă terre. Tandis que nous admirions cette magnificence, MĂ©nĂ©las vint Ă nous â VoilĂ , nous dit-il, en dĂ©signant Trimalchion, voilĂ celui qui vous traite aujourdâhui ; ce que vous voyez nâest que le prĂ©lude du souper. â Il allait en dire davantage, quand Trimalchion fait craquer ses doigts[2]. Ă ce signal du maĂźtre, lâun des eunuques approche, le bassin Ă la main. Trimalchion soulage sa vessie, fait signe quâon lui serve de lâeau, en mouille lĂ©gĂšrement lâextrĂ©mitĂ© de ses doigts, et les essuie aux cheveux dâun esclave[3]. CHAPITRE XXVIII. On ne finirait pas de raconter toutes les singularitĂ©s qui nous frappĂšrent. Enfin, nous nous rendĂźmes aux Thermes, et lĂ , nous passĂąmes promptement du bain chaud au rafraĂźchissoir. On venait de parfumer Trimalchion, et les frottoirs dont on lâessuyait Ă©taient, non pas de lin, mais du molleton le plus doux. Trois garçons Ă©tuvistes sablaient le falerne en sa prĂ©sence ; et comme, en se disputant Ă qui boirait le plus, ils en rĂ©pandaient beaucoup Ă terre â Buvez, buvez Ă ma santĂ©, leur dit Trimalchion, il est de mon cru[1] ! â BientĂŽt on lâenveloppa dâune peluche Ă©carlate, puis on le plaça dans une litiĂšre prĂ©cĂ©dĂ©e de quatre valets de pied Ă livrĂ©es magnifiques, et dâune chaise Ă porteurs[2] oĂč figuraient les dĂ©lices de Trimalchion câĂ©tait un petit vieillard prĂ©coce, chassieux, plus laid que Trimalchion lui-mĂȘme. Tandis quâon lâemportait, un musicien sâapprocha de lui avec une petite flĂ»te ; et, penchĂ© Ă son oreille, comme sâil lui eĂ»t confiĂ© quelque secret, il ne cessa dâen jouer pendant toute la route. DĂ©jĂ rassasiĂ©s dâadmiration, nous suivĂźmes en silence, et nous arrivĂąmes avec Agamemnon Ă la porte du palais, sur le fronton duquel Ă©tait placĂ© un Ă©criteau avec cette inscription TOUT ESCLAVE QUI SORTIRA SANS LâAUTORISATION DU MAĂTRE RECEVRA CENT COUPS DE FOUET. Sous le vestibule mĂȘme se tenait le portier, habillĂ© de vert, avec une ceinture couleur cerise il Ă©cossait des pois dans un plat dâargent. Au-dessus du seuil Ă©tait suspendue une cage dâor renfermant une pie au plumage bigarrĂ©, qui saluait de ses cris ceux qui entraient. CHAPITRE XXIX. Pour moi, bouche bĂ©ante, jâadmirais tout cela, quand, Ă la gauche de lâentrĂ©e, prĂšs de la loge du portier, jâaperçus un Ă©norme dogue enchaĂźnĂ©, au-dessus duquel Ă©tait Ă©crit, en lettres capitales gare, gare le chien[1] ! Ce nâĂ©tait un dogue quâen peinture ; mais sa vue me causa un tel effroi, que je faillis tomber Ă la renverse et me casser les jambes ; et mes compagnons de rire. Cependant, je recouvrai mes esprits, et je continuai lâexamen des sujets peints Ă fresque sur la muraille. On y voyait un marchĂ© dâesclaves qui portaient leurs titres suspendus Ă leur cou[2], et Trimalchion lui-mĂȘme qui, les cheveux flottants, et un caducĂ©e Ă la main, entrait dans Rome, conduit par Minerve. Plus loin, il Ă©tait reprĂ©sentĂ© prenant des leçons de calcul, puis devenant trĂ©sorier le peintre avait eu soin dâaider, par des inscriptions trĂšs dĂ©taillĂ©es, lâintelligence des spectateurs. Ă lâextrĂ©mitĂ© de ce portique, Mercure enlevait notre hĂ©ros par le menton, et le plaçait sur le siĂšge le plus Ă©levĂ© dâun tribunal. PrĂšs de lui sâempressait la Fortune avec une Ă©norme corne dâabondance ; et les trois Parques filaient ses destins avec des fils dâor. Je remarquai aussi une troupe dâesclaves qui, sous la conduite dâun maĂźtre, sâexerçaient Ă la course. Dans un angle du portique, je vis encore une vaste armoire qui renfermait un reliquaire oĂč Ă©taient placĂ©s des Lares dâargent, une statue de VĂ©nus en marbre, et une boĂźte dâor dâassez grande dimension[3], qui, disait-on, renfermait la premiĂšre barbe de Trimalchion. Alors, je me mis Ă interroger le concierge. â Quelles sont, lui dis-je, ces peintures que je vois au centre du portique ? â LâIliade et lâOdyssĂ©e, me rĂ©pondit-il ; sur la gauche, vous voyez un combat de gladiateurs. CHAPITRE XXX. Nous nâavions pas le temps dâexaminer Ă loisir toutes ces curiositĂ©s. DĂ©jĂ nous Ă©tions arrivĂ©s Ă la salle du festin, Ă lâentrĂ©e de laquelle se tenait lâintendant de la maison, recevant des comptes ce qui mâĂ©tonna le plus, ce fut dâapercevoir, sur le chambranle de la porte, des faisceaux surmontĂ©s de haches, et dont lâextrĂ©mitĂ© infĂ©rieure se terminait par une espĂšce dâĂ©peron de galĂšre en airain, sur lequel Ă©tait Ă©crit Ă GAĂUS POMPĂE TRIMALCHION SĂVIR AUGUSTAL CINNAME SON TRĂSORIER. Cette inscription Ă©tait Ă©clairĂ©e par une double lampe suspendue Ă la voĂ»te. Jâaperçus aussi deux tablettes attachĂ©es aux deux battants de la porte ; lâune, si jâai bonne mĂ©moire, portait ces mots LE III, ET LA VEILLE DES CALENDES DE JANVIER, GAĂUS NOTRE MAĂTRE SOUPE EN VILLE. lâautre reprĂ©sentait le cours de la lune, les sept planĂštes, les jours fastes et nĂ©fastes, indiquĂ©s par des points de diffĂ©rentes couleurs. Au moment oĂč, enivrĂ©s de tant de merveilles, nous nous disposions Ă entrer dans la salle du banquet, un esclave, spĂ©cialement chargĂ© de cet emploi, nous cria â Du pied droit ! â Il y eut parmi nous un moment de confusion, dans la crainte que quelquâun des convives ne franchĂźt le seuil sans prendre le pas dâordonnance. Enfin, nous partions tous ensemble du pied droit, quand tout Ă coup un autre esclave, dĂ©pouillĂ© de ses vĂȘtements, tombe Ă nos pieds, et nous supplie de le soustraire au chĂątiment dont il est menacĂ© sa faute, Ă lâentendre, Ă©tait trĂšs lĂ©gĂšre tandis que le trĂ©sorier Ă©tait au bain, chargĂ© de la garde de ses habits, il les avait laissĂ© prendre ; mais ils valaient Ă peine dix sesterces, nous dit-il. Faisant donc volte-face, et toujours partant du pied droit, nous allons vers le trĂ©sorier ; nous le trouvons Ă son bureau, qui comptait de lâor, et nous le supplions instamment de faire grĂące Ă ce pauvre esclave. â Câest moins la perte que jâai faite, nous dit-il, en jetant sur nous un regard orgueilleux, que la nĂ©gligence de ce misĂ©rable qui mâirrite. Le vĂȘtement quâil mâa laissĂ© prendre Ă©tait une robe de banquet[1] elle mâavait Ă©tĂ© donnĂ©e par un de mes clients, le jour anniversaire de ma naissance ; elle Ă©tait assurĂ©ment de pourpre Tyrienne ; mais elle avait dĂ©jĂ Ă©tĂ© lavĂ©e une fois. Quoi quâil en soit, je vous accorde la grĂące du coupable. CHAPITRE XXXI. Reconnaissants dâune si grande clĂ©mence, nous Ă©tions Ă peine entrĂ©s dans la salle du festin, quand ce mĂȘme esclave, pour lequel nous venions dâintercĂ©der, se prĂ©cipite vers nous, et, pour nous remercier de cet acte dâhumanitĂ©, nous applique tant et de si vigoureux baisers, que nous ne savions oĂč nous en Ă©tions. â Du reste, nous dit-il, vous allez bientĂŽt connaĂźtre que vous nâavez pas obligĂ© un ingrat câest moi qui sers le vin du maĂźtre, et jâen dispose Ă mon grĂ©. â Lorsque, aprĂšs tous ces retards, nous fĂ»mes enfin placĂ©s Ă table, des esclaves Ă©gyptiens[1] nous versĂšrent sur les mains de lâeau de neige[2], et furent bientĂŽt remplacĂ©s par dâautres qui nous lavĂšrent les pieds et nous nettoyĂšrent les ongles avec une admirable dextĂ©ritĂ© ce que faisant, ils ne gardaient pas le silence, mais ils chantaient, tout en sâacquittant dâun si triste office. Curieux de savoir si les autres esclaves faisaient ainsi leur service en chantant, je demande Ă boire aussitĂŽt un esclave empressĂ© mâapporte une coupe, en accompagnant cette action dâun chant aigre et discordant ainsi faisaient tous les gens de la maison lorsquâon leur demandait quelque chose. Vous eussiez cru ĂȘtre au milieu dâun chĆur de pantomimes plutĂŽt quâĂ la table dâun pĂšre de famille. Cependant, on apporte le premier service, qui Ă©tait on ne peut plus splendide ; car dĂ©jĂ tout le monde Ă©tait Ă table, Ă lâexception de Trimalchion, Ă qui, contre lâusage, on avait rĂ©servĂ© la place dâhonneur. Sur un plateau destinĂ© aux hors-dâĆuvre Ă©tait un petit Ăąne en bronze de Corinthe, portant un bissac qui contenait dâun cĂŽtĂ© des olives blanches, de lâautre des noires. Sur le dos de lâanimal Ă©taient deux plats dâargent sur le bord desquels Ă©taient gravĂ©s le nom de Trimalchion et le poids du mĂ©tal[3]. Des arceaux en forme de ponts soutenaient des loirs assaisonnĂ©s avec du miel et des pavots[4]. Plus loin, des saucisses brĂ»lantes sur un gril dâargent ; et, au-dessous du gril, des prunes de Syrie et des grains de grenade. CHAPITRE XXXII. Nous Ă©tions plongĂ©s dans cet ocĂ©an de dĂ©lices, lorsquâaux accents dâune symphonie parut Trimalchion lui-mĂȘme, portĂ© par des esclaves qui le posĂšrent bien mollement sur un lit garni de petits coussins. Ă cet aspect imprĂ©vu, nous ne pĂ»mes nous empĂȘcher de rire Ă©tourdiment. Il fallait voir sa tĂȘte chauve sâĂ©chappant dâun voile de pourpre[1], et son cou affublĂ© dâune vaste serviette, en forme de laticlave, qui sâĂ©tendait sur tous les vĂȘtements dont il Ă©tait chargĂ©, et retombait en franges des deux cĂŽtĂ©s. Il portait aussi, au petit doigt de la main gauche, un grand anneau dorĂ©, et, Ă lâextrĂ©mitĂ© du doigt suivant, un anneau de plus petite dimension, mais dâor pur, Ă ce quâil me parut, et parsemĂ© dâĂ©toiles dâacier. Ce nâest pas tout pour nous Ă©blouir de lâĂ©clat de ses richesses, il dĂ©couvrit son bras droit, ornĂ© dâun bracelet dâor, Ă©maillĂ© de lames de lâivoire le plus brillant. CHAPITRE XXXIII. â Amis, nous dit-il, en se nettoyant la bouche avec un cure-dent dâargent[1], si je nâavais suivi que mon goĂ»t, je ne serais pas venu si tĂŽt vous rejoindre ; mais, pour ne pas retarder plus longtemps vos plaisirs par mon absence, je me suis arrachĂ© volontairement Ă un jeu qui mâamusait beaucoup permettez-moi donc, je vous prie, de finir ma partie. â En effet, il Ă©tait suivi dâun esclave portant un damier de bois de tĂ©rĂ©binthe et des dĂ©s de cristal ; et, ce qui me parut le comble du raffinement, au lieu de dames blanches et noires, il se servait de piĂšces dâor et dâargent. Tandis quâen jouant il enlevait tous les pions de son adversaire, on nous sert, sur un plateau, une corbeille dans laquelle Ă©tait une poule de bois sculptĂ©, qui, les ailes ouvertes et Ă©tendues en cercle, semblait rĂ©ellement couver des Ćufs. AussitĂŽt deux esclaves sâen approchĂšrent, aux accords de lâĂ©ternelle symphonie ; et, fouillant dans la paille, en retirĂšrent des Ćufs de paon quâils distribuĂšrent aux convives. Cette scĂšne attira les regards de Trimalchion â Amis, nous dit-il ; câest par mon ordre quâon a mis des Ćufs de paon sous cette poule. Et, certes, jâai lieu de craindre quâils ne soient dĂ©jĂ couvis ; essayons toutefois sâils sont encore mangeables. â On nous servit, Ă cet effet, des cuillers qui ne pesaient pas moins dâune demi-livre, et nous brisĂąmes ces Ćufs, recouverts dâune pĂąte lĂ©gĂšre, qui imitait parfaitement la coquille. JâĂ©tais sur le point de jeter celui quâon mâavait servi, car je croyais y voir remuer un poulet, lorsquâun vieux parasite mâarrĂȘta â Il y a lĂ dedans, me dit-il, je ne sais quoi dâexcellent. â Je cherche donc dans la coquille, et jây trouve un becfigue bien gras, enseveli dans des jaunes dâĆufs poivrĂ©s. CHAPITRE XXXIV. Cependant Trimalchion, interrompant sa partie, se fit apporter successivement tous les mets quâon nous avait servis. Il venait de nous annoncer Ă haute voix que, si quelquâun de nous dĂ©sirait retourner au vin miellĂ©[1], il nâavait quâĂ parler ; lorsquâĂ un nouveau signal donnĂ© par lâorchestre, un chĆur dâesclaves enleva en cadence les entrĂ©es. Au milieu du tumulte que causa le service, un plat dâargent vint Ă tomber ; un esclave, croyant bien faire, le ramasse. Trimalchion, qui sâen aperçoit, fait appliquer Ă lâofficieux serviteur de vigoureux soufflets, pour punir sa gaucherie, et ordonne que lâon rejette Ă terre ce mĂȘme plat dâargent[2], quâun valet vient balayer avec les autres ordures. Alors entrĂšrent deux Ăthiopiens Ă longue chevelure, portant deux petites outres pareilles Ă celles dont on se sert pour arroser lâamphithéùtre, et, au lieu dâeau, ils nous versĂšrent du vin sur les mains. Comme on sâextasiait sur cet excĂšs de luxe, notre hĂŽte sâĂ©cria â Mars aime lâĂ©galitĂ©. â En consĂ©quence, il exige que chacun des convives ait sa table Ă lui seul â Par ce moyen, ajouta-t-il, ces esclaves puants, nâĂ©tant plus entassĂ©s, nous suffoqueront moins. â AussitĂŽt on apporte des flacons de cristal soigneusement cachetĂ©s[3] ; au cou de chacun dâeux Ă©tait suspendue une Ă©tiquette ainsi conçue FALERNE OPIMIEN DE CENT ANS. Tandis que nous parcourions des yeux les Ă©tiquettes, Trimalchion battant des mains â HĂ©las ! sâĂ©cria-t-il, hĂ©las ! il est donc vrai, le vin vit plus longtemps que lâhomme ! Buvons donc comme des Ă©ponges ; le vin, câest la vie celui que je vous offre est du vĂ©ritable opimien hier, jâavais Ă souper meilleure compagnie, et le vin quâon servit Ă©tait moins bon. â Tandis que, tout en buvant, nous admirions en dĂ©tail la somptuositĂ© du festin, un esclave posa sur la table un squelette dâargent[4], si bien imitĂ©, que les vertĂšbres et les articulations se mouvaient avec facilitĂ© dans tous les sens. Lorsque lâesclave eut fait jouer deux ou trois fois les ressorts de cet automate, et lui eut fait prendre plusieurs attitudes, Trimalchion se mit Ă dĂ©clamer Que lâhomme est peu de chose, hĂ©las ! et de ses ans____Que la trame est courte et fragile ! La tombe est sous nos pas ; mais, dans leur vol agile, Sachons, par le plaisir, embellir nos instants. CHAPITRE XXXV. Cette espĂšce dâĂ©lĂ©gie fut interrompue par lâarrivĂ©e du second service, dont la magnificence ne rĂ©pondit pas Ă notre attente. Cependant, un nouveau prodige attira bientĂŽt tous les regards câĂ©tait un surtout en forme de globe, autour duquel Ă©taient reprĂ©sentĂ©s les douze signes du zodiaque, rangĂ©s en cercle[1]. Au-dessus de chacun dâeux, le maĂźtre dâhĂŽtel avait placĂ© des mets qui, par leur forme ou leur nature, avaient quelque rapport avec ces constellations sur le BĂ©lier, des pois chiches ; sur le Taureau, une piĂšce de bĆuf ; sur les GĂ©meaux, des rognons et des testicules ; sur le Cancer, une simple couronne ; sur le Lion, des figues dâAfrique ; sur la Vierge, une matrice de truie ; au-dessus de la Balance, un peson qui, dâun cĂŽtĂ©, soutenait une tourte, de lâautre, un gĂąteau ; au-dessus du Scorpion, un petit poisson de mer ; au-dessus du Sagittaire, un liĂšvre ; une langouste sur le Capricorne ; sur le Verseau, une oie ; deux surmulets sur les Poissons. Au centre de ce beau globe, une touffe de gazon artistement ciselĂ©e supportait un rayon de miel. Un esclave Ă©gyptien nous prĂ©sentait Ă la ronde du pain chaud dans un petit four dâargent ; et, chemin faisant, ce mĂȘme esclave tirait de son rauque gosier un hymne en lâhonneur de je ne sais quelle infusion de laser et de vin. Nous nous disposions tristement Ă attaquer des mets aussi grossiers, quand Trimalchion â Si vous voulez mâen croire, mangeons[2], nous dit-il ; vous avez devant vous le plus succulent du repas. CHAPITRE XXXVI. Il dit ; et, au son des instruments, quatre esclaves sâĂ©lancent vers la table, et enlĂšvent, en dansant, la partie supĂ©rieure de ce globe. Soudain se dĂ©couvre Ă nos yeux un nouveau service des volailles engraissĂ©es[1], une tĂ©tine de truie, un liĂšvre avec des ailes sur le dos, qui figurait PĂ©gase. Nous remarquĂąmes aussi, dans les angles de ce surtout, quatre satyres qui portaient de petites outres dâoĂč sâĂ©coulait une saumure poivrĂ©e[2], dont les flots allaient grossir lâeuripe oĂč nageaient des poissons tout accommodĂ©s[3]. Ă cette vue, tous les valets dâapplaudir, et nous de les imiter. Ce fut alors avec un rire de satisfaction que nous attaquĂąmes ces mets exquis. Trimalchion, enchantĂ© comme nous de cette surprise mĂ©nagĂ©e par le cuisinier â Coupez ! sâĂ©cria-t-il. â AussitĂŽt sâavance un Ă©cuyer tranchant qui se met Ă dĂ©couper les viandes, en observant dans tous ses gestes la mesure de lâorchestre[4], avec une telle exactitude, que lâon eĂ»t dit un conducteur de chars parcourant lâarĂšne aux sons de lâorgue hydraulique. Cependant Trimalchion disait toujours avec les plus douces inflexions de voix â Coupez, coupez. â Soupçonnant quelque fine plaisanterie dans ce mot si souvent rĂ©pĂ©tĂ©, je nâhĂ©sitai pas Ă demander Ă mon plus proche voisin le sens de cette Ă©nigme. Il avait Ă©tĂ© souvent tĂ©moin de semblables scĂšnes â Vous voyez bien, me rĂ©pondit-il, cet esclave chargĂ© de dĂ©couper ? CoupĂ© est son nom. Ainsi toutes les fois que notre hĂŽte lui dit Coupez ! du mĂȘme mot il appelle et il commande. CHAPITRE XXXVII. Mon appĂ©tit Ă©tant complĂštement satisfait, je me tournai tout Ă fait vers mon voisin, pour entendre plus aisĂ©ment ses rĂ©ponses ; et, aprĂšs une foule de questions qui nâavaient pour but que dâengager la conversation â Quelle est, lui dis-je, cette femme que je vois sans cesse aller et venir de tous cĂŽtĂ©s ? â Câest la femme de Trimalchion[1] on lâappelle Fortunata, et jamais nom ne fut mieux mĂ©ritĂ©, car elle mesure lâor au boisseau. â QuâĂ©tait-elle avant son mariage ? â Sauf votre respect[2], vous nâeussiez pas voulu recevoir de sa main un morceau de pain. Mais je ne sais ni pourquoi ni comment elle est parvenue Ă cette Ă©lĂ©vation Trimalchion ne voit que par ses yeux, Ă un tel point, que, si elle lui disait quâil fait nuit Ă midi, il le croirait. Ce CrĂ©sus est si riche, quâil ne connaĂźt pas toute lâĂ©tendue de ses biens ; mais cette bonne mĂ©nagĂšre veille Ă tous les dĂ©tails de sa fortune vous la trouvez toujours oĂč vous lâattendiez le moins. Elle est sobre, tempĂ©rante, de bon conseil ; mais câest une langue de vipĂšre, une vĂ©ritable pie domestique[3]. Quand elle aime, elle aime bien ; mais aussi quand elle hait, câest de toute son Ăąme[4]. Trimalchion possĂšde de si vastes domaines, quâils lasseraient les ailes dâun milan. Il entasse les intĂ©rĂȘts des intĂ©rĂȘts, et lâon voit plus dâargent dans la loge de son portier, que personne de nos jours nâen possĂšde pour tout patrimoine. Quant Ă ses esclaves, oh ! oh ! par ma foi, je ne crois pas que la dixiĂšme partie dâentre eux connaisse son maĂźtre. Mais la crainte quâil leur inspire est telle, quâavec une simple houssine il les ferait tous entrer dans un trou de souris. CHAPITRE XXXVIII. Mais gardez-vous de croire quâil ait besoin de rien acheter ; il trouve dans ses domaines tout ce quâil lui faut la laine, la cire, le poivre ; vous demanderiez chez lui du lait de poule quâon vous en servirait aussitĂŽt. Ses brebis ne lui donnaient quâune laine de mĂ©diocre qualitĂ© ; il a fait acheter des bĂ©liers Ă Tarente[1] pour renouveler ses troupeaux. Pour avoir dans ses ruches du miel attique ; il a fait venir du mont Hymette des essaims, et il espĂšre que les abeilles du pays deviendront meilleures par leur croisement avec celles de la GrĂšce. Ces jours derniers ne sâest-il pas avisĂ© dâĂ©crire quâon lui envoyĂąt des Indes de la graine de champignons[2] ! Bien plus, il nây a pas, dans ses haras, une seule mule qui nâait pour pĂšre un onagre[3]. Vous voyez bien tous ces lits ? il nây en a pas un dont la laine ne soit teinte en pourpre ou en Ă©carlate. Est-il un mortel plus heureux ! Quant Ă ces affranchis, ses anciens compagnons de servitude[4], nâallez pas les mĂ©priser ils nagent dans lâopulence. Remarquez celui qui occupe la derniĂšre place au bas cĂŽtĂ© de la table il possĂšde aujourdâhui huit cents grands sesterces ; naguĂšre câĂ©tait moins que rien ; il Ă©tait obligĂ© de porter du bois pour vivre. On assure pour moi jâignore si le fait est vrai, mais je lâai entendu dire quâayant eu derniĂšrement lâadresse de sâemparer du chapeau dâun incube, il a trouvĂ© un trĂ©sor. Si, en effet, quelque dieu lui a fait ce prĂ©sent, je ne lui porte pas envie. Il nâen est pas moins un affranchi de fraĂźche date ; mais il ne sâen trouve pas plus mal. Aussi, derniĂšrement, a-t-il fait mettre cette inscription sur sa porte C. POMPĂE DIOGĂNE, DEPUIS LES CALENDES DE JUILLET, A MIS EN LOCATION LA CHAMBRE QUâIL HABITAIT, PARCE QUâIL VIENT DâACHETER UNE MAISON POUR LUI-MĂME. Quel est, continuai-je, celui qui occupe la place destinĂ©e aux affranchis ? comme il se soigne, le gaillard ! â Je ne lui en fais pas reproche ; il avait dĂ©cuplĂ© son patrimoine ; mais ses affaires ont mal tournĂ© il nâa pas sur la tĂȘte un cheveu qui lui appartienne ; et cependant ce nâest pas sa faute, car il nây a pas sur la terre un plus honnĂȘte homme, mais bien celle de quelques fripons dâaffranchis qui lâont dĂ©pouillĂ© jusquâau dernier sou. Car dĂšs que la marmite est renversĂ©e[5], et que la fortune dĂ©cline, les amis disparaissent aussitĂŽt. â Et par quel honnĂȘte mĂ©tier est-il parvenu au rang quâil occupe maintenant ? â Le voici il Ă©tait entrepreneur de funĂ©railles. Sa table Ă©tait servie comme celle dâun roi on y voyait des sangliers entiers encore couverts de leurs soies[6], des piĂšces de pĂątisserie, des oiseaux rares, des cerfs, des poissons, des liĂšvres. On rĂ©pandait chez lui plus de vin sous la table que bien dâautres nâen ont dans leurs celliers. â Mais câest un rĂȘve quâune pareille extravagance. â Aussi, lorsquâil vit son crĂ©dit chanceler, de peur que ses crĂ©anciers ne sâimaginassent quâil en Ă©tait aux expĂ©dients, il fit afficher cet avis JULIUS PROCULUS VENDRA A LâENCAN LE SUPERFLU DE SON MOBILIER. CHAPITRE XXXIX. Trimalchion interrompit cet agrĂ©able entretien[1]. On avait dĂ©jĂ enlevĂ© le second service, et, le vin excitant la gaietĂ© des convives, la conversation Ă©tait devenue gĂ©nĂ©rale. Alors notre hĂŽte, les coudes appuyĂ©s sur la table[2] â Ăgayons notre vin, mes amis, et buvons assez pour mettre Ă la nage les poissons que nous avons mangĂ©s. Pensez-vous, dites-moi, que je me contente des mets quâon nous a servis dans les compartiments de ce surtout que vous avez vu ? Quâest-ce Ă dire ? Connaissez-vous si peu les ruses dâUlysse[3] ? Mais sachons cependant entremĂȘler aux plaisirs de la table les dissertations savantes[4]. Que la cendre de mon bienfaiteur repose en paix ! câest Ă lui que je dois de jouer le rĂŽle dâun homme parmi mes semblables. Aussi lâon ne peut rien me servir qui mâĂ©tonne par sa nouveautĂ© par exemple, je puis, mes chers amis, vous expliquer lâallĂ©gorie de ce globe. Le ciel est le sĂ©jour de douze divinitĂ©s dont il prend tour Ă tour les diffĂ©rentes figures[5]. TantĂŽt il est sous lâinfluence du BĂ©lier, et tous ceux qui reçoivent le jour sous cette constellation possĂšdent de nombreux troupeaux et de la laine en abondance. Ils sont, en outre, entĂȘtĂ©s, sans pudeur ; ils aiment Ă heurter les gens[6]. Ce signe prĂ©side Ă la naissance de la plupart des Ă©tudiants et des dĂ©clamateurs. â Nous applaudĂźmes Ă la fine plaisanterie de notre astrologue[7] ; aussi sâempressa-t-il dâajouter â Le Taureau vient ensuite rĂ©gner sur les cieux alors naissent les gens hargneux, les bouviers et ceux qui nâont dâautre occupation que de paĂźtre comme des brutes. Ceux qui naissent sous le signe des GĂ©meaux aiment Ă sâaccoupler comme les deux chevaux dâun char, les deux taureaux dâune charrue et les deux organes de la gĂ©nĂ©ration ; ils brĂ»lent Ă©galement pour les deux sexes. Pour moi, jâai reçu le jour sous le signe du Cancer ; comme cet animal amphibie, je marche sur plusieurs pieds, et mes possessions sâĂ©tendent sur lâun et lâautre Ă©lĂ©ment aussi, je nâai placĂ© sur ce signe quâune couronne, pour ne pas dĂ©figurer mon horoscope[8]. Sous le Lion naissent les grands mangeurs et ceux qui aiment Ă dominer ; sous la Vierge, les hommes effĂ©minĂ©s, poltrons et destinĂ©s Ă porter des fers ; sous la Balance, les bouchers, les parfumeurs, et tous ceux qui vendent leurs marchandises au poids ; sous le Scorpion, les empoisonneurs et les meurtriers ; sous le Sagittaire, ces gens Ă lâĆil louche, qui semblent regarder les lĂ©gumes et dĂ©crochent le lard ; sous le Capricorne, les portefaix, dont la peau devient calleuse Ă force de travail ; sous le Verseau, les cabaretiers et les gens Ă tĂȘte de citrouille[9] ; sous les Poissons enfin, les cuisiniers et les rhĂ©teurs[10]. Ainsi tourne le monde, comme une meule, et ce mouvement de rotation nous apporte toujours quelque malheur, soit quâil nous fasse naĂźtre ou mourir. Quant au gazon que vous voyez au milieu du globe, et au rayon de miel dont il est couvert, ce nâest pas sans raison ; car la terre, notre commune mĂšre, arrondie comme un Ćuf, occupe le centre de lâunivers et elle renferme dans son sein tous les biens dĂ©sirables, dont le miel est lâemblĂšme. CHAPITRE XL. Admirable ! sâĂ©criĂšrent Ă la fois tous les convives, en levant les mains au ciel chacun de nous jurait quâHipparque ni Aratus ne mĂ©ritaient dâĂȘtre comparĂ©s Ă Trimalchion. Ce concert dâĂ©loges fut interrompu par lâentrĂ©e de valets qui Ă©tendirent sur nos lits des tapis oĂč Ă©taient reprĂ©sentĂ©s en broderie des filets, des piqueurs avec leurs Ă©pieux, enfin, tout lâattirail de la chasse. Nous ne savions encore ce que cela signifiait, lorsque tout Ă coup un grand bruit se fait entendre au dehors, et des chiens de Laconie, sâĂ©lançant dans la salle, se mettent Ă courir autour de la table. Ils Ă©taient suivis dâun plateau sur lequel on portait un sanglier de la plus haute taille. Sa hure Ă©tait coiffĂ©e dâun bonnet dâaffranchi ; Ă ses dĂ©fenses Ă©taient suspendues deux corbeilles tissues de petites branches de palmier, lâune remplie de dattes de Syrie, lâautre de dattes de la ThĂ©baĂŻde[1]. Des marcassins faits de pĂąte cuite au four entouraient lâanimal, comme sâils eussent voulu se suspendre Ă ses mamelles, et nous indiquaient assez que câĂ©tait une laie les convives Ă qui on les offrit eurent la permission de les emporter. Cette fois, ce ne fut pas ce mĂȘme CoupĂ©, que nous avions vu dĂ©pecer les autres piĂšces, qui se prĂ©senta pour faire la dissection du sanglier, mais un grand estafier, Ă longue barbe, dont les jambes Ă©taient enveloppĂ©es de bandelettes, et qui portait un habit de chasseur. Tirant son couteau de chasse, il en donne un grand coup dans le ventre du sanglier soudain, de son flanc entrâouvert, sâĂ©chappe une volĂ©e de grives. En vain les pauvres oiseaux cherchent Ă sâĂ©chapper en voltigeant autour de la salle ; des oiseleurs, armĂ©s de roseaux enduits de glu, les rattrapent Ă lâinstant, et, par lâordre de leur maĂźtre, en offrent un Ă chacun des convives. Alors Trimalchion â Voyez un peu si ce glouton de sanglier nâa pas avalĂ© tout le gland de la forĂȘt. â AussitĂŽt les esclaves courent aux corbeilles suspendues Ă ses dĂ©fenses, et nous distribuent, par portions Ă©gales, les dattes de Syrie et de ThĂ©baĂŻde. CHAPITRE XLI. Au milieu de tout ce mouvement, comme jâavais une place un peu sĂ©parĂ©e des autres, je me livrais Ă une foule de rĂ©flexions sur ce sanglier que lâon avait servi coiffĂ© dâun bonnet dâaffranchi. AprĂšs avoir Ă©puisĂ© toutes les conjectures les plus ridicules, je me hasardai Ă interroger de nouveau ce mĂȘme voisin qui mâavait dĂ©jĂ servi dâinterprĂšte, et Ă lui exposer la cause de mon embarras â Comment ! me dit-il ; mais votre esclave pourrait sans peine vous expliquer cela ; car ce nâest pas une Ă©nigme. Rien de plus simple, en effet. Ce sanglier fut servi hier sur la fin du repas ; les convives rassasiĂ©s le renvoyĂšrent sans y toucher ; câĂ©tait lui rendre sa libertĂ© aussi le voyez-vous reparaĂźtre aujourdâhui sur la table avec les attributs dâun affranchi. â Honteux de mon ignorance, je bornai lĂ mes questions, dans la crainte de passer pour un homme qui nâavait jamais mangĂ© en bonne compagnie. Pendant cet entretien, un jeune esclave dâune grande beautĂ©, couronnĂ© de pampre et de lierre, faisait le tour de la table avec une corbeille de raisins quâil prĂ©sentait aux convives. Se donnant tour Ă tour les noms de Bromius, de LyĂŠus et dâEvius, il chantait dâune voie aiguĂ« des vers que son maĂźtre avait composĂ©s. Ă ces accents, Trimalchion se tournant vers lui â Bacchus, lui dit-il, sois libre[1]. â Lâesclave aussitĂŽt dĂ©coiffe le sanglier de son bonnet, et le pose sur sa tĂȘte. â Alors Trimalchion ajouta â Vous avouerez que, chez moi, Bacchus est le pĂšre de la libertĂ©, puisque je viens de lâaffranchir. â Nous applaudĂźmes Ă ce bon mot du patron, et chacun Ă la ronde couvrit de baisers le jeune esclave. PressĂ© de satisfaire un besoin secret, Trimalchion quitta la table. Son dĂ©part, en nous dĂ©livrant dâun tyran importun, ranima la conversation des convives. Lâun dâentre eux, le premier, ayant demandĂ© des raisins Ă Bacchus â Quâest-ce quâun jour ? sâĂ©cria-t-il, un espace insensible Ă peine a-t-on le temps de se retourner, que dĂ©jĂ la nuit vient. Ainsi donc rien de plus sage que de passer directement du lit Ă la table. On nâa pas encore eu le temps de se refroidir, et lâon nâa pas besoin dâun bain pour se rĂ©chauffer toutefois, une boisson chaude est le meilleur des manteaux. Jâai bu comme un Thrace, aussi je ne sais plus ce que je dis, et le vin mâa brouillĂ© la cervelle. CHAPITRE XLII. Seleucus, lâinterrompant, prit la parole en ces termes â Ni moi non plus, je ne me baigne pas tous les jours ; câest lĂ un mĂ©tier de foulon. Lâeau a des dents invisibles qui rongent chaque jour notre corps et le minent insensiblement ; mais quand je me suis garni lâestomac dâune coupe de vin miellĂ©, je me moque du froid. Dâailleurs, je nâai pas pu me baigner aujourdâhui, car jâai assistĂ© Ă des funĂ©railles, Ă celles dâun homme aimable[1], de cet excellent Chrysanthe, qui vient de rendre lâĂąme. Il mâappelait encore il nây a quâun instant ; il me semble quâil est lĂ et que je lui parle. HĂ©las ! hĂ©las ! lâhomme nâest quâune outre enflĂ©e de vent ! câest moins quâune mouche car cet insecte a du moins quelques propriĂ©tĂ©s ; mais nous, nous ne sommes que des bulles dâeau. Que dirait-on, si Chrysanthe nâeĂ»t pas observĂ© un rĂ©gime sĂ©vĂšre ? Pendant cinq jours, il nâest pas entrĂ© dans sa bouche une goutte dâeau, pas une miette de pain, et cependant il sâen est allĂ© ! Mais il a eu un trop grand nombre de mĂ©decins, ou, plutĂŽt, il a succombĂ© Ă son mauvais destin car un mĂ©decin ne peut que soulager lâesprit[2]. Quoi quâil en soit, il a Ă©tĂ© enterrĂ©, on peut le dire, avec les plus grands honneurs, sur son lit de festin, enveloppĂ© de belles couvertures il y avait un grand nombre de pleureuses Ă son convoi. Il a affranchi quelques esclaves ; eh bien, son Ă©pouse a fait Ă peine semblant de verser quelques larmes. Quâaurait-elle fait, sâil ne lâavait pas si bien traitĂ©e ? Mais les femmes ! quâest-ce que les femmes ? elles sont de la nature du milan leur faire le moindre bien, câest comme si lâon le jetait dans un puits. Un vieil attachement devient pour elles une prison insupportable. CHAPITRE XLIII. Il y eut alors un certain PhilĂ©ros qui sâĂ©cria â Ne pensons quâaux vivants ! Chrysanthe a eu le sort quâil mĂ©ritait il a vĂ©cu honorablement, on lâa traitĂ© honorablement aprĂšs sa mort quâa-t-il Ă se plaindre ? Il nâavait pas un sou Ă son dĂ©but, et il eĂ»t ramassĂ© avec ses dents une obole dans un tas de fumier aussi, sâest-il arrondi peu Ă peu, et sâest accru comme un rayon de miel. Je crois, sur ma foi ! quâil laisse cent mille sesterces, et le tout en argent comptant. Cependant je vous dirai toute la vĂ©ritĂ© sur son compte, car je suis la franchise mĂȘme[1]. Il avait la parole dure ; il Ă©tait grand bavard, et câĂ©tait la discorde en personne[2]. Son frĂšre Ă©tait un homme de cĆur, tout Ă ses amis ; sa main Ă©tait libĂ©rale, et sa table ouverte Ă tout le monde. Ă son dĂ©but, il nâĂ©tait pas bien solide sur ses jambes ; mais il prit un maintien plus ferme Ă la premiĂšre vendange il vendit son vin au prix quâil voulut ; et, ce qui le fit surtout marcher la tĂȘte haute, câest quâil fit un hĂ©ritage dont il sut sâapproprier une part plus considĂ©rable que celle qui lui avait Ă©tĂ© laissĂ©e. Alors Chrysanthe, furieux contre son frĂšre, nâa-t-il pas fait la sottise de lĂ©guer son patrimoine Ă je ne sais quel intrigant, venu je ne sais dâoĂč ! Fuir ses parents, câest sâexpatrier soi-mĂȘme ; mais aussi il Ă©coutait ses affranchis comme des oracles ce sont eux qui lâont engagĂ© dans cette mauvaise voie. On ne peut rien faire de raisonnable quand on se laisse trop facilement persuader, surtout un homme qui est dans le commerce toutefois, il est vrai de dire quâil a fait de grands gains pendant sa vie, car il a reçu ce qui ne lui Ă©tait pas mĂȘme destinĂ©. Ce fut un vrai fils de la fortune. Dans ses mains le plomb se changeait en or ; mais rien nâest difficile aux personnes Ă qui tout vient Ă souhait. Ă quel Ăąge croyez-vous quâil soit mort ? Ă soixante-dix ans et plus. Mais il avait une santĂ© de fer, et portait son Ăąge Ă merveille il avait le poil noir comme un corbeau. Je lâavais connu autrefois fort dĂ©bauchĂ© ; et vieux, câĂ©tait encore un fier gaillard ; il ne respectait ni lâĂąge, ni le sexe ; tout lui Ă©tait bon, fĂ»t-ce un chien coiffĂ©. Qui pourrait lâen blĂąmer ? Le plaisir dâavoir joui, câest tout ce quâil emporte avec lui dans la tombe. CHAPITRE XLIV. Ainsi parla PhilĂ©ros ; GanymĂšde reprit en ces mots â Tous ces vains propos nâintĂ©ressent ni le ciel ni la terre ; et personne de vous ne songe Ă la famine qui nous menace. Je vous jure que, de toute la journĂ©e, je nâai pu trouver Ă me procurer une bouchĂ©e de pain. Quelle en est la cause ? la sĂ©cheresse qui dure toujours il me semble que je suis Ă jeun depuis un an. Malheur aux Ă©diles qui sâentendent avec les boulangers ! Aide-moi, je tâaiderai, voilĂ ce quâils se disent entre eux aussi le menu peuple souffre, pendant que ces sangsues nagent dans lâabondance. Oh ! si nous avions encore parmi nous de ces hommes dĂ©terminĂ©s que je trouvai ici Ă mon retour dâAsie ! Câest alors quâil faisait bon vivre ! La Sicile intĂ©rieure avait Ă©prouvĂ© la mĂȘme disette la sĂ©cheresse avait brĂ»lĂ© les moissons de cette contrĂ©e, quâon eĂ»t dite en butte au courroux de Jupiter. Mais Ă cette Ă©poque vivait Safinius je mâen souviens, quoique je fusse bien jeune alors il demeurait auprĂšs du vieil aqueduc. Ce nâĂ©tait point un homme, mais un vĂ©ritable tonnerre partout oĂč il passait, il mettait tout en combustion. Dâailleurs, cĆur droit, dâun commerce sĂ»r, ami dĂ©vouĂ© ; vous eussiez pu, sans crainte, jouer Ă la mourre avec lui les yeux fermĂ©s[1]. Câest au forum quâil fallait le voir ! il vous pilait ses adversaires comme dans un mortier. Il nâusait pas de dĂ©tours en parlant, mais il allait droit son chemin. Lorsquâil plaidait au barreau, sa voix grossissait peu Ă peu comme le son du clairon ; et jamais cependant on ne lâa vu ni suer ni cracher il avait le tempĂ©rament sec des Asiatiques[2]. Et comme il Ă©tait affable ! il rendait toujours un salut et appelait chacun par son nom on lâeĂ»t pris pour un simple citoyen comme nous. Aussi, pendant son Ă©dilitĂ©, les vivres Ă©taient pour rien. Ă cette Ă©poque, deux hommes affamĂ©s nâauraient pu manger un pain dâun sou ; aujourdâhui, ceux quâon nous vend au mĂȘme prix ne sont pas gros comme lâĆil dâun bĆuf. HĂ©las ! hĂ©las ! tout va de mal en pire dans ce pays ; tout y croĂźt comme la queue dâun veau, en rĂ©trĂ©cissant. Peut-on sâen Ă©tonner ? Nous avons pour Ă©dile un homme de nĂ©ant qui donnerait notre vie pour une obole. Aussi fait-il bombance chez lui, et reçoit-il plus dâargent en un jour quâun autre nâen possĂšde pour tout son patrimoine. Je pourrais citer telle affaire qui lui a valu mille deniers dâor. Oh ! si nous avions un peu de sang dans les veines, il ne nous mĂšnerait pas de la sorte ! Mais tel est le peuple aujourdâhui brave comme un lion au logis, timide, au dehors, comme un renard. Quant Ă moi, jâai dĂ©jĂ mangĂ© le prix de mes habits ; et, si la disette continue, je serai forcĂ©, pour vivre, de vendre ma pauvre bicoque. Que devenir en effet, si ni les dieux ni les hommes ne prennent pitiĂ© de cette colonie ? Le ciel me soit en aide ! je crois que tout cela arrive par la volontĂ© des immortels ; car, de nos jours, personne ne pense quâil y ait un dieu au ciel plus de jeĂ»nes ; on estime Jupiter moins que rien ; mais tous, les yeux tournĂ©s vers la terre, ne songent quâĂ compter leur or. Autrefois, les femmes, pieds nus, les cheveux Ă©pars, le front voilĂ©, et surtout lâĂąme pure, allaient, sur les coteaux, implorer Jupiter Pluvieux. AussitĂŽt la pluie tombait par torrents[3], et tout le monde se livrait Ă la joie. Mais maintenant il nâen est pas ainsi oubliĂ©s dans leurs temples, les dieux ont toujours les pieds enveloppĂ©s de laine comme des souris ; aussi, pour prix de notre impiĂ©tĂ©, nos champs restent stĂ©riles. CHAPITRE XLV. Parle mieux, je te prie, dit Ăchion, homme de pauvre apparence[1] tout nâest quâheur et malheur, comme disait ce paysan qui avait perdu un cochon bigarrĂ© ce qui nâarrive pas aujourdâhui arrivera demain ; ainsi va le monde. Certes, il nây aurait pas de meilleur pays que le nĂŽtre, sâil Ă©tait habitĂ© par dâhonnĂȘtes gens ; il souffre en ce moment, mais il nâest pas le seul. Il ne faut pas nous montrer si difficiles le soleil luit pour tout le monde. Si tu Ă©tais ailleurs, tu dirais quâici les cochons se promĂšnent tout rĂŽtis. Nâallons-nous pas avoir, dans trois jours, un spectacle magnifique ? un combat, non pas de simples gladiateurs, mais oĂč lâon verra figurer un grand nombre dâaffranchis[2] ! Titus, mon maĂźtre, est un homme magnanime ; il a la tĂȘte chaude, et vous verrez quelque chose dâextraordinaire dâune maniĂšre ou de lâautre je le connais mieux que personne, moi qui suis de sa maison. Ce ne sera pas un combat pour rire[3] ; mais il donnera aux combattants du fer bien trempĂ© ; ils nâauront pas la facultĂ© de fuir, et les spectateurs verront un vĂ©ritable carnage au milieu de lâarĂšne. Il a de quoi fournir Ă de pareilles dĂ©penses son pĂšre, en mourant, lui a laissĂ© plus de trente millions de sesterces. Quand bien mĂȘme il en dĂ©penserait quatre cent mille mal Ă propos, sa fortune nâen souffrira pas, et il se fera une rĂ©putation impĂ©rissable de gĂ©nĂ©rositĂ©. Il a dĂ©jĂ quelques petits chevaux barbes et une conductrice de chars Ă la gauloise[4] ; il a pris Ă son service le trĂ©sorier de Glycon qui sâest laissĂ© surprendre dans les bras de sa maĂźtresse[5]. Vous rirez bien de voir le peuple prendre parti dans cette affaire, les uns pour le mari jaloux, les autres pour lâamant favorisĂ©. Quant Ă Glycon, qui ne vaut pas un sesterce, il a fait jeter aux bĂȘtes son trĂ©sorier[6]. Câest se livrer au ridicule. En quoi cet esclave est-il coupable ? il a dĂ» obĂ©ir aux volontĂ©s de sa maĂźtresse. CâĂ©tait plutĂŽt cette femme impudique qui mĂ©ritait dâĂȘtre mise en piĂšces par les taureaux[7] ; mais quand on ne peut frapper lâĂąne, on frappe le bĂąt. Comment, dâailleurs, Glycon pouvait-il espĂ©rer que la fille dâHermogĂšne fĂźt jamais une bonne fin ? cela Ă©tait aussi impossible que de couper les ongles dâun milan au plus haut de son vol ; tel pĂšre, tel fils, dit le proverbe[8]. Glycon ! Glycon ! tu as tendu la joue ; aussi, tant que tu vivras, on y verra une tache que la mort seule peut effacer du reste, les fautes sont personnelles. Je flaire dâavance le festin que Mammea doit nous donner ; il y aura, jâespĂšre, deux deniers dâor pour moi et pour les miens. Si Mammea nous fait cette gĂ©nĂ©rositĂ©, puisse-t-il supplanter entiĂšrement Norbanus dans la faveur publique ! Vous le verrez, jâen suis certain, voler Ă pleines voiles vers la fortune. Et, de bonne foi, quel bien nous a fait ce Norbanus ? Il nous a offert en spectacle de misĂ©rables gladiateurs louĂ©s Ă vil prix, et dĂ©jĂ si vieux, si dĂ©crĂ©pits, quâun souffle les eĂ»t renversĂ©s. Jâai vu des athlĂštes plus redoutables pĂ©rir en combattant contre les bĂȘtes, Ă la clartĂ© des flambeaux ici lâon semblait assister Ă un combat de coqs. Lâun Ă©tait si lourd, quâil ne pouvait se traĂźner ; lâautre avait les pieds tortus ; un troisiĂšme[9], qui remplaça celui qui venait de pĂ©rir, Ă©tait lui-mĂȘme Ă moitiĂ© mort, car il avait dĂ©jĂ les nerfs coupĂ©s. Il nây en eut quâun seul, Thrace de nation, qui fit assez bonne contenance ; encore ce gladiateur novice semblait-il rĂ©pĂ©ter la leçon de son maĂźtre. Ă la fin, ils se firent tous quelque blessure[10] pour terminer le combat. Ce nâĂ©tait, en effet, que des gladiateurs Ă la douzaine, des poltrons, sâil en fut jamais. Cependant Norbanus me dit, en sortant Je vous ai donnĂ© un beau spectacle ! » â Et moi, je vous ai applaudi. Comptons maintenant, et vous verrez que je vous ai donnĂ© plus que je nâai reçu. Une main lave lâautre. CHAPITRE XLVI. Il me semble, Agamemnon, vous entendre dire Que nous dĂ©bite lĂ ce bavard importun ? » Mais pourquoi vous, qui parlez si bien, gardez-vous le silence ? Vous avez plus dâĂ©ducation que nous, et vous riez de nos discours, Ă nous autres pauvres ignorants. Je nâignore pas que vous ĂȘtes trĂšs fier de votre savoir. Mais quoi ? ne pourrai-je pas quelque jour vous persuader de venir Ă la campagne visiter notre humble chaumiĂšre ? nous y trouverons, jâespĂšre, de quoi manger des poulets, des Ćufs. Nous y passerons agrĂ©ablement le temps, quoique, cette annĂ©e, lâintempĂ©rie de la saison ait ruinĂ© toutes les rĂ©coltes. Il y aura toujours de quoi satisfaire notre appĂ©tit. Ă propos, je vous Ă©lĂšve un futur disciple dans mon petit Cicaro[1] il sait dĂ©jĂ quatre parties de lâoraison ; sâil vit, il sera sans cesse Ă vos cĂŽtĂ©s comme un petit esclave car, dĂšs quâil a un moment de loisir, il ne lĂšve pas la tĂȘte de dessus son livre. Il est trĂšs intelligent et dâun bon caractĂšre je nâai Ă lui reprocher quâun goĂ»t trop vif pour les oiseaux. Je lui ai dĂ©jĂ tuĂ© trois chardonnerets, et je lui ai dit que la belette les avait mangĂ©s il en a cependant trouvĂ© dâautres. Il se plaĂźt aussi beaucoup Ă faire des vers. Au reste, il a dĂ©jĂ laissĂ© de cĂŽtĂ© le grec, et il commence Ă se livrer avec beaucoup dâardeur au latin, quoique son maĂźtre soit un pĂ©dant qui sâen fait trop accroire, et qui ne sait se fixer Ă rien il ne manque pas assurĂ©ment de connaissances, mais il ne travaille pas assez. Mon fils a aussi un autre maĂźtre, qui nâest pas un grand docteur sans doute, mais qui enseigne avec beaucoup de soin ce quâil ne sait pas. Il vient ordinairement chez moi les jours de fĂȘte, et se contente du moindre salaire. Jâai achetĂ© depuis peu pour ce cher enfant des livres de chicane[2], parce que je veux quâil ait quelque teinture du droit, pour diriger les affaires de la maison. Câest lĂ un vĂ©ritable gagne-pain ! Quant aux belles-lettres, il nâen a dĂ©jĂ la tĂȘte que trop farcie. Sâil regimbe, eh bien ! jâai rĂ©solu de lui faire apprendre quelque profession utile, comme celle de barbier ou de crieur public, ou tout au moins dâavocat[3] ; un mĂ©tier enfin quâil ne puisse perdre quâavec la vie. Aussi je lui rĂ©pĂšte chaque jour Mon fils aĂźnĂ©, crois-moi, tout ce que tu apprends nâest que pour toi seul. Regarde lâavocat PhilĂ©ros sâil nâavait pas Ă©tudiĂ©, il mourrait de faim aujourdâhui. NaguĂšre encore, ce nâĂ©tait quâun pauvre portefaix ; maintenant, il lutte de richesses avec Norbanus lui-mĂȘme. La science est un vrai trĂ©sor, et un mĂ©tier nourrit toujours son maĂźtre. » CHAPITRE XLVII. Tels Ă©taient les contes en lâair quâils dĂ©bitaient tour Ă tour, lorsque Trimalchion rentra. AprĂšs avoir essuyĂ© les parfums qui coulaient de son front, il se lava les mains, et, lâinstant dâaprĂšs â Excusez-moi, dit-il, mes amis ; depuis plusieurs jours mon ventre ne fait pas bien ses fonctions, et les mĂ©decins nây connaissent rien. Cependant jâai reçu quelque soulagement dâune infusion dâĂ©corce de grenade et de sapin dans du vinaigre. JâespĂšre toutefois que lâorage qui grondait dans mes entrailles va se calmer ; autrement mon estomac retentirait dâun bruit semblable aux mugissements dâun taureau. Au reste, si quelquâun de vous Ă©prouve un pareil besoin, il aurait tort de se gĂȘner personne de nous nâest exempt de cette infirmitĂ©. Pour moi, je ne crois pas quâil y ait un plus grand tourment que celui de se contraindre en pareil cas. Jupiter lui-mĂȘme nous ordonnerait en vain cet effort. Vous riez, Fortunata ! vous, dont les bruyantes dĂ©tonations mâempĂȘchent toutes les nuits de fermer lâĆil. Jamais je nâai empĂȘchĂ© mes convives de prendre Ă table toutes les libertĂ©s qui pouvaient les soulager. Les mĂ©decins dĂ©fendent aussi de se retenir ; et si lâun de vous se sentait pressĂ© par un besoin plus urgent, il trouvera dehors de lâeau, une chaise, enfin une garde-robe complĂšte. Croyez-mâen, lorsque les flatuositĂ©s de lâestomac remontent au cerveau, tout le corps sâen ressent. Jâai vu plusieurs personnes mourir ainsi, faute de parler, par une fausse modestie. â Nous remerciĂąmes notre amphitryon de sa gĂ©nĂ©rositĂ© et de son indulgence extrĂȘmes ; et, pour ne pas Ă©touffer de rire, nous eĂ»mes recours Ă de frĂ©quentes rasades. Mais, hĂ©las ! nous ne savions pas que nous nâĂ©tions encore parvenus quâĂ la moitiĂ© de ce splendide et interminable festin. En effet, lorsque lâon eut desservi les tables au son des instruments, nous vĂźmes entrer dans la salle trois cochons blancs, muselĂ©s et ornĂ©s de clochettes. Lâesclave qui les conduisait nous apprit que lâun avait deux ans, lâautre trois, et que le dernier Ă©tait dĂ©jĂ vieux. Pour moi, je pensais que ces animaux quâon venait dâintroduire Ă©taient de ces porcs acrobates[1] quâon voit figurer dans les cirques, et quâils allaient nous faire voir quelques tours merveilleux. Mais Trimalchion, dissipant notre incertitude â Lequel des trois, nous dit-il, voulez-vous manger ? on va vous lâapprĂȘter sur-le-champ. Des cuisiniers de campagne font cuire un poulet, un faisan ou dâautres bagatelles ; mais les miens font bouillir Ă la fois un veau tout entier[2]. Quâon appelle le cuisinier ! â et, sans nous laisser lâembarras du choix, il lui ordonne de tuer le porc le plus vieux. Puis, Ă©levant la voix â De quelle dĂ©curie es-tu[3] ? lui dit-il. â De la quarantiĂšme. â Es-tu nĂ© chez moi ou achetĂ© ? â Ni lâun, ni lâautre. Je vous ai Ă©tĂ© lĂ©guĂ© par le testament de Pansa. â Fais donc en sorte de me servir promptement ce cochon ; sinon, je te fais relĂ©guer dans la dĂ©curie des valets de basse-cour. â Le cuisinier nâeut pas plutĂŽt entendu cette menace dâun maĂźtre dont il connaissait le pouvoir, quâil partit, entraĂźnant le porc vers sa cuisine. CHAPITRE XLVIII. Trimalchion, jetant alors sur nous un regard paternel â Si ce vin nâest pas de votre goĂ»t, je vais le faire remplacer par dâautre. Ou bien, prouvez-moi que vous le trouvez bon, en y faisant honneur. GrĂące au ciel, je ne lâachĂšte pas ; car tout ce qui flatte ici votre goĂ»t, je le rĂ©colte dans une de mes mĂ©tairies que je nâai pas encore visitĂ©e. On dit quâelle est situĂ©e dans les environs de Terracine et de Tarente[1]. Ă propos, jâai envie de joindre la Sicile Ă quelques terres que jâai de ce cĂŽtĂ©, afin que, lorsquâil me prendra fantaisie de passer en Afrique, je puisse y aller sans sortir de mes domaines. Mais vous, Agamemnon, dites-moi quelle est la dĂ©clamation que vous avez prononcĂ©e aujourdâhui ? Tel que vous me voyez, si je ne plaide pas au barreau, jâai cependant appris les belles-lettres par principes. Et nâallez pas croire que jâaie perdu le goĂ»t de lâĂ©tude au contraire, jâai trois bibliothĂšques, une grecque, et deux latines. Faites-moi donc lâamitiĂ© de me donner lâanalyse de votre dĂ©clamation. â Agamemnon avait Ă peine prononcĂ© ces mots Un pauvre et un riche Ă©taient ennemis, » quand Trimalchion, lâinterrompant â Quâest-ce quâun pauvre ? lui dit-il. â Excellente plaisanterie ! reprit Agamemnon ; â et il lui dĂ©bita je ne sais quelle discussion savante ; Ă quoi Trimalchion rĂ©pliqua sur-le-champ â Si câest un fait rĂ©el, ce nâest pas une matiĂšre Ă discuter ; et si ce nâest pas un fait rĂ©el, ce nâest rien du tout. â Voyant que nous nous rĂ©pandions en Ă©loges sur ce raisonnement et dâautres de la mĂȘme force â Je vous prie, poursuivit-il, mon cher Agamemnon, vous souvenez-vous des douze travaux dâHercule ? savez-vous la fable dâUlysse ? comment le Cyclope lui abattit le pouce avec une baguette ? Que de fois jâai lu tout cela dans HomĂšre, quand jâĂ©tais tout petit ! Croiriez-vous que, moi qui vous parle, jâai vu de mes propres yeux la sibylle de Cumes suspendue dans une fiole ; et lorsque les enfants lui disaient Sibylle, que veux-tu ? » elle rĂ©pondait Je veux mourir. » CHAPITRE XLIX. Trimalchion nâavait pas encore dĂ©bitĂ© toutes ses extravagances, lorsquâon servit un Ă©norme porc sur un plateau qui couvrit une grande partie de la table. La compagnie aussitĂŽt de se rĂ©crier sur la diligence du cuisinier ; chacun jurait quâil aurait fallu plus de temps Ă un autre pour cuire un poulet ; et ce qui augmentait encore notre surprise, câest que ce cochon nous paraissait beaucoup plus gros que le sanglier quâon nous avait servi un peu auparavant. Cependant, Trimalchion lâexaminant avec une attention toujours croissante â Que vois-je ? dit-il ; ce porc nâest pas vidĂ© ! non, certes, il ne lâest pas. Courez, et faites-moi venir ici le cuisinier. â Le pauvre diable sâapproche de la table, et, en tremblant, confesse quâil lâa oubliĂ©. â Comment, oubliĂ© ! sâĂ©crie Trimalchion en fureur. Ne dirait-on pas, Ă lâentendre, quâil a seulement nĂ©gligĂ© de lâassaisonner de poivre et de cumin ? Allons, drĂŽle, habit bas ! â AussitĂŽt le coupable est dĂ©pouillĂ© de ses vĂȘtements et placĂ© entre deux bourreaux. Sa mine triste et piteuse attendrit lâassemblĂ©e, et chacun sâempresse dâimplorer sa grĂące â Ce nâest pas, disait-on, la premiĂšre fois que pareille chose arrive ; veuillez, nous vous en prions, lui pardonner pour aujourdâhui ; mais, si jamais il y retombe, personne de nous nâintercĂ©dera en sa faveur. â Je ne pus me dĂ©fendre de traiter avec une sĂ©vĂ©ritĂ© beaucoup plus grande un pareil oubli ; et me penchant vers Agamemnon, je lui dis Ă lâoreille â Cet esclave doit ĂȘtre un grand drĂŽle. Oublier de vider un cochon ! par tous les dieux ! je ne lui pardonnerais pas mĂȘme dâoublier de vider un poisson. â Il nâen fut pas de mĂȘme de Trimalchion ; car, se dĂ©ridant tout Ă coup â Eh bien ! lui dit-il en riant, puisque tu as si peu de mĂ©moire, vide Ă lâinstant ce porc devant nous. â Le cuisinier remet sa tunique, se saisit dâun couteau, et, dâune main tremblante, ouvre en plusieurs endroits le ventre de lâanimal. Soudain, entraĂźnĂ©s par leur propre poids, des monceaux de boudins et de saucisses se font jour Ă travers ces ouvertures quâils Ă©largissent en sortant. CHAPITRE L. Ă la vue de ce prodige inattendu, tous les esclaves dâapplaudir et de sâĂ©crier Vive Gaius ! Le cuisinier eut lâhonneur de boire en notre prĂ©sence ; de plus, il reçut une couronne dâargent. Or, comme la coupe dans laquelle il buvait Ă©tait dâairain de Corinthe, et quâAgamemnon en examinait de prĂšs le mĂ©tal, Trimalchion lui dit â Je suis le seul au monde qui possĂšde du vĂ©ritable Corinthe. â DâaprĂšs son impertinence ordinaire, je mâattendais quâil allait affirmer quâon lui apportait tout exprĂšs de Corinthe des vases pour son usage ; mais il sâen tira mieux que je ne pensais. â Vous allez peut-ĂȘtre, dit-il, me demander comment il se fait que je possĂšde seul de vĂ©ritables vases de Corinthe ? rien de plus simple câest que lâouvrier qui me les fabrique sâappelle Corinthe or, qui peut se vanter dâavoir des ouvrages de Corinthe, si ce nâest celui qui a Corinthe au nombre de ses esclaves ? Mais nâallez pas toutefois me prendre pour un ignorant. Je sais tout aussi bien que vous lâorigine premiĂšre de ce mĂ©tal. AprĂšs la prise de Troie, Annibal[1], homme rusĂ© et fieffĂ© voleur, fit main basse sur toutes les statues dâairain, dâor et dâargent quâil put trouver, les fit jeter pĂȘle-mĂȘle sur un vaste bĂ»cher, et y mit le feu de leur fonte naquit ce mĂ©tal mĂ©langĂ©. Ce fut une mine que les orfĂšvres exploitĂšrent pour faire des plats, des bassins et des figurines. Ainsi lâairain de Corinthe est nĂ© de lâalliage de ces trois mĂ©taux, et nâest pourtant ni or, ni argent, ni cuivre. Permettez-moi de vous dire que jâaimerais mieux pour mon usage des vases de verre ; je sais que ce nâest pas lâopinion gĂ©nĂ©rale. Si le verre Ă©tait mallĂ©able, je le prĂ©fĂ©rerais Ă lâor mĂȘme tel quâil est, on le mĂ©prise aujourdâhui. CHAPITRE LI. Il y eut cependant autrefois un ouvrier qui fabriqua un vase de verre[1] que lâon ne pouvait briser. Il fut admis Ă lâhonneur de lâoffrir en don Ă CĂ©sar. Ensuite, lâayant repris des mains de lâempereur, il le jeta sur le pavĂ©. Le prince, Ă cette vue, fut effrayĂ© au delĂ de toute expression ; mais, lorsque lâouvrier ramassa le vase, il nâĂ©tait que lĂ©gĂšrement bossuĂ©, comme lâeĂ»t Ă©tĂ© un vase dâairain. Tirant alors un petit marteau de sa ceinture, notre homme, sans se presser, le rĂ©pare avec adresse et lui rend sa forme premiĂšre. Cela fait, il crut voir lâOlympe sâouvrir devant lui, surtout lorsque lâempereur lui dit Quelque autre que toi sait-il lâart de fabriquer du verre semblable ? Prends bien garde Ă ce que tu vas dire ! » Lâouvrier ayant rĂ©pondu que lui seul possĂ©dait ce secret, CĂ©sar lui fit trancher la tĂȘte sous prĂ©texte que, si cet art venait Ă se rĂ©pandre, lâor perdrait toute sa valeur. CHAPITRE LII. Pour moi, je suis trĂšs curieux dâouvrages dâargent ; jâai de ce mĂ©tal des coupes qui contiennent environ une urne, plus ou moins le ciseau y a gravĂ© Cassandre Ă©gorgeant ses fils[1] ; les cadavres de ces enfants sont dâune si grande vĂ©ritĂ©, quâon dirait la nature. Je possĂšde une aiguiĂšre que le cĂ©lĂšbre Mys a lĂ©guĂ©e Ă mon patron on y voit DĂ©dale enfermant NiobĂ© dans le cheval de Troie. Jâai aussi des coupes reprĂ©sentant les combats dâHermĂ©ros et de PĂ©tracte, toutes du plus grand poids ; car, voyez-vous, ce que jâai une fois achetĂ©, je ne le cĂšde Ă aucun prix. â Tandis quâil divaguait de la sorte, un valet laisse tomber une coupe ; Trimalchion se tournant vers lui â Allons, vite, punis-toi toi-mĂȘme de ton Ă©tourderie. â DĂ©jĂ lâesclave ouvrait la bouche pour implorer sa clĂ©mence, quand Trimalchion â Quelle grĂące me demandes-tu ? ne dirait-on pas que je te veux du mal ? Je te conseille seulement de prendre garde Ă ne plus ĂȘtre si Ă©tourdi. â Enfin, cĂ©dant Ă nos priĂšres, il lui pardonna. Lâesclave ne fut pas plutĂŽt parti, que Trimalchion se mit Ă courir autour de la table en criant â Plus dâeau ! plus dâeau ! le vin seul doit entrer cĂ©ans ! â Nous accueillĂźmes par des applaudissements cette plaisante saillie de notre hĂŽte, surtout Agamemnon, qui savait comment il fallait sây prendre pour ĂȘtre invitĂ© de nouveau Ă sa table. EncouragĂ© par nos Ă©loges, Trimalchion se mit gaiement Ă boire de plus belle ; et bientĂŽt, Ă moitiĂ© ivre â Aucun de vous, dit-il, nâinvite ma chĂšre Fortunata Ă danser ; personne cependant ne figure la cordace avec plus de grĂące[2]. â Puis le voilĂ lui-mĂȘme qui, levant les bras au-dessus de sa tĂȘte, contrefait les gestes du bouffon Syrus, et toute la valetaille de chanter en chĆur â Par Jupiter, câest admirable ! par Jupiter, rien nâest plus beau ! » â Et notre homme allait se donner en spectacle Ă toute la compagnie, si Fortunata, sâapprochant de son oreille, ne lui eĂ»t reprĂ©sentĂ© sans doute que de pareilles niaiseries Ă©taient indignes dâun homme de son importance. Je nâai jamais vu dâhumeur plus inĂ©gale tantĂŽt il se contenait par respect pour Fortunata, tantĂŽt il revenait Ă ses ignobles penchants. CHAPITRE LIII. Mais, au moment oĂč il allait se livrer Ă sa passion pour la danse, il fut interrompu par lâentrĂ©e dâun greffier qui, du mĂȘme ton dont il aurait dĂ©bitĂ© les actes de Rome, lut ce qui suit â Le VII des calendes de juillet, il est nĂ© dans le domaine de Cumes, qui appartient Ă Trimalchion, trente garçons et quarante filles. On a transportĂ© des granges dans les greniers cinq cent mille boisseaux de froment ; on a accouplĂ© cinq cents bĆufs. Le mĂȘme jour lâesclave Mithridate a Ă©tĂ© mis en croix pour avoir blasphĂ©mĂ© contre le gĂ©nie tutĂ©laire de GaĂŻus, notre maĂźtre. Le mĂȘme jour, on a reportĂ© dans la caisse dix millions de sesterces dont il nâa pas Ă©tĂ© possible de faire emploi. Le mĂȘme jour, il y a eu dans les jardins de PompĂ©e un incendie qui a pris naissance chez le fermier Nasta. â Quâest-ce Ă dire ? demanda Trimalchion ; depuis quand mâa-t-on achetĂ© les jardins de PompĂ©e ? â Depuis lâannĂ©e derniĂšre, rĂ©pondit le greffier, et câest pour cela quâon ne les a pas encore portĂ©s en compte. â Trimalchion, bouillant de colĂšre, sâĂ©cria â Quels que soient Ă lâavenir les domaines que lâon mâachĂšte, si lâon ne mâen donne pas avis dans les six mois, je dĂ©fends quâon me les porte en compte. â Alors, on lut les ordonnances des Ă©diles et les testaments des gardes des forĂȘts[1], qui dĂ©shĂ©ritaient Trimalchion, en sâexcusant de le faire[2]. Ensuite venaient le rĂŽle de ses fermiers, et lâhistoire dâune affranchie rĂ©pudiĂ©e par lâinspecteur des domaines qui lâavait surprise en flagrant dĂ©lit avec un garçon de bains â il Ă©tait dit pourquoi le majordome avait Ă©tĂ© exilĂ© Ă BaĂŻes ; comment le trĂ©sorier avait Ă©tĂ© convaincu de malversation ; â suivait le jugement intervenu entre les valets de chambre. Au beau milieu de cette lecture, entrĂšrent des danseurs de corde. Un de ces insipides baladins dressa une Ă©chelle, et ordonna Ă un jeune enfant dâen grimper tous les Ă©chelons, jusquâau dernier, en dansant et en chantant ; de passer Ă travers des cercles enflammĂ©s, et de soutenir une cruche avec ses dents. Trimalchion seul admirait ces tours de force, en regrettant quâun si bel art fĂ»t si mal rĂ©compensĂ©. â Il nây a, dans la vie, disait-il, que deux sortes de spectacles que jâaie plaisir Ă voir les voltigeurs et les combats de cailles ; quant Ă tous les autres animaux et bouffons, ce sont de vĂ©ritables attrape-nigauds. â Jâai fait une fois la folie dâacheter une troupe de comĂ©diens ; mais jâai voulu quâils se bornassent Ă reprĂ©senter des farces atellanes, et jâai donnĂ© lâordre Ă mon chef dâorchestre de ne jouer que des airs latins. CHAPITRE LIV. Au moment oĂč Trimalchion dĂ©bitait ces niaiseries, lâenfant du baladin tomba sur lui. AussitĂŽt toute la valetaille de jeter de grands cris, et les convives de lâimiter, non quâils fussent touchĂ©s de la souffrance dâun ĂȘtre aussi dĂ©goĂ»tant, car chacun dâeux eĂ»t Ă©tĂ© ravi de lui voir rompre le cou ; mais ils craignaient que le festin ne finĂźt tristement, et quâils ne fussent obligĂ©s de pleurer aux funĂ©railles dâun Ă©tranger[1]. Cependant Trimalchion poussait de longs gĂ©missements, et se penchait sur son bras, comme sâil y eĂ»t reçu une blessure grave. Les mĂ©decins accoururent ; mais la plus empressĂ©e Ă©tait Fortunata, qui, les cheveux Ă©pars et une potion Ă la main, sâĂ©criait quâelle Ă©tait la plus misĂ©rable, la plus infortunĂ©e des femmes. Quant Ă lâenfant dont la chute avait causĂ© cet accident, il se traĂźnait Ă nos genoux en implorant son pardon loin dâĂȘtre Ă©mu de ses priĂšres, je craignais seulement que ce ne fĂ»t encore une comĂ©die dont le dĂ©nouement amĂšnerait quelque pĂ©ripĂ©tie ridicule ; car je nâavais pas encore oubliĂ© lâhistoire du cuisinier qui avait oubliĂ© de vider le porc. Aussi je parcourais des yeux toute la salle pour voir si les murs nâallaient pas sâentrâouvrir pour livrer passage Ă quelque apparition inattendue. Ce qui me confirma dans cette opinion, ce fut de voir chĂątier un esclave parce que, pour bander le bras malade de son maĂźtre, il sâĂ©tait servi de laine blanche, et non de laine Ă©carlate. Je ne me trompais guĂšre ; car, au lieu de punir cet enfant, Trimalchion rendit un arrĂȘt par lequel il lui rendait la libertĂ©, pour quâil ne fĂ»t pas dit quâun personnage de son importance eĂ»t Ă©tĂ© blessĂ© par un esclave. CHAPITRE LV. Nous applaudĂźmes Ă cet acte de clĂ©mence, et nous fĂźmes des raisonnements Ă perte de vue sur lâinstabilitĂ© des choses humaines. â Cela est vrai, dit Trimalchion ; et un pareil accident ne se passera pas sans donner lieu Ă quelque impromptu. â AussitĂŽt il demanda ses tablettes, et, sans trop se torturer lâesprit, il nous rĂ©cita les vers suivants â Les biens, les maux sont incertains. Comme le sort qui nous gouverne. Buvons ! dans les flots de falerne, Esclaves, noyez nos chagrins. â Cette Ă©pigramme amena la conversation sur les poĂ«tes, et depuis longtemps on sâaccordait Ă donner la palme Ă Marsus de Thrace[1], lorsque Trimalchion sâadressant Ă Agamemnon â Dites-moi, je vous prie, mon maĂźtre, quelle diffĂ©rence vous trouvez entre CicĂ©ron et Publius[2] ? Le premier, selon moi, est plus Ă©loquent ; mais lâautre est plus moral. Que peut-on, par exemple, dire de mieux que ces vers ? Le luxe a vaincu Rome, et, sous dâindignes lois, La mollesse asservit la maĂźtresse des rois. Jadis, sous lâhumble chaume, en des vases dâargile, La faim assaisonnait un mets simple et facile. Sous des lambris dorĂ©s, et dans un seul repas, Lâun dĂ©vore aujourdâhui les fruits de vingt climats. Pour lui Chio[3] mĂ»rit sa liqueur purpurine ; La poule numidique enrichit sa cuisine ; Lâoiseau cher Ă Junon, si fier de son Ă©clat, Sâengraisse pour flatter son palais dĂ©licat ; Que dis-je ? la cigogne, aimable voyageuse, Vient orner Ă son tour sa table somptueuse. Lâautre voit sans courroux, chez vingt adorateurs, Sa femme promener ses lubriques ardeurs. Le digne Ă©poux ! aussi, voyez comme elle brille ! La perle orne son front, lâĂ©meraude y scintille ; Un voile transparent, de ses secrets appas, Dessine les contours, et ne les cache pas. Mais ces tissus, PhrynĂ©, gĂȘnent encore la vue[4] Ose enfin au public te montrer toute nue ! CHAPITRE LVI. Quel est, selon vous, ajouta-t-il, le mĂ©tier le plus difficile de tous, aprĂšs celui des lettres ? Pour moi, je pense que câest la mĂ©decine et la banque en effet, le mĂ©decin sait ce que lâhomme a dans ses entrailles, et quand la fiĂšvre doit se dĂ©clarer ; ce qui ne mâempĂȘche pas de haĂŻr ces docteurs qui me prescrivent trop souvent le bouillon de canard le banquier, Ă travers lâargent, sait dĂ©couvrir lâalliage du cuivre. Il y a deux espĂšces dâanimaux muets trĂšs laborieux, le bĆuf et la brebis le bĆuf, Ă qui nous sommes redevables du pain que nous mangeons ; la brebis, dont la laine nous donne ces habits dont nous sommes si fiers. Et cependant, ĂŽ comble de lâingratitude ! lâhomme nâhĂ©site pas Ă manger la brebis, oubliant quâil lui doit sa tunique. Je pense aussi quâelles ont un instinct divin, ces abeilles qui Ă©laborent le miel, bien quâon prĂ©tende quâelles le reçoivent de Jupiter. Mais aussi font-elles de violentes piqĂ»res ce qui prouve que la plus grande douceur est toujours accompagnĂ©e de quelque amertume. â DĂ©jĂ Trimalchion tranchait du philosophe, lorsque lâon fit circuler autour de la table un vase qui contenait des billets de loterie. Un esclave, chargĂ© de cet emploi, lisait Ă haute voix les lots qui Ă©taient Ă©chus Ă chacun des convives[1] Argent, cause de tous les crimes[2] ! on apporta un jambon sur lequel il y avait un huilier ; Cravate ! on apporta une corde de potence ; Absinthe et Affronts ! on apporta des fraises sauvages, un croc et une pomme[3]. Pour un billet ainsi conçu Poireaux et PĂšches, un convive reçut un fouet et un couteau ; pour un autre Passereaux et Chasse-mouche, des raisins secs et du miel attique ; pour un autre Robe de festin et Robe de ville, un gĂąteau, et des tablettes ; pour un autre Canal et mesure dâun pied, on apporta un liĂšvre et une pantoufle ; pour un autre enfin MurĂšne et Lettre, un rat dâeau liĂ© avec une grenouille, et un paquet de poirĂ©e. Nous rĂźmes longtemps de ces lots bizarres, et de mille autres semblables, dont jâai perdu la mĂ©moire. CHAPITRE LVII. Cependant Ascylte, levant les mains au ciel, se moquait, sans contrainte, de toutes ces niaiseries, dont il riait Ă gorge dĂ©ployĂ©e. Cette conduite irrita un des affranchis de Trimalchion, celui-lĂ mĂȘme qui Ă©tait Ă table au-dessus de moi â Quâas-tu donc Ă rire, pĂ©core ? sâĂ©cria-t-il. Est-ce que la magnificence de mon maĂźtre nâest point de ton goĂ»t ? Sans doute tu es plus riche que lui, et tu fais meilleure chĂšre ? Que les lares protecteurs de cette maison me soient en aide ! si jâĂ©tais auprĂšs de lui, je lâaurais dĂ©jĂ empĂȘchĂ© de braire. Voyez un peu le bel avorton, pour se moquer des autres ! il mâa tout lâair dâun vagabond de nuit, qui ne vaut pas la corde qui servira Ă le pendre ! Si je lĂąchais autour de lui le superflu de ma boisson, il ne saurait par oĂč sâenfuir. Certes, je ne me mets pas aisĂ©ment en colĂšre ; mais quand on se fait brebis, le loup vous mange. Il rit ! quâa-t-il Ă rire ? On ne se choisit pas un pĂšre. Je vois Ă ta robe que tu es chevalier romain, et moi je suis le fils dâun roi. Pourquoi donc, diras-tu, as-tu Ă©tĂ© au service dâautrui ? Parce quâil mâa plu de me mettre en servitude, et que jâai mieux aimĂ© ĂȘtre citoyen romain que roi tributaire. Mais je compte maintenant vivre de telle sorte, que je ne serai plus le jouet de personne. Je suis un homme parmi les hommes, et je marche tĂȘte levĂ©e, je ne dois pas un sou Ă qui que ce soit. Je nâai jamais reçu dâassignation ; jamais un crĂ©ancier ne mâa dit au forum Rends-moi ce que tu me dois. Jâai achetĂ© des terres ; jâai des lingots dans mon coffre-fort ; je nourris vingt bouches chaque jour sans compter mon chien. Jâai rachetĂ© ma femme, afin quâun maĂźtre nâeĂ»t plus le droit de prendre sa gorge pour essuie main on mâa confĂ©rĂ© gratuitement la dignitĂ© de sĂ©vir, et jâespĂšre nâavoir pas Ă rougir, aprĂšs ma mort, de ma conduite en ce monde. Mais toi, tu as de si mauvaises affaires, que tu nâoses pas regarder derriĂšre toi. Tu vois un pou sur ton voisin, et tu ne vois pas un scorpion sur toi. Il nây a quâun homme de ta trempe qui puisse nous trouver ridicules. Voici Agamemnon, ton maĂźtre, homme plus ĂągĂ© que toi, qui cependant se plaĂźt dans notre sociĂ©tĂ© va, tu nâes quâun bambin ; et si lâon te pressait le bout du nez, il en sortirait encore du lait. Veux-tu te taire, cruche fĂȘlĂ©e, cuir mouillĂ©, qui, pour ĂȘtre plus souple, nâen es pas meilleur. Si tu es plus riche que les autres, dĂźne deux fois, soupe deux fois. Pour moi, jâestime plus ma conscience que tous les trĂ©sors du monde. Mâa-t-on jamais rĂ©clamĂ© deux fois une chose due ? Jâai servi quarante ans ; mais qui pourrait dire si jâĂ©tais esclave ou libre ? Je nâĂ©tais encore quâun enfant, et jâavais une longue chevelure, quand je vins dans cette colonie Ă cette Ă©poque, la basilique nâĂ©tait pas encore bĂątie. Je fis tous mes efforts pour contenter mon maĂźtre, homme puissant et Ă©levĂ© en dignitĂ©, qui valait mieux dans son petit doigt que toi dans toute ta personne je ne manquais pas dâennemis dans sa maison qui cherchaient Ă me supplanter ; mais, grĂące Ă mon bon gĂ©nie, jâai surnagĂ©, et jâai recueilli le prix de mes efforts car il est plus facile de naĂźtre dans une condition libre, que dây arriver par son mĂ©rite. Eh bien ! pourquoi restes-tu la bouche bĂ©ante comme un bouc devant une statue de Mercure ? CHAPITRE LVIII. Lorsquâil eut fini de parler, Giton, placĂ© Ă table au-dessous de lui, et qui depuis longtemps se mourait dâenvie de rire, Ă©clata tout Ă coup si bruyamment, que lâantagoniste dâAscylte, lâayant aperçu, tourna contre cet enfant toute sa colĂšre â Et toi aussi, lui-dit-il, tu ris, petite pie huppĂ©e ? Voici les Saturnales ! Sommes-nous donc, je te prie, au mois de dĂ©cembre ? Quand as-tu payĂ© lâimpĂŽt du vingtiĂšme pour ĂȘtre libre ? Voyez un peu lâaudace de ce gibier de potence, vraie pĂąture de corbeaux ! Puisse Jupiter faire tomber tout son courroux sur toi et sur ton maĂźtre qui ne sait pas te faire taire ! puissĂ©-je perdre le goĂ»t du pain, si je ne tâĂ©pargne par respect pour notre hĂŽte, mon ancien camarade ! sans sa prĂ©sence, je tâaurais chĂątiĂ© sur-le-champ. Nous nous trouvons bien traitĂ©s ici ; mais il nâen est pas de mĂȘme de ton dĂ©bauchĂ© de maĂźtre, qui ne sait pas te faire rentrer dans ton devoir. On a bien raison de dire tel maĂźtre, tel valet. Jâai peine Ă me contenir ; car, de ma nature, jâai la tĂȘte chaude, et quand je suis une fois lancĂ©, je ne connais personne, pas mĂȘme ma propre mĂšre. Câest bien ! je te rencontrerai ailleurs, reptile ! ver de terre ! PuissĂ©-je voir ma fortune renversĂ©e de fond en comble, si je ne force ton maĂźtre Ă se cacher dans un trou de souris ! et je ne tâĂ©pargnerai pas non plus oui, certes, quand bien mĂȘme tu appellerais Ă ton secours le grand Jupiter, je tâallongerai encore ta chevelure dâune aune toi et ton digne maĂźtre, vous tomberez tous deux sous ma griffe. Ou je ne me connais pas, ou tu perdras pour longtemps lâenvie de me railler, quand tu aurais une barbe dâor, comme nos dieux. Jâattirerai les malĂ©fices de la sorciĂšre Sagana sur toi et sur celui qui le premier a pris soin de ton Ă©ducation. Je nâai pas appris, moi, la gĂ©omĂ©trie, la critique, et autres bagatelles semblables ; mais je connais le style lapidaire, et je sais faire la division en cent parties, selon le mĂ©tal, le poids, la monnaie. Enfin, si tu veux, nous ferons, toi et moi, une gageure. Voyons, je tâabandonne le choix du sujet. Je veux te convaincre que ton pĂšre a perdu son argent Ă te faire Ă©tudier, quoique tu saches la rhĂ©torique. Dis-moi quel est celui de nous qui vient lentement et qui va loin. Paye-moi, et je te le dirai. Quel est celui qui court et qui ne bouge pas de place ? quel est celui qui croĂźt et devient plus petit ? Tu tâagites, tu restes la bouche bĂ©ante, tu te dĂ©mĂšnes comme une souris dans un pot de nuit. Tais-toi donc, ou ne moleste pas un homme qui vaut mieux que toi, et qui ne sâĂ©tait pas aperçu que tu fusses au monde. Crois-tu donc mâen imposer avec tes bagues couleur de buis, que tu as sans doute volĂ©es Ă ta maĂźtresse ? Que Mercure nous soit en aide ! allons tous deux sur la place, et empruntons de lâargent tu verras si cet anneau de fer que je porte a quelque crĂ©dit. Ah ! le joli garçon ! il est confus comme un renard mouillĂ© ! PuissĂ©-je gagner tant dâargent et mourir en si bonne rĂ©putation, que le peuple bĂ©nisse ma mĂ©moire, comme il est vrai que je te poursuivrai partout, jusquâĂ ce que je tâaie fait condamner par les magistrats. Câest aussi un joli garçon, que celui qui tâa si bien appris Ă vivre ! Mufrius, notre maĂźtre, nous disait car nous aussi, nous avons Ă©tudiĂ© ; Mufrius nous disait Votre devoir est-il fini ? allez tout droit Ă la maison, sans regarder autour de vous, sans injurier ceux qui sont plus ĂągĂ©s que vous, sans compter les Ă©choppes autrement, on ne parvient Ă rien. » Pour moi, je rends grĂąces aux dieux du savoir-faire qui mâa Ă©levĂ© au rang que jâoccupe. CHAPITRE LIX. Ascylte commençait Ă rĂ©pondre Ă ces invectives, quand Trimalchion, charmĂ© de lâĂ©loquence de son affranchi â Laissez lĂ , leur dit-il, les injures, et ne songez quâĂ vous rĂ©jouir. Toi, HermĂ©ros, tu devrais Ă©pargner ce jeune homme le sang lui bout dans les veines ; montre-toi le plus raisonnable dans ces sortes de combats, tout lâavantage est pour celui qui cĂšde lorsque tu venais dâĂȘtre chaponnĂ©, cocorico, tu nâĂ©tais pas plus raisonnable que lui. Nous ferons bien mieux de reprendre notre humeur facile et joyeuse, en attendant les HomĂ©ristes. â Au mĂȘme instant, une troupe de ces comĂ©diens entra, en faisant retentir les boucliers du choc des lances Trimalchion, pour les Ă©couter, sâassied sur un carreau ; mais Ă peine les HomĂ©ristes eurent-ils commencĂ© Ă dĂ©clamer des vers grecs, selon leur coutume, que, par un nouveau caprice, il se mit Ă lire Ă haute voix un livre latin. Puis bientĂŽt, faisant faire silence â Savez-vous, nous dit-il, quelle est la fable quâils reprĂ©sentent ? DiomĂšde et GanymĂšde Ă©taient deux frĂšres ; HĂ©lĂšne Ă©tait leur sĆur. Agamemnon lâenleva, et lui substitua une biche, pour ĂȘtre immolĂ©e Ă Diane. Ainsi HomĂšre, dans ce poĂ«me, nous raconte les combats des Troyens et des Parentins. Agamemnon fut vainqueur, et donna sa fille IphigĂ©nie en mariage Ă Achille. Cette union fut cause quâAjax perdit la raison, comme on va vous lâexpliquer tout Ă lâheure. â Trimalchion parlait encore, quand les HomĂ©ristes jetĂšrent un grand cri, et des valets accoururent, portant sur un plat immense un veau bouilli, qui avait un casque sur la tĂȘte. DerriĂšre venait Ajax, qui, lâĂ©pĂ©e nue, et imitant les gestes dâun furieux, le dĂ©coupa dans tous les sens ; puis, avec la pointe de son Ă©pĂ©e, en distribua successivement tous les morceaux aux convives Ă©merveillĂ©s. CHAPITRE LX. Nous eĂ»mes Ă peine le temps dâadmirer sa dextĂ©ritĂ© ; car tout Ă coup le plancher supĂ©rieur vint Ă craquer avec un si grand bruit[1], que toute la salle du festin en trembla. ĂpouvantĂ©, je me levai, dans la crainte que quelque danseur de corde ne tombĂąt sur moi du plafond les autres convives, non moins surpris, levĂšrent les yeux en lâair, pour voir quelle nouvelle apparition leur venait du ciel. Soudain, le lambris sâentrâouvre, et un vaste cercle, se dĂ©tachant de la coupole, descend sur nos tĂȘtes, et nous offre, dans son contour, des couronnes dâor, et des vases dâalbĂątre remplis de parfums[2]. InvitĂ©s Ă accepter ces prĂ©sents, nous jetons les yeux sur la table, et nous la voyons couverte, comme par enchantement, dâun plateau garni de gĂąteaux une figure de Priape, en pĂątisserie[3], en occupait le centre ; selon lâusage, il portait une grande corbeille pleine de raisins et de fruits de toute espĂšce. DĂ©jĂ nous Ă©tendions une main avide vers ce splendide dessert, quand un nouveau divertissement vint ranimer notre gaietĂ© languissante au plus lĂ©ger toucher, de tous ces gĂąteaux, de tous ces fruits jaillissaient des flots de safran[4] qui, nous sautant au visage, nous inondaient dâune liqueur incommode. PersuadĂ©s que ce Priape avait quelque chose de sacrĂ©, nous fĂźmes dĂ©votement les libations dâusage, et, nous levant sur notre sĂ©ant, nous criĂąmes Le ciel protĂšge lâempereur, pĂšre de la patrie ! AprĂšs cet acte de religion, voyant quelques-uns des convives faire main basse sur les fruits, nous suivĂźmes leur exemple, moi surtout qui pensais ne pouvoir jamais en donner assez Ă mon cher Giton. Sur ces entrefaites, trois esclaves, vĂȘtus de tuniques blanches, entrĂšrent dans la salle deux dâentre eux posĂšrent sur la table des dieux Lares, qui avaient des bulles dâor suspendues Ă leur cou ; le troisiĂšme, portant dans sa main une coupe pleine de vin, fit le tour de la table, et prononça Ă haute voix ces mots Aux dieux propices ! Or ces dieux, disait-il, sâappelaient Cerdon, FĂ©licion et Lucron[5]. On fit ensuite circuler une image trĂšs-ressemblante de Trimalchion ; et voyant que chacun la baisait Ă la ronde, nous nâosĂąmes nous dispenser dâen faire autant. CHAPITRE LXI. DĂšs que tous les convives se furent souhaitĂ© mutuellement la santĂ© du corps et celle de lâesprit, Trimalchion, se tournant vers NicĂ©ros, lui dit â Vous que jâai toujours vu Ă table un vĂ©ritable boute-en-train, je ne sais pourquoi vous vous taisez aujourdâhui, et ne parlez pas mĂȘme Ă voix basse. Voyons, pour me faire plaisir, racontez-nous quelquâune de vos aventures. â CharmĂ© de ce compliment amical, NicĂ©ros rĂ©pondit â Que jamais je nâobtienne un sourire de la Fortune, si depuis longtemps je ne tressaille de joie Ă la vue du bonheur dont vous semblez jouir ! Livrons-nous donc sans contrainte Ă la gaietĂ©. Je vais vous raconter une histoire, bien que je craigne dâĂȘtre en butte aux sarcasmes de ces savants. Ă eux permis ; ils peuvent rire, cela ne mâĂŽtera pas une obole mieux vaut laisser rire de soi que de rire des autres. Ayant ainsi parlĂ©. . . . . il commença son rĂ©cit en ces termes â JâĂ©tais encore en service, et nous habitions cette petite rue oĂč est maintenant la maison de Gaville. LĂ , par la volontĂ© des dieux, je tombai amoureux de la femme de TĂ©rence, le cabaretier. Vous avez tous connu MĂ©lisse de Tarente ; câĂ©tait bien le plus joli nid de baisers qui fĂ»t au monde. Toutefois, sur mon honneur, ce nâĂ©tait point un amour charnel ou lâattrait du plaisir qui mâattachait Ă elle ; câĂ©taient plutĂŽt ses bonnes qualitĂ©s. Jamais elle ne me refusait rien ; elle allait au-devant de tous mes vĆux. Je lui confiais mes petites Ă©conomies, et je nâeus jamais Ă me repentir de ma confiance. Son mari mourut Ă la campagne. Alors, je me mis lâesprit Ă la torture pour inventer quelque moyen dâaller la rejoindre. Câest dans les circonstances critiques que lâon connaĂźt ses vĂ©ritables amis. CHAPITRE LXII. Par un heureux hasard, mon maĂźtre Ă©tait allĂ© Ă Capoue vendre quelques nippes dâassez bon dĂ©bit. Profitant de cette occasion, je persuadai Ă notre hĂŽte de mâaccompagner jusquâĂ cinq milles de lĂ . CâĂ©tait un soldat, brave comme Pluton. Nous nous mettons en route au premier chant du coq la lune brillait, et on y voyait clair comme en plein midi. Chemin faisant, nous nous trouvĂąmes parmi des tombeaux. Soudain, voilĂ mon homme qui se met Ă conjurer les astres ; moi, je mâassieds, et je fredonne un air, en comptant les Ă©toiles. Puis, mâĂ©tant retournĂ© vers mon compagnon, je le vis se dĂ©pouiller de tous ses habits, quâil dĂ©posa sur le bord de la route. Alors, la mort sur les lĂšvres, je restai immobile comme un cadavre. Mais jugez de mon effroi, quand je le vis pisser tout autour de ses habits, et, au mĂȘme instant, se transformer en loup. Ne croyez pas que je plaisante ; je ne mentirais pas pour tout lâor du monde. Mais oĂč donc en suis-je de mon rĂ©cit ? mây voici. Lorsquâil fut loup, il se mit Ă hurler, et sâenfuit dans les bois. Dâabord, je ne savais oĂč jâĂ©tais ; ensuite, je mâapprochai de ses habits pour les emporter ils Ă©taient changĂ©s en pierres. Si jamais homme dut mourir de frayeur, câĂ©tait moi. Cependant, jâeus le courage de tirer mon Ă©pĂ©e, et jâen frappai lâair de toute ma force, pour Ă©carter les malins esprits tout le long du chemin, jusquâĂ la maison de ma maĂźtresse. DĂšs que jâen eus franchi le seuil, je faillis rendre lâĂąme une sueur froide me coulait de tous les membres ; mes yeux Ă©taient morts, et lâon eut toutes les peines du monde Ă me faire revenir. Ma chĂšre MĂ©lisse me tĂ©moigna son Ă©tonnement de me voir arriver Ă une heure si avancĂ©e Si vous Ă©tiez venu plus tĂŽt, me dit-elle, vous nous auriez Ă©tĂ© dâun grand secours ; un loup a pĂ©nĂ©trĂ© dans la bergerie, et a Ă©gorgĂ© tous nos moutons câĂ©tait une vĂ©ritable boucherie. Mais, bien quâil se soit Ă©chappĂ©, il nâa pas eu Ă sâapplaudir de son expĂ©dition ; car un de nos valets lui a passĂ© sa lance Ă travers le cou. » Ă ce rĂ©cit, je vous laisse Ă penser si jâouvris de grands yeux ; et, comme le jour venait de paraĂźtre, je courus Ă toutes jambes vers notre maison, comme un marchand dĂ©troussĂ© par des voleurs. Lorsque jâarrivai Ă lâendroit oĂč jâavais laissĂ© les vĂȘtements changĂ©s en pierres, je nây trouvai que du sang. Mais, en entrant au logis, je trouvai mon soldat Ă©tendu sur un lit il saignait comme un bĆuf, et un mĂ©decin Ă©tait occupĂ© Ă lui panser le cou. Je reconnus alors que câĂ©tait un loup-garou[1] ; et, Ă dater de ce jour, on mâaurait assommĂ© plutĂŽt que de me faire manger un morceau de pain avec lui. Libre Ă ceux qui ne veulent pas me croire dâen penser ce quâils voudront ; mais, si je mens, que les gĂ©nies qui veillent sur vous mâaccablent de leur colĂšre ! CHAPITRE LXIII. Ce rĂ©cit nous laissa tous saisis dâĂ©tonnement â Je vous crois, dit Trimalchion, et votre histoire mâa tellement frappĂ©, que les cheveux mâen ont dressĂ© sur la tĂȘte. Je connais NicĂ©ros, mes amis ; il ne sâamuserait point Ă nous dĂ©biter des sornettes ; ce nâest point un hĂąbleur, et il mĂ©rite toute votre confiance. Je vais moi-mĂȘme vous raconter quelque chose dâhorrible et dâaussi extraordinaire que de voir un Ăąne marcher sur un toit[1]. Je portais encore une longue chevelure car, dĂšs mon enfance, jâai toujours menĂ© une vie voluptueuse[2], quand Iphis, mes plus chĂšres dĂ©lices, vint Ă mourir câĂ©tait, sur ma parole, un vrai bijou, un enfant charmant, ayant tout pour lui. Tandis que sa pauvre mĂšre sâabandonnait Ă sa douleur, et que nous Ă©tions plusieurs auprĂšs dâelle occupĂ©s Ă la consoler, tout Ă coup des sorciĂšres[3] firent entendre au dehors un bruit semblable Ă celui de chiens qui poursuivent un liĂšvre. Nous avions alors parmi nous un Cappadocien, homme de haute taille et dâun courage Ă toute Ă©preuve il eĂ»t attaquĂ© Jupiter, armĂ© de sa foudre. Tirant donc son sabre dâun air rĂ©solu, et roulant avec soin son manteau autour de son bras gauche, il sort en courant de la maison, rencontre une de ces sorciĂšres, et lui passe son Ă©pĂ©e au travers du corps, comme qui dirait ici que les dieux prĂ©servent ce que je touche[4] !. Un gĂ©missement frappa nos oreilles ; mais, pour ne pas mentir, nous ne vĂźmes pas les sorciĂšres. En rentrant, notre brave se jeta sur un lit tout son corps Ă©tait couvert de taches livides, comme sâil eĂ»t Ă©tĂ© battu de verges ; câest quâil avait Ă©tĂ© touchĂ© par une mauvaise main. Nous fermons la porte, et nous reprenons auprĂšs du dĂ©funt nos tristes fonctions ; mais, au moment oĂč la mĂšre se jetait sur le corps de son fils pour lâembrasser, ĂŽ surprise ! elle ne voit, elle ne touche quâune espĂšce de mannequin rempli de paille, qui nâavait ni cĆur ni entrailles, enfin rien dâhumain. Sans doute les sorciĂšres avaient emportĂ© lâenfant, et lui avaient substituĂ© ce vain simulacre. Dites-moi, je vous prie, si lâon peut, dâaprĂšs cela, nier lâexistence de ces femmes habiles dans les malĂ©fices, qui, pendant la nuit, mettent tout sens dessus dessous. Cependant notre grand Cappadocien ne recouvra jamais sa couleur naturelle ; et mĂȘme, Ă quelques jours de lĂ , il mourut frĂ©nĂ©tique. CHAPITRE LXIV. Notre Ă©tonnement redouble avec notre crĂ©dulitĂ© ; et, baisant religieusement la table, nous conjurons les sorciĂšres de rester chez elles, et de ne pas nous troubler dans notre retour au logis. DĂ©jĂ , tant jâĂ©tais ivre, je voyais se multiplier Ă lâinfini le nombre des lumiĂšres, et toute la salle du festin changer dâaspect, lorsque Trimalchion dit Ă Plocrime â En vĂ©ritĂ©, je ne te conçois pas, tu ne nous racontes rien ; tu ne dis rien pour nous amuser. Cependant, je tâai connu un aimable convive ; tu chantais Ă ravir, tu nous dĂ©clamais des dialogues en vers ! hĂ©las ! le charme de nos desserts sâen est allĂ©. â Il est vrai, rĂ©pondit Plocrime, que jâai bien enrayĂ© depuis que je suis devenu goutteux. Autrefois, quand jâĂ©tais jeune, je chantais jusquâĂ mâen rendre poitrinaire ! Et la danse ! et les scĂšnes de comĂ©die ! et les tours de force ! je nâavais pas mon pareil pour tout cela, si ce nâest ApellĂšte[1]. â Ă ces mots, mettant sa main sur sa bouche, il nous fit entendre un horrible sifflement, quâil nous dit ensuite ĂȘtre une imitation des Grecs. Trimalchion, Ă son tour, aprĂšs avoir essayĂ© de contrefaire les joueurs de flĂ»te, se tourna vers lâobjet de ses amours, quâil appelait CrĂ©sus. CâĂ©tait un petit esclave chassieux, qui avait les dents toutes sales ; il sâamusait alors Ă envelopper dâun ruban vert une petite chienne noire, et grasse Ă faire peur. Ayant posĂ© sur son lit un pain dâune demi-livre, il le faisait avaler, bon grĂ© mal grĂ©, Ă la pauvre bĂȘte. Cela fut cause que Trimalchion, se souvenant de Scylax, le gardien de sa maison et de sa famille, ordonna de lâamener. Lâinstant dâaprĂšs, nous vĂźmes entrer un chien dâune taille Ă©norme il Ă©tait enchaĂźnĂ© ; mais un coup de pied du portier lâavertit de se coucher, et il sâĂ©tendit devant la table. Trimalchion lui jeta du pain blanc en disant â Il nây a personne dans ma maison qui mâaime plus que cet animal. â CrĂ©sus, piquĂ© des louanges prodiguĂ©es Ă Scylax, pose sa chienne Ă terre, et lâagace de toutes ses forces contre lui. Alors Scylax, selon lâinstinct de sa race, remplit toute la salle du bruit de ses horribles aboiements, et faillit mettre en piĂšces la Perle câĂ©tait le nom de la chienne de CrĂ©sus ; mais le tumulte ne se borna pas Ă cette querelle, car un des lustres tomba sur la table, et, brisant tous les vases qui sây trouvaient, couvrit dâhuile bouillante quelques-uns des convives. Trimalchion, pour ne pas paraĂźtre affectĂ© de cette perte, embrassa son mignon, et lui ordonna de grimper sur son dos. AussitĂŽt fait que dit CrĂ©sus enfourche sa monture, et lui frappe du plat de la main sur les Ă©paules ; puis, ouvrant les doigts de lâautre main, il sâĂ©crie en riant â Cornes ! cornes ! combien sont-elles[2] ? â Trimalchion, aprĂšs avoir subi pendant quelque temps cette espĂšce de pĂ©nitence, donna lâordre de remplir de vin un grand vase, et dâen verser Ă tous les esclaves qui Ă©taient assis Ă nos pieds, avec cette restriction â Si quelquâun dâentre eux, dit-il, refusait de boire, quâon lui jette le vin sur la tĂȘte je suis sĂ©vĂšre pendant le jour ; mais maintenant, vive la joie ! CHAPITRE LXV. AprĂšs cet acte de familiaritĂ©, on servit les mattĂ©es[1], dont le souvenir seul, vous pouvez mâen croire, me soulĂšve encore le cĆur car, au lieu de grives, on offrit Ă chacun de nous une poularde grasse, des Ćufs dâoie chaperonnĂ©s ; et Trimalchion nous pria avec beaucoup dâinstances dây goĂ»ter, assurant que les poulardes Ă©taient dĂ©sossĂ©es. Nous en Ă©tions lĂ du festin, lorsquâun licteur frappa Ă la porte, et un nouveau convive, vĂȘtu dâune robe blanche, entra dans la salle, suivi dâun nombreux cortĂšge. Saisi dâune crainte respectueuse Ă lâaspect de ce personnage, je crus que câĂ©tait le prĂ©teur. Dans cette pensĂ©e, jâallais me lever et descendre pieds nus sur le carreau[2]. Mais Agamemnon, riant de mon empressement â Fou que vous ĂȘtes, me dit-il, ne vous dĂ©rangez pas ; ce nâest rien ; câest le sĂ©vir Habinnas, marbrier de son mĂ©tier, et qui passe pour un habile ouvrier en fait de tombeaux. â RassurĂ© par ces paroles, je me remis les coudes sur la table, non sans toutefois admirer lâentrĂ©e majestueuse du sĂ©vir. Il Ă©tait dĂ©jĂ entre deux vins, et, pour se soutenir, sâappuyait sur lâĂ©paule de sa femme ; de son front, ornĂ© de plusieurs couronnes, coulaient des ruisseaux de parfums qui lui tombaient sur les yeux. Il se mit sans façon Ă la place dâhonneur, et sur-le-champ demanda du vin et de lâeau chaude. CharmĂ© de son bachique enjouement, Trimalchion demanda aussi une plus grande coupe, et sâinforma dâHabinnas comment on lâavait traitĂ© dans la maison dâoĂč il sortait. â Nous avons eu tout Ă souhait, rĂ©pondit-il il ne nous manquait que vous ; car mon cĆur Ă©tait ici. Du reste, je vous jure, tout sâest trĂšs bien passĂ©. Scissa cĂ©lĂ©brait avec magnificence la neuvaine de Misellus[3], un de ses esclaves, quâil nâavait affranchi quâĂ lâarticle de la mort[4] outre lâimpĂŽt du vingtiĂšme quâil y gagne, il a trouvĂ©, je pense, une bonne succession ; car on nâestime pas Ă moins de cinquante mille Ă©cus les biens du dĂ©funt. Toutefois, nous avons fait un repas trĂšs agrĂ©able, quoiquâil nous ait fallu verser sur ses os la moitiĂ© de notre vin[5]. CHAPITRE LXVI. Mais enfin que vous a-t-on servi ? reprit Trimalchion. â Je vais vous le dire, si je puis ; car jâai si bonne mĂ©moire quâil mâarrive souvent dâoublier mon propre nom. Nous avons eu dâabord, au premier service, un porc couronnĂ© de boudins, et entourĂ© de saucisses, des gĂ©siers trĂšs-bien accommodĂ©s, des citrouilles, et du pain bis de mĂ©nage, que je prĂ©fĂšre au pain blanc, parce quâil est fortifiant, laxatif, et me fait aller oĂč vous savez sans douleur. Le second service se composait dâune tarte froide[1], arrosĂ©e dâun miel dâEspagne chaud et dĂ©licieux aussi je nâai pas touchĂ© Ă la tarte ; quant au miel, je mâen suis lĂ©chĂ© les doigts. Alentour Ă©taient des pois chiches, des lupins, des noix Ă foison, mais seulement une pomme pour chaque convive ; cependant jâen ai pris deux ; et, tenez, les voici roulĂ©es dans ma serviette car si je nâapportais quelque petit cadeau de ce genre Ă mon esclave favori, il y aurait du bruit Ă la maison. Mais ma femme me fait souvenir dâun mets que jâallais oublier. On servit devant nous un morceau dâourson, et Scintilla en ayant goĂ»tĂ© sans savoir ce que câĂ©tait, faillit vomir jusquâĂ ses entrailles pour moi, jâen ai mangĂ© plus dâune livre, car il avait un fumet de sanglier Ă sây mĂ©prendre. En effet, me disais-je, si les ours mangent les hommes, Ă plus forte raison les hommes doivent manger les ours. Enfin, nous avons eu un fromage mou, du vin cuit, quelques escargots, des tripes hachĂ©es, des foies en caisses, des Ćufs chaperonnĂ©s, des raves, de la moutarde, un petit plat de coquillages, des biscuits, une couple de jeunes thons ; on fit aussi circuler, dans une petite nacelle, des olives marinĂ©es, que quelques convives nous disputĂšrent grossiĂšrement Ă coups de poing quant au jambon, nous le renvoyĂąmes sans y toucher. CHAPITRE LXVII. Mais dites-moi, GaĂŻus, je vous prie, pourquoi Fortunata nâest-elle pas des nĂŽtres ? â Pourquoi ? ne la connaissez-vous pas ? Elle ne boirait pas mĂȘme un verre dâeau avant dâavoir serrĂ© lâargenterie et distribuĂ© aux esclaves la desserte du repas. â Je le sais ; mais si elle ne se met pas Ă table, je vais me retirer. â Et, en effet, il faisait dĂ©jĂ le geste de se lever, lorsquâĂ un signal donnĂ© par leur maĂźtre, tous les esclaves se mirent Ă appeler Fortunata Ă trois et quatre reprises. Elle arriva enfin. Sa robe, retroussĂ©e par une ceinture vert-pĂąle, laissait apercevoir en dessous sa tunique couleur cerise, ses jarretiĂšres en torsade dâor et ses mules ornĂ©es de broderies du mĂȘme mĂ©tal. AprĂšs avoir essuyĂ© ses mains au mouchoir quâelle portait autour du cou, elle se plaça sur le mĂȘme lit quâoccupait lâĂ©pouse dâHabinnas, Scintilla, qui lui en tĂ©moigna sa satisfaction. Fortunata lâembrassa et lui dit â Quel bonheur de vous voir ! â Ensuite elles en vinrent Ă un tel degrĂ© dâintimitĂ©, que Fortunata, dĂ©tachant de ses gros bras les bracelets dont ils Ă©taient ornĂ©s, les offrit Ă lâadmiration de Scintilla. Enfin elle ĂŽta jusquâĂ ses jarretiĂšres ; elle ĂŽta mĂȘme le rĂ©seau de sa coiffure quâelle assura ĂȘtre filĂ© de lâor le plus pur. Trimalchion, qui le remarqua, fit apporter tous les bijoux de sa femme. â Voyez, dit-il, quel est lâattirail dâune femme ! câest ainsi que nous nous dĂ©pouillons pour elles, sots que nous sommes ! Ces bracelets doivent peser six livres et demie ; jâen ai moi-mĂȘme un de dix livres que jâai fait faire avec les milliĂšmes vouĂ©s Ă Mercure. â Et, pour nous montrer quâil nâen imposait pas, il fit apporter une balance, et tous les convives furent forcĂ©s de vĂ©rifier le poids de chacun de ces bracelets. Scintilla, non moins vaine, dĂ©tache de son cou une cassolette dâor, Ă laquelle elle donnait le nom de Felicion, et en tire deux pendants dâoreille, quâelle fait Ă son tour admirer Ă Fortunata. â GrĂące Ă la gĂ©nĂ©rositĂ© de mon mari, personne, dit-elle, nâen a de plus beaux. â Parbleu ! dit Habinnas, ne mâas-tu pas ruinĂ© de fond en comble pour tâacheter ces babioles de verre ? Certes, si jâavais une fille, je lui ferais couper les oreilles. Sâil nây avait pas de femmes au monde, nous mĂ©priserions tout cela comme de la boue ; mais toutes nos remontrances nây font que de lâeau claire. â Cependant, les deux amies, dĂ©jĂ Ă©tourdies par le vin, se mettent Ă rire entre elles, et, dans leur ivresse, se jettent au cou lâune de lâautre. Scintilla vante les soins diligents que Fortunata donne Ă son mĂ©nage ; Fortunata, le bonheur de Scintilla et les bons procĂ©dĂ©s de son mari. Mais, tandis quâelles se tiennent ainsi Ă©troitement embrassĂ©es, Habinnas se lĂšve en tapinois ; et, saisissant Fortunata par les pieds, lui fait faire la culbute sur le lit. â Ah ! ah ! sâĂ©cria-t-elle, en voyant ses jupons retroussĂ©s par-dessus ses genoux. Soudain elle se rajuste ; et, se jetant dans les bras de Scintilla, cache sous son mouchoir un visage que la rougeur rendait encore plus laid. CHAPITRE LXVIII. Quelques instants aprĂšs, Trimalchion ordonna de servir le dessert. Les esclaves enlevĂšrent aussitĂŽt toutes les tables, et en apportĂšrent de nouvelles ; ensuite, ils rĂ©pandirent sur le plancher de la sciure de bois teinte avec du safran et du vermillon, et, ce que je nâavais encore vu nulle part, de la pierre spĂ©culaire rĂ©duite en poudre. Alors Trimalchion â Jâaurais pu, nous dit-il, me contenter de ce service, car vous avez devant vous les secondes tables ; mais sâil y a quelques friandises, quâon nous les apporte. â Sur ces entrefaites, un esclave Ă©gyptien qui servait de lâeau chaude se mit Ă imiter le chant du rossignol ; mais bientĂŽt Trimalchion ayant criĂ© â Un autre ! â la scĂšne change. â Un esclave qui Ă©tait couchĂ© aux pieds dâHabinnas, sans doute par lâordre de son maĂźtre, dĂ©clama dâune voix de Stentor les vers suivants La flotte des Troyens, sur la plaine liquide, Suit le chemin tracĂ© par le ciel qui la guide. Jamais sons plus aigres nâĂ©corchĂšrent mes oreilles ; car, outre que le barbare haussait ou baissait de ton, toujours Ă contretemps, il mĂȘlait Ă son rĂ©cit des vers empruntĂ©s aux farces atellanes ; si bien que, grĂące Ă lui, Virgile me dĂ©plut pour la premiĂšre fois. Enfin, nâen pouvant plus, il sâarrĂȘta. â Et cependant, nous dit Habinnas, croiriez-vous quâil nâa jamais rien appris ? seulement je lâai envoyĂ© quelquefois entendre les bateleurs ; câest ainsi quâil sâest formĂ©. Aussi nâa-t-il pas son pareil, quand il veut contrefaire les muletiers ou les charlatans. Mais câest surtout dans les cas urgents que brille son gĂ©nie. Il est Ă la fois cordonnier, cuisinier, pĂątissier ; enfin câest un homme universel. Il nâa que deux petits dĂ©fauts, et câest bien dommage, car sans cela ce serait un garçon accompli il est circoncis, et il ronfle comme un sabot ; il est vrai quâil louche aussi un peu. Mais quâimporte ? câest le regard de VĂ©nus ; câest pour cela quâil me plaĂźt. En considĂ©ration de ce prĂ©tendu dĂ©faut dans la vue, je ne lâai payĂ© que trois cents deniers. CHAPITRE LXIX. Scintilla, interrompant son mari â Vous ne nous parlez pas de tous les mĂ©tiers que fait ce scĂ©lĂ©rat dâesclave il est aussi votre mignon ; mais je ferai en sorte quâil porte la marque de son infamie. â Trimalchion se prit Ă rire. â Je reconnais bien lĂ , dit-il, le Cappadocien il ne se refuse rien ; et, certes, ce nâest pas moi qui lâen blĂąmerai, car il nâa pas son pareil. Pour vous, Scintilla, ne vous montrez pas si jalouse. Croyez-en un vieux renard qui vous connaĂźt bien, vous autres femmes. Puissiez-vous me voir toujours sain et sauf, comme il est vrai que je mâescrimais souvent avec MammĂ©a, la femme de mon maĂźtre ; au point que celui-ci, qui en eut soupçon, me relĂ©gua dans une de ses mĂ©tairies. Mais chut ! jâen ai dĂ©jĂ trop dit. â Prenant cela pour un Ă©loge, le maraud de valet tira de sa robe une espĂšce de cornet Ă bouquin, et, pendant plus dâune demi-heure, il imita les joueurs de flĂ»te. Habinnas, la main posĂ©e sur sa lĂšvre infĂ©rieure, lâaccompagnait en sifflant. Enfin cet esclave en vint Ă ce point dâimpertinence, que, sâavançant au milieu de la salle, tantĂŽt, avec des roseaux fendus, il parodiait les musiciens ; tantĂŽt, couvert dâune casaque et le fouet Ă la main, Ă ses discours, Ă ses gestes, on eĂ»t dit un muletier. Cela dura jusquâau moment oĂč Habinnas, lâappelant auprĂšs de lui, lâembrassa et lui offrit Ă boire, en disant â De mieux en mieux, Massa ! je te fais prĂ©sent dâune paire de bottines. â Nous nâeussions pas vu le terme de toutes ces pauvretĂ©s, si lâon nâeĂ»t enfin apportĂ© le dernier service, composĂ© dâun pĂątĂ© de grives, de raisins secs et de noix confites. Ensuite vinrent des coings lardĂ©s de clous de girofle qui ressemblaient Ă des hĂ©rissons. Tout cela Ă©tait encore supportable ; mais voilĂ quâon nous sert un nouveau plat si monstrueux, que nous eussions mieux aimĂ© mourir de faim que dây goĂ»ter. Chacun de nous eĂ»t jurĂ© que câĂ©tait une oie grasse entourĂ©e de poissons et dâoiseaux de toute espĂšce. Trimalchion nous dĂ©trompa en disant â Tout ce que vous voyez dans ce plat est fait de la chair dâun seul animal. â Pour moi, en homme expĂ©rimentĂ©, je crus deviner sur-le-champ ce que câĂ©tait ; et me tournant vers Agamemnon â Je suis bien trompĂ©, si tout cela nâest pas artificiel, ou fait de terre cuite jâai vu Ă Rome, pendant les Saturnales, des festins entiers reprĂ©sentĂ©s de la mĂȘme maniĂšre. CHAPITRE LXX. Je nâavais pas fini de parler, quand Trimalchion ajouta â PuissĂ©-je voir sâaugmenter, non pas mon embonpoint, mais mon patrimoine, comme il est vrai que mon cuisinier a fait tout cela avec de la chair de porc ! Je ne crois pas quâil existe au monde un homme plus prĂ©cieux. Voulez-vous quâil vous fasse du ventre dâune truie un poisson, une colombe avec le lard, une tourterelle avec le jambon, une poule avec les intestins ? vous nâavez quâĂ parler. Aussi, jâai imaginĂ© pour lui un nom superbe je lâai appelĂ© DĂ©dale. Et pour rĂ©compenser son mĂ©rite, je lui ai fait venir de Rome des couteaux dâacier de Norique. â Et sur-le-champ il se fit apporter ces couteaux, les contempla avec admiration, et nous donna la permission dâen essayer le tranchant sur nos joues. Dans le mĂȘme instant, entrĂšrent deux esclaves qui faisaient semblant de sâĂȘtre pris de querelle Ă la fontaine ; en effet, ils portaient encore des cruches suspendues Ă leur cou. Ce fut en vain que Trimalchion voulut prononcer sur leur diffĂ©rend, ils refusĂšrent de se soumettre Ă sa sentence ; mais chacun dâeux frappa de son bĂąton la cruche de son adversaire. StupĂ©faits de lâinsolence de ces ivrognes, nous regardions attentivement leur combat, lorsque nous vĂźmes tomber de leurs cruches brisĂ©es des huĂźtres et des pĂ©toncles quâun esclave recueillit sur un plat et nous offrit Ă la ronde. Lâhabile cuisinier, pour Ă©galer cette ingĂ©nieuse magnificence, nous apporta des escargots sur un gril dâargent, en accompagnant cette action des sons affreux de sa voix chevrotante. Jâai honte de rapporter les dĂ©tails suivants. Par un raffinement inouĂŻ jusquâalors, des esclaves Ă longue chevelure apportĂšrent des parfums dans un bassin dâargent, en frottĂšrent les pieds des convives, aprĂšs leur avoir dâabord entrelacĂ© les jambes de guirlandes depuis la cuisse jusquâau talon. Ensuite ils versĂšrent le surplus de ces parfums liquides dans les amphores Ă vin et dans les lampes. DĂ©jĂ Fortunata avait commencĂ© Ă figurer quelques danses, et Scintilla, trop ivre pour parler, lâapplaudissait du geste, lorsque Trimalchion sâĂ©cria â Philargyre, et toi, Carrion, qui es un des plus fameux champions de la faction verte, je vous permets de vous mettre Ă table. Minophile, dis Ă ta femme quâelle sây mette aussi. â Il dit ; et soudain toute la valetaille de la maison envahit la salle du festin ; peu sâen fallut quâils ne nous renversassent de nos lits pour sâen emparer. Ce mĂȘme cuisinier, qui dâun porc avait fait une oie, sâĂ©tait placĂ© au-dessus de moi ; je le reconnus aussitĂŽt Ă lâodeur fĂ©tide de saumure et de sauce quâil exhalait. Non content dâĂȘtre Ă table, il se mit aussitĂŽt Ă parodier le tragĂ©dien ĂphĂ©sus, et voulut ensuite gager contre son maĂźtre que, sâil Ă©tait de la faction verte, il remporterait le premier prix Ă la prochaine course du cirque. CHAPITRE LXXI. CharmĂ© de ce dĂ©fi, Trimalchion nous dit â Mes amis, les esclaves sont des hommes comme nous ; ils ont sucĂ© le mĂȘme lait, quoique la Fortune les ait traitĂ©s en marĂątre. Cependant, je veux que, bientĂŽt et de mon vivant, ils goĂ»tent lâeau des hommes libres. Enfin, je les affranchis tous par mon testament. Je lĂšgue en outre Ă Philargyre un fonds de terre et sa femme ; Ă Carrion, un pĂątĂ© de maisons avec le produit du vingtiĂšme et un lit garni. Quant Ă ma chĂšre Fortunata, je lâinstitue ma lĂ©gataire universelle, et je la recommande Ă tous mes amis. Et, si je publie Ă lâavance mes derniĂšres volontĂ©s, câest afin que toutes les personnes de ma maison me chĂ©rissent dĂšs Ă prĂ©sent comme si jâĂ©tais mort. â Tous les esclaves aussitĂŽt de rendre grĂące Ă la gĂ©nĂ©reuse bontĂ© de leur maĂźtre ; mais lui, prenant la chose au sĂ©rieux, fit apporter son testament, et le lut dâun bout Ă lâautre, au milieu des gĂ©missements de tous ses domestiques. Ensuite, se tournant vers Habinnas â Quâen dites-vous, mon cher ami ? HĂ© bien, bĂątissez-vous mon tombeau dâaprĂšs le plan que je vous ai donnĂ© ? je vous recommande surtout de mettre lâimage de ma petite chienne aux pieds de ma statue, puis des couronnes, des vases de parfums, et tous les combats que jâai livrĂ©s, afin que je doive Ă votre habile ciseau la gloire de vivre aprĂšs ma mort. Je veux en outre que le terrain oĂč je serai inhumĂ© ait cent pieds de long sur la voie publique, et deux cents sur la campagne car je prĂ©tends que lâon plante autour de ma sĂ©pulture toutes sortes dâarbres Ă fruits, et surtout beaucoup de vignes. En effet, rien nâest plus absurde que dâavoir de notre vivant des maisons trĂšs-soignĂ©es, et de nĂ©gliger celles oĂč nous devons demeurer bien plus longtemps. Mais, avant toute chose, je veux que lâon y grave cette inscription MON HĂRITIER NâA AUCUN DROIT SUR CE MONUMENT. Au reste, je mettrai bon ordre, par mon testament, Ă ce quâil ne soit fait aucune injure Ă mes restes. Un de mes affranchis sera prĂ©posĂ© Ă la garde de mon tombeau, pour empĂȘcher les passants de venir y faire leurs ordures. Je vous prie, Habinnas, quâon y voie figurer des vaisseaux voguant Ă pleines voiles, et moi-mĂȘme, assis sur un tribunal et vĂȘtu de la robe prĂ©texte, avec cinq anneaux dâor aux doigts, et distribuant au peuple un sac dâargent ; car vous savez que jâai donnĂ© un repas public et deux deniers dâor Ă chaque convive. ReprĂ©sentez-y, si bon vous semble, des salles Ă manger, et le peuple en foule se livrant au plaisir. Ă ma droite, vous placerez la statue de Fortunata, tenant une colombe, et conduisant en laisse une petite chienne ; puis mon cher Cicaron ; puis de larges amphores hermĂ©tiquement bouchĂ©es, de peur que le vin ne se rĂ©pande. Vous pouvez aussi y sculpter une urne brisĂ©e, sur laquelle un enfant versera des pleurs. Au centre du monument, vous tracerez un cadran solaire, disposĂ© de telle sorte que tous ceux qui regarderont lâheure soient forcĂ©s, bon grĂ©, mal grĂ©, de lire mon nom. Quant Ă lâĂ©pitaphe, examinez soigneusement si celle-ci vous semble convenable ICI REPOSE C. POMPEIUS TRIMALCHION, DIGNE ĂMULE DE MĂCĂNE ; EN SON ABSENCE, IL FUT NOMMĂ SĂVIR ; BIEN QUâIL PUT OCCUPER UN RANG DANS TOUTES LES DĂCURIES, IL REFUSA CET HONNEUR ; PIEUX, VAILLANT, FIDĂLE, NĂ PAUVRE, IL SâĂLEVA Ă UNE GRANDE FORTUNE ; IL A LAISSĂ TRENTE MILLIONS DE SESTERCES, ET NâA JAMAIS ASSISTĂ AUX LEĂONS DES PHILOSOPHES. PASSANT, JE TE SOUHAITE LE MĂME SORT. CHAPITRE LXX. En achevant cette lecture, Trimalchion se mit Ă verser un torrent de larmes ; Fortunata pleurait aussi, Habinnas de mĂȘme ; enfin tous les esclaves, comme sâils eussent assistĂ© au convoi de leur maĂźtre, remplissaient la salle de leurs lamentations. Je commençais moi-mĂȘme Ă mâattendrir, lorsque Trimalchion reprit tout Ă coup â Eh bien donc, mes amis, convaincus que nous devons tous mourir, que ne jouissons-nous de la vie ? Maintenant, pour mettre le comble Ă nos plaisirs, allons nous jeter dans le bain. Jâen ai fait lâessai, et vous nâaurez pas Ă vous en repentir, car il est chaud comme un four. â Bravo ! bravo ! rĂ©pondit Habinnas, dâun jour en faire deux, voila ce que jâaime. â Et, se levant pieds nus, il suivit Trimalchion enchantĂ©. Pour moi, regardant Ascylte â Que ferons-nous ? lui dis-je ; la vue seule du bain est capable de me faire mourir sur le coup. â Dites comme eux, rĂ©pondit Ascylte ; et, tandis quâils se rendent au bain, Ă©chappons-nous dans la foule. â Jâapprouve son idĂ©e, et, conduits par Giton, nous traversons le vestibule, et nous gagnons la porte. Nous allions sortir, lorsquâun Ă©norme chien, quoique enchaĂźnĂ©, nous causa une telle frayeur par ses aboiements, quâAscylte, en sâenfuyant, tomba dans un vivier ; et moi, qui, mĂȘme Ă jeun, avais eu peur dâun dogue en peinture, non moins ivre que mon compagnon, en voulant le secourir, je tombai dans lâeau avec lui. Heureusement, le concierge vint nous dĂ©livrer de ce pĂ©ril ; sa prĂ©sence suffit pour faire taire le chien, et il nous tira tout tremblants du vivier. Giton, plus avisĂ© que nous, avait trouvĂ© un admirable expĂ©dient pour se garantir des attaques du chien il lui avait jetĂ© tous les bons morceaux que nous lui avions donnĂ©s pendant le repas ; aussi lâanimal, occupĂ© Ă dĂ©vorer la pĂąture quâil lui offrait, sâĂ©tait-il calmĂ© sur-le-champ. Cependant, transis de froid, nous demandĂąmes Ă notre libĂ©rateur de nous ouvrir la porte. â Vous vous trompez beaucoup, nous dit-il, si vous croyez sortir par oĂč vous ĂȘtes entrĂ©s. Jamais les convives ne repassent deux fois par la mĂȘme porte on entre par un cĂŽtĂ©, on sort par lâautre. CHAPITRE LXXIII. Que faire ? comment trouver lâissue de ce labyrinthe oĂč, pour notre malheur, nous Ă©tions enfermĂ©s ? Nous venions dĂ©jĂ de nous baigner malgrĂ© nous prenant donc notre parti, nous prions le concierge de nous conduire au bain nous quittons nos habits, que Giton fait sĂ©cher Ă lâentrĂ©e, et lâon nous introduit dans une Ă©tuve fort Ă©troite, espĂšce de citerne Ă rafraĂźchir, oĂč Trimalchion se tenait debout, tout nu, et, dans cette posture, dĂ©bitait, avec sa forfanterie ordinaire, dâinsipides discours que nous fĂ»mes forcĂ©s dâĂ©couter. Il disait que rien nâĂ©tait plus agrĂ©able que de se baigner loin dâune foule importune ; que cette Ă©tuve avait Ă©tĂ© jadis une boulangerie. Enfin, las de rester sur ses jambes, il sâassit ; mais, par malheur, cette salle avait un Ă©cho qui lui donna lâidĂ©e de chanter le voilĂ donc qui fait trembler la voĂ»te de ses hurlements entrecoupĂ©s des hoquets de lâivresse, et Ă Ă©corcher des airs qui, au dire de ceux qui y comprenaient quelque chose, Ă©taient des chansons de MĂ©nĂ©crate. Quelques-uns des convives couraient autour de sa baignoire en se tenant par la main ; dâautres se chatouillaient mutuellement, et poussaient des cris Ă fendre le crĂąne. Ceux-ci, les mains liĂ©es, tĂąchaient de ramasser Ă terre des anneaux ; ceux-lĂ , un genou en terre, se renversaient la tĂȘte en arriĂšre, et sâefforçaient de toucher lâextrĂ©mitĂ© de leurs orteils. Laissant donc tous ces ivrognes se divertir Ă leur maniĂšre, nous descendĂźmes dans la cuve que lâon prĂ©parait pour Trimalchion. Lorsque les fumĂ©es du vin furent dissipĂ©es, on nous conduisit dans une autre salle, oĂč Fortunata avait fait disposer tous les apprĂȘts dâun splendide repas. Les lustres qui ornaient le plafond Ă©taient soutenus par de petites figures de pĂȘcheurs en bronze ; les tables Ă©taient dâargent massif, les coupes dâargile dorĂ©e ; et devant nous Ă©tait une outre dâoĂč le vin coulait en abondance. â Amis, nous dit Trimalchion, câest aujourdâhui que lâon coupe la premiĂšre barbe de mon esclave favori ; câest un garçon de bonne conduite et que jâaime beaucoup, soit dit sans offenser personne. Buvons donc comme des Ă©ponges, et que le jour nous trouve encore Ă table. CHAPITRE LXXIV. Comme il disait ces mots, un coq vint Ă chanter. Tout dĂ©concertĂ©, Trimalchion ordonna aussitĂŽt aux esclaves de rĂ©pandre du vin sous la table, et dâen arroser aussi les lampes ; il passa mĂȘme son anneau de la main gauche Ă la droite â Ce nâest pas sans raison, dit-il, que ce hĂ©raut du jour nous donne lâalarme ; il y a, jâen suis certain, quelque incendie prĂȘt Ă Ă©clater dans les environs, ou quelquâun qui va rendre lâĂąme. Loin de nous ce prĂ©sage ! Je promets une rĂ©compense au premier qui mâapportera ce prophĂšte de malheur. â Ă peine il achevait, quâon lui apporta un coq du voisinage. Trimalchion le condamne Ă ĂȘtre fricassĂ©. DĂ©dale, cet habile cuisinier qui naguĂšre dâun porc avait fait des oiseaux et des poissons, le coupe en morceaux, le jette dans un chaudron ; et, tandis quâil lâarrose dâeau bouillante, Fortunata broie du poivre dans un mortier de buis. Ce service Ă©tant terminĂ©, Trimalchion se tourna vers les esclaves â Eh quoi ! leur dit-il, vous nâavez pas encore soupĂ© ? allez, et que dâautres viennent vous remplacer. â Une nouvelle troupe dâesclaves se prĂ©sente aussitĂŽt ; les uns, en se retirant, criaient â Adieu, GaĂŻus ! â Les autres, en entrant â Bonjour, GaĂŻus ! â DĂšs ce moment, adieu tous nos plaisirs ! Parmi les nouveaux venus se trouvait un esclave dâune figure assez agrĂ©able Trimalchion sâen empare et le couvre de mille baisers. Fortunata, rĂ©clamant alors ses droits dâĂ©pouse, accable dâinjures son mari, et crie Ă haute voix quâil est bien ordurier, bien infĂąme, de se livrer ainsi sans contrainte Ă ses honteux penchants. Enfin, Ă tous ces noms elle ajoute celui de â Chien ! â Trimalchion, confus, exaspĂ©rĂ© de cet outrage, lance une coupe Ă la tĂȘte de Fortunata. Celle-ci se met Ă crier, comme sâil lui eĂ»t crevĂ© un Ćil, et se cache le visage dans ses mains tremblantes. Scintilla, consternĂ©e de cet accident, la reçoit dans ses bras, et la couvre de son corps. Un esclave obligeant sâempresse dâapprocher de sa joue malade un vase dâeau glacĂ©e ; Fortunata, la tĂȘte penchĂ©e sur ce vase, gĂ©mit et verse un torrent de larmes. Mais Trimalchion, loin dâen ĂȘtre Ă©mu â Eh quoi ! dit-il, cette coureuse ne se souvient-elle plus que je lâai tirĂ©e de la huche Ă pĂ©trir ? que je lui ai donnĂ© un rang dans le monde ? La voilĂ qui sâenfle comme une grenouille ! elle crache en lâair, et cela lui retombe sur le nez. Câest une bĂ»che, et non pas une femme. On sent toujours la fange oĂč lâon est nĂ©. Le ciel me soit en aide ! je rabattrai le caquet de cette Cassandre qui veut porter les chausses. Elle oublie sans doute que lorsque je nâavais pas encore un sou vaillant, jâai pu trouver des partis de dix millions de sesterces. Vous savez, Habinnas, que câest la vĂ©ritĂ©. Hier encore, Agathon, le parfumeur, me tirant Ă lâĂ©cart, me dit Je vous conseille de ne pas laisser pĂ©rir votre race. » Et moi, par une dĂ©licatesse outrĂ©e, pour ne pas paraĂźtre volage, je me coupe ainsi bras et jambes. Câest bien je ferai en sorte quâaprĂšs ma mort tu gratteras la terre avec tes ongles pour me ravoir ; et pour que, dĂšs aujourdâhui, tu saches tout le tort que tu tâes fait Ă toi-mĂȘme, je vous dĂ©fends, Habinnas, de placer sa statue sur mon tombeau, car je veux reposer en paix dans mon dernier asile. Bien plus, pour lui prouver que jâai le pouvoir de punir qui mâoffense, je ne veux pas quâelle mâembrasse aprĂšs ma mort. CHAPITRE LXXV. Lorsquâil eut ainsi fulminĂ© contre sa femme, Habinnas le conjura de se calmer. â Personne de nous, lui dit-il, nâest exempt de commettre des fautes ; nous ne sommes pas des dieux, mais des hommes. â Scintilla lui adressait en pleurant la mĂȘme priĂšre â Au nom de votre gĂ©nie tutĂ©laire, mon cher GaĂŻus, lui disait-elle tendrement, laissez-vous flĂ©chir ! â Trimalchion ne pouvant plus retenir ses larmes â Habinnas, dit-il, par tous les vĆux que je forme pour votre fortune, crachez-moi au visage, je vous en supplie, si jâai tort dans cette affaire ! Jâai embrassĂ©, il est vrai, cet excellent jeune homme, mais ce nâest pas pour sa beautĂ©, câest pour ses bonnes qualitĂ©s. Il sait les dix parties de lâoraison ; il lit Ă livre ouvert. Avec ce quâil Ă©pargne chaque jour sur sa nourriture, il a amassĂ© de quoi payer sa libertĂ©, et de ses Ă©conomies il sâest achetĂ© une armoire et deux coupes nâest-il pas digne de mon affection ? Mais madame sây oppose. Câest lĂ ton dernier mot, pendarde ! Crois-moi, ronge en paix lâos que je te jette, oiseau de proie ; et ne me fais pas trop enrager, ma mignonne, ou je pourrais bien faire quelque coup de ma tĂȘte ! Tu me connais, quand jâai une fois rĂ©solu quelque chose, cela tient comme un clou dans une poutre. Mais pensons plutĂŽt Ă jouir de la vie. Allons, mes amis, vive la joie ! Je nâĂ©tais Ă mon dĂ©but quâun simple affranchi comme vous ; mon mĂ©rite seul mâa conduit oĂč vous voyez. Câest le cĆur qui fait lâhomme ; je ne donnerais pas un fĂ©tu de tout le reste. JâachĂšte loyalement, je vends de mĂȘme. Je laisse Ă dâautres le soin de faire mon Ă©loge. Lorsque je suis au comble du bonheur, pourquoi viens-tu encore mâĂ©tourdir de tes pleurnicheries, ivrognesse ? je te ferai pleurer pour quelque chose. Mais, comme je vous le disais, câest ma bonne conduite qui mâa fait parvenir Ă la fortune. Quand jâarrivai dâAsie, je nâĂ©tais pas plus haut que ce chandelier auquel je me mesurais chaque jour ; et, pour faire pousser plus promptement ma barbe, je me frottais les lĂšvres avec lâhuile dâune lampe. Cependant jâai fait pendant quatorze ans les dĂ©lices de mon maĂźtre, et je nâen rougis pas, car mon devoir Ă©tait de lui obĂ©ir. JâĂ©tais en mĂȘme temps le favori de ma maĂźtresse. Vous comprenez ce que cela veut dire. Je me tais, car je nâaime pas Ă me faire valoir. CHAPITRE LXXVI. Enfin, par la volontĂ© des dieux, je devins maĂźtre dans la maison ; alors, je commençai Ă vivre Ă ma fantaisie. Que vous dirai-je ? mon maĂźtre me fit son hĂ©ritier conjointement avec CĂ©sar, et je recueillis un patrimoine de sĂ©nateur. Mais lâhomme ne sait jamais borner son ambition. Je me mis alors en tĂȘte de faire du commerce. Pour abrĂ©ger, vous saurez que je fis construire cinq vaisseaux que je chargeai de vin ; câĂ©tait, Ă cette Ă©poque, de lâor en barre. Je les expĂ©diai pour Rome ; mais, comme si câeĂ»t Ă©tĂ© un fait exprĂšs, ils firent tous naufrage. Ce nâest point un conte, mais la pure vĂ©ritĂ© ; la mer, en un seul jour, mâengloutit pour trente millions de sesterces. Vous croyez peut-ĂȘtre que je perdis courage ; non, ma foi ! cette perte me mit en goĂ»t de tenter encore la fortune ; et malgrĂ© cet Ă©chec rĂ©cent, jâĂ©quipai de nouveaux vaisseaux, plus grands, plus solides que les premiers, et qui partirent sous de meilleurs auspices ; si bien que chacun vanta mon intrĂ©piditĂ©. Vous savez que les plus gros vaisseaux sont ceux qui luttent avec le plus dâavantage contre les flots. Je chargeai donc ma nouvelle flotte de vin, de lard, de fĂšves, de parfums de Capoue et dâesclaves. Dans cette circonstance, Fortunata me donna une grande preuve de dĂ©vouement elle vendit tous ses bijoux, toutes ses robes, et de leur produit me mit dans la main cent piĂšces dâor qui furent la source de ma nouvelle fortune. On va vite en affaires, lorsque le ciel vous aide en une seule course, je gagnai, de compte rond, dix millions de sesterces. Je commençai par racheter toutes les terres qui avaient appartenu Ă mon maĂźtre, je bĂątis ensuite un palais, et jâachetai des bĂȘtes de somme pour les revendre. Tout ce que jâentrepris me rĂ©ussit Ă souhait. DĂšs que je me vis plus riche Ă moi seul que tout le pays ensemble, laissant lĂ mes registres, je quittai le commerce, et je me contentai de prĂȘter de lâargent Ă intĂ©rĂȘt aux nouveaux affranchis. JâĂ©tais mĂȘme sur le point de renoncer entiĂšrement aux affaires, lorsque jâen fus dĂ©tournĂ© par un astrologue qui vint par hasard dans cette colonie. Il Ă©tait Grec de naissance, et se nommait SĂ©rapa il semblait inspirĂ© par les dieux. Il me rappela mĂȘme plusieurs circonstances de ma vie que jâavais oubliĂ©es, et quâil me raconta de fil en aiguille. Jâaurais cru quâil lisait dans mes entrailles, sâil avait pu me dire ce que jâavais mangĂ© la veille Ă souper. En un mot, on eĂ»t jurĂ© quâil ne mâavait pas quittĂ© de sa vie. CHAPITRE LXXVII. Mais, Habinnas, vous Ă©tiez prĂ©sent, je pense, lorsquâil me dit De moins que rien vous ĂȘtes devenu un riche propriĂ©taire vous nâĂȘtes pas heureux en amis ; vous nâobligez que des ingrats ; vous possĂ©dez de vastes domaines ; vous nourrissez une vipĂšre dans votre sein. » Que vous dirai-je enfin ? Il assura que jâavais encore Ă vivre trente ans, quatre mois et deux jours il ajouta que je recueillerais bientĂŽt un hĂ©ritage. VoilĂ ce que jâai appris de ma destinĂ©e ; et, si jâai le bonheur de joindre lâApulie Ă mes domaines, je croirai avoir bien employĂ© ma vie. En attendant, par la protection de Mercure, jâai fait bĂątir ce palais. Jadis, vous le savez, ce nâĂ©tait quâune baraque, maintenant câest un temple. Il renferme quatre salles Ă manger, vingt chambres Ă coucher, deux portiques de marbre ; et, dans lâĂ©tage supĂ©rieur, un autre appartement ; la chambre oĂč je couche ; celle de cette mĂ©gĂšre on y trouve en outre une trĂšs-belle loge de concierge, et cent chambres dâamis. Enfin, lorsque Scaurus vient dans ce pays, il aime mieux descendre chez moi que partout ailleurs ; et pourtant il a sur le bord de la mer un logement chez son pĂšre. Il y a encore dans ma maison plusieurs autres piĂšces que je vais vous faire voir tout Ă lâheure. Croyez-moi, mes amis, on ne vaut que ce que lâon a ; soyez riches, on vous estimera. Câest ainsi que moi, votre ami, qui nâĂ©tais naguĂšre quâune grenouille je suis maintenant aussi puissant quâun roi. Cependant, Stichus, apporte ici les vĂȘtements funĂ©raires dans lesquels je veux ĂȘtre enseveli ; apporte aussi les parfums, et un Ă©chantillon de cette amphore de vin dont je veux quâon arrose mes os. CHAPITRE LXXVIII. Stichus ne se fit pas attendre, et rentra bientĂŽt dans la salle avec une couverture blanche et une robe prĂ©texte. Trimalchion nous les fit manier pour voir si elles Ă©taient tissues de bonne laine ; puis il ajouta en souriant â Prends bien garde, Stichus, que les rats ou les vers ne sây mettent ; car je te ferais brĂ»ler vif. Je veux ĂȘtre inhumĂ© avec pompe, afin que le peuple bĂ©nisse ma mĂ©moire. â Ayant ainsi parlĂ©, il dĂ©boucha une fiole de nard, et nous en fit tous frictionner. â JâespĂšre, nous dit-il, que ce parfum me fera autant de plaisir aprĂšs ma mort que jâen Ă©prouve maintenant Ă le sentir. â Ensuite, il fit verser du vin dans un grand vase, et nous dit â Figurez-vous que vous ĂȘtes invitĂ©s au repas de mes funĂ©railles. â Ces dĂ©goĂ»tantes libations nous soulevaient le cĆur, quand Trimalchion, qui Ă©tait ivre mort, sâavisa, pour nous procurer un nouveau plaisir, de faire entrer dans la salle des joueurs de cor ; puis, se plaçant sur un lit de parade, la tĂȘte appuyĂ©e sur une pile de coussins â Supposez, dit-il, que je suis mort, et faites-moi une belle oraison funĂšbre. â Soudain les cors sonnĂšrent un air lugubre. Un entre autres, le valet de cet entrepreneur de convois, qui Ă©tait le plus honnĂȘte homme de la bande, fit entendre des sons si aigus, quâil mit en rumeur tout le voisinage ; de sorte que les gardes du quartier, croyant que le feu Ă©tait Ă la maison de Trimalchion, en brisĂšrent tout Ă coup les portes, et, pleins de zĂšle, se prĂ©cipitĂšrent en tumulte dans lâintĂ©rieur avec de lâeau et des haches. Pour nous, profitant de cette occasion favorable, et, sous un prĂ©texte frivole, prenant congĂ© dâAgamemnon, nous nous sauvĂąmes Ă toutes jambes, comme dâun vĂ©ritable incendie. CHAPITRE LXXIX. Nâayant pas de flambeaux pour nous guider, nous errions Ă lâaventure. Il Ă©tait minuit, et le silence qui rĂ©gnait partout ne nous laissait aucun espoir de rencontrer quelquâun qui nous procurĂąt de la lumiĂšre. Pour surcroĂźt de malheur, nous Ă©tions ivres, et nous ignorions les chemins qui, en cet endroit, sont difficiles Ă trouver, mĂȘme en plein jour. Aussi ne fut-ce quâaprĂšs avoir marchĂ© pendant prĂšs dâune heure, Ă travers les gravois et les cailloux qui nous mirent les pieds en sang, que lâadresse de Giton nous tira enfin de ce mauvais pas. En effet, la veille, en plein midi, craignant de sâĂ©garer, il avait eu la sage prĂ©caution de marquer, chemin faisant, tous les piliers et toutes les colonnes avec de la craie dont la blancheur, victorieuse des plus Ă©paisses tĂ©nĂšbres, nous indiqua la route que nous cherchions. ArrivĂ©s au logis, nouvel embarras. Notre vieille hĂŽtesse, qui avait passĂ© la nuit Ă boire avec des voyageurs, dormait si profondĂ©ment, quâon aurait pu la brĂ»ler vive sans la rĂ©veiller. Nous courions donc grand risque de coucher Ă la porte, si le hasard nâeĂ»t conduit en ce lieu un des messagers de Trimalchion. Cet homme, riche pour son Ă©tat il possĂ©dait dix chariots, se lassa bientĂŽt dâappeler en vain, et, brisant la porte de lâauberge, il nous fit entrer avec lui par la brĂšche. Je ne fus pas plutĂŽt dans ma chambre, que je me mis au lit avec mon cher Giton. Le repas succulent que je venais de faire avait allumĂ© dans mes veines un feu dĂ©vorant que je ne pus Ă©teindre quâen me plongeant dans un ocĂ©an de voluptĂ©s Dieu dâamour, quelle nuit ! quels transports ravissants ! Rien ne pouvait calmer la fiĂšvre de nos sens ; Nos lĂšvres sâunissaient dans des baisers de flamme, __Et, pour jouir, nous ne formions quâune Ăąme. Ah ! que ne puis-je encore, au grĂ© de mon dĂ©sir, ______Dans les bras de ce que jâaime, ______GoĂ»ter ce bonheur suprĂȘme, ______Et mourir Ă lâinstant mĂȘme, ______Mais y mourir de plaisir ! Jâavais tort, cependant, de me fĂ©liciter de mon sort ; car, profitant du sommeil lĂ©thargique oĂč le vin mâavait plongĂ©, Ascylte, toujours fertile en inventions pour me nuire, enleva Giton dâentre mes bras engourdis par lâivresse, et le porta dans son lit. LĂ , foulant aux pieds tous les droits humains, il usurpa sans scrupule des plaisirs qui nâĂ©taient dus quâĂ moi, et sâendormit sur le sein de Giton, qui ne sentit pas, ou peut-ĂȘtre feignit de ne pas sentir lâinjure quâAscylte me faisait. Ă mon rĂ©veil, je cherchai vainement dans ma couche solitaire lâobjet de mon amour pour me venger des deux parjures, je fus tentĂ© de leur passer mon Ă©pĂ©e au travers du corps, et de les envoyer du sommeil Ă la mort ; mais enfin, prenant le plus sage parti, je rĂ©veillai Giton Ă coups de houssine ; puis, jetant sur Ascylte un regard farouche â ScĂ©lĂ©rat, lui dis-je, puisque, par un lĂąche attentat, tu as violĂ© les lois de lâamitiĂ©, prends ce qui tâappartient, pars, et cesse de souiller ces lieux de ta prĂ©sence. â Ascylte parut y consentir ; mais dĂšs que nous eĂ»mes partagĂ© nos nippes de bonne foi â Maintenant, dit-il, partageons aussi cet enfant. CHAPITRE LXXX. Je crus dâabord que câĂ©tait une plaisanterie, et quâil allait partir ; mais lui, tirant son Ă©pĂ©e dâune main fratricide â Tu ne jouiras pas seul, sâĂ©cria-t-il, de ce trĂ©sor que tu prĂ©tends tâapproprier. Il faut que jâen aie aussi ma part, et ce glaive va sur-le-champ me la donner. â Je saute aussi sur mon Ă©pĂ©e, et, roulant mon manteau autour de mon bras[1], je me mets en garde. Pendant ces transports furieux, le malheureux enfant embrassait nos genoux, et, baignĂ© de larmes, nous suppliait de ne pas faire de cette mĂ©chante auberge le théùtre dâune nouvelle ThĂ©baĂŻde, de ne pas souiller du sang dâun frĂšre nos mains quâunissait naguĂšre la plus tendre intimitĂ©. â Oui, sâĂ©cria-t-il, si la mort dâun de nous est nĂ©cessaire, voici ma gorge, frappez, plongez-y vos Ă©pĂ©es ; câest Ă moi de mourir, Ă moi qui ai brisĂ© les liens de votre amitiĂ© mutuelle. â DĂ©sarmĂ©s par ces priĂšres, nous remĂźmes nos Ă©pĂ©es dans le fourreau. Ascylte, prenant alors lâinitiative â Jâai trouvĂ©, dit-il, un expĂ©dient pour nous mettre dâaccord. Que Giton soit Ă celui quâil prĂ©fĂ©rera ; laissons-le, du moins, choisir librement celui de nous deux quâil veut pour son frĂšre. â Plein de confiance dans lâanciennetĂ© de mes liaisons avec cet enfant, qui semblaient mâunir Ă lui par une sorte de parentĂ©, jâacceptai avec empressement le parti quâAscylte me proposait, et je mâen rapportai au jugement de Giton ; mais lui, sans balancer, sans paraĂźtre hĂ©siter un seul instant, choisit Ascylte pour son frĂšre. FoudroyĂ© par cet arrĂȘt, je nâeus pas mĂȘme lâidĂ©e de disputer Giton par la voie des armes, et, tombant sur mon lit, je me serais donnĂ© la mort, si je nâeusse craint dâaugmenter le triomphe de mon rival. Fier du succĂšs, Ascylte sort avec le trophĂ©e de sa victoire, laissant un ancien camarade, le compagnon de sa bonne comme de sa mauvaise fortune, quâhier encore il appelait son ami, seul et sans secours dans un pays Ă©tranger. LâamitiĂ© nâa dâattraits quâautant quâelle est utile. Comme au jeu lâĂ©chec quitte ou suit lâĂ©chec mobile, Tel, lâami quâĂ son grĂ© la fortune conduit, Nous sourit avec elle, avec elle nous fuit. Telle encor, sur la scĂšne affichant la sagesse[2], La plus vile PhrynĂ© parle, agit en LucrĂšce Mais baissez le rideau, le rĂŽle est terminĂ© LucrĂšce disparaĂźt, et fait place Ă PhrynĂ©. CHAPITRE LXXXI. Cependant je sĂ©chai bientĂŽt mes larmes ; et craignant que, pour comble de malheur, MĂ©nĂ©las, notre rĂ©pĂ©titeur[1], ne me trouvĂąt seul dans cette auberge, je fis un paquet de mes hardes, et jâallai tristement me loger dans un quartier peu frĂ©quentĂ©, sur le bord de la mer. LĂ , je restai trois jours sans sortir le souvenir de mon abandon et des mĂ©pris de Giton me revenait sans cesse Ă lâesprit ; je me frappais la poitrine en poussant des sanglots dĂ©chirants ; et, dans mon violent dĂ©sespoir, je mâĂ©criais souvent Pourquoi la terre ne sâest-elle pas ouverte pour mâengloutir ? pourquoi la mer, si funeste mĂȘme aux innocents, mâa-t-elle Ă©pargnĂ© ? Jâai tuĂ© mon hĂŽte, et cependant jâai Ă©chappĂ© au chĂątiment ; je me suis sauvĂ© de lâarĂšne oĂč lâon me croyait mort, et, pour prix de tant dâaudace, me voilĂ seul, abandonnĂ© comme un mendiant, comme un exilĂ©, dans cette mĂ©chante auberge dâune ville grecque ! Et quel est celui qui me plonge dans cette horrible solitude ? un jeune homme souillĂ© de toute espĂšce de dĂ©bauches, qui, de son propre aveu, a mĂ©ritĂ© dâĂȘtre banni de son pays ; qui nâa dĂ» sa libertĂ© et son affranchissement quâaux plus honteuses complaisances ; dont les faveurs furent vendues Ă lâencan, et que lâon acheta, le sachant homme, pour sâen servir comme dâune fille. Et que dirai-je, grands dieux ! de cet autre, de ce Giton, qui prit la robe de femme Ă lâĂ©poque oĂč lâon prend la toge virile ; qui, dĂšs sa plus tendre enfance, renonça aux attributs de son sexe ; qui, dans une prison, sâabandonna aux caresses des plus vils esclaves ; qui, aprĂšs avoir passĂ© de mes bras dans ceux dâun rival, abandonne tout Ă coup un ancien ami, et, comme une vile prostituĂ©e, ĂŽ honte ! dans lâespace dâune seule nuit, sacrifie tout Ă sa nouvelle passion ? Maintenant, couple heureux, ils passent les nuits entiĂšres dans les plus douces Ă©treintes. Peut-ĂȘtre mĂȘme quâen ce moment, Ă©puisĂ©s par lâexcĂšs du plaisir, ils se raillent de mon triste abandon. Les lĂąches ! ils ne jouiront pas impunĂ©ment de leur trahison. Ou je ne suis pas un homme, et un homme libre, ou je laverai mon outrage dans leur sang infĂąme. CHAPITRE LXXXII. A ces mots, je ceins mon Ă©pĂ©e, et, de peur que mes forces ne trahissent mon ardeur belliqueuse, pour augmenter ma vigueur je fais un repas plus copieux que de coutume ; puis, prenant mon essor, je mâĂ©lance hors du logis, et, comme un furieux, je parcours Ă grands pas tous les portiques. Je marchais dâun air effarĂ©, avec des gestes menaçants ; je ne respirais que sang, que carnage ; Ă chaque instant je portais la main Ă la garde de mon Ă©pĂ©e, de cette Ă©pĂ©e vouĂ©e aux furies vengeresses. Un soldat me remarqua ; jâignore si câĂ©tait un vagabond ou un voleur de nuit â Qui es-tu, camarade ? me dit-il ; quelle est ta lĂ©gion, ta centurie ? â Moi, sans me troubler, je me forgeai sur-le-champ une lĂ©gion et un centurion. â Allons donc, rĂ©pondit-il, est-ce que dans votre troupe les soldats portent des souliers de baladin ?[1] â La rougeur de mon visage et le tremblement de tous mes membres trahirent bientĂŽt mon imposture. â Bas les armes ! et prends garde Ă toi, me cria le soldat. â Me voyant ainsi dĂ©sarmĂ© et privĂ© de tout moyen de vengeance, je rebroussai chemin vers mon auberge ; ma colĂšre se calma peu Ă peu, et je ne tardai pas Ă savoir bon grĂ© Ă ce coupe-jarret de son audace. CHAPITRE LXXXIII. Ce ne fut toutefois quâavec peine que je triomphai du dĂ©sir de me venger, et je passai une partie de la nuit dans une grande agitation. Vers le point du jour, pour chasser ma tristesse et le souvenir de mon injure, je sortis et je parcourus de nouveau tous les portiques. Jâentrai dans une galerie ornĂ©e de divers tableaux trĂšs-remarquables. Jâen vis, de la main de Zeuxis, qui rĂ©sistaient encore Ă lâinjure du temps, et je remarquai des Ă©bauches de ProtogĂšne, qui disputaient de vĂ©ritĂ© avec la nature elle-mĂȘme, et que je nâosai toucher quâavec un frissonnement religieux. Je me prosternai devant des grisailles dâApelles espĂšce de peinture que les Grecs appellent monochrome. Les contours des figures Ă©taient dessinĂ©s avec tant dâart et de naturel, que lâon eĂ»t cru que le peintre avait trouvĂ© le secret de les animer[1]. Ici, sur les ailes dâun aigle, on voyait un dieu sâĂ©lever au plus haut des airs. LĂ , lâinnocent Hylas repoussait les caresses dâune lascive NaĂŻade. Plus loin, Apollon dĂ©plorait le meurtre commis par sa main, et dĂ©corait sa lyre dĂ©tendue dâune fleur dâhyacinthe nouvellement Ă©close. Au milieu de toutes ces peintures de lâamour, oubliant que jâĂ©tais dans un lieu public, je mâĂ©criai Ainsi donc lâamour nâĂ©pargne pas mĂȘme les dieux ! Jupiter, ne trouvant dans les cieux aucune beautĂ© digne de son choix, descend sur la terre pour satisfaire ses caprices ; mais du moins il nâenlĂšve Ă personne un objet aimĂ©. La Nymphe qui ravit Hylas eĂ»t sans doute imposĂ© silence Ă sa passion, si elle eĂ»t pensĂ© quâHercule viendrait le rĂ©clamer. Apollon fit revivre dans une fleur lâenfant quâil adorait ; enfin toutes les fables sont pleines dâamoureuses liaisons qui ne sont point traversĂ©es par des rivaux ; mais moi, jâai admis dans mon intimitĂ© un hĂŽte plus cruel encore que Lycurgue. Tandis que je prodiguais aux vents mes plaintes inutiles, je vis entrer dans la galerie un vieillard Ă cheveux blancs, dont le visage annonçait la rĂ©flexion et semblait promettre quelque chose de grand, mais dont la mise nâĂ©tait pas trĂšs-soignĂ©e tout dans son extĂ©rieur trahissait au premier abord un de ces hommes de lettres qui, pour lâordinaire, sont en butte Ă la haine des gens riches. Il sâarrĂȘta prĂšs de moi â Je suis poĂ«te, me dit-il, et, je me flatte, poĂ«te de quelque mĂ©rite, sâil faut en croire ceux qui mâont dĂ©cernĂ© des couronnes publiques[2] il est vrai quâon les accorde souvent par faveur Ă des ignorants. Pourquoi donc, me direz-vous, ĂȘtes-vous si mal vĂȘtu[3] ? Par cela mĂȘme que je suis poĂ«te ; lâamour des lettres nâa jamais enrichi personne Le marchand qui brava les fureurs de Neptune, AprĂšs mille dangers, arrive Ă la fortune ; Mars de lâor des vaincus enrichit le vainqueur ; Aux frais dâun vil CrĂ©sus sâengraisse un vil flatteur ; Tandis que tour Ă tour, trafiquant du scandale, Un fat Ă vingt beautĂ©s vend sa flamme banale[4]. Seul, hĂ©las ! le savant, dans ce siĂšcle pervers, Ăbloui par lâappĂąt dâune gloire stĂ©rile, Mal nourri, mal vĂȘtu, sans patron, sans asile, Invoque les beaux-arts dans leurs temples dĂ©serts. CHAPITRE LXXXIV. Cela nâest que trop vrai quâun philosophe, ennemi du vice, marche droit son chemin dans le sentier de la vie, le contraste de ses mĆurs avec celles du siĂšcle lui attire aussitĂŽt la haine gĂ©nĂ©rale qui pourrait, en effet, approuver dans autrui les vertus quâil nâa pas ?. Ensuite, ceux qui sont uniquement occupĂ©s du soin dâamasser des richesses veulent persuader Ă tous les hommes que cet or quâils possĂšdent est le souverain bien. Quâon prĂŽne donc, disent-ils, tant quâon voudra, les hommes de lettres, pourvu que, dans lâopinion publique, ils cĂšdent le pas aux hommes dâargent. â Je ne sais comment il se fait que la pauvretĂ© soit sĆur du gĂ©nie, dis-je Ă Eumolpe en soupirant. â Vous avez raison, reprit le vieillard, de dĂ©plorer le sort des gens de lettres. â Ce nâest pas cela, rĂ©pliquai-je, qui me fait soupirer ; jâai bien dâautres sujets dâaffliction ! â Et, par ce penchant naturel qui nous porte Ă dĂ©poser nos chagrins dans le sein dâautrui, je lui fis sur-le-champ le rĂ©cit de ma triste aventure, et je lui peignis sous les plus odieuses couleurs la perfidie dâAscylte. â PlĂ»t au ciel ! ajoutai-je en gĂ©missant, que lâennemi cruel qui me force Ă la continence fĂ»t assez honnĂȘte homme pour se laisser attendrir ; mais câest un scĂ©lĂ©rat endurci qui en remontrerait aux dĂ©bauchĂ©s de profession ! â Ma franchise ingĂ©nue me gagna le cĆur de ce vieillard il se mit Ă me consoler ; et, pour faire diversion Ă mon chagrin, il me raconta en ces termes une aventure galante de sa jeunesse. CHAPITRE LXXXV. Dans un voyage que je fis en Asie Ă la suite dâun questeur[1], je logeai chez un habitant de Pergame. Je me plaisais beaucoup chez mon hĂŽte, moins Ă cause de lâĂ©lĂ©gance des appartements que de la beautĂ© merveilleuse de son fils. Jâeus recours Ă cet expĂ©dient, pour que le bon pĂšre ne soupçonnĂąt pas la vive passion que mâinspirait cet enfant. Toutes les fois quâil Ă©tait question Ă table de lâamour des jolis garçons, je me rĂ©pandais en invectives si violentes contre cet infĂąme usage, je dĂ©fendais dâun ton si sĂ©vĂšre que lâon tĂźnt devant moi ces discours obscĂšnes qui blessaient, disais-je, mes chastes oreilles, que tous, et surtout la mĂšre de mon Ă©lĂšve, me regardaient comme un des sept sages. Je fus donc bientĂŽt chargĂ© de le conduire au gymnase je rĂ©glais ses Ă©tudes, je lui donnais des leçons ; et je recommandais par-dessus toutes choses Ă ses parents de nâadmettre chez eux aucun sĂ©ducteur de la jeunesse. Un jour de fĂȘte, aprĂšs avoir terminĂ© nos travaux plus tĂŽt quâĂ lâordinaire, nous Ă©tions couchĂ©s dans la salle Ă manger car la nonchalance, suite ordinaire dâun long et joyeux festin, nous avait empĂȘchĂ©s de remonter dans notre chambre ; lorsque, vers le milieu de la nuit, je mâaperçus que mon Ă©lĂšve ne dormait pas. Je fis alors Ă voix basse cette priĂšre Ă VĂ©nus O dĂ©esse ! si je puis embrasser cet aimable enfant, sans quâil le sente, je fais vĆu de lui donner demain une paire de colombes ! LâespiĂšgle nâeut pas plutĂŽt entendu quel Ă©tait le prix de cette faveur, quâil se mit Ă ronfler. Pendant quâil feignait de dormir, je mâapprochai de lui, et je lui dĂ©robai plusieurs baisers. Content de cet essai, je me levai de bonne heure le lendemain, et, pour combler son attente, je lui apportai une belle paire de colombes. Câest ainsi que je mâacquittai de ma promesse. CHAPITRE LXXXVI. La nuit suivante, encouragĂ©s par sa facilitĂ©, mes vĆux changĂšrent de nature Si je puis, disais-je, promener sur son corps une main lascive, sans quâil le sente, pour rĂ©compense de sa docilitĂ©, je lui donnerai deux coqs gaulois des plus acharnĂ©s au combat. Ă cette promesse, le bel enfant sâapprocha de lui-mĂȘme il semblait, je crois, apprĂ©hender que je ne mâendormisse. Pour dissiper son inquiĂ©tude, je parcourus tout son corps avec un plaisir au delĂ de toute expression. Puis, dĂšs que le jour parut, je le comblai de joie en lui apportant ce que je lui avais promis. DĂšs que la troisiĂšme nuit vint ouvrir une nouvelle carriĂšre Ă mon audace, je mâapprochai de lâoreille du prĂ©tendu dormeur Dieux immortels ! mâĂ©criai-je, faites que je puisse, au grĂ© de mes vĆux, goĂ»ter dans ses bras une jouissance complĂšte, sans, toutefois, quâil en sente rien ; et, pour prix de tant de bonheur, je lui donnerai demain un beau bidet de MacĂ©doine. Jamais mon Ă©lĂšve ne dormit dâun sommeil plus profond. Dâabord je promenai mes mains avides sur son sein dâalbĂątre, puis je le couvris dâardents baisers ; enfin je concentrai tous mes vĆux dans le siĂ©ge mĂȘme du plaisir. Le lendemain, assis dans sa chambre, il attendait avec impatience mon offrande ordinaire. Il nâest pas aussi facile, vous le savez, dâacheter un bidet que des colombes et des coqs gaulois outre la dĂ©pense, je craignais quâun cadeau de cette importance ne rendit ma gĂ©nĂ©rositĂ© suspecte Ă ses parents. Donc, aprĂšs mâĂȘtre promenĂ© quelques heures, je rentrai chez mon hĂŽte les mains vides, et, pour tout prĂ©sent, je donnai un baiser Ă mon jeune ami ; mais lui me saute au cou pour mâembrasser, et, jetant de tous cĂŽtĂ©s des regards inquiets â Mon cher maĂźtre, dit-il, oĂč donc est le bidet ? â La difficultĂ© dâen trouver un beau mâa forcĂ©, lui rĂ©pondis-je, Ă diffĂ©rer cette emplette ; mais, dâici Ă peu de jours, je tiendrai ma parole. â Lâenfant comprit fort bien ce que cela voulait dire, et lâexpression de son visage trahit son secret mĂ©contentement. CHAPITRE LXXXVII. Bien que mon manque de foi mâeĂ»t fermĂ© ce cĆur oĂč jâavais su mâouvrir un accĂšs, je ne tardai pas cependant Ă reprendre les mĂȘmes libertĂ©s. En effet, quelques jours aprĂšs, un heureux hasard mâayant de nouveau procurĂ© lâoccasion que jâĂ©piais, dĂšs que je vis son pĂšre profondĂ©ment endormi, je priai ce cher enfant de faire sa paix avec moi, en me laissant lui procurer plaisir pour plaisir ; enfin jâemployai tous les arguments quâinspire une ardente passion ; mais, pour toute rĂ©ponse, il me dit du ton le plus courroucĂ© â Dormez, ou je vais appeler mon pĂšre. â Il nâest point dâobstacle dont ne triomphe une audace persĂ©vĂ©rante. Tandis quâil me menace dâĂ©veiller son pĂšre, je me glisse dans son lit ; il ne mâoppose quâune faible rĂ©sistance, et je lui arrache les plaisirs quâil me refusait. Il parut prendre goĂ»t Ă cette violence, et se plaignant, pour la forme, de ce que, par mon ingratitude, je lâavais exposĂ© aux railleries de ses camarades, auxquels il avait vantĂ© ma gĂ©nĂ©rositĂ© â Pour vous prouver, ajouta-t-il, que je ne vous ressemble pas, vous pouvez recommencer, si cela vous plaĂźt. â La paix Ă©tant faite et mon pardon obtenu, jâusai de la permission quâil mâaccordait, et je mâendormis dans ses bras. Mais lâadolescent, dĂ©jĂ mĂ»r pour lâamour, et que lâardeur de lâĂąge excitait au plaisir, ne se tint pas pour content de cette double Ă©preuve. Il mâĂ©veilla donc â Eh quoi ! me dit-il, vous ne demandez plus rien ? â Je me sentais encore un reste de vigueur ; je mâĂ©vertuai donc du mieux que je pus, et, couvert de sueur, hors dâhaleine, je parvins enfin Ă satisfaire son envie ; mais alors, Ă©puisĂ© par cette triple jouissance, je me rendormis. Une heure nâĂ©tait pas Ă©coulĂ©e, quâen me pinçant, il me dit â Est-ce que nous en restons lĂ ? â FatiguĂ© dâĂȘtre si souvent rĂ©veillĂ©, jâentrai dans un violent accĂšs de colĂšre, et, lui rendant la monnaie de sa piĂšce â Dormez, lui dis-je Ă mon tour, ou jâĂ©veille votre pĂšre. CHAPITRE LXXXVIII. RanimĂ© par ce rĂ©cit plaisant, je me mis Ă interroger le vieillard, plus instruit que moi, sur lâĂąge de chacun de ces tableaux et sur le sujet de quelques-uns dont je ne pouvais me rendre compte. Je lui demandai ensuite Ă quelles causes il attribuait la dĂ©cadence des beaux-arts dans notre siĂšcle, et surtout de la peinture qui a disparu jusquâĂ la derniĂšre trace. â Lâamour des richesses, me rĂ©pondit-il, a produit ce triste changement. Chez nos ancĂȘtres, lorsque le mĂ©rite seul Ă©tait en honneur, on voyait fleurir les beaux-arts, et les hommes se disputaient Ă lâenvi la gloire de transmettre aux siĂšcles suivants toutes les dĂ©couvertes utiles. Alors on vit DĂ©mocrite, lâHercule de la science, distiller le suc de toutes les plantes connues, et passer sa vie entiĂšre Ă faire des expĂ©riences pour connaĂźtre Ă fond les propriĂ©tĂ©s diverses des minĂ©raux et des vĂ©gĂ©taux. Eudoxe vieillit sur le sommet dâune haute montagne pour observer de plus prĂšs les mouvements du ciel et des astres ; et Chrysippe prit trois fois de lâellĂ©bore[1] pour purifier son esprit et le rendre plus apte Ă de nouvelles dĂ©couvertes. Mais, pour en revenir Ă lâart plastique, Lysippe[2] mourut de faim, en se bornant Ă perfectionner les contours dâune seule statue ; et Myron, qui fit, pour ainsi dire, passer dans le bronze lâĂąme humaine et lâinstinct des animaux, ne trouva personne qui voulĂ»t accepter son hĂ©ritage. Pour nous, plongĂ©s dans la dĂ©bauche et lâivrognerie, nous nâosons pas mĂȘme nous Ă©lever Ă la connaissance des arts inventĂ©s avant nous ; superbes dĂ©tracteurs de lâantiquitĂ©, nous ne professons que la science du vice dont nous offrons Ă la fois lâexemple et le prĂ©cepte. Quâest devenue la dialectique ? lâastronomie ? la morale, cette route certaine de la sagesse ? Qui voit-on aujourdâhui entrer dans un temple, et invoquer les dieux pour atteindre Ă la perfection de lâĂ©loquence, ou pour dĂ©couvrir les sources cachĂ©es de la philosophie ? On ne leur demande pas mĂȘme la santĂ©. Suivez cette foule qui monte au Capitole avant mĂȘme dâatteindre le seuil du temple, lâun promet une offrande, sâil a le bonheur dâenterrer un riche parent ; lâautre, sâil dĂ©couvre un trĂ©sor ; un troisiĂšme, sâil parvient, avant de mourir, Ă entasser trente millions de sesterces. Que dis-je ? nâa-t-on pas vu souvent le sĂ©nat lui-mĂȘme, le sĂ©nat, lâarbitre de lâhonneur et de la justice, vouer mille marcs dâor Ă Jupiter ? et ne semble-t-il pas encourager la cupiditĂ©, lorsquâil tĂąche ainsi, Ă prix dâargent, de se rendre le ciel favorable ? Cessez donc de vous Ă©tonner de la dĂ©cadence de la peinture, puisque les dieux et les hommes trouvent plus de charmes dans la vue dâun lingot dâor que dans tous les chefs-dâĆuvre dâApelles, de Phidias et de tous ces radoteurs de Grecs, comme ils les appellent. Mais je vois que ce tableau qui reprĂ©sente la prise de Troie absorbe toute votre attention je vais donc tĂącher de vous en donner lâexplication dans le langage des Muses. CHAPITRE LXXXIX. Pergame, aprĂšs dix ans de siĂ©ge, de carnage, Bravait encor des Grecs le superbe courage. Ces Grecs si fiers, armĂ©s sur la foi de Calchas, Comptaient en frĂ©missant leurs stĂ©riles combats, Mais lâoracle a parlĂ© sous la hache abattues, LâIda voit ses forĂȘts Ă ses pieds descendues. De leurs dĂ©bris formĂ©, terrible, menaçant, Un cheval monstrueux sâĂ©lĂšve ; et dans son flanc Mille guerriers cachĂ©s contre dix ans dâoffense MĂ©ditent sans honneur une lĂąche vengeance. DâAtride cependant la flotte a disparu. Ilion ! Ă la paix tu crus ton sol rendu. Fatal aveuglement ! ces voiles fugitives, Un perfide Ă dessein rejetĂ© sur tes rives, Ce coursier que des Grecs le repentir pieux, Pour les calmer, dit-il, offre enfin Ă tes dieux Tout flattait ta pensĂ©e ; et lâheureuse Phrygie Ressaisit en espoir le sceptre de lâAsie. DĂ©jĂ de ses remparts le peuple, Ă flots pressĂ©s, SâĂ©lance ; humide encor des pleurs quâil a versĂ©s, Son Ćil sur chaque objet librement se promĂšne Il sourit, mais son cĆur se rassure avec peine ; Et dans ce camp dĂ©sert, si longtemps redoutĂ©, Un reste de frayeur se mĂȘle Ă sa gaietĂ©. Laocoon paraĂźt. Pontife de Neptune, Vers ce cheval hideux dont lâaspect lâimportune, Il marche, tourmentĂ© dâun noir pressentiment. Ses cheveux sur son sein descendent tristement, Et la cendre a souillĂ© sa barbe vĂ©nĂ©rable. Fuyez, fuyez ! dit-il dâune voix lamentable, Ce prĂ©sent vient des Grecs, câest le don de la mort ! » Ă ces mots, de sa main, quâanime un noble effort, Un trait part⊠Mais quel dieu rend ce trait inutile ? Il tombe, et meurt au pied du colosse immobile Un vain peuple applaudit Ă cet arrĂȘt des cieux. La hache cependant porte un coup plus heureux Le monstre est Ă©branlĂ© ; ses entrailles mugissent ; Sous leur abri douteux les Grecs tremblants pĂąlissent Le cri quâen cet instant leur arrache la peur Redouble des Troyens la pieuse ferveur, Et, dans ses murs livrĂ©s, tout un peuple avec joie Introduit ces captifs qui vont conquĂ©rir Troie. La ruse a triomphĂ© ! mais un prodige affreux Vient alors de la foule Ă©pouvanter les yeux. Des bords oĂč TĂ©nĂ©dos sâĂ©lĂšve au sein de lâonde, Un bruit sourd est parti⊠la mer sâĂ©meut et gronde Le flot poursuit le flot qui murmure et sâenfuit Tel Neptune se plaint dans lâombre de la nuit, Quand la rame, docile Ă la main qui la guide, De ses coups redoublĂ©s fend la plaine liquide. Tout Ă coup, dĂ©ployant leurs immenses anneaux, Deux serpents monstrueux sâavancent sur les eaux Sous leurs bonds convulsifs, en temps Ă©gaux pressĂ©e, Lâonde Ă©cume, et jaillit jusquâaux cieux Ă©lancĂ©e Leurs yeux, rouges de sang, lancent dâaffreux Ă©clairs, Qui semblent de leurs feux incendier les mers, Leurs sifflements aigus font trembler le rivage. Tout tremble. Cependant, sur cette mĂȘme plage, Deux frĂšres, fruits jumeaux dâun hymen plein dâappas, Du pontife, leur pĂšre, avaient suivi les pas RevĂȘtus comme lui de la robe sacrĂ©e, Du bandeau phrygien leur tĂȘte Ă©tait parĂ©e. Mais les monstres dĂ©jĂ , sur leur proie Ă©lancĂ©s, Dâinextricables nĆuds les tiennent enlacĂ©s. Les enfants vainement, de leurs mains impuissantes, Repoussent des serpents les tĂȘtes menaçantes ; Et tous deux, sâoubliant en ce combat cruel, Se prĂȘtent lâun Ă lâautre un secours mutuel Ils succombent tous deux. Et toi, malheureux pĂšre ! Toi qui vois dĂ©chirer, par la dent meurtriĂšre, Le corps de ces enfants qui te doivent le jour, Pour les sauver, hĂ©las ! tu nâas que ton amour. Mais que peut ton courage et lâardeur qui tâanime ? Le pontife, Ă son tour, remplaçant la victime, Tombe, et, roulant aux pieds des autels profanĂ©s, Vers les murs dâIlion, des dieux abandonnĂ©s, Il tourne en gĂ©missant sa mourante paupiĂšre. PhĂ©bĂ© venait dâatteindre au haut de sa carriĂšre, Et son char, dans les cieux, sâavançait escortĂ© Des astres moins brillants quâĂ©clipsait sa clartĂ©. Dans le sommeil profond que procure lâivresse, Les Troyens oubliaient leurs dangers et la GrĂšce. InsensĂ©s ! ils rĂȘvaient un heureux lendemain. Mais du cheval fĂ©cond le flanc sâouvre, et soudain, Libre de sa prison, une nombreuse Ă©lite Dans les murs de Priam court et se prĂ©cipite Tel, affranchi du mors, vole un coursier fougueux, LâĆil fier, et de ses crins battant ses flancs poudreux. DĂ©jĂ le sang ruisselle, et le glaive homicide Moissonne les Troyens comme un troupeau timide Engourdis par le vin, ils passent sans effort De la mort du sommeil au sommeil de la mort ; Et, sur lâautel de Troie, une torche allumĂ©e Fournit les feux vengeurs dont Troie est consumĂ©e. CHAPITRE XC. A peine Eumolpe achevait son rĂ©cit, que ceux qui se promenaient sous les portiques firent pleuvoir sur lui une grĂȘle de pierres[1]. AccoutumĂ© Ă de pareils suffrages, il se couvrit la tĂȘte, et sâenfuit hors du temple. Craignant quâon ne me prĂźt aussi pour un poĂ«te, je le suivis de loin jusquâau bord de la mer lĂ , dĂšs que je me vis hors de la portĂ©e des coups, je mâarrĂȘtai, et, apostrophant Eumolpe â DâoĂč vous vient, lui dis-je, cette manie ? il y a Ă peine deux heures que nous sommes ensemble, et, au lieu de parler comme tout le monde, vous ne mâavez dĂ©bitĂ© que des vers. Je ne mâĂ©tonne plus si le peuple vous poursuit Ă coups de pierres. Je vais faire aussi ma provision de cailloux, et, toutes les fois que cet accĂšs vous prendra, je vous tirerai du sang de la tĂȘte. â Il secoua les oreilles et rĂ©pondit â Jeune homme, ce nâest pas dâaujourdâhui seulement que lâon me traite de la sorte je ne parais jamais sur le théùtre, pour rĂ©citer quelques vers, sans recevoir un pareil accueil des spectateurs. Quoi quâil en soit, pour nâavoir pas aussi maille Ă partir avec vous, je consens Ă me sevrer de ce plaisir tout le reste du jour. â Et moi, rĂ©pliquai-je, si vous tenez en bride votre PĂ©gase, je vous promets un bon souper[2]. â Puis je confiai Ă la gardienne de mon chĂ©tif logis le soin de mon chĂ©tif repas, et je me rendis au bain avec Eumolpe. CHAPITRE XCI. En y entrant, jâaperçus Giton appuyĂ© contre la muraille et tenant dans ses mains des frottoirs et des racloirs dâĂ©tuviste[1]. Ă son air triste et abattu, on devinait sans peine que câĂ©tait contre son grĂ© quâil servait Ascylte. Tandis que je le regardais attentivement pour mâassurer que câĂ©tait bien lui, il mâaperçut, et, tournant vers moi son visage oĂč brillait la joie la plus vive â GrĂące, mon frĂšre ! sâĂ©cria-t-il ; ayez pitiĂ© de moi ! Ici, je ne vois plus briller les armes, et je puis vous faire connaĂźtre mes vrais sentiments. DĂ©livrez-moi de la tyrannie dâun brigand sanguinaire, et, pour me punir de lâarrĂȘt que jâai prononcĂ© contre vous, infligez-moi le plus sĂ©vĂšre chĂątiment ; mais nâest-ce pas dĂ©jĂ , pour le malheureux Giton, un supplice assez cruel que dâavoir perdu votre affection ? â Je lui ordonne de cesser ses plaintes, de peur dâattirer lâattention des curieux ; puis, laissant Eumolpe dans le bain oĂč il dĂ©clamait dĂ©jĂ un de ses poĂ«mes, jâentraĂźne Giton hors de ces lieux par une obscure et fĂ©tide issue ; et nous fuyons Ă toutes jambes vers mon auberge. LĂ , fermant la porte sur nous, je me prĂ©cipite dans ses bras, et, par dâardents baisers, je sĂšche les pleurs dont ses joues sont inondĂ©es. Nous restĂąmes longtemps sans pouvoir profĂ©rer une seule parole car cet aimable enfant se brisait la poitrine Ă force de sanglots. â Quelle honte pour moi, lui disais-je, de tâaimer encore aprĂšs ton lĂąche abandon ! je cherche en vain dans mon cĆur la profonde blessure que tu y as faite, et je nâen trouve plus mĂȘme la cicatrice. Comment te justifier de mâavoir ainsi quittĂ© pour voler Ă de nouvelles amours ? avais-je mĂ©ritĂ© un tel affront ? â Giton, voyant que je lâaimais encore, prit une contenance plus hardie. â Cependant, poursuivis-je, je nâai point cherchĂ© dâautre arbitre que toi pour juger qui, dâAscylte ou de moi, mĂ©ritait le mieux ton amour ; mais je supprime de justes plaintes, jâoublie tout, pourvu que ton repentir soit sincĂšre. â En prononçant ces mots, je gĂ©missais et je versais un torrent de larmes. Giton, mâessuyant le visage avec son manteau, me dit â Soyez juste, mon cher Encolpe ; jâen appelle Ă votre mĂ©moire. Est-ce moi qui vous ai abandonnĂ© ? et ne vous ĂȘtes-vous pas trahi vous-mĂȘme ? je lâavouerai franchement et sans dĂ©tour, quand je vous vis tous deux les armes Ă la main, je me rangeai du cĂŽtĂ© du plus fort. â Ă ces mots, je me jetai Ă son cou, et je baisai la bouche dâoĂč Ă©tait sortie une rĂ©ponse si sensĂ©e ; puis, pour mieux le convaincre que je lui pardonnais le passĂ©, et que mon amour pour lui Ă©tait aussi vif et aussi sincĂšre que jamais, je lui prodiguai les plus tendres caresses. CHAPITRE XCII. Il Ă©tait nuit close, et la femme avait ponctuellement exĂ©cutĂ© mes ordres pour le souper, lorsque Eumolpe vint frapper Ă ma porte. â Combien ĂȘtes-vous ? lui demandai-je. â Et, avant dâouvrir, je regardai par le trou de la serrure si Ascylte nâĂ©tait pas avec lui. Quand je vis quâil Ă©tait seul, je lui ouvris sur-le-champ. DĂšs quâil fut entrĂ©, il se jeta sur un lit de repos, et, apercevant Giton qui dressait la table, il me fit un signe de tĂȘte, et me dit â Je vous fais mon compliment de votre GanymĂšde il faut nous divertir ce soir. â Un dĂ©but si gaillard ne me plut nullement, et je craignis dâavoir reçu chez moi un second Ascylte. Eumolpe nâen resta pas lĂ ; car Giton lui ayant prĂ©sentĂ© Ă boire â Je tâaime plus, lui dit-il, que tous les mignons que jâai vus au bain. â Puis, vidant la coupe dâun seul trait â Je nâai jamais Ă©tĂ© si altĂ©rĂ©, poursuivit-il ; car, en me baignant, jâai failli ĂȘtre assommĂ©, parce que, pour distraire ceux qui Ă©taient assis autour du bassin, jâai essayĂ© de leur dĂ©clamer un de mes poĂ«mes. ChassĂ© du bain, comme je lâai si souvent Ă©tĂ© du théùtre, je vous cherchais dans tous les coins, et je criais Ă tue-tĂȘte Encolpe ! Encolpe ! quand du cĂŽtĂ© opposĂ©, un jeune homme tout nu et qui avait perdu ses habits se mit Ă crier aussi fort que moi, et dâune voix quâanimait la colĂšre Giton ! Giton ! Il y avait cependant cette diffĂ©rence entre nous, que les valets du bain se moquaient de moi comme dâun fou, et me contrefaisaient insolemment, tandis que la foule nombreuse qui lâentourait lui prodiguait les applaudissements et les tĂ©moignages dâune respectueuse admiration. Il faut vous dire que la nature lâa si richement dotĂ© des attributs de la virilitĂ©, quâĂ la grandeur de ses proportions on le prendrait pour Priape lui-mĂȘme[1]. O le vigoureux champion ! je crois quâil pourrait soutenir une lutte amoureuse deux jours entiers sans discontinuer. Aussi ne fut-il pas longtemps dans lâembarras ; car je ne sais quel chevalier romain, connu, mâa-t-on dit, pour un infĂąme dĂ©bauchĂ©, le voyant courir ainsi tout nu, le couvrit de son manteau et lâemmena chez lui, sans doute pour sâassurer le monopole de cette bonne fortune. Mais moi, je nâaurais pas mĂȘme pu retirer mes habits du vestiaire[2], si je nâeusse produit un tĂ©moin qui affirma quâils mâappartenaient. Tant il est vrai quâon fait plus de cas des dons du corps que de ceux de lâesprit[3] ! â A chaque mot que disait Eumolpe, je changeais de couleur car si lâaccident arrivĂ© Ă mon ennemi mâavait rĂ©joui dâabord, jâĂ©tais dĂ©solĂ© de le voir ainsi tourner Ă son avantage. Toutefois, comme si jâeusse Ă©tĂ© complĂštement Ă©tranger Ă cette aventure, je gardai le silence sur mes relations avec Ascylte, et je dĂ©taillai Ă Eumolpe le menu de notre souper, A peine avais-je cessĂ© de parler, quâon nous servit. Ce nâĂ©tait que des mets assez communs, mais substantiels et nutritifs notre poĂ«te famĂ©lique les dĂ©vora avec une effrayante aviditĂ©. Lorsquâil fut enfin rassasiĂ©, il se prit Ă moraliser, et se rĂ©pandit en invectives contre ces hommes qui dĂ©daignent tout ce qui est dâun usage commun et vulgaire, et nâestiment que ce qui est rare. CHAPITRE XCIII. Par une dĂ©pravation vraiment dĂ©plorable, dit-il, on mĂ©prise les jouissances faciles, et on se passionne avec entĂȘtement pour celles qui nous semblent interdites Je ne veux point dâune facile gloire Lâobstacle ajoute un lustre Ă la victoire. Aux bords du Phase habite le faisan VoilĂ son prix. La poule numidique A vu le jour dans les sables dâAfrique Pour un gourmet, câest un morceau friand. Pauvre canard, ta chair est fine et molle ; FidĂšle oison, des fureurs du Gaulois Ton cri jadis sauva le Capitole ; Mais humblement vous croissez sous nos toits Vous nâĂȘtes bons quâĂ nourrir des bourgeois. Du bout du monde, oĂč le sort lâa fait naĂźtre[1], La sargue accourt ; on lâachĂšte Ă grands frais ; Et le barbeau, de la table du maĂźtre, Ne fait quâun saut Ă celle des valets. La raretĂ© fait le prix de la chose Le cinnamome, enfant dâun sol lointain, Fait oublier les parfums dâune rose[3] ; Et pour lâamour on nĂ©glige lâhymen[2]. â Est-ce ainsi, dis-je Ă Eumolpe, que vous tenez votre promesse de faire, pour aujourdâhui, trĂȘve Ă la poĂ©sie ? De grĂące, Ă©pargnez nos oreilles, Ă nous qui ne vous avons jamais lapidĂ©. Car, si quelquâun de ceux qui boivent prĂšs de nous, dans cette auberge venait Ă flairer un poĂ«te, il mettrait tout le voisinage en rumeur ; et, nous prenant pour vos complices en Apollon, on nous assommerait tous trois en mĂȘme temps. Cessez, par pitiĂ©, et rappelez-vous ce qui vient de vous arriver aux bains et sous le portique. â Giton, dont le caractĂšre Ă©tait naturellement doux et compatissant, me gronda de parler de la sorte. â Ce nâest pas bien, me dit-il, dâinjurier un homme plus ĂągĂ© que vous. Outrager ainsi celui que vous avez invitĂ© Ă votre table, câest manquer aux lois de lâhospitalitĂ©, câest perdre tout le fruit de votre politesse. Ă cette remontrance il ajouta des discours pleins de modĂ©ration et de dĂ©cence, qui avaient une grĂące toute particuliĂšre dans la bouche de ce bel enfant. CHAPITRE XCIV. Trois fois heureuse, dit Eumolpe, la mĂšre qui tâa mis au monde ! Courage, mon garçon ! persĂ©vĂšre dans ces bons sentiments ; offre toujours le rare assemblage de la sagesse et de la beautĂ©[1]. Ce nâest pas en vain que tu as pris ma dĂ©fense tu as gagnĂ© mon cĆur ; je tâaime ; et je veux dĂ©sormais consacrer ma muse Ă chanter tes louanges. Je veux ĂȘtre ton prĂ©cepteur, ton gardien ; je te suivrai partout, bon grĂ©, mal grĂ© Encolpe nâen peut prendre ombrage, car je sais quâil aime ailleurs. â Fort heureusement pour notre poĂ«te, je nâavais plus lâĂ©pĂ©e que le soldat mâavait enlevĂ©e bien lui en prit ; car tout le courroux quâAscylte avait allumĂ© dans mon Ăąme, je lâaurais Ă©teint dans le sang dâEumolpe. Giton sâen aperçut, et, sous le prĂ©texte dâaller chercher de lâeau, il quitta la chambre. Son dĂ©part opportun apaisa mon ressentiment ; et, devenu plus calme â Jâaime encore mieux, dis-je Ă Eumolpe, vos vers que votre prose, quand vous exprimez de semblables dĂ©sirs. Vous ĂȘtes libertin ; moi, je suis violent ; certes, nos caractĂšres ne pourront jamais sympathiser. Je vous parais, sans doute, un insensĂ©, un furieux ; eh bien, soit ; Ă©vitez les accĂšs de ma folie, ou, pour parler clairement, dĂ©campez au plus vite. â Ătourdi de cette apostrophe, Eumolpe, sans mâen demander lâexplication, sort sur-le-champ, tire la porte sur lui, la ferme Ă double tour, met la clef dans sa poche, et court Ă la recherche de Giton. JâĂ©tais loin de mâattendre Ă une pareille ruse, et, me voyant ainsi renfermĂ©, dans mon dĂ©sespoir je rĂ©solus de me pendre. En consĂ©quence, je dressai le bois du lit contre la muraille, et jây attachai ma ceinture[2]. DĂ©jĂ je passais mon cou dans le nĆud fatal ; câen Ă©tait fait de moi⊠lorsque Eumolpe, accompagnĂ© de Giton, ouvre brusquement la porte et me rend Ă la vie. Giton, surtout, passant, Ă cette vue, de la douleur Ă la rage, pousse un grand cri, me prend dans ses deux bras, et, me jetant Ă la renverse sur le lit â Vous vous trompez, Encolpe, me dit-il, si vous pensez quâil vous soit possible de mourir avant moi. Je vous avais prĂ©venu dans ce dessein quand jâĂ©tais chez Ascylte, jâai vainement cherchĂ© une Ă©pĂ©e ; mais jâavais rĂ©solu, si je ne parvenais pas Ă vous rejoindre, de trouver la mort au fond dâun prĂ©cipice et, pour vous prouver que la mort ne se fait jamais attendre au malheureux qui la cherche, jouissez, Ă votre tour, du spectacle que vous me destiniez tout Ă lâheure. â A ces mots, il arrache un rasoir des mains du valet dâEumolpe[3], en passe deux fois le tranchant sur sa gorge, et tombe Ă nos pieds. Saisi dâĂ©pouvante, je jette de grands cris, et je me prĂ©cipite sur le corps de Giton armĂ© du mĂȘme rasoir, je veux moi-mĂȘme mourir avec lui. Mais lâespiĂšgle ne sâĂ©tait pas fait la moindre Ă©gratignure, et, comme lui, je ne sentais aucune douleur. CâĂ©tait, en effet, un de ces rasoirs Ă©moussĂ©s que lâon donne aux apprentis barbiers pour corriger leur maladresse, et pour leur faire la main. Aussi le valet, en voyant Giton le prendre dans sa trousse, nâavait pas tĂ©moignĂ© le plus lĂ©ger effroi, et Eumolpe avait considĂ©rĂ© de sang-froid cette tragĂ©die pour rire. CHAPITRE XCV. Au dĂ©noĂ»ment de cette farce, oĂč Giton et moi nous jouions les rĂŽles dâamoureux, survint le maĂźtre de lâauberge qui nous apportait le second service ; nous voyant ainsi Ă©tendus par terre dans le plus grand dĂ©sordre â Qui ĂȘtes-vous ? sâĂ©cria-t-il ; des ivrognes ou des vagabonds ?⊠peut-ĂȘtre lâun et lâautre ? Qui de vous a dressĂ© ce lit contre le mur ? quel secret dessein avez-vous machinĂ© ? Je crois, ma foi, que vous vouliez dĂ©loger cette nuit sans payer le loyer de votre chambre ; il nâen sera rien. Je vous ferai voir que cette maison isolĂ©e nâappartient pas Ă quelque pauvre veuve sans appui[1], mais Ă Marcus Manicius. â Tu oses nous menacer ! sâĂ©crie Eumolpe. â Et en mĂȘme temps il dĂ©tache Ă lâaubergiste un vigoureux soufflet ; mais celui-ci, Ă©chauffĂ© par les nombreuses libations quâil avait faites avec ses hĂŽtes, lance Ă la tĂȘte dâEumolpe une cruche de terre qui lui meurtrit le front[3], puis sâenfuit Ă toutes jambes. Notre poĂ«te, furieux dâun tel outrage, se saisit dâun grand chandelier de bois, poursuit le fuyard, et, lâen frappant Ă tour de bras, lui rend avec usure le coup quâil a reçu au front. Les valets de lâauberge et un grand nombre dâivrognes accourent Ă ce bruit. Quant Ă moi, profitant de cette occasion pour me venger dâEumolpe et rendre la pareille Ă ce brutal, je ferme la porte sur lui, bien rĂ©solu Ă jouir sans concurrent de ma chambre et des plaisirs que la nuit me promet. Cependant les marmitons et tous les habitants[2] de lâauberge tombent sur le pauvre diable dont jâai coupĂ© la retraite lâun, armĂ© dâune broche chargĂ©e de rĂŽtis frĂ©missants au feu, menace de lui crever les yeux ; un autre, saisissant un croc Ă suspendre les viandes, se place dans une attitude belliqueuse. Je remarquai surtout une servante vieille et chassieuse, qui, ceinte dâun torchon horriblement sale, et chaussĂ©e de sabots dĂ©pareillĂ©s[4], traĂźnait par la chaĂźne un Ă©norme dogue, et lâagaçait contre Eumolpe ; mais notre hĂ©ros parait adroitement avec son chandelier tous les coups quâon lui portait. CHAPITRE XCVI. Nous regardions toute cette bagarre Ă travers une fente quâEumolpe, un instant auparavant, avait faite Ă la porte, dont il avait brisĂ© le marteau. Jâapplaudissais aux coups quâil recevait ; mais Giton, toujours compatissant, Ă©tait dâavis quâil fallait lui ouvrir et le secourir dans ce pressant danger. Mon ressentiment nâĂ©tait pas encore apaisĂ©, et, pour punir Giton de sa pitiĂ© hors de saison, je ne pus mâempĂȘcher de lui donner sur la tĂȘte une chiquenaude bien appliquĂ©e[1]. Le pauvre enfant, fondant en larmes, alla se jeter sur le lit. Pour moi, je mettais, tantĂŽt un Ćil, tantĂŽt lâautre, au trou de la porte, et je jouissais de voir Eumolpe ainsi maltraitĂ© ; câĂ©tait un aliment dont se repaissait ma colĂšre ; quand tout Ă coup survint Bargate[2], le procurateur du quartier. Il avait quittĂ© son souper pour venir mettre le holĂ , et se faisait porter dans sa litiĂšre sur le champ de bataille, parce quâil Ă©tait perclus de ses deux jambes. Il dĂ©clama longtemps dâune voix terrible et courroucĂ©e contre les ivrognes et les vagabonds ; puis, reconnaissant Eumolpe â Quoi ! câest vous, lui dit-il, vous, la fleur de nos poĂ«tes ! et ces pendards de valets ne sâenfuient pas au plus vite ! et ils osent lever la main sur vous ! â Puis, sâapprochant dâEumolpe, il lui dit tout bas Ă lâoreille â Ma femme prend avec moi des airs dĂ©daigneux ; veuillez, pour lâamour de moi, faire une satire contre elle, afin quâelle rougisse de sa conduite. CHAPITRE XCVII. Pendant que Bargate Ă©tait en conversation secrĂšte avec Eumolpe, entra dans lâauberge un crieur public, suivi dâun valet de ville et dâune grande foule de curieux secouant un flambeau qui rĂ©pandait plus de fumĂ©e que de lumiĂšre, il lut Ă haute voix cette proclamation Un jeune homme dâenviron seize ans, nommĂ© Giton, aux cheveux frisĂ©s[1], dâune complexion dĂ©licate et dâun extĂ©rieur agrĂ©able, vient de sâĂ©garer au bain public mille Ă©cus de rĂ©compense Ă quiconque le ramĂšnera ou pourra indiquer le lieu de sa retraite. PrĂšs du crieur se tenait Ascylte, vĂȘtu dâune robe bigarrĂ©e de diverses couleurs[2], et portant dans un plat dâargent la rĂ©compense promise. Sans perdre un instant, jâordonnai Ă Giton de se fourrer sous le lit, et, comme autrefois Ulysse sâĂ©tait cachĂ© sous le ventre dâun bĂ©lier, dâentrelacer ses pieds et ses mains dans les sangles qui soutenaient le matelas[3], pour Ă©chapper aux perquisitions de ceux qui le cherchaient. Giton sâempressa de mâobĂ©ir, et se suspendit si bien aux sangles du lit, quâUlysse se serait avouĂ© vaincu par notre ruse. De mon cĂŽtĂ©, pour Ă©loigner tout soupçon, jâĂ©tendis mes vĂȘtements sur le lit, et, mây couchant, jây imprimai la forme dâun homme de ma taille. Cependant Ascylte, aprĂšs avoir visitĂ© toutes les chambres avec le valet du crieur, sâarrĂȘta devant la mienne voyant que la porte Ă©tait soigneusement fermĂ©e, il en conçut dâautant plus dâespoir. Mais le valet, introduisant sa hache entre la porte et son chambranle, en fit sauter les ferrures. Alors, me jetant aux pieds dâAscylte, je le conjurai, au nom de notre ancienne amitiĂ© et des mauvais jours que nous avions supportĂ©s ensemble, de me laisser voir pour la derniĂšre fois le frĂšre que je regrettais. Et, pour donner plus de vraisemblance Ă mes priĂšres hypocrites â Je sais, lui dis-je, Ascylte, que vous ĂȘtes venu dans lâintention de mâĂŽter la vie ne le vois-je pas Ă ces haches qui vous accompagnent ? Assouvissez donc vĂŽtre haine voilĂ ma tĂȘte ; versez mon sang dont vous ĂȘtes altĂ©rĂ©, car vos recherches ne sont quâun vain prĂ©texte. â Ascylte, indignĂ© dâun pareil soupçon, jura quâil nâavait dâautre but que de rattraper son fugitif ; quâil ne demandait la mort de personne, encore moins celle dâun suppliant dans lequel il ne pouvait, mĂȘme aprĂšs un fĂącheux dĂ©mĂȘlĂ©, mĂ©connaĂźtre le plus cher de ses amis. CHAPITRE XCVIII. Cependant le valet de ville se montrait plus actif armĂ© dâune canne quâil avait arrachĂ©e au cabaretier, il sondait le dessous du lit, et fouillait tous les coins et recoins de la chambre. Mais Giton Ă©vitait adroitement tous les coups, et retenait sa respiration, malgrĂ© les punaises qui lui couraient sur le visage. DĂšs quâils furent partis, Eumolpe, profitant de ce que la fracture de la porte ouvrait un libre accĂšs Ă tout le monde, se prĂ©cipita dans la chambre ; et, transportĂ© de joie, sâĂ©cria â Jâai gagnĂ© mille Ă©cus ! Je vais courir aprĂšs le crieur qui sâen va, et, pour vous punir du tour que vous mâavez jouĂ©, je lui dĂ©clarerai que Giton est entre vos mains. â Voyant quâil persistait dans sa rĂ©solution, jâembrasse ses genoux, et je le conjure de ne pas donner le dernier coup Ă des malheureux dĂ©jĂ plus quâĂ demi morts. â Vous auriez raison de vous venger, ajoutai-je, sâil Ă©tait en votre pouvoir de trouver celui que vous voulez livrer ; mais le pauvre enfant vient de sâĂ©chapper dans la foule, et je ne sais oĂč il est allĂ©. Au nom des dieux ! Eumolpe, tĂąchez de le retrouver, dussiez-vous mĂȘme le rendre Ă Ascylte. â Il commençait Ă ajouter foi Ă cette histoire, lorsque Giton, ne pouvant plus longtemps retenir son haleine, Ă©ternua trois fois de suite avec tant de force, que le lit en trembla. â Les dieux vous bĂ©nissent[1] ! â dit Eumolpe, se tournant du cĂŽtĂ© dâoĂč venait ce bruit ; et, soulevant le matelas, il aperçut notre Ulysse, quâun Cyclope mĂȘme Ă jeun eĂ»t Ă©pargnĂ©. Ă cette vue, il mâapostropha de la sorte â ScĂ©lĂ©rat ! pris sur le fait, tu as encore lâeffronterie de nier la vĂ©ritĂ© ! Que dis-je ? si la divinitĂ©, qui ne souffre pas que le crime reste impuni, nâeĂ»t forcĂ© cet enfant Ă me dĂ©couvrir sa retraite, dupe de tes artifices, je serais maintenant Ă courir tous les cabarets pour lây chercher. â Mais Giton, qui sâentendait bien mieux que moi Ă cajoler son monde, commença par panser avec des toiles dâaraignĂ©e trempĂ©es dans de lâhuile la blessure quâEumolpe avait reçue au front ; ensuite, Ă la robe dĂ©chirĂ©e du poĂ«te il substitua son petit manteau ; puis, voyant quâil commençait Ă se calmer, pour dernier lĂ©nitif il le prit dans ses bras et le couvrit de baisers â O mon pĂšre ! mon tendre pĂšre ! sâĂ©cria-t-il, notre sort est entre vos mains. Si vous aimez un peu votre petit Giton, commencez par le sauver. PlĂ»t au ciel, hĂ©las ! que je fusse dĂ©vorĂ© par les flammes ; plĂ»t au ciel que la mer orageuse mâengloutĂźt ! moi qui suis lâunique sujet, la seule cause de ces criminels dĂ©bats ; du moins, ma mort rapprocherait deux amis que jâai brouillĂ©s. â Eumolpe, touchĂ© de mes maux et de ceux de Giton, attendri surtout par les caresses que lui avait prodiguĂ©es cet aimable enfant â Fous que vous ĂȘtes, nous dit-il, avec le mĂ©rite que vous avez, vous pourriez vivre heureux, et cependant vous passez votre misĂ©rable existence dans des inquiĂ©tudes continuelles chaque jour vous vous crĂ©ez Ă vous-mĂȘmes de nouveaux chagrins. CHAPITRE XCIX. Pour moi, toujours et partout, jâai vĂ©cu comme si chaque jour dont je jouissais Ă©tait le dernier de mes jours et ne devait jamais revenir, câest-Ă -dire sans mâinquiĂ©ter du lendemain[1]. Suivez donc mon exemple, et narguez les soucis. Ascylte vous poursuit ici ; fuyez au plus tĂŽt. Je suis sur le point de faire un voyage dans un pays lointain ; venez avec moi le vaisseau sur lequel je dois mâembarquer mettra peut-ĂȘtre Ă la voile cette nuit je suis connu des gens de lâĂ©quipage, et nous serons bien reçus. Ce conseil me parut sage et utile ; il me dĂ©livrait des persĂ©cutions dâAscylte, et me promettait une existence plus heureuse. Vaincu par la gĂ©nĂ©rositĂ© dâEumolpe, je me repentais amĂšrement des mauvais procĂ©dĂ©s que je venais dâavoir Ă son Ă©gard, et je me reprochais la jalousie qui en avait Ă©tĂ© la cause. Je le conjurai donc, les larmes aux yeux, de me pardonner â Il nâest pas, lui dis-je, au pouvoir dâun homme qui aime de rĂ©primer ses transports jaloux ; mais je ferai en sorte de ne rien dire et de ne rien faire Ă lâavenir qui puisse vous dĂ©plaire. Vous devez donc, en vĂ©ritable philosophe, bannir de votre esprit le souvenir des diffĂ©rends qui se sont Ă©levĂ©s entre nous, de maniĂšre quâil nâen reste aucune trace. Les neiges sĂ©journent longtemps sur un sol inculte et raboteux ; mais, sur une terre unie et dompĂ©e par la charrue, elles se fondent aussitĂŽt, comme une gelĂ©e blanche. Il en est de mĂȘme de la colĂšre elle prend racine dans un esprit grossier, mais elle effleure Ă peine une Ăąme Ă©clairĂ©e. â Pour confirmer, rĂ©pondit Eumolpe, la vĂ©ritĂ© de ce que vous dites, tenez, je vous donne le baiser de paix. Maintenant, pour que tout aille Ă bien, faites au plus vite vos paquets, et suivez-moi ; ou, si vous le prĂ©fĂ©rez, soyez mes guides. â Il parlait encore, quand on heurta rudement Ă la porte, qui, en sâouvrant, offrit Ă nos regards un marin Ă la barbe touffue. â Qui vous arrĂȘte ? dit-il Ă Eumolpe ; ne savez-vous pas quâil faut se hĂąter[2] ? â Nous nous levons aussitĂŽt, et Eumolpe, rĂ©veillant son valet qui dormait depuis longtemps, lui ordonne de partir avec notre bagage. Moi et Giton, nous faisons un paquet de tout ce qui nous reste de vivres ; et, aprĂšs une fervente priĂšre aux astres[3] protecteurs de la navigation, nous montons Ă bord[4]. CHAPITRE C. Nous nous plaçùmes dans un endroit Ă©cartĂ©[1], prĂšs de la poupe ; et, comme il ne faisait pas encore jour, Eumolpe sâendormit. Quant Ă Giton et Ă moi, il nous fut impossible de fermer lâĆil. Je rĂ©flĂ©chissais tristement Ă lâimprudence que jâavais faite en recevant dans ma sociĂ©tĂ© Eumolpe, rival plus dangereux encore quâAscylte sa prĂ©sence mâinspirait les plus vives inquiĂ©tudes. Enfin, pour triompher de mon chagrin, jâappelai la raison Ă mon secours. â Il est fĂącheux, disais-je en moi-mĂȘme, que cet enfant plaise Ă Eumolpe. Mais, aprĂšs tout, la nature nâa-t-elle pas mis en commun, pour lâusage de tous, ses plus belles crĂ©ations ? Le soleil luit pour tout le monde. La lune, accompagnĂ©e dâun cortĂšge innombrable dâĂ©toiles, ne refuse pas mĂȘme sa lumiĂšre aux bĂȘtes sauvages qui cherchent leur pĂąture pendant la nuit. Quây a-t-il de plus beau que les eaux ? cependant elles coulent pour tous les habitants de la terre. Pourquoi donc lâamour seul serait-il le prix dâun larcin, plutĂŽt que la rĂ©compense du mĂ©rite ? et, toutefois, nous nâestimons que les biens dont les autres nous envient la possession. Mais, aprĂšs tout, je nâai plus quâun rival, et encore si vieux, que, sâil voulait prendre quelques libertĂ©s avec Giton, il perdrait sa peine et ses soins, faute dâhaleine â RassurĂ©e par le peu de vraisemblance dâune pareille tentative, mon humeur jalouse se calma, et, me couvrant la tĂȘte de mon manteau, je feignis de dormir. Mais, au mĂȘme instant, comme si la Fortune eĂ»t pris Ă tĂąche dâabattre ma constance, jâentendis, sur le tillac, ces paroles articulĂ©es dâun ton gĂ©missant â Câest donc ainsi quâil sâest jouĂ© de ma crĂ©dulitĂ© ? â Les sons mĂąles de cette voix, qui ne mâĂ©tait pas tout Ă fait inconnue, me frappĂšrent dâĂ©pouvante. Mais que devins-je, lorsquâune femme, qui paraissait Ă©galement irritĂ©e, sâĂ©cria dâun ton encore plus animĂ© â Si quelque divinitĂ© faisait tomber Giton entre mes mains, comme je recevrais ce fugitif ! â Cette rencontre imprĂ©vue nous glaça Ă tous deux le sang dans les veines. Moi, surtout, comme Ă©touffĂ© par un horrible cauchemar, je fus longtemps sans pouvoir profĂ©rer une seule parole. Enfin, dâune main tremblante, tirant Eumolpe, dĂ©jĂ endormi, par le pan de sa robe â Mon pĂšre, lui dis-je, au nom du ciel ! Ă qui appartient ce navire ? ne pourriez-vous mâapprendre quels passagers y sont embarquĂ©s ? â TroublĂ© dans son sommeil, il me rĂ©pondit avec humeur â Ătait-ce donc pour nous empĂȘcher de dormir quâil vous a plu de choisir lâendroit le plus Ă©cartĂ© du tillac ? En serez-vous plus avancĂ© quand je vous aurai dit que ce vaisseau appartient Ă Lycas de Tarente[2], qui ramĂšne dans cette ville une voyageuse nommĂ©e TryphĂšne ? CHAPITRE CI. Ces paroles furent pour moi un coup de foudre. Je frissonnai de tous mes membres, et, prĂ©sentant ma gorge Ă dĂ©couvert â Fortune, mâĂ©criai-je, tu lâemportes ! je suis perdu sans ressource. â Giton, renversĂ© sur mon sein, y resta longtemps sans connaissance. Enfin, lorsquâune abondante sueur nous eut rendu lâusage de nos sens, embrassant les genoux dâEumolpe â Ayez pitiĂ©, lui dis-je, de deux mourants. Au nom de cet enfant, nos communes amours, dĂ©livrez-nous de la vie[1] la mort est devant nous, et, si vous nây mettez obstacle, nous la recevrons comme un bienfait du ciel. â Ătourdi de cette violente apostrophe, Eumolpe jure ses grands dieux quâil ignore de quel Ă©vĂ©nement nous sommes menacĂ©s, quâil nâa eu aucun mauvais dessein, quâil ne nous a tendu aucun piĂšge, mais que câest de bonne foi et le plus innocemment du monde quâil nous a conduits sur ce navire, oĂč son passage Ă©tait arrĂȘtĂ© depuis longtemps. â Quelles sont donc, dit-il, les embĂ»ches que vous redoutez ici ? quel nouvel Annibal se trouve Ă bord parmi nous ? Lycas de Tarente, Ă la fois le pilote et le propriĂ©taire de ce vaisseau, est un fort honnĂȘte homme qui possĂšde, en outre, plusieurs domaines il a embarquĂ© une troupe dâesclaves quâil transporte Ă Tarente pour y ĂȘtre vendus[2]. VoilĂ le cyclope, le pirate auquel nous devons notre passage. Il y a aussi sur ce vaisseau TryphĂšne, la plus belle des femmes, qui aime Ă voyager de cĂŽtĂ© et dâautre pour son plaisir[3]. â Ce sont justement, reprit Giton, les ennemis que nous fuyons ! â Et, sur-le-champ, il raconta succinctement Ă Eumolpe, muet de surprise, les motifs de haine que ces gens avaient contre nous, et les pĂ©rils dont nous Ă©tions menacĂ©s. Interdit, et ne sachant quel parti prendre â Que chacun, dit le poĂ«te, expose son avis. Figurez-vous que nous sommes dans lâantre de PolyphĂšme ; il nous faut chercher quelque moyen dâen sortir, Ă moins que nous ne prĂ©fĂ©rions nous jeter Ă la mer, ce qui nous dĂ©livrerait Ă lâinstant de tout danger. â Il vaudrait mieux, reprit Giton, tĂącher dâobtenir du pilote, moyennant salaire, bien entendu, quâil nous dĂ©barquĂąt au port le plus voisin. Vous affirmerez que votre frĂšre, tourmentĂ© du mal de mer, est Ă toute extrĂ©mitĂ©. Pour donner a ce mensonge un air de vĂ©ritĂ©, vous vous prĂ©senterez au pilote les larmes aux yeux et le visage renversĂ©, afin quâĂ©mu de compassion il se rende Ă votre priĂšre. â Cela nâest pas possible, rĂ©pondit Eumolpe ; un grand vaisseau comme le nĂŽtre nâentre que bien difficilement dans un port ; et, dâailleurs, il ne serait pas vraisemblable que votre frĂšre eĂ»t pu perdre la santĂ© en si peu de temps. Ajoutez Ă cela que Lycas, par humanitĂ©, voudra peut-ĂȘtre visiter le moribond. Voyez maintenant sâil est de votre intĂ©rĂȘt dâattirer auprĂšs de vous ce mĂȘme capitaine que vous fuyez. Mais supposons quâil soit facile de dĂ©tourner le vaisseau de sa destination lointaine ; supposons mĂȘme que Lycas ne fera pas la visite et lâinspection de ses malades comment parviendrons-nous Ă descendre du vaisseau sans ĂȘtre vus de tout le monde ? Sortirons-nous la tĂȘte couverte, ou nue[4] ? Si nous nous couvrons la tĂȘte, tout le monde voudra prĂ©senter la main Ă de pauvres malades ; si nous allons tĂȘte nue, ce sera nous jeter dans la gueule du loup. CHAPITRE CII. TrĂȘve, mâĂ©criai-je, Ă ces timides conseils ! nâayons recours quâĂ lâaudace ; laissons-nous couler dans la chaloupe le long du cĂąble ; coupons-le, et abandonnons le reste au hasard. Cependant, cher Eumolpe, mon intention nâest pas de vous associer Ă nos pĂ©rils il nâest pas juste que lâinnocent sâexpose pour le coupable. Tous mes vĆux seront comblĂ©s, si la Fortune seconde notre fuite. â Excellent avis ! dit Eumolpe, sâil Ă©tait praticable. EspĂ©rez-vous donc que personne ne sâapercevra de votre dĂ©part ? Ăchapperez-vous aux regards du pilote, qui, toujours Ă©veillĂ©, passe la nuit Ă observer le cours des astres ? Et quand bien mĂȘme il viendrait Ă sâendormir, vous ne pourriez vous flatter de tromper sa vigilance quâen vous Ă©chappant par le cĂŽtĂ© du vaisseau opposĂ© Ă celui oĂč il se tient ; mais câest Ă la poupe, auprĂšs du gouvernail, quâest attachĂ© le cĂąble qui retient la chaloupe, et câest par lĂ quâil vous faut descendre. Je mâĂ©tonne dâailleurs, Encolpe, que vous nâayez pas songĂ© au matelot qui est de garde jour et nuit dans cette chaloupe, et que vous nâen pourrez chasser quâen le tuant ou en le jetant Ă la mer de vive force. Vous sentez-vous capable dâun coup si hardi ? Consultez votre courage. Quant Ă moi, je suis prĂȘt Ă vous suivre, et aucun danger ne mâarrĂȘtera, pourvu quâil y ait quelque chance de salut ; car je ne vous crois pas assez fou pour exposer votre vie de gaietĂ© de cĆur et sans aucun espoir de succĂšs. Voyez si vous prĂ©fĂ©rez lâexpĂ©dient que voici je vous mettrai avec mes habits dans deux valises, qui seront censĂ©es faire partie de mon bagage, et jâen fermerai les courroies, en y laissant seulement une petite ouverture, par laquelle vous puissiez respirer et recevoir des aliments ; puis, demain matin, je publierai que mes deux esclaves, craignant un chĂątiment encore plus rigoureux, se sont jetĂ©s Ă la mer pendant la nuit ; et lorsque le vent nous aura conduits au port, je vous ferai dĂ©barquer avec mes valises, sans exciter aucun soupçon. â A merveille ! mâĂ©criai-je ; nous prenez-vous pour des corps solides que lâon peut enfermer Ă volontĂ© ? Croyez-vous donc que nous soyons exempts des nĂ©cessitĂ©s ordinaires Ă tous les hommes ; que nous soyons habituĂ©s Ă rester immobiles, sans Ă©ternuer, sans ronfler ? Est-ce parce que ce stratagĂšme mâa rĂ©ussi une fois ? Mais je vous accorde que nous puissions rester tout un jour empaquetĂ©s de la sorte quâen rĂ©sultera-t-il ? Si le calme ou les vents contraires nous retiennent en mer, que deviendrons-nous ? nous moisirons comme des habits renfermĂ©s trop longtemps, ou nous serons comme des livres quâune forte pression rend illisibles. Jeunes comme nous le sommes, et peu faits Ă ce genre de fatigue, nous resterions emballĂ©s, emmaillottĂ©s comme des statues ! Cherchons donc, je vous prie, quelque autre moyen de salut. Que vous semble, par exemple, de cette invention ? Eumolpe, en sa qualitĂ© dâhomme de lettres, doit avoir avec lui sa provision dâencre[1] servons-nous-en pour nous teindre en noir de la tĂȘte aux pieds ; ainsi dĂ©guisĂ©s, nous passerons pour des esclaves Ă©thiopiens, nous vous servirons comme tels, trop heureux dâĂ©viter ainsi le chĂątiment dont nous sommes menacĂ©s ; et notre changement de couleur nous rendra mĂ©connaissables aux yeux mĂȘmes de nos ennemis. â Oui-da ? reprit Giton ; que ne nous proposez-vous aussi de nous circoncire, afin quâon nous prenne pour des Juifs[2] ; de nous percer les oreilles, pour ressembler Ă des Arabes ; ou de nous frotter le visage avec de la craie, pour paraĂźtre de vrais Gaulois ? comme si, en changeant notre couleur, nous pouvions aussi changer nos traits. Cela ne suffit pas ; il faut encore que tout concoure, que tout soit dâaccord pour soutenir un pareil rĂŽle. Supposons que la drogue dont on nous barbouillera soit longtemps sans sâeffacer ; que lâeau qui tombera par hasard sur notre corps nây fasse aucune tache ; que lâencre ne se collera pas Ă nos habits, ce qui arrive souvent, mĂȘme lorsquâon nây met point de gomme dites-moi, pourrons-nous aussi nous faire des lĂšvres dâune grosseur dĂ©mesurĂ©e comme les Ăthiopiens[3] ; friser nos cheveux comme les leurs, nous tatouer comme eux le visage, nous courber les jambes en cerceaux, marcher sur les talons[4], et imiter la laine qui leur couvre le menton ? croyez-moi, cette couleur artificielle nous salira le corps sans le changer. Ăcoutez lâavis que mâinspire le dĂ©sespoir enveloppons-nous la tĂȘte de nos robes, et jetons-nous Ă la mer. CHAPITRE CIII. Que les dieux et les hommes, sâĂ©crie Eumolpe, vous prĂ©servent dâune mort si misĂ©rable ! faites plutĂŽt ce que je vais vous dire. Mon valet est barbier, comme vous lâavez pu voir dĂ©jĂ eh bien ! il va vous raser sur-le-champ, Ă tous deux, non-seulement la tĂȘte, mais mĂȘme les sourcils[1] ; ensuite je tracerai adroitement sur vos fronts une inscription qui indiquera que vous avez Ă©tĂ© marquĂ©s pour dĂ©sertion ces stigmates dâun honteux supplice dĂ©guiseront votre visage, et mettront en dĂ©faut la sagacitĂ© de ceux qui vous cherchent. â Cet avis prĂ©valut, et lâon se mit sur-le-champ Ă lâĆuvre. Nous nous approchons Ă pas de loup du bord du vaisseau, et nous livrons notre tĂȘte au barbier, qui fait tomber sous son rasoir nos cheveux et nos sourcils ; alors Eumolpe, dâune main exercĂ©e, nous couvre Ă grands traits le visage entier des lettres dont on marque ordinairement les esclaves fugitifs[2]. Par malheur, un des passagers qui, penchĂ© sur le flanc du navire, soulageait son estomac travaillĂ© du mal de mer, aperçut, au clair de la lune, notre barbier en fonction Ă cette heure indue maudissant cette action comme un funeste prĂ©sage car ce nâest quâau moment du naufrage que les nautoniers font le sacrifice de leur chevelure, il se rejeta dans son lit. Pour nous, faisant semblant de ne pas entendre ses imprĂ©cations, nous reprĂźmes notre air triste ; et, gardant le plus profond silence, nous passĂąmes le reste de la nuit dans un sommeil agitĂ©. Le lendemain matin, dĂšs quâEumolpe apprit que Tryphene Ă©tait levĂ©e, il entra dans la chambre de Lycas. On sâentretint dâabord du beau temps et de lâheureuse navigation quâil nous promettait ; puis Lycas, sâadressant Ă Tryphene, lui parla en ces termes CHAPITRE CIV. Cette nuit, Priape mâest apparu en songe Apprends, mâa-t-il dit, que jâai conduit Ă bord de ton vaisseau cet Encolpe que tu cherches. â TryphĂšne tressaillit et sâĂ©cria â On dirait que nous avons dormi sur le mĂȘme oreiller ; car cette statue de Neptune, que jâavais remarquĂ©e sous le pĂ©ristyle du temple de BaĂŻes, mâest aussi apparue, et mâa dit â Tu trouveras Giton dans le navire de Lycas. â Cela vous prouve, reprit Eumolpe, combien le divin Ăpicure a eu raison de blĂąmer, dâune maniĂšre si plaisante, ceux qui ajoutent foi Ă ces vaines illusions Ces songes, lĂ©gers fils de lâombre et du sommeil, Que la nuit a formĂ©s, que dĂ©truit le rĂ©veil, Nâannoncent point du ciel les avis fatidiques Lâhomme Ă ses souvenirs doit leurs jeux fantastiques. DĂšs que ce dieu pesant qui donne le repos Sur nos sens engourdis a versĂ© ses pavots, Des entraves du corps lâĂąme dĂ©barrassĂ©e Des scĂšnes de la veille amuse la pensĂ©e, Et, de lâillusion empruntant le pinceau, Dâun objet qui nâest plus trace un vivant tableau. Voyez ce conquĂ©rant fĂ©cond en funĂ©railles, Son bras de vingt citĂ©s sape encor les murailles, Met les rois au tombeau, force leurs bataillons, Et de ruisseaux de sang inonde les sillons. Lâavocat, au barreau, dĂ©sarme la justice, Et sauve son client des rigueurs du supplice. Lâavare, ouvrant le sol pour enfouir son or, Dans son champ, tout Ă coup, trouve un nouveau trĂ©sor ; Et dans ses billets doux une Ă©pouse coquette RĂ©clame dâun galant les faveurs quâelle achĂšte. Le pilote englouti sâagite, et presse en vain La planche de salut qui se brise en sa main. Tandis que le chasseur, sur la plume immobile, DerriĂšre ses rideaux poursuit un cerf agile ; Par un rĂȘve emportĂ©, le chien, du liĂšvre absent, Dans un bois idĂ©al suit la piste en jappant. De lâhomme riche ainsi doublant les jouissances, La nuit du malheureux prolonge les souffrances. Cependant Lycas, aprĂšs avoir fait les ablutions nĂ©cessaires pour expier le songe de TryphĂšne[1] â Qui nous empĂȘche, dit-il, de faire la visite de ce navire, pour nâavoir point Ă nous reprocher de mĂ©priser ces avertissements du ciel ? â Le passager qui, pour notre malheur, avait Ă©tĂ© tĂ©moin de notre dĂ©guisement nocturne, HĂ©sus Ă©tait son nom, entre tout Ă coup chez Lycas, et sâĂ©crie â Quels sont donc les misĂ©rables qui se sont fait raser la tĂȘte cette nuit au clair de la lune ? Par Hercule ! ce sacrilĂšge est dâun trĂšs dangereux exemple ; car jâai ouĂŻ dire quâil nâest permis Ă personne de se couper les ongles ou les cheveux sur un vaisseau, Ă moins que le vent ne soit irritĂ© contre la mer. CHAPITRE CV. TroublĂ© par ces paroles, Lycas devint furieux. â Est-il possible, dit-il, que quelquâun des passagers ait eu lâaudace de se couper les cheveux sur mon navire, et cela par une si belle nuit ? Quâon amĂšne ici les coupables, afin que je sache quels sont ceux dont le sang doit purifier ce navire. â Câest par mon ordre, dit Eumolpe, que cela sâest fait. Comme je devais faire route avec eux sur le mĂȘme bĂątiment[1], jâai voulu par lĂ me rendre les auspices favorables. En punition de leurs crimes, ils portaient leur chevelure longue et en dĂ©sordre pour ne pas faire un bagne de ce navire, jâai ordonnĂ© Ă mon barbier de les nettoyer de leurs souillures ; jâai voulu, en outre, que les stigmates dâinfamie gravĂ©s sur leur front nâĂ©tant plus cachĂ©s sous lâampleur de leurs cheveux, tout le monde pĂ»t y lire leur faute et leur chĂątiment. Parmi leurs divers mĂ©faits, ils mangeaient chez une prostituĂ©e, quâils avaient en commun, lâargent quâils me volaient câest lĂ que je les ai surpris la nuit derniĂšre, parfumĂ©s dâessences et ivres-morts. Enfin, je crois que ces marauds flairent encore le reste de mon patrimoine. â NĂ©anmoins, Lycas, pour purifier son vaisseau, nous condamna lâun et lâautre Ă recevoir quarante coups de corde[3]. LâexĂ©cution suivit de prĂšs lâarrĂȘt. Les matelots, armĂ©s de cĂąbles, se jettent sur nous comme des furieux, et se disposent Ă apaiser leur divinitĂ© tutĂ©laire[2] par lâeffusion dâun sang abject. Pour moi, je digĂ©rai les trois premiers coups avec la fermetĂ© dâun Spartiate[4] ; mais Giton, dĂšs la premiĂšre dĂ©charge, jeta un cri si perçant, que TryphĂšne sâĂ©mut aux accents de cette voix connue ; ses femmes en furent frappĂ©es comme elle, et sâĂ©lancĂšrent aussitĂŽt vers le pauvre patient. Mais dĂ©jĂ lâextrĂȘme beautĂ© de Giton avait dĂ©sarmĂ© les matelots eux-mĂȘmes[5], et ses regards seuls, plus puissants que sa voix, plaidaient pour son pardon, lorsque les suivantes de TryphĂšne criĂšrent toutes Ă la fois â Câest Giton ! câest Giton ! Barbares ! suspendez ce cruel chĂątiment ! Câest Giton, madame ; venez Ă son secours ! â Ce nom nâeut pas plutĂŽt frappĂ© les oreilles de TryphĂšne on croit sans peine ce que lâon dĂ©sire, quâelle vole vers lâaimable enfant. Quant Ă Lycas, qui ne me connaissait que trop, il nâeut pas besoin dâentendre ma voix ; certain de ma prĂ©sence, il accourt ; et, sans sâarrĂȘter Ă examiner mes mains ou mon visage, il fixe ses regards plus bas que ma ceinture, et, par un simple attouchement, sâassure que câest bien moi. â Bonjour, Encolpe, me dit-il aussitĂŽt. â Quâon sâĂ©tonne maintenant que la nourrice du roi dâIthaque lâait reconnu, aprĂšs vingt ans dâabsence, Ă une cicatrice quâelle avait remarquĂ©e en lui, puisque cet habile homme[6], malgrĂ© la confusion des traits de mon visage et le dĂ©guisement de toute ma personne, reconnut sur-le-champ son fugitif Ă un si lĂ©ger indice ! TryphĂšne, trompĂ©e par lâapparence, prenait pour rĂ©els les stigmates gravĂ©s sur nos fronts, et nous demandait tout bas, en versant un torrent de larmes, quelle Ă©tait la prison oĂč lâon nous avait jetĂ©s comme vagabonds[7], quel Ă©tait le bourreau qui avait eu le courage de nous infliger ce cruel supplice. â Votre fuite, disait-elle, mĂ©ritait sans doute un chĂątiment, ingrats qui avez dĂ©daignĂ© les bienfaits dont vous comblait mon amour ! CHAPITRE CVI. â Pauvre femme ! reprit Lycas transportĂ© de fureur, vous ĂȘtes assez simple pour croire que ces lettres ont Ă©tĂ© imprimĂ©es sur leur front avec un fer chaud ! PlĂ»t aux dieux que ces marques dâinfamie fussent vĂ©ritables ! nous serions enfin vengĂ©s ! Mais en ce moment mĂȘme on cherche Ă nous abuser par cette comĂ©die, et cette inscription postiche est un nouveau tour quâon veut nous jouer. â TryphĂšne, heureuse de nâavoir pas entiĂšrement perdu son amant, penchait vers lâindulgence ; mais Lycas, qui conservait un vif ressentiment[1] de mes liaisons avec Doris, son Ă©pouse, et de lâaffront quâil avait reçu sous le portique dâHercule, sâanima de plus en plus, et, le visage enflammĂ©, sâĂ©cria â Ne voyez-vous pas, ĂŽ TryphĂšne ! dans cet Ă©vĂ©nement une preuve convaincante de la sollicitude des dieux pour les choses dâici-bas ? Câest conduits par eux que ces coupables sont venus, sans sâen douter, sur notre vaisseau ; ce sont eux qui, pour nous en avertir, nous ont envoyĂ© Ă tous deux le mĂȘme songe. Voyez maintenant sâil nous est permis de faire grĂące Ă des scĂ©lĂ©rats que les dieux mĂȘmes ont livrĂ©s Ă notre justice. Pour moi, je ne suis pas un barbare ; mais je craindrais, en leur pardonnant, dâattirer sur moi la vengeance cĂ©leste. â Ces paroles superstitieuses changĂšrent tellement les dispositions de TryphĂšne, que, bien loin de sâopposer Ă notre supplice, elle dĂ©clara quâelle consentait de grand cĆur Ă ce juste chĂątiment ; ajoutant quâelle avait essuyĂ© les mĂȘmes outrages que Lycas, et que nous lâavions aussi exposĂ©e Ă la risĂ©e publique par dâinfĂąmes propos contre son honneur. Lycas, voyant que TryphĂšne le secondait dans ses projets de vengeance, donna de nouveaux ordres pour rendre notre torture encore plus cruelle ce quâEumolpe ayant entendu, il sâefforça de le flĂ©chir par ces paroles CHAPITRE CVII. Ces infortunĂ©s, dont vous avez rĂ©solu la perte pour vous venger, implorent, ĂŽ Lycas ! votre pitiĂ©. Sachant que je ne vous Ă©tais pas inconnu, ils mâont choisi pour leur avocat auprĂšs de vous[1], et mâont priĂ© de les rĂ©concilier avec dâanciens amis qui leur sont toujours chers. Vous croyez peut-ĂȘtre que câest le hasard qui a conduit ces jeunes gens sur votre bord ; mais il nâest pas un seul passager qui ne sâinforme avant toutes choses du nom de celui Ă qui il va confier son existence. Cette dĂ©marche spontanĂ©e doit vous satisfaire et flĂ©chir votre courroux laissez donc des hommes libres naviguer en paix vers leur destination. Le maĂźtre le plus cruel, le plus implacable, oublie son ressentiment, dĂšs que le repentir amĂšne Ă ses pieds son esclave fugitif. Comment ne pas pardonner Ă un ennemi qui se livre Ă notre merci ? que voulez-vous, que prĂ©tendez-vous de plus ? Vous voyez, suppliants devant vous, des jeunes gens aimables, bien nĂ©s, et, ce qui doit surtout vous toucher, des jeunes gens avec lesquels vous avez vĂ©cu naguĂšre dans la plus Ă©troite intimitĂ©. Certes, sâils vous eussent volĂ© votre argent, sâils eussent rĂ©pondu Ă votre confiance par la plus lĂąche trahison, vous seriez assez vengĂ© par le chĂątiment que vous lisez sur leur front. NĂ©s libres, ils se sont volontairement infligĂ©, pour expier leur offense, ces marques de la servitude qui les isolent Ă jamais de la sociĂ©tĂ©. â Lycas, interrompant la dĂ©fense dâEumolpe â Nâembrouillez pas la question, dit-il, et rĂ©duisons chaque chose Ă sa juste valeur. Et dâabord, sâils sont venus ici de leur plein grĂ©, pourquoi se sont-ils fait raser la tĂȘte ? Quiconque se dĂ©guise a dessein de tromper, et non dâoffrir une satisfaction. En second lieu, sâils avaient lâintention dâobtenir leur grĂące par votre entremise, pourquoi tant dâefforts pour cacher vos clients Ă tous les yeux ? Il est donc clair que le hasard seul les a conduits dans nos filets, et quâensuite vous avez cherchĂ© par vos artifices Ă les soustraire aux transports de notre ressentiment. Quant Ă ce que vous affectez de dire, pour nous intimider, que ce sont des hommes libres et de bonne famille, prenez garde de gĂąter votre cause par cet argument qui vous inspire tant de confiance. Que doit faire un homme offensĂ©, lorsque le coupable court de lui-mĂȘme au-devant du chĂątiment ? Mais, dites-vous, ils ont Ă©tĂ© nos amis. Câest par cela mĂȘme quâils mĂ©ritent un traitement plus rigoureux. Offenser un inconnu, ce nâest quâun crime ordinaire ; mais outrager un ami, câest presque un parricide. â Eumolpe rĂ©torqua ainsi cette fausse argumentation â Je vois, dit-il, que ce qui fait le plus de tort Ă ces malheureux jeunes gens, câest de sâĂȘtre fait raser les cheveux pendant la nuit vous concluez de lĂ que le hasard, et non leur volontĂ©, les a conduits sur ce vaisseau. Je vais tĂącher dâexpliquer ce grief aussi simplement et avec autant de bonne foi quâil a Ă©tĂ© commis. Mes amis, avant de sâembarquer, voulaient dĂ©charger leur tĂȘte dâun fardeau incommode et inutile ; mais les vents, en prĂ©cipitant leur dĂ©part, les ont forcĂ©s Ă remettre Ă un autre temps lâexĂ©cution de ce projet. Ils ont cru quâils pouvaient le rĂ©aliser ici aussi bien quâailleurs, sans que cela tirĂąt Ă consĂ©quence ; car ils ignoraient le prĂ©sage funeste quâon en pouvait tirer, et les lois de la navigation. â Quâavaient-ils besoin, dit Lycas, de se raser la tĂȘte, pour sâoffrir Ă nous en suppliants ? depuis quand un front chauve est-il plus digne de compassion ? Mais Ă quoi bon mâarrĂȘter Ă chercher la vĂ©ritĂ© dans les paroles dâun interprĂšte ? Quâas-tu Ă dire, infĂąme voleur ? quelle salamandre[2] a fait tomber tes sourcils ? Ă quelle divinitĂ© as-tu fait le sacrifice de ta chevelure ? RĂ©ponds, misĂ©rable, rĂ©ponds. CHAPITRE CVIII. La crainte du supplice avait glacĂ© ma langue, et, convaincu par lâĂ©vidence, je ne trouvais pas une seule parole pour me justifier. TroublĂ©, confus de ma laideur, il me semblait quâavec une tĂȘte nue comme un genou, et des sourcils rasĂ©s au niveau du front, je ne pouvais rien dire ni rien faire qui ne me rendĂźt encore plus ridicule. Mais dĂšs que lâon eut passĂ© lâĂ©ponge sur mon visage baignĂ© de pleurs, lorsque lâencre, en se dĂ©layant, confondit tous les caractĂšres qui Ă©taient tracĂ©s, et me couvrit la figure dâun masque noir comme de la suie, alors la colĂšre qui mâanimait se changea en fureur. Cependant, Eumolpe proteste quâil ne souffrira pas quâau mĂ©pris des lois et du droit des gens on maltraite ainsi des hommes libres il repousse les menaces de nos bourreaux, non-seulement de la voix, mais du geste. Il est secondĂ© dans ses efforts par son valet Ă gages, et par un ou deux passagers, mais si faibles, quâils peuvent tout au plus nous offrir des consolations, sans augmenter la force de notre parti. Trop irritĂ© pour implorer la clĂ©mence de mes ennemis, je menace de mes ongles les yeux de TryphĂšne, criant Ă haute et intelligible voix que, si lâon fait le moindre mal Ă Giton pour cette prostituĂ©e, qui seule mĂ©rite dâĂȘtre fustigĂ©e aux yeux de tout lâĂ©quipage, je ferai contre elle usage de toutes mes forces. Mon audace redouble la rage de Lycas, qui sâindigne que jâoublie ma propre dĂ©fense pour embrasser celle dâautrui. TryphĂšne, non moins exaspĂ©rĂ©e de mes outrages, se livre aux mĂȘmes transports. Enfin, tout lâĂ©quipage se partage en deux camps. Dâun cĂŽtĂ©, le barbier dâEumolpe sâavance, armĂ© dâun rasoir, aprĂšs nous avoir distribuĂ© le reste de sa trousse. Du cĂŽtĂ© opposĂ©, les esclaves de TryphĂšne, retroussant leurs manches, se disposent Ă jouer des mains. Les servantes elles-mĂȘmes, Ă dĂ©faut dâautres armes, excitent par leurs cris lâardeur des combattants. Seul, tranquille Ă son poste, en vain le pilote dĂ©clare quâil va quitter le gouvernail, si lâon ne fait cesser ce vacarme excitĂ© par quelques dĂ©bauchĂ©s. La lutte se prolonge avec le mĂȘme acharnement Lycas et les siens combattent pour se venger ; nous, pour dĂ©fendre notre vie. DĂ©jĂ , de part et dâautre, plusieurs champions sont tombĂ©s demi-morts de frayeur[1] ; un plus grand nombre, couverts de sang et de blessures, se retirent de la mĂȘlĂ©e ; cependant la fureur des deux partis ne se ralentit point. Alors Giton, approchant bravement son rasoir des organes de sa virilitĂ©, menace de couper dans sa racine la cause de tant de dĂ©sordres ; mais TryphĂšne, en lui faisant espĂ©rer sa grĂące, sâoppose Ă la consommation dâun si grand sacrifice. Pour moi, jâavais dĂ©jĂ plusieurs fois appuyĂ© sur ma gorge le fer du barbier, sans avoir plus dâenvie de me tuer que Giton de se faire eunuque ; nĂ©anmoins, il jouait son rĂŽle plus hardiment que moi, car il savait que le rasoir quâil tenait Ă©tait le mĂȘme dont il avait feint dĂ©jĂ de vouloir se couper la gorge. Les deux armĂ©es Ă©taient toujours en prĂ©sence, et le combat Ă©tait sur le point de recommencer plus sĂ©rieux que jamais, quand le pilote obtint Ă grandâpeine que TryphĂšne ferait lâoffice de hĂ©raut, et proposerait une trĂȘve. AprĂšs avoir, selon la coutume, reçu le serment des deux partis, TryphĂšne, tenant Ă la main un rameau dâolivier dont elle a dĂ©pouillĂ© la divinitĂ© tutĂ©laire du vaisseau, sâavance hardiment au milieu des combattants, et leur adresse cette allocution Quelle fureur impie alluma cette guerre, Et du sein de la paix vous appelle aux combats ? A-t-on vu parmi nous une HĂ©lĂšne adultĂšre Oser flĂ©trir lâhonneur dâun nouveau MĂ©nĂ©las ? Ou MĂ©dĂ©e, en fuyant, pour arrĂȘter son pĂšre, Lui jeter de son fils les membres palpitants ? Non ; lâamour mĂ©prisĂ© veut venger son outrage. Eh bien ! dâun seul trĂ©pas, cruels, soyez contents[2] Puisse ma mort, du moins, assouvir votre rage ! Nâallez pas, surpassant Neptune en ses fureurs, Des flots de votre sang grossir ses flots vengeurs. CHAPITRE CIX. Ce discours, prononcĂ© dâun son de voix qui trahissait lâĂ©motion de TryphĂšne, parut calmer un peu lâardeur des deux armĂ©es, qui, ramenĂ©es Ă des sentiments plus pacifiques, sâarrĂȘtĂšrent et suspendirent les hostilitĂ©s. Eumolpe, comme chef de son parti, voyant que lâheure du repentir avait sonnĂ©, profita de lâoccasion ; et, aprĂšs avoir fait Ă Lycas une verte rĂ©primande, dressa les articles dâun traitĂ© dâalliance dont voici la teneur Vous, TryphĂšne, consentez, de votre plein grĂ©, Ă oublier tous les sujets de plainte que vous avez contre Giton, Ă ne jamais lui reprocher les torts quâil peut avoir eus envers vous jusquâĂ ce jour, Ă ne pas en tirer vengeance et Ă nâexercer envers lui aucune espĂšce de poursuite pour ce motif, comme aussi Ă ne rien exiger de lui par force, ni caresses, ni baisers, ni faveurs plus tendres le tout, sous peine de lui payer cent deniers comptants pour chaque contravention. De votre cĂŽtĂ©, Lycas, vous vous engagez volontairement Ă nâadresser Ă Encolpe aucune parole injurieuse, Ă ne pas lui faire mauvaise mine, Ă ne pas chercher Ă le surprendre dans son lit pendant la nuit ; ou, le cas Ă©chĂ©ant, Ă lui payer pour chaque violence deux cents deniers comptants. Le traitĂ© Ă©tant ainsi conclu, nous mĂźmes bas les armes ; et, pour quâaucun levain de haine ne fermentĂąt dans les Ăąmes aprĂšs ce serment, pour ratifier lâoubli complet du passĂ©, on se donna de part et dâautre le baiser de paix. Alors les haines se calment, et, Ă la demande gĂ©nĂ©rale, le champ de bataille se transforme en un banquet oĂč la gaietĂ© achĂšve de concilier les esprits. Tout le vaisseau retentit de chants joyeux ; et comme un calme subit Ă©tait venu suspendre notre navigation, les uns, armĂ©s de crocs, harponnent les poissons qui bondissent sur lâeau ; les autres, couvrant leurs hameçons dâun appĂąt perfide, enlĂšvent leur proie, qui se dĂ©bat en vain. Des oiseaux de mer Ă©taient venus se percher sur nos antennes un matelot les touche dâune claie de roseaux artistement prĂ©parĂ©e[1] les malheureux volatiles, retenus par la glu, se laissent prendre Ă la main lâair emporte leur lĂ©ger duvet ; leurs plumes, plus pesantes, tombent dans la mer et roulent avec lâĂ©cume des flots. DĂ©jĂ sâopĂ©rait un raccommodement entre Lycas et moi ; dĂ©jĂ TryphĂšne, folĂątrant avec Giton, lui aspergeait le visage des gouttes de vin qui restaient dans sa coupe[2] ; lorsque Eumolpe, Ă©chauffĂ© par lâivresse, se mit Ă plaisanter sur les chauves et les teigneux. AprĂšs sâĂȘtre Ă©puisĂ© en fades railleries sur ce sujet, son accĂšs poĂ©tique le reprit, et il nous dĂ©bita cette espĂšce dâĂ©lĂ©gie sur la perte des cheveux OĂč sont ces beaux cheveux dont ton front sâombrageait ? A travers leurs flots dâor le zĂ©phyr voltigeait. Les grĂąces avec eux ont quittĂ© ton visage Tel lâarbuste, en hiver, privĂ© de son feuillage, Languit seul Ă lâĂ©cart, et dans ses rameaux nus Appelle, mais en vain, le printemps qui nâest plus. Sort cruel ! en naissant vouĂ©s Ă la vieillesse, Nous mourons chaque jour la fleur de la jeunesse Compte peu de matins, comme la fleur des champs, Et les premiers Ă fuir sont nos premiers beaux ans ! Rival du blond PhĂ©bus, et conquĂ©rant des belles, Hier, tu dĂ©fiais lâorgueil des plus cruelles ; Leur vengeance aujourdâhui montre au doigt ta laideur. Tu crains, pauvre tondu, leur sourire moqueur. Cache de ses attraits la tĂȘte dĂ©pouillĂ©e ! La rose, par lâorage une fois effeuillĂ©e, Nâa quâun moment Ă vivre ; et la pĂąle Atropos, Sur le fil de tes jours a levĂ© ses ciseaux. CHAPITRE CX. Ce nâĂ©tait lĂ que le prĂ©lude, et il allait nous dĂ©biter de plus grandes inepties, quand une servante de TryphĂšne emmena Giton dans lâentre-pont du vaisseau, et orna la tĂȘte du pauvre enfant dâune perruque appartenant Ă sa maĂźtresse[1]. Elle tira aussi dâune boĂźte des sourcils postiches[2], et les ajusta avec tant dâadresse sur les endroits qui avaient Ă©tĂ© rasĂ©s, quâelle lui rendit tous ses charmes. Retrouvant alors en lui le vĂ©ritable Giton, TryphĂšne en fut Ă©mue jusquâaux larmes, et cette fois lâembrassa de tout son cĆur. Je nâĂ©tais pas moins enchantĂ© quâelle de revoir Giton dans tout lâĂ©clat de sa beautĂ© ; et cependant je me cachais le visage le plus que je pouvais ; car je comprenais sans peine tout ce que ma laideur avait de repoussant, puisque Lycas lui-mĂȘme dĂ©daignait de mâadresser la parole. Mais cette mĂȘme servante vint Ă mon secours et dissipa mon chagrin me prenant Ă part, elle me couvrit la tĂȘte dâune chevelure dâemprunt, non moins belle que celle de Giton. Mon visage en devint mĂȘme plus agrĂ©able, parce que cette perruque Ă©tait blonde. Cependant Eumolpe, notre dĂ©fenseur au moment du danger, et lâauteur de notre rĂ©conciliation, voulant entretenir notre gaietĂ© par des propos plaisants, se mit Ă dĂ©biter mille folies sur la lĂ©gĂšretĂ© des femmes, sur leur facilitĂ© Ă sâenflammer, sur leur promptitude Ă oublier leurs amants. â Il nây a pas, disait-il, de femme, quelque prude quâelle soit, quâune passion nouvelle ne puisse porter aux plus grands excĂšs. Je nâai pas besoin, pour prouver ce que jâavance, de recourir aux tragĂ©dies anciennes, et de citer des noms fameux dans les siĂšcles passĂ©s ; je vais, si vous daignez mâĂ©couter, vous raconter un fait arrivĂ© de nos jours. â Tout le monde se tourna aussitĂŽt vers lui, et, voyant quâon lui prĂȘtait une oreille attentive, il commença en ces termes CHAPITRE CXI. Il y avait Ă ĂphĂšse une dame en si grande rĂ©putation de chastetĂ©[1], que les femmes mĂȘmes des pays voisins venaient la voir par curiositĂ©, comme une merveille. Cette dame, ayant perdu son mari, ne se contenta pas des signes ordinaires de la douleur ; de marcher, les cheveux Ă©pars, Ă la suite du char funĂšbre ; de se meurtrir le sein devant tous les assistants elle voulut encore accompagner le dĂ©funt jusquâĂ sa derniĂšre demeure, le garder dans le caveau oĂč on lâavait dĂ©posĂ©, selon la coutume des Grecs, et pleurer nuit et jour auprĂšs de lui. Son affliction Ă©tait telle, que ni parents, ni amis ne purent la dĂ©tourner du dessein quâelle avait formĂ© de se laisser mourir de faim. Les magistrats eux-mĂȘmes, ayant voulu faire une derniĂšre tentative, se retirĂšrent sans avoir pu rien obtenir. Tout le monde pleurait comme morte une femme qui offrait un si rare modĂšle de fidĂ©litĂ©, et qui avait dĂ©jĂ passĂ© cinq jours sans prendre aucune nourriture. Une servante fidĂšle lâavait accompagnĂ©e dans sa triste retraite, mĂȘlant ses larmes Ă celles de sa maĂźtresse, et ranimant la lampe placĂ©e sur le cercueil, toutes les fois quâelle Ă©tait prĂȘte Ă sâĂ©teindre. Il nâĂ©tait bruit, dans la ville, que de ce sublime dĂ©vouement, et les hommes de toute classe le citaient comme un exemple vraiment unique de chastetĂ© et dâamour conjugal. Dans ce mĂȘme temps, il advint que le gouverneur de la province fit mettre en croix quelques voleurs, tout proche de ce mĂȘme caveau oĂč notre matrone pleurait la perte rĂ©cente de son Ă©poux. La nuit suivante, le soldat qui gardait ces croix, de peur que quelquâun ne vĂźnt enlever les corps de ces voleurs, pour leur donner la sĂ©pulture[2], aperçut une lumiĂšre qui brillait au milieu des tombeaux, et entendit les gĂ©missements de notre veuve. CĂ©dant Ă la curiositĂ© innĂ©e chez tous les hommes, il voulut savoir qui câĂ©tait, et ce quâon faisait en cet endroit. Il descend donc dans le caveau ; et, dâabord, Ă lâaspect de cette femme dâune beautĂ© plus quâhumaine, il sâarrĂȘte, immobile dâeffroi, comme sâil avait devant les yeux un fantĂŽme ou une apparition surnaturelle. Mais bientĂŽt ce cadavre Ă©tendu sur la pierre, ce visage baignĂ© de larmes, ces marques sanglantes que les ongles y ont creusĂ©es[3], tout ce quâil voit dissipe son illusion ; et il comprend enfin, comme cela Ă©tait vrai, que câĂ©tait une veuve qui ne pouvait se consoler de la mort de son Ă©poux. Il commença donc par apporter dans le caveau son pauvre souper de soldat, puis il exhorta la belle affligĂ©e Ă ne pas sâabandonner plus longtemps Ă une douleur inutile, Ă des gĂ©missements superflus. â La mort, lui dit-il, est le terme commun de tout ce qui existe ; le tombeau est pour tous le dernier asile. â Enfin il Ă©puisa tous les lieux communs quâon emploie pour guĂ©rir une Ăąme profondĂ©ment ulcĂ©rĂ©e. Mais ces consolations quâun inconnu ose lui offrir irritent encore plus la douleur de la dame elle se dĂ©chire le sein de plus belle, sâarrache les cheveux, et les jette sur le cadavre. Le soldat ne se rebute point pour cela ; il lui rĂ©itĂšre, avec de nouvelles instances, lâoffre de partager son souper. Enfin, la suivante, sĂ©duite sans doute par lâodeur du vin, ne put rĂ©sister Ă une invitation si obligeante, et tendit la main vers les aliments quâil lui prĂ©sentait ; puis, dĂšs quâun lĂ©ger repas eut restaurĂ© ses forces, elle se mit Ă battre en brĂšche lâopiniĂątretĂ© de sa maĂźtresse. â Et que vous servira, lui dit-elle, de vous laisser mourir de faim, de vous ensevelir toute vivante, de rendre au destin une Ăąme quâil ne rĂ©clame pas encore ? Non, madame, des morts les insensibles restes Nâexigent point de nous des transports si funestes. Croyez-moi, revenez Ă lâexistence ; dĂ©faites-vous dâune erreur trop commune chez notre sexe ; et, tandis que vous le pouvez, jouissez de la lumiĂšre des cieux. Ce cadavre, ici prĂ©sent, vous dit assez quel est le prix de la vie. Comment fermer lâoreille aux discours dâun ami qui vous engage Ă prendre des aliments, et Ă ne pas vous laisser mourir ? La pauvre veuve, extĂ©nuĂ©e par une si longue abstinence, laissa vaincre son obstination elle but et mangea avec la mĂȘme aviditĂ© que la suivante, qui sâĂ©tait rendue la premiĂšre. CHAPITRE CXII. Vous savez quâun appĂ©tit satisfait Ă©veille bientĂŽt de nouveaux dĂ©sirs. Notre soldat, encouragĂ© par le succĂšs, employa, pour triompher de la vertu de la dame, les mĂȘmes arguments dont il sâĂ©tait servi pour lui persuader de vivre. Or, le jeune homme nâĂ©tait ni sans esprit, ni dâun extĂ©rieur dĂ©sagrĂ©able, et notre chaste veuve sâen Ă©tait aperçue ; la servante, pour lui gagner les bonnes grĂąces de sa maĂźtresse, rĂ©pĂ©tait souvent Pouvez-vous rĂ©sister Ă de si doux penchants, Et, dans ces tristes lieux, consumer vos beaux ans[1] ? Enfin, pour abrĂ©ger, vous saurez que la bonne dame, aprĂšs avoir cĂ©dĂ© aux besoins de son estomac, ne dĂ©fendit pas mieux son cĆur[2], et que notre heureux soldat obtint une double victoire. Ils dormirent donc ensemble, non-seulement cette nuit qui fut tĂ©moin de leurs noces impromptu, mais le lendemain et le jour suivant. Toutefois, ils eurent soin de fermer les portes du caveau, si bien que quiconque, parent ou ami, fĂ»t venu en cet endroit, eĂ»t pensĂ© que la fidĂšle veuve Ă©tait morte de douleur sur le corps de son mari. Le soldat, charmĂ© de la beautĂ© de sa maĂźtresse et du mystĂšre de leurs amours, achetait tout ce quâil pouvait se procurer de meilleur, selon ses moyens, et, dĂšs que le soir Ă©tait venu, le portait au tombeau. Cependant les parents dâun des voleurs, voyant quâil nâĂ©tait plus gardĂ©, enlevĂšrent son corps pendant la nuit, et lui rendirent les derniers devoirs. Mais que devint le pauvre soldat, qui, renfermĂ© dans le caveau, ne songeait quâĂ son plaisir, lorsque, le lendemain matin, il vit une des croix sans cadavre ? EffrayĂ© du supplice qui lâattend, il va trouver la veuve, et lui fait part de cet Ă©vĂ©nement â Non, lui dit-il, je nâattendrai point ma condamnation, et ce glaive, prĂ©venant la sentence du juge, va me punir de ma nĂ©gligence. Daignez seulement, quand je ne serai plus, mâaccorder un asile dans ce tombeau ; placez-y votre amant auprĂšs de votre Ă©poux. â Me prĂ©servent les dieux, rĂ©pondit la dame, non moins compatissante que chaste, dâavoir Ă pleurer en mĂȘme temps la perte de deux personnes si chĂšres ! Jâaime mieux pendre le mort que de laisser pĂ©rir le vivant. â AprĂšs ce beau discours, elle exige que lâon tire du cercueil le corps de son mari, et quâon lâattache Ă la croix vacante. Notre soldat sâempresse de suivre le conseil ingĂ©nieux de cette femme prudente ; et le lendemain le peuple criait miracle, ne pouvant concevoir comment un mort Ă©tait allĂ© de lui-mĂȘme au gibet. CHAPITRE CXIII. Cette histoire fit beaucoup rire les matelots ; et TryphĂšne, pour cacher la rougeur qui couvrait son visage[1], se penchait amoureusement sur le cou de Giton. Mais Lycas ne goĂ»ta point la plaisanterie ; et secouant la tĂȘte dâun air mĂ©content â Si le gouverneur dâĂphĂšse eĂ»t fait justice, il eĂ»t fait replacer dans sa tombe le corps du dĂ©funt et pendre la veuve Ă sa place. â Sans doute lâinjure que jâavais faite Ă sa couche, notre fuite et le pillage du vaisseau dâIsis lui revenaient en ce moment Ă lâesprit[2]. Mais les clauses du traitĂ© sâopposaient Ă toute rĂ©crimination de sa part, et la gaietĂ© qui sâĂ©tait emparĂ©e de tous les esprits lâempĂȘchait de donner un libre cours Ă sa colĂšre. Cependant TryphĂšne, toujours couchĂ©e sur Giton, couvrait son sein de baisers et rajustait, sur ce front chauve les boucles de la chevelure postiche. Pour moi, leur raccommodement me causait tant dâimpatience et de chagrin, que je ne pouvais ni boire ni manger. Je leur lançais Ă tous deux de farouches regards ; les baisers, les caresses de cette femme impudique Ă©taient pour moi autant de coups de poignard je ne savais contre lequel des deux devait se tourner ma fureur, ou contre Giton, qui mâenlevait ma maĂźtresse, ou contre TryphĂšne, qui me dĂ©bauchait ce bel enfant. Tous deux mâoffraient un spectacle odieux et plus triste encore que ma captivitĂ© passĂ©e. Pour surcroĂźt de chagrin, TryphĂšne Ă©vitait ma conversation et semblait mĂ©connaĂźtre en moi un ami, un amant qui, naguĂšre, lui Ă©tait si cher. Giton, de son cĂŽtĂ©, ne me trouvait pas digne quâil bĂ»t, comme dâusage, Ă ma santĂ©, ou que, du moins, il mâadressĂąt la parole comme Ă tout le monde il craignait, je pense, dans ces premiers moments de rĂ©conciliation, de rouvrir la plaie encore saignante dans le cĆur de TryphĂšne. NavrĂ© de douleur, jâinondais ma poitrine de larmes, et mes sanglots, que je cherchais Ă Ă©touffer, pensĂšrent me suffoquer. Cependant, malgrĂ© ma tristesse, la chevelure blonde dont on mâavait parĂ© prĂȘtait sans doute de nouveaux charmes Ă mon visage ; car Lycas, dont lâamour pour moi sâĂ©tait rallumĂ©, me lançait des regards passionnĂ©s, et tĂąchait de partager avec moi les plaisirs que TryphĂšne goĂ»tait avec Giton il ne prenait pas le ton dâun maĂźtre qui ordonne, mais celui dâun amant qui implore une faveur. Il me pressa longtemps sans succĂšs enfin, se voyant rebutĂ©, son amour se changea en fureur, et il voulait mâarracher de force ce que je refusais Ă ses priĂšres ; quand TryphĂšne, entrant tout Ă coup au moment oĂč il sây attendait le moins, fut tĂ©moin de sa brutalitĂ©. A son aspect, il se trouble, se rajuste Ă la hĂąte et sâenfuit. Cet incident ranime les dĂ©sirs de TryphĂšne â Quel Ă©tait, me dit-elle, le but des pĂ©tulantes attaques de Lycas ? â et elle me force Ă lui tout conter. Ce rĂ©cit allume encore plus sa passion, et, se rappelant nos anciennes liaisons, elle veut mâexciter Ă prendre avec elle les mĂȘmes libertĂ©s que par le passĂ©. Mais, fatiguĂ© de ces plaisirs quâon mâoffrait contre mon grĂ©, je repoussai dĂ©daigneusement ses avances. Alors sa passion devient une frĂ©nĂ©sie elle mâenlace dans ses bras, et me serre si fortement contre son sein, que la douleur mâarrache un cri. Une suivante accourt Ă ce bruit, et sâimaginant, avec vraisemblance, que je voulais ravir Ă sa maĂźtresse les faveurs que je lui refusais en rĂ©alitĂ©, elle sâĂ©lance sur nous et nous sĂ©pare. TryphĂšne, furieuse de mes refus et de nâavoir pu satisfaire sa lubricitĂ©, me charge dâinjures, et sort en me menaçant dâaller trouver Lycas, pour lâexciter encore plus contre moi, et mâaccabler sous le poids de leur commune vengeance. Or, vous saurez que la suivante avait pris un goĂ»t trĂšs-vif pour moi dans le temps de mes liaisons avec TryphĂšne affligĂ©e de mâavoir surpris avec sa maĂźtresse, elle poussait de gros soupirs ; je la pressai vivement de mâen apprendre la cause ; et, aprĂšs quelque rĂ©sistance, sa douleur sâexhala en ces termes â Sâil existe encore dans votre Ăąme quelques sentiments honnĂȘtes, vous ne devez pas faire plus de cas de TryphĂšne que dâune coureuse ; si vous ĂȘtes un homme, vous ne devez pas rechercher les caresses dâune prostituĂ©e. Tout cela me causait de vives inquiĂ©tudes ; mais ce que je redoutais le plus, câĂ©tait quâEumolpe nâen fĂ»t instruit, et que ce railleur impitoyable ne voulĂ»t me venger, par une satire, de lâaffront quâil prĂ©tendrait que jâavais reçu ; car son zĂšle aveugle mâeĂ»t couvert par lĂ dâun ridicule dont lâidĂ©e seule me faisait trembler. Je rĂ©flĂ©chissais, Ă part moi, aux moyens de lui tout cacher, quand je le vis entrer. Il Ă©tait dĂ©jĂ au fait de cette histoire, dont TryphĂšne avait fait confidence Ă Giton, aux dĂ©pens duquel elle avait voulu sâindemniser de mes refus ce qui excitait dâautant plus la colĂšre dâEumolpe, que ces coupables violences Ă©taient des contraventions manifestes au traitĂ© de paix que nous venions de conclure. Lâofficieux vieillard, sâapercevant de ma tristesse, parut compatir Ă mon sort, et mâordonna de lui raconter comment la chose sâĂ©tait passĂ©e. Voyant quâil Ă©tait instruit de tout, je lui avouai franchement les brutales attaques de Lycas et les lascifs emportements de TryphĂšne. Ă ce rĂ©cit, il jura formellement de nous venger, ajoutant que les dieux Ă©taient trop justes pour laisser tant de crimes impunis. CHAPITRE CXIV. Tandis quâil profĂ©rait ces imprĂ©cations, la mer sâenfle[1], les nuages sâĂ©paississent, et les tĂ©nĂšbres nous dĂ©robent la clartĂ© du jour. Les matelots tremblants courent Ă la manĆuvre, et dĂ©robent les voiles aux coups de la tempĂȘte. Mais le vent, qui changeait Ă chaque minute, agitait les flots dans tous les sens, et le pilote ne savait quelle route tenir. TantĂŽt nous Ă©tions poussĂ©s vers la Sicile ; tantĂŽt lâAquilon, qui rĂšgne en maĂźtre sur les cĂŽtes de lâItalie[2], chassait çà et lĂ notre navire, en butte Ă sa fureur ; et, pour comble de danger, lâobscuritĂ© Ă©tait si grande, que le pilote pouvait Ă peine entrevoir la proue du vaisseau. Mais lorsque la tempĂȘte fut Ă son comble, Lycas, Ă©pouvantĂ© et tendant vers moi ses mains suppliantes â Encolpe, sâĂ©cria-t-il, secourez-nous dans cette extrĂ©mitĂ© ; rendez le voile sacrĂ© et le sistre Ă la patronne de ce navire ! Au nom des dieux, daignez compatir Ă notre sort votre cĆur ne fut jamais sourd Ă la pitiĂ© ! â Il criait de toutes ses forces, quand un coup de vent le jeta dans la mer. Nous le vĂźmes reparaĂźtre un instant, tournoyer sur la vague, puis le gouffre bĂ©ant lâengloutit sans retour[3]. DĂ©jĂ des esclaves fidĂšles sâĂ©taient hĂątĂ©s dâenlever TryphĂšne ; et, la plaçant sur la chaloupe, avec la meilleure partie de son bagage, ils la sauvĂšrent dâune mort inĂ©vitable. Pour moi, penchĂ© sur Giton, je mâĂ©criais en pleurant â HĂ©las ! notre amour avait mĂ©ritĂ© des dieux quâun mĂȘme trĂ©pas nous unĂźt ; mais le sort jaloux nous refuse cette consolation. Vois ces flots prĂȘts Ă engloutir notre vaisseau ; vois ces ondes irritĂ©es qui bientĂŽt vont briser nos douces Ă©treintes. Giton, si tu as jamais eu quelque affection pour Encolpe, couvre-moi de baisers il en est temps encore, et dĂ©robons au moins ce dernier plaisir Ă la mort qui sâapproche. A peine eus-je achevĂ©, que Giton se dĂ©pouilla de sa robe, et, sâenveloppant dans la mienne, approcha de mes lĂšvres sa tĂȘte charmante ; puis, pour nous attacher si Ă©troitement que la fureur des flots ne pĂ»t nous sĂ©parer, il nous lia tous les deux de la mĂȘme ceinture â Si nul autre espoir ne nous reste, nous sommes certains maintenant que la mer nous portera longtemps unis de la sorte ; peut-ĂȘtre mĂȘme que, touchĂ©e de notre sort, elle nous jettera ensemble sur le mĂȘme rivage ; peut-ĂȘtre quâun passant, par un sentiment vulgaire dâhumanitĂ©, couvrira nos restes de quelques pierres[4], ou que du moins les flots, dans leur aveugle fureur, nous enseveliront sous un monceau de sable. Je laissai Giton serrer ces derniers nĆuds il me semblait que jâĂ©tais dĂ©jĂ Ă©tendu sur le lit funĂšbre, et jâattendais la mort sans la craindre. Cependant la tempĂȘte achevait dâexĂ©cuter les ordres du destin, et dispersait les dĂ©bris du vaisseau. Il ne restait plus de mĂąts, plus de gouvernail, plus de cĂąbles, plus de rames ; tout avait disparu ; et dĂ©sormais, semblable Ă une informe et grossiĂšre charpente, le navire roulait ballottĂ© par les flots. Des pĂȘcheurs, montĂ©s sur de petites barques, accoururent, animĂ©s de lâespoir du butin ; mais lorsquâils virent sur le pont quelques passagers prĂȘts Ă dĂ©fendre leurs biens, ils changĂšrent leurs projets de pillage en offres de service. CHAPITRE CXV. Tout Ă coup un bruit extraordinaire se fait entendre sous la chambre du pilote on eĂ»t dit les hurlements dâune bĂȘte fĂ©roce qui cherche Ă sortir de sa cage. Nous courons vers lâendroit dâoĂč les cris semblent partir quây trouvons-nous ? Eumolpe assis devant un immense parchemin quâil couvrait de ses vers. Chacun sâĂ©tonne de voir un homme, que la mort menace de si prĂšs, sâoccuper tranquillement dâun poĂ«me[1] ; et, malgrĂ© ses cris, nous le tirons de lĂ , et nous lâengageons Ă songer Ă son salut. Mais, furieux dâĂȘtre interrompu dans son Ćuvre â Laissez-moi, nous criait-il, achever ce passage ; mon poĂ«me est presque fini. â Je me saisis de ce frĂ©nĂ©tique, jâappelle Giton Ă mon aide, et nous traĂźnons jusquâau rivage le poĂ«te mugissant de colĂšre. AprĂšs cette pĂ©nible expĂ©dition, nous entrĂąmes, le cĆur navrĂ©, dans la cabane dâun pĂȘcheur ; nous y prĂźmes, tant bien que mal, un repas dont quelques vivres avariĂ©s firent tous les frais, et nous y passĂąmes la plus triste des nuits. Le lendemain, tandis que nous tenions conseil pour savoir vers quelle contrĂ©e nous tournerions nos pas, je vis tout Ă coup flotter sur lâeau un corps humain que les vagues portaient vers le rivage. Ă cet aspect, profondĂ©ment Ă©mu et les yeux humides, je mâarrĂȘtai et je rĂ©flĂ©chis aux dangers de confier Ă lâOcĂ©an son existence. HĂ©las ! mâĂ©criai-je, peut-ĂȘtre en ce moment une Ă©pouse, tranquille sur le sort de ce malheureux, lâattend dans quelque contrĂ©e lointaine ! peut-ĂȘtre a-t-il laissĂ© un fils qui ignore son naufrage, ou un pĂšre qui, Ă son dĂ©part, reçut ses derniers baisers ! VoilĂ donc oĂč aboutissent les projets des mortels ! voilĂ le rĂ©sultat de leurs dĂ©sirs ambitieux ! lâinfortunĂ© ! il semble encore nager comme sâil Ă©tait vivant ! â Jusquâalors je croyais mâattendrir sur le sort dâun inconnu, quand les flots, dĂ©posant le cadavre sur le rivage, me montrĂšrent ses traits qui nâĂ©taient point dĂ©figurĂ©s par la mort. O surprise ! câĂ©tait ce Lycas, naguĂšre encore si terrible, si implacable, que je voyais Ă©tendu Ă mes pieds ! Je ne pus retenir mes larmes, et, me frappant la poitrine Ă coups redoublĂ©s â Que sont devenus, disais-je, ce courroux, ces transports que rien ne pouvait calmer ? Te voilĂ exposĂ© en proie aux poissons et aux bĂȘtes fĂ©roces, toi qui, il nây a quâun instant, te montrais si fier de ton pouvoir ! de tout ce grand vaisseau que tu possĂ©dais, il ne tâest pas mĂȘme restĂ© une planche pour te sauver du naufrage ! Allez maintenant, mortels insensĂ©s, le cĆur gonflĂ© de projets ambitieux ! fiez-vous Ă lâavenir, et prĂ©parez-vous Ă jouir pendant des milliers dâannĂ©es de vos richesses acquises par la fraude ! Lui aussi, il supputait encore hier le produit de ses domaines que dis-je ? il fixait en idĂ©e le jour oĂč il reverrait sa patrie ! O ciel ! quâil est loin du but quâil se proposait ! Mais ce nâest pas seulement la mer qui se rit de lâaveugle confiance des hommes. Lâun, en combattant, se croit protĂ©gĂ© par ses armes qui le trahissent ; lâautre adresse des vĆux Ă ses dieux pĂ©nates, et pĂ©rit Ă©crasĂ© sous les ruines de sa maison ; celui-ci tombe haletant de son char et rend lâĂąme ; celui-lĂ , trop glouton, sâĂ©trangle en mangeant ; cet autre, trop frugal, meurt victime de son abstinence. Calculez bien toutes les chances de la vie vous trouverez partout un naufrage. Mais, dira-t-on, celui qui est englouti par les flots est privĂ© des honneurs de la sĂ©pulture. Et quâimporte, aprĂšs tout, quâun corps, nĂ© pour pĂ©rir, soit consumĂ© par le feu, par les flots ou par le temps ? quoi quâil arrive, le rĂ©sultat est toujours le mĂȘme. Cependant ce cadavre va ĂȘtre dĂ©chirĂ© par les bĂȘtes fĂ©roces. Croyez-vous donc quâil lui soit plus avantageux dâĂȘtre dĂ©vorĂ© par les flammes ? le feu nâest-il pas regardĂ© comme le supplice le plus rigoureux dont un maĂźtre irritĂ© puisse punir ses esclaves ? Quelle est donc notre folie de nous donner tant de soins pour quâaucune partie de nous-mĂȘmes ne reste sans sĂ©pulture ? les destins, malgrĂ© nous, nâen disposent-ils pas Ă leur grĂ© ? â AprĂšs ces rĂ©flexions, nous rendĂźmes les derniers devoirs Ă la dĂ©pouille mortelle de Lycas, qui fut brĂ»lĂ©e sur un bĂ»cher dressĂ© par les mains de ses ennemis[3], tandis quâEumolpe sâoccupait Ă faire lâĂ©pitaphe du dĂ©funt, et, les yeux fixĂ©s vers le ciel, semblait appeler lâinspiration. CHAPITRE CXVI. Quittes envers Lycas de ce pieux tribut, nous poursuivĂźmes notre route ; et, bientĂŽt aprĂšs, nous gravĂźmes, tout en sueur, une montagne dâoĂč nous aperçûmes, Ă peu de distance, une ville situĂ©e sur le sommet dâune hauteur. Marchant Ă lâaventure, nous ignorions quel en Ă©tait le nom, quand un paysan que nous rencontrĂąmes nous apprit que câĂ©tait Crotone, ville trĂšs-ancienne, et jadis la premiĂšre de lâItalie. Alors nous le questionnĂąmes en dĂ©tail sur les habitants de cette citĂ© cĂ©lĂšbre et sur le genre dâindustrie auquel ils sâadonnaient de prĂ©fĂ©rence, depuis les guerres frĂ©quentes qui avaient ruinĂ© leur puissance. â Mes braves Ă©trangers, nous dit-il, si vous ĂȘtes nĂ©gociants, cherchez fortune ailleurs, ou trouvez quelque autre moyen de gagner votre vie. Mais si vous ĂȘtes des personnes dâune classe plus distinguĂ©e, et que lâobligation de mentir du matin au soir ne vous effraye pas, vous ĂȘtes ici sur le chemin de la richesse. Car, dans cette ville, ou ne fait aucun cas des belles-lettres ; lâĂ©loquence en est bannie, la tempĂ©rance et les bonnes mĆurs nây obtiennent ni estime ni rĂ©compense. Tous ceux que vous rencontrerez dans Crotone se partagent en deux classes les testateurs et les coureurs de successions[1]. Personne ici ne prend soin dâĂ©lever des enfants[2], parce que tout homme qui a des hĂ©ritiers lĂ©gitimes nâest admis ni aux festins ni aux spectacles, et, privĂ© de tous les agrĂ©ments de la vie, se voit relĂ©guĂ© parmi la canaille. Mais ceux qui nâont jamais Ă©tĂ© mariĂ©s, et qui nâont point de proches parents, parviennent aux premiers honneurs. Au jugement des Crotoniates, eux seuls ont des talents militaires, eux seuls sont vertueux. Cette ville, en un mot, vous offrira lâimage dâune campagne ravagĂ©e par la peste[3] ; on nây voit que des cadavres Ă demi dĂ©vorĂ©s, et des corbeaux qui les dĂ©vorent. CHAPITRE CXVII. Eumolpe, qui avait de lâexpĂ©rience, se mit Ă rĂ©flĂ©chir sur cette spĂ©culation dâun nouveau genre, et nous avoua que cette maniĂšre de sâenrichir nâavait rien qui lui dĂ©plĂ»t. Je crus dâabord que câĂ©tait une plaisanterie, et que le vieillard parlait ainsi par licence poĂ©tique ; mais il ajouta â PlĂ»t au ciel que je pusse me produire sur un plus grand théùtre, câest-Ă -dire avoir des habits plus dĂ©cents pour donner crĂ©dit Ă la ruse que je mĂ©dite ! Certes, je ne porterais pas longtemps cette besace, et je vous ferais bientĂŽt faire une brillante fortune ! â Je lui promis, pourvu quâil consentĂźt Ă me mettre de moitiĂ© dans son gain, de lui fournir tout ce quâil voudrait, la robe dâIsis et tout ce que nous avions enlevĂ© de la maison de campagne de Lycurgue la mĂšre des dieux, ajoutai-je, ne manquera pas de nous procurer tout lâargent dont nous aurons besoin pour le moment. â Que tardons-nous, reprit Eumolpe, Ă faire le plan de notre comĂ©die ? Si lâaffaire vous convient, je remplirai le rĂŽle du maĂźtre. â Aucun de nous nâosa blĂąmer une entreprise oĂč nous nâavions rien Ă perdre. Aussi, pour que cette fourberie restĂąt entre nous un secret inviolable, nous prĂȘtĂąmes entre les mains dâEumolpe le serment, dont il nous dicta la formule, de souffrir le feu, lâesclavage, la bastonnade, la mort mĂȘme, en un mot tout ce quâil ordonnerait ; enfin nous jurĂąmes par tout ce quâil y a de plus sacrĂ© dâĂtre Ă lui, corps et Ăąme, comme des gladiateurs lĂ©galement engagĂ©s. â Cette formalitĂ© remplie, nous nous dĂ©guisons en esclaves, et nous saluons notre nouveau maĂźtre. Il fut aussi convenu entre nous quâEumolpe venait de perdre un fils, jeune homme trĂšs-Ă©loquent et dâune grande espĂ©rance ; que, depuis sa mort, le malheureux pĂšre sâĂ©tait exilĂ© de sa ville natale, pour ne pas avoir sans cesse devant ses yeux le tombeau, les clients et les amis de son fils, qui renouvelaient chaque jour la source de ses larmes ; que, pour surcroĂźt dâaffliction, il venait dâessuyer un naufrage dans lequel il avait perdu deux millions de sesterces ; mais que cette perte le touchait moins que celle de ses serviteurs, qui lâempĂȘchait de paraĂźtre avec lâĂ©clat convenable Ă son rang ; quâil possĂ©dait encore en Afrique trente millions de sesterces en biens-fonds et en argent placĂ©, et quâil avait une si grande quantitĂ© dâesclaves rĂ©pandus dans ses domaines de Numidie, quâon en formerait une armĂ©e assez nombreuse pour prendre Carthage. Notre plan ainsi arrĂȘtĂ©, nous conseillĂąmes Ă Eumolpe de tousser beaucoup, comme un homme attaquĂ© de la poitrine, dâaffecter en public un grand dĂ©goĂ»t pour tous les aliments, de ne parler que dâor et dâargent ; de se plaindre sans cesse de la stĂ©rilitĂ© continuelle des terres et de lâincertitude de leur revenu. Il devait encore sâenfermer tous les jours pour calculer, et changer Ă chaque instant quelques-unes des clauses de son testament. Enfin, pour que la comĂ©die fĂ»t complĂšte, il devait, lorsquâil appellerait quelquâun de nous, feindre de prendre un nom pour un autre, afin que lâon sâimaginĂąt quâil croyait avoir encore auprĂšs de lui ceux de ses esclaves qui Ă©taient absents. Lorsque tout fut rĂ©glĂ© de la sorte, nous priĂąmes les dieux de nous accorder un prompt et heureux succĂšs, et nous nous remĂźmes en route. Mais Giton succombait sous un fardeau au-dessus de ses forces ; et Corax, le valet de louage, pestant contre sa condition, posait frĂ©quemment Ă terre le bagage, et se rĂ©pandait en imprĂ©cations contre nous, qui marchions trop vite, jurant quâil allait tout jeter Ă terre ou sâenfuir avec sa charge. â Quoi donc ! disait-il, me prenez-vous pour une bĂȘte de somme, ou pour un vaisseau de transport ? Je me suis louĂ© pour faire le service dâun homme et non dâun mulet. Je suis nĂ© libre comme vous, quoique mon pĂšre mâait laissĂ© sans fortune. â Non content de ces plaintes, il levait de temps en temps la jambe, et, chemin faisant, se permettait des incongruitĂ©s qui blessaient Ă©galement notre oreille et notre odorat. Giton riait de tout son cĆur de lâaudace de ce valet, et, Ă chaque dĂ©tonation, rĂ©pondait, avec sa bouche, par un bruit semblable. CHAPITRE CXVIII. Mais Eumolpe, retombant alors dans sa manie ordinaire â Combien de gens, ĂŽ mes jeunes amis ! nous dit-il, se sont laissĂ© sĂ©duire par les attraits de la poĂ©sie ! A peine est-on parvenu Ă mettre un vers sur ses pieds, et Ă noyer quelques sentiments tendres dans un vain dĂ©luge de paroles, quâon se croit au sommet de lâHĂ©licon. Câest ainsi que, souvent, rebutĂ©, des fatigues du barreau, maint avocat cherche un asile dans le temple des Muses, comme dans un port plus tranquille et plus assurĂ© insensĂ© ! il se figure quâil est plus facile de bĂątir un poĂ«me que dâĂ©crire un plaidoyer enluminĂ© de petites sentences scintillantes ! Mais un esprit gĂ©nĂ©reux ne se flatte pas ainsi il sait que le gĂ©nie ne peut ni concevoir ni enfanter une grande production, sâil nâa Ă©tĂ© dâabord fĂ©condĂ© par de longues Ă©tudes. Il faut surtout Ă©viter toute expression basse et triviale, et nâemployer que les termes les plus Ă©loignĂ©s du langage de la populace câest le _______Loin de moi, profane vulgaire ! dâHorace. En outre, il faut que les pensĂ©es saillantes ne soient point des hors-dâĆuvre, mais quâenchĂąssĂ©es dans le corps de lâouvrage, elles y brillent comme formĂ©es dâun mĂȘme tissu. HomĂšre et les lyriques grecs ; Virgile, lâhonneur de la poĂ©sie romaine, et Horace, si heureux dans le choix de ses expressions, en sont la preuve. Les autres nâont point vu la route qui conduit au Parnasse, ou, sâils lâont vue, ils ont craint de sây engager. Quiconque, par exemple, entreprendra de traiter un sujet aussi important que celui de la guerre civile[1], succombera infailliblement sous le faix, sâil ne sây est prĂ©parĂ© par un grand fonds dâĂ©tudes. Il ne sâagit pas, en effet, de renfermer dans ses vers le rĂ©cit exact des Ă©vĂ©nements câest le, propre de lâhistoire, qui y rĂ©ussit beaucoup mieux ; mais il faut y arriver par de longs dĂ©tours, par lâintervention des dieux ; il faut que le gĂ©nie, toujours libre dans son essor, se prĂ©cipite Ă travers le torrent des fictions de la fable ; en un mot, que son inspiration ressemble plutĂŽt aux oracles de la Pythie sâagitant, dans son dĂ©lire prophĂ©tique, sur son trĂ©pied, quâĂ un rĂ©cit fidĂšle, appuyĂ© sur des tĂ©moignages incontestables. Voyez, par exemple, si cette Ă©bauche, Ă laquelle je nâai pas encore mis la derniĂšre main, est de votre goĂ»t CHAPITRE CXIX. LA GUERRE CIVILE, POĂME. Rome au monde tremblant avait donnĂ© des fers[1] ; Mais les trĂ©sors des rois, mais les tributs des mers Nâont point assouvi Rome, et, de nouveau, les oncles Ont gĂ©mi sous le poids de ses nefs vagabondes[2]. Tout sol oĂč germe lâor Ă©veille sa fureur Le butin, non la gloire, est le prix du vainqueur. Plus dâattraits pour lâorgueil dans un Ă©clat vulgaire[3] ; Le soldat resplendit dâune pourpre Ă©trangĂšre ; Sa tente est un palais oĂč luit, au sein des camps, PrĂšs du glaive Ă©tonnĂ© le feu des diamants ; OĂč dort, sur le duvet, la valeur assoupie ; OĂč, pour embaumer lâair, sâĂ©puise lâArabie[4]. La paix, comme la guerre, accuse nos excĂšs. Dans les forĂȘts du Maure, achetĂ©s Ă grands frais, Ses tigres, en grondant, accourent Ă nos fĂȘtes, Et dans des cages dâor, affrontant les tempĂȘtes, Vont boire, aux cris dâun peuple atroce en ses plaisirs, Le sang humain coulant pour charmer nos loisirs[5]. O crime, avant-coureur de la chute de Rome[6] ! Dans lâhomme en son printemps le fer dĂ©truisant lâhomme Veut fixer, mais en vain, de fugitifs appas La nature sây cherche, et ne sây trouve pas. Brillant effĂ©minĂ© ! compose ton sourire ; Livre tes longs cheveux aux baisers du zĂ©phyre Adonis et VĂ©nus, dâun impudique amour, A tes autels douteux vont brĂ»ler tour Ă tour. HĂŽte odorant des bois dont lâAtlas se couronne, Le citronnier, pour nous, en tables se façonne ; Et, sur ses veines dâor appelant lâĆil surpris, Du mĂ©tal quâil imite, il usurpe le prix[7]. Cornus, en ses festins, ne connaĂźt plus dâentraves[8] ; Le front parĂ© de fleurs[9], environnĂ© dâesclaves, Il parle ; et, moissonnĂ©e en cent climats divers, La pompe dâun seul jour appauvrit lâunivers[10]. Le scare aux larges flancs du fond des mers arrive[11] ; LâhuĂźtre, enfant du Lucrin, abandonne sa rive[12] Tes bords muets, ĂŽ Phase ! ont perdu leurs oiseaux, Et le vent seul murmure Ă travers tes roseaux. Entrons au Champ-de-Mars lâor prĂ©side aux comices ; Lâor prĂȘte aux candidats des vertus ou des vices ; Dâun suffrage vĂ©nal lâor dispose en tyran ; Le peuple et le sĂ©nat se vendent Ă lâencan. Aux lieux mĂȘme oĂč du monde on voit siĂ©ger la reine, Rampe aux pieds de Plutus la majestĂ© romaine. LĂ , Caton outragĂ© brigue en vain les faisceaux[13] ; Les faisceaux et lâopprobre attendent ses rivaux. Quâils subissent en paix lâaffront de la victoire. Caton, vaincu, sâĂ©loigne escortĂ© de sa gloire ; Et chassĂ©s devant lui, la libertĂ©, lâhonneur, Laissent les lois sans force, et lâĂtat sans vengeur. Plus loin, riche dâemprunts, lâopulence factice, Dans lâantre de lâusure implore lâavarice ; Trop heureux si, bientĂŽt, lâinsolvable CrĂ©sus Nâest vendu pour sa dette, et ne meurt comme Irus ! Tel quâun venin perfide errant de veine en veine, Le luxe, dans ton sein, couve ta mort prochaine, O Rome ! Enfin, la guerre est ton unique espoir[14] Quand on a tout perdu, la guerre est un devoir. Sors du lĂąche sommeil oĂč ta fiertĂ© sâoublie ; Mars accourt dans ton sang retremper ton gĂ©nie. CHAPITRE CXX. Mais dĂ©jĂ ne sont plus tes bouillants triumvirs. LâEuphrate de Crassus voit les derniers soupirs. PompĂ©e au Nil en deuil a lĂ©guĂ© sa poussiĂšre ; CĂ©sar en plein sĂ©nat expire... Ainsi la terre, Nâosant les rapprocher, disperse leurs tombeaux[1] Digne prix dont la gloire Honore ses hĂ©ros ! Aux champs de ParthĂ©nope il est un vaste gouffre, Impur amas de feux, de bitume et de soufre ; Le Cocyte y bouillonne, et dâun fatal poison La vapeur quâil exhale infecte lâhorizon. Tout est morne Ă lâentour. Jamais Flore ou Pomone Nây sourit au printemps, nây fait mĂ»rir lâautomne ; Jamais le doux zĂ©phyr, agitant ses rameaux, Nây mĂȘla ses soupirs aux doux chants des oiseaux Le noir chaos y rĂšgne ; et les cyprĂšs funĂšbres Du sombre soupirail bordent seuls les tĂ©nĂšbres... Les cheveux de fumĂ©e et de cendre couverts[2], Par lĂ Pluton, un jour, sâĂ©lance des enfers. â Des mortels et des dieux souveraine volage, O Fortune ! dit-il, quâun long bonheur outrage, Toi pour qui lâinconstance a de constants attraits[3], Rome triomphe donc ! Tremblante sous le faix,[4] Nâoses-tu de sa gloire Ă©branler lâĂ©difice[5] ? Oui, Rome doit Ă Rome un sanglant sacrifice. Sous ses trĂ©sors, dĂ©jĂ , sa mollesse a flĂ©chi. Des dĂ©pouilles des rois vois son faste enrichi Ălever jusquâaux cieux lâorgueil de ses portiques[6] ; LĂ , repousser les mers de leurs rives antiques ; Ici, creuser des lacs oĂč dominaient des monts, Dompter les Ă©lĂ©ments et vaincre les saisons. Que dis-je ? jusquâĂ moi perçant de longs abĂźmes Pour exhumer cet or, pĂšre de tous les crimes, Des coups de ses marteaux il fait gĂ©mir ma cour[7], Et menace les morts de la clartĂ© du jour. Quâattends-tu ? trop longtemps a dormi ta colĂšre, DĂ©esse ! vengeons-nous ; souffle aux Romains la guerre Mon cĆur est altĂ©rĂ© de leur sang odieux ; Et Tisiphone, oisive, atteste en vain les dieux, Depuis que Rome, en deuil de tant de funĂ©railles, Vit, par deux fiers proscrits, dĂ©chirer ses entrailles. CHAPITRE CXXI. Il dit, Ă©tend son sceptre, et, dâun front redoutĂ© TempĂšre, en sâinclinant, la noire majestĂ©. La Fortune rĂ©pond â MaĂźtre du sombre empire, O Pluton ! dans les temps sâil mâest permis de lire, Tes vĆux seront comblĂ©s. Va, dâune mĂȘme ardeur, Le courroux qui tâanime a pĂ©nĂ©trĂ© mon cĆur. De mes nombreux bienfaits Rome est trop orgueilleuse ; Jâai regret Ă mes dons Rome mâest odieuse. Mais je puis renverser lâouvrage de mes mains. Oui, je prĂ©tends armer Romains contre Romains[1], Me baigner dans leur sang[2]. Je vois, en Ămathie, Dans un double combat sâacharner leur furie ; Je vois lâEspagne en deuil[3], la Thessalie en feux. DâoĂč viennent dans les airs ces accents belliqueux ? La Libye et le Nil sont en proie aux alarmes[4] Du vainqueur dâActium ils redoutent les armes. Ouvre, dieu des enfers, tes avides manoirs ! Pour passer tant de morts sur tes rivages noirs, Caron, cherche une flotte, au lieu de ta nacelle[5] [6]. Et toi, pĂąle Ărinnys, repais ta faim cruelle ; Ma main, pour tâassouvir, arme tous les flĂ©aux, Et livre Ă tes serpents lâunivers en lambeaux. CHAPITRE CXXII. Ă ces mots, lâĂ©clair luit, le ciel gronde, la foudre Vole, et dâun roc voisin rĂ©duit la cime en poudre. Aux coups de Jupiter, Pluton, saisi dâeffroi, Sâenfuit⊠Lâenfer tressaille en revoyant son roi. BientĂŽt des dieux vengeurs les sinistres augures[1] Annoncent aux mortels nos discordes futures ; Lâastre du jour, dans lâombre Ă©clipsant sa clartĂ©, Voile son front brillant dâun crĂȘpe ensanglantĂ© ; La lune Ă©teint ses feux. Des montagnes tremblantes Se fendent, Ă grand bruit, les cimes mugissantes⊠De ces fleuves taris oĂč sont les flots fougueux ? Le clairon des combats retentit dans les cieux OĂč semblent se heurter dâinvisibles armĂ©es. LâEtna sâouvre, et vomit des laves enflammĂ©es. On vit pleuvoir du sang ; on vit sur leurs tombeaux Des spectres se dresser, poussant de longs sanglots ; Et la comĂšte en feu, promenant lâĂ©pouvante, Secoua dans les cieux sa chevelure ardente. Câen est fait ; et dĂ©jĂ lâimpatient CĂ©sar, De la guerre civile arborant lâĂ©tendard, Loin du Gaulois vaincu, vers les Alpes sâavance. Le premier, sur ces monts tĂ©moins de sa puissance, Hercule osa frayer une route aux mortels, Et leur encens toujours y fume Ă ses autels. Leur front, blanchi de neige, est cachĂ© dans la nue ; Le ciel semble sâasseoir sur leur tĂȘte chenue. LĂ , jamais nâa fleuri la rose du printemps ; LĂ , PhĂ©bus est armĂ© de rayons impuissants ; Et ces rocs, des frimas antiques tributaires, Opposent aux Ă©tĂ©s leurs glaces sĂ©culaires. CĂ©sar aime Ă fouler ces sommets sourcilleux. Rome, de ces hauteurs, nâest quâun point Ă ses yeux. MalgrĂ© lui, cependant, il soupire, il sâĂ©crie â Dieux immortels ! et vous, ĂŽ champs de lâHespĂ©rie, Pleins encor de mon nom, fameux par mes combats[2], Je vous atteste ! Rome a seule armĂ© mon bras. A regret ma fiertĂ© court venger son injure[3]. Et pourquoi mâa-t-on vu dompter le Rhin parjure, A lâorgueil dâAlbion dicter de justes lois, Et, loin du Capitole, enchaĂźner les Gaulois ? Câest pour toi, peuple ingrat, que fatigue ma gloire Pour toi, qui me proscris !⊠HĂ©las ! Ă la victoire Cinquante fois CĂ©sar a conduit tes guerriers ; Deux fois jâai vu mon sang arroser mes lauriers. Les voilĂ , mes forfaits ! Quels sont donc ces pygmĂ©es Qui prĂ©parent des fers Ă mes mains dĂ©sarmĂ©es ? Ătrangers sans vertus, vil ramas de brigands, Citoyens nĂ©s dâhier, vendus aux plus offrants. Et, de ces fils nouveaux follement idolĂątre, Rome les traite en mĂšre, et me traite en marĂątre ! Non, de ma gloire ainsi je ne descendrai pas ; Non. Lâhonneur ou la mort ! Et vous, braves soldats, Compagnons de CĂ©sar, notre cause est commune, De nos communs succĂšs on punit ma fortune ; Je nâai pas vaincu seul⊠Puisquâun choix sans pudeur Couronne la bassesse et flĂ©trit la valeur, Le sort en est jetĂ© que le glaive en dĂ©cide ; Marchons ! fort de vos bras, CĂ©sar est un Alcide. â A peine il a parlĂ© ; trois fois, prĂ©sage heureux ! Sur son front se balance un aigle audacieux ; Des bois muets trois fois lâombre antique murmure, Trois fois un feu lĂ©ger sillonne leur verdure. Tu vis croĂźtre, ĂŽ Soleil[4] ! ton disque Ă©tincelant, Et dans les cieux ton char rayonna plus brillant. CHAPITRE CXXIII. Tout sâĂ©branle, tout part ; bien mieux que les prĂ©sages. Lâexemple du hĂ©ros enflamme les courages. Le roc, dâabord docile, aux bataillons pressĂ©s Laisse gravir ses lianes de frimas hĂ©rissĂ©s ; Mais sous le poids bientĂŽt, fumantes et fendues, Et la neige et la glace, eu torrents Ă©pandues, Tombent du haut des monts armes, coursiers, soldats, Lâun sur lâautre entassĂ©s, roulent avec fracas ; Puis tout Ă coup, fixant sa course interrompue, Lâonde, en blocs de cristal, sâarrĂȘte suspendue, Et, rebelle Ă lâeffort de lâacier qui la fend, SĂšme encor de pĂ©rils un passage glissant. Ăole dans les airs a dĂ©ployĂ© sa rage Il mugit ; et soudain, dĂ©chirant le nuage, Fondent sur les Romains, quâen vain cache le fer, Et la grĂȘle et la pluie, et la foudre, et lâĂ©clair Ses feux sillonnent seuls la nuit de la tempĂȘte. Le roc fuit sous leurs pieds, ou menace leur tĂȘte, Et ce conflit des cieux, de la terre et des eaux, Fait craindre Ă lâunivers le retour du chaos. Jule est calme. Debout, appuyĂ© sur sa lance, A travers les Ă©cueils, dâun pas ferme il sâĂ©lance. Tel jadis du Caucase Hercule descendit ; Tel, tremblant sous tes pas, lâOlympe sâaplanit, Roi des dieux, quand sa cime, aux Ă©clats du tonnerre, Vit les GĂ©ants vaincus mordre enfin la poussiĂšre. Cependant, du hĂ©ros devançant les exploits, Dans son rapide vol, la dĂ©esse aux cent voix Jusquâaux remparts de Mars a semĂ© lâĂ©pouvante. Sous la rame elle a vu lâonde au loin blanchissante. DĂ©jĂ paraĂźt CĂ©sar. Teint du sang des Germains[1], Terrible, il marche, il touche aux portes des Romains. » Elle dit ; Rome en pleurs, dans ses murs au pillage, Croit voir courir la flamme et fumer le carnage. Quel parti prendre ? oĂč fuir en ces moments affreux ? Lâun poursuit sur les flots un asile douteux ; Lâautre implore lâabri dâune terre lointaine. Lâavare, chargĂ© dâor, chancelant, hors dâhaleine, Porte, sans le savoir, ses trĂ©sors au vainqueur. Le pĂ©ril du guerrier ranime la valeur Il veut tenter encor la fortune des armes. Relie de son dĂ©sordre autant que de ses charmes, LâĂ©pouse de la veille embrasse son Ă©poux. Contemplez cet enfant le regard triste et doux, Il caresse le sein de sa mĂšre Ă©plorĂ©e La douleur par lâamour est du moins tempĂ©rĂ©e. Plus loin, cet autre ĂnĂ©e, au toit de ses aĂŻeux, Arrache en soupirant et son pĂšre et ses dieux ; Et du ciel, dans ses vĆux, vaine et faible, dĂ©fense ! Contre CĂ©sar absent invoque la vengeance. Ainsi quand lâouragan, dĂ©chaĂźnĂ© sur les flots, Bat les flancs dâun navire, en vain les matelots Ont recours Ă leur art. Au plus prochain rivage Lâun cherche un port tranquille, Ă lâabri de lâorage ; Lâautre assure ses mĂąts ; lâautre, bravant la mort, Livre la voile au vent, et sâabandonne au sort. Et toi, PompĂ©e ! et toi, lâeffroi de Mithridate, La terreur de lâHydaspe et recueil du pirate ; Toi devant qui lâEuxin humilia ses flots, Dont le Bosphore Ă©mu craint encor les vaisseaux, Dont Rome a vu trois fois la pompe triomphale ; 0 honte ! Ă fuir ainsi ta fiertĂ© se ravale ! Et, flĂ©trissant lâhonneur dâun triple consulat, Tu livres au vainqueur le peuple et le sĂ©nat. CHAPITRE CXXIV. Le grand PompĂ©e a fui[1]... Tremblants Ă son exemple, Les dieux amis du calme ont dĂ©sertĂ© leur temple ; Et, dĂ©testant de Mars les tragiques horreurs, Ils abandonnent Rome Ă ses propres fureurs. Le front ceint dâun cyprĂšs, errante, mĂ©prisĂ©e[2], La douce Paix sâenvole au tranquille ĂlysĂ©e ; La Justice et la Foi la suivent lâĆil en pleurs, Et la Concorde en deuil accompagne ses sĆurs. Soudain lâĂrĂšbe sâouvre, et sa bouche bĂ©ante Vomit tous les flĂ©aux la Guerre menaçante, Ărinnys, Alecton, le Meurtre sans remord, La noire Trahison, la Mort, la pĂąle Mort, Et la Terreur, que suit lâimpitoyable Rage ; Son front cicatrisĂ© respire le carnage Dâun vaste bouclier, chargĂ© de mille traits, Sa gauche, sans flĂ©chir, soutient lâĂ©norme faix ; Et le brandon fumant dont sa droite est armĂ©e Apporte lâincendie Ă la terre alarmĂ©e. Deux mortels dans lâOlympe ont divisĂ© les dieux En faveur de CĂ©sar, VĂ©nus quitte les cieux ; Mars a saisi son glaive et Pallas son Ă©gide. Contre Jule Apollon tend son arc homicide ; PhĆbĂ©, Mercure, Hercule, entraĂźnĂ©s tour Ă tour, Sâunissent, pour PompĂ©e, au brillant roi du jour. La trompette a sonnĂ© soudain, impatiente, Les cheveux hĂ©rissĂ©s et la bouche Ă©cumante, La Discorde rugit. Ă son souffle empestĂ© PĂąlit lâĂ©clat des cieux ; lâair en est infectĂ©. Son Ćil louche et meurtri cherche et fuit la lumiĂšre Sur sa tĂȘte se dresse une horrible vipĂšre ; Un tartre impur et noir ronge ses dents dâairain ; De sa langue distille un fĂ©tide venin ; Sa robe est en lambeaux ; et sa main menaçante Agite dans les airs une torche sanglante. Sur le froid Apennin le monstre sâest assis. DĂ©jĂ dans sa pensĂ©e, entourĂ© de dĂ©bris, Il compte les Ătats qui vont ĂȘtre sa proie Il les compte et sourit. Dans sa barbare joie â Aux armes ! a-t-il dit ; aux armes ! levez-vous, Peuples, enfants, vieillards, femmes, accourez tous ! Qui se cache est vaincu. Que le fer, que la flamme DĂ©vorent les citĂ©s que ma fureur rĂ©clame ! Vole, fier Marcellus, dĂ©fends la libertĂ©[3] ! SoulĂšve, ĂŽ Curion, le peuple rĂ©voltĂ©[4] ! Lentulus, aux combats anime tes cohortes ! Que tardes-tu, CĂ©sar ? ose enfoncer ces portes ! Pour sâĂ©crouler, ces murs attendent tes regards Lâor de Rome tâappelle[5]. Et toi, rival de Mars, Invincible PompĂ©e ! oĂč donc est ton courage ? Viens ! Bellone Ă Pharsale apprĂȘte le carnage LĂ , du sang des humains doit sâabreuver un dieu. â La Discorde a parlĂ© lâunivers est en feu. Eumolpe, dans ces vers, avait ainsi Ă©panchĂ© sa bile Ă grands flots, lorsque nous entrĂąmes enfin dans Crotone, oĂč nous nous arrĂȘtĂąmes, pour nous restaurer, dans une assez mĂ©chante auberge. Le lendemain, Ă©tant sortis pour chercher un meilleur gĂźte, nous rencontrĂąmes une bande de ces coureurs de successions, qui nous demandĂšrent qui nous Ă©tions et dâoĂč nous venions. ConformĂ©ment au plan que nous avions arrĂȘtĂ© en commun, nous rĂ©pondĂźmes Ă cette double question avec tant dâassurance et une telle volubilitĂ© de paroles, quâils donnĂšrent tĂȘte baissĂ©e dans le panneau. Ils sâempressĂšrent donc Ă lâenvi dâoffrir leurs richesses Ă Eumolpe ; et tous, Ă qui mieux mieux, cherchĂšrent Ă obtenir ses bonnes grĂąces en le comblant de prĂ©sents. CHAPITRE CXXV. Il y avait dĂ©jĂ longtemps que nous vivions ainsi Ă Crotone, et Eumolpe, enivrĂ© de son bonheur, oubliait tellement sa premiĂšre condition, quâil se vantait Ă ceux qui lâentouraient, que rien dans Crotone nâĂ©tait impossible Ă son crĂ©dit ; et que, si lâun dâentre eux commettait quelque dĂ©lit dans la ville, il pourrait le soustraire au chĂątiment par la protection de ses amis. Pour moi, bien que jâengraissasse Ă vue dâĆil au sein de lâabondance dont nous jouissions, et que jâeusse lieu de croire que la fortune se lassait de me poursuivre, je ne laissais pas de rĂ©flĂ©chir souvent tant Ă ma position prĂ©sente quâĂ la cause qui lâavait produite. Que deviendrions-nous, me disais-je, si un de ces rusĂ©s intrigants sâavisait dâenvoyer prendre des informations en Afrique, et dĂ©couvrait notre fourberie ? si le valet dâEumolpe, las de son bonheur prĂ©sent, allait donner lâĂ©veil Ă nos amis, et, par jalousie, leur rĂ©vĂ©lait tout le mystĂšre ? Il nous faudrait donc de nouveau, errants et fugitifs, aprĂšs avoir triomphĂ© de la pauvretĂ©, mendier pour soutenir notre existence ! Grands dieux ! Ă combien de dangers sont exposĂ©s ceux qui vivent en dehors des lois[1] ? Ils craignent sans cesse les chĂątiments quâils ont mĂ©ritĂ©s. Tout en faisant ces tristes rĂ©flexions, je sortis de la maison pour prendre lâair et pour me distraire lâesprit. Mais Ă peine avais-je fait quelques pas sur la promenade publique, quâune jeune fille dâun extĂ©rieur agrĂ©able vint Ă ma rencontre, et, me saluant du nom supposĂ© de Polyaenos, que jâavais pris depuis ma mĂ©tamorphose, mâannonça que sa maĂźtresse me priait de lui accorder un moment dâentretien. â Vous vous trompez, lui rĂ©pondis-je tout troublĂ©, je ne suis quâun esclave Ă©tranger, tout Ă fait indigne dâune telle faveur. CHAPITRE CXXVI. Non, reprit-elle, câest bien vous que lâon mâa dĂ©signĂ©. Mais, fier de votre beautĂ© dont vous savez le prix, vous vendez vos caresses et ne les prĂȘtez pas[1]. Pourquoi vos cheveux sont-ils si artistement bouclĂ©s ? pourquoi votre visage emprunte-t-il au fard son Ă©clat[2] ? Ă quoi bon ces Ćillades tendres et lascives[3], cette dĂ©marche compassĂ©e et ces pas qui ne sâĂ©cartent jamais de la mĂȘme mesure[4], si ce nâest pour mettre votre beautĂ© Ă lâenchĂšre et en faire commerce ? Regardez-moi bien je nâentends rien aux augures ni aux calculs astronomiques ; mais je lis sur le visage dâun homme ses habitudes, et, en vous voyant marcher ainsi, jâai devinĂ© ce que vous aviez dans lâĂąme. Si donc vous vendez la denrĂ©e que nous cherchons, lâacheteur est tout prĂȘt ; si vous la prĂȘtez, ce qui est plus honnĂȘte, consentez Ă ce que nous vous soyons redevables de nos plaisirs. Quant Ă votre humble condition dâesclave que vous mâobjectez, elle ne peut quâaiguillonner encore plus la vivacitĂ© de nos dĂ©sirs. Il est des femmes quâenflamme lâodeur des haillons ; rien nâexcite leur passion comme la vue dâun esclave ou dâun valet de pied Ă la robe retroussĂ©e ; dâautres, dont un gladiateur, un muletier couvert de poussiĂšre, ou un histrion prostituĂ© aux plaisirs du public, allument lâappĂ©tit. Ma maĂźtresse est de ce goĂ»t elle franchirait quatorze gradins au delĂ de lâorchestre, pour aller chercher lâobjet de ses dĂ©sirs dans les derniers rangs de la populace. â CharmĂ© du gracieux babil de lâaimable messagĂšre â Et ne seriez-vous pas, lui dis-je, celle Ă qui jâai le bonheur de plaire ? â Cette mauvaise plaisanterie la fit rire aux Ă©clats â Pas tant de prĂ©somption, je vous prie ; apprenez que je ne me suis jamais livrĂ©e Ă un esclave me prĂ©servent les dieux de voir lâobjet de mes affections exposĂ© Ă ĂȘtre mis en croix ! Câest bon pour les femmes de condition qui baisent les cicatrices que le fouet a creusĂ©es sur les Ă©paules de leurs amants. Je ne suis quâune servante ; mais je ne fraye quâavec des chevaliers[5]. â Je ne pouvais me lasser dâadmirer le contraste qui existait entre ces deux femmes nâest-ce pas le monde renversĂ©, me disais-je, que de trouver dans une servante la fiertĂ© dâune dame de premier rang, et dans une dame de qualitĂ© les goĂ»ts abjects dâune servante ? Cet entretien plaisant se prolongea longtemps ; enfin je priai cette fille dâamener sa maĂźtresse sous les platanes voisins. Elle approuva cet avis, et, relevant sa robe, elle disparut dans un bosquet de lauriers qui joignait la promenade. Elle ne me fit pas longtemps attendre, et sortit bientĂŽt de ce mystĂ©rieux asile avec sa maĂźtresse, qui vint sâasseoir Ă cĂŽtĂ© de moi. Jamais la sculpture ne produisit rien de plus parfait les paroles me manquent pour faire la description de tant de charmes, et tout ce que jâen pourrais dire serait trop peu. Ses cheveux, naturellement frisĂ©s et relevĂ©s sur un front Ă©troit[6], retombaient en boucles innombrables sur ses Ă©paules ; ses sourcils fuyaient en arc jusquâĂ ses tempes, et se croisaient presque ; le tout avec une grĂące infinie. Ses yeux Ă©taient plus brillants que les Ă©toiles dans une nuit obscure ; son nez Ă©tait lĂ©gĂšrement recourbĂ©, et sa bouche mignonne ressemblait Ă celle que PraxitĂšle donnait Ă sa VĂ©nus. Puis son gracieux menton, son cou, ses mains, ses pieds, emprisonnĂ©s dans un mince rĂ©seau dâor, tout cela eĂ»t effacĂ© par sa blancheur le marbre de Paros. Oh ! dĂšs lors, Doris, mes anciennes amours, ne fut plus rien pour moi Quâas-tu fait de ta foudre, ĂŽ souverain des cieux ?___PrĂšs de Junon, lĂ -haut tu te reposes ___Ton sot amour est la fable des dieux. As-tu donc oubliĂ© tant de mĂ©tamorphoses ?___Câest maintenant quâil faut, galant taureau,___Armer ton front de cornes menaçantes ; Ou bien, cygne amoureux, dâun plumage nouveau Couvrir de tes cheveux les boucles belle fut ta DanaĂ©. Touche de ce beau corps les formes bondissantes, Et soudain, de dĂ©sirs et dâamour consumĂ©, Le tien Ă©prouvera le sort de SĂ©mĂ©lĂ©. CHAPITRE CXXVII. Cette apostrophe me valut un sourire si aimable, que je crus voir Diane montrant son disque argentĂ© Ă travers un nuage[1]. BientĂŽt accompagnant sa voix dâun geste gracieux[2] â Jeune homme, me dit-elle, si vous ne dĂ©daignez pas une femme de quelque distinction, et qui, il y a un an, Ă©tait encore vierge[3], acceptez-moi pour votre sĆur. Vous avez un frĂšre, je le sais, et je ne rougis point des informations que jâai prises Ă cet Ă©gard ; mais qui vous empĂȘche dâavoir aussi une sĆur ? câest Ă ce titre que je me prĂ©sente, et vous pourrez, quand il vous plaira, sceller par un baiser les liens de notre parentĂ©. â Câest plutĂŽt moi, lui rĂ©pondis-je, qui vous conjure par vos divins attraits de vouloir bien admettre un pauvre Ă©tranger au nombre de vos adorateurs. Permettez-moi de vous aimer, et je voue Ă vos appas un culte religieux ; mais gardez-vous de croire que je me prĂ©sente sans offrande Ă votre autel je vous abandonne ce frĂšre dont vous me parlez. â Qui, moi, rĂ©pliqua-t-elle, exiger de vous le sacrifice de celui sans qui vous ne pouvez vivre, dont les caresses font tout votre bonheur, et pour qui vous avez tout lâamour que je voudrais vous inspirer ? â Elle prononça ces paroles avec tant de charme, sa voix Ă©tait si douce, que je crus entendre le concert des SirĂšnes[4]. JâĂ©tais en extase, et, croyant voir rayonner autour dâelle une clartĂ© plus brillante que celle des cieux, je la pris pour une dĂ©esse, et lui demandai quel Ă©tait son nom dans lâOlympe. â Eh quoi ! me dit-elle, ma suivante ne vous a-t-elle pas dit que je mâappelais CircĂ© ? Toutefois, je ne suis pas la fille du Soleil, et jamais ma mĂšre nâeut le pouvoir dâarrĂȘter Ă sa volontĂ© lâastre du jour ; cependant je me croirais Ă©gale aux dieux, si les destins nous unissaient lâun Ă lâautre. Oui, je ne puis mĂ©connaĂźtre dans tout ceci lâinfluence secrĂšte dâune divinitĂ© favorable ; et ce nâest pas sans motif quâune nouvelle CircĂ© aime un autre PolyĆnos toujours une tendre sympathie unit ces deux noms. Venez sur mon sein, si vous mâaimez, et ne redoutez pas les regards indiscrets votre frĂšre est loin dâici. â Elle dit, et, mâenlaçant dans ses bras plus doux que le duvet, elle mâentraĂźna sur un gazon Ă©maillĂ© de mille fleurs Tel quâautrefois lâIda de fleurs couvrit sa cime, Quand Jupiter, brĂ»lant dâun amour lĂ©gitime, Dans les bras de Junon oubliait lâunivers ; Les roses du printemps, les myrtes toujours verts, Les lis encor baignĂ©s des larmes de lâaurore, Autour des deux Ă©poux sâempressĂšrent dâĂ©clore Telle, et non moins propice Ă nos bridants dĂ©sirs, La terre se couvrit dâune herbe plus Ă©paisse, Le jour brilla plus pur, et, par son allĂ©gresse, La nature sembla sourire Ă nos plaisirs. Ătendus sur le gazon, nous prĂ©ludions par mille baisers Ă des jouissances plus solides ; mais, trahi par une faiblesse subite, je trompai lâattente de CircĂ©. CHAPITRE CXXVIII. Eh quoi ! sâĂ©cria-t-elle, indignĂ©e de cet affront, mes caresses sont-elles pour vous un objet de dĂ©goĂ»t ? mon haleine, aigrie par le jeĂ»ne, est-elle fĂ©tide[1], ou quelque nĂ©gligence de toilette offense-t-elle en moi votre odorat[2] ? ou plutĂŽt ne dois-je pas attribuer votre Ă©tat Ă la crainte que Giton vous inspire ? â La rougeur me couvrait le visage, et la honte acheva de mâĂŽter le peu de forces qui me restait jâĂ©tais comme un homme perclus de tous ses membres. â O ma reine, mâĂ©criai-je, je vous en supplie, nâaccablez pas un malheureux en butte Ă quelque malĂ©fice ! â Une excuse si frivole ne pouvait calmer la colĂšre de CircĂ© elle jeta sur moi un coup dâĆil de mĂ©pris, et, se tournant vers sa suivante â Chrysis, lui dit-elle, parle-moi franchement ; suis-je donc repoussante ? suis-je mal mise ? ou quelque difformitĂ© naturelle obscurcit-elle lâĂ©clat de ma beautĂ© ? Ne dĂ©guise rien Ă ta maĂźtresse ; car jâignore quel dĂ©faut lâon peut me reprocher. â Voyant que Chrysis se taisait, elle lui arrache un miroir quâelle tenait[3] ; elle le promĂšne sur toutes les parties de son visage, et, secouant sa robe un peu fripĂ©e, mais non pas chiffonnĂ©e, comme de coutume, par une lutte amoureuse, elle gagna brusquement un temple voisin, consacrĂ© Ă VĂ©nus. Pour moi, semblable Ă un condamnĂ©, et comme Ă©pouvantĂ© dâune horrible apparition, je me demandais si les plaisirs dont je venais dâĂȘtre privĂ© pouvaient avoir quelque chose de rĂ©el. La nuit, jouet dâun doux mensonge, Dans un jardin quâil bĂȘche en songe, Lâindigent dĂ©couvre un trĂ©sor. Muet de surprise et de joie, Il tourne et retourne sa proie, Lâemporte, fuit et court encor. Mais dans sa fuite un rien lâombrage Si le volĂ©, sur son passage, Allait dĂ©trousser le voleur ! Le pauvre diable, Ă cette image, Se trouble ; une froide sueur Sillonne Ă longs flots son visage. Il se rĂ©veille au mĂȘme instant DĂ©trompĂ© dâune erreur trop chĂšre, Notre CrĂ©sus imaginaire, LĂ©ger de soucis et dâargent, MalgrĂ© lui regarde en arriĂšre, Et caresse encor la chimĂšre Qui fit sa joie et son tourment. Tout concourait Ă me faire croire que ma triste aventure nâĂ©tait quâun songe, une vĂ©ritable hallucination ; cependant ma faiblesse Ă©tait si grande, quâil me fut longtemps impossible de me lever. Mais, Ă mesure que lâaccablement de mon esprit se dissipa, la force me revint peu Ă peu, et je pus enfin retourner au logis. DĂšs que jây fus, prĂ©textant une indisposition, je me jetai sur mon lit. BientĂŽt aprĂšs, Giton, qui avait appris que jâĂ©tais malade, entra fort triste dans ma chambre. Pour calmer ses inquiĂ©tudes, je lui assurai que je ne mâĂ©tais mis au lit que pour prendre un peu de repos dont jâavais besoin. Je lui fis Ă ce sujet mille contes en lâair ; mais de ma mĂ©saventure, pas un mot, car je craignais fort sa jalousie. Bien plus, pour dissiper tout soupçon Ă cet Ă©gard, je le fis coucher auprĂšs de moi, et jâessayai de lui donner des preuves de mon amour. Mais, voyant que toutes mes tentatives, tous mes efforts Ă©taient inutiles, il se leva furieux et me reprocha cette infirmitĂ©, qui, selon lui, provenait du refroidissement de ma tendresse. Il ajouta que, depuis longtemps, il avait acquis la certitude que je portais ailleurs mes feux et mes hommages. â Que dis-tu, frĂšre ? mâĂ©criais-je ; mon amour pour toi est toujours le mĂȘme ; mais la raison, croissant avec lâĂąge, modĂšre ma passion et mes transports. â En ce cas, rĂ©pliqua-t-il dâun ton railleur, jâai de grands remercĂźments Ă vous faire ! vous mâaimez Ă la maniĂšre de Socrate jamais Alcibiade ne sortit plus pur du lit de son maĂźtre[4]. CHAPITRE CXXIX. Ce fut en vain que jâajoutai â Crois-moi, frĂšre, je ne me reconnais plus ; je nâai plus dâun homme que le nom elle est morte cette partie de moi-mĂȘme qui naguĂšre faisait de moi un Achille. â Convaincu de mon impuissance, et craignant que, sâil Ă©tait surpris en tĂȘte Ă tĂȘte avec moi, cela ne donnĂąt, sans motif, carriĂšre Ă la mĂ©disance, Giton sâarracha de mes bras et sâenfuit dans lâintĂ©rieur de la maison. Ă peine Ă©tait-il sorti de ma chambre, que Chrysis y entra, et me remit, de la part de sa maĂźtresse, une lettre ainsi conçue CIRCĂ Ă POLYAENOS, SALUT. Si jâĂ©tais une dĂ©vergondĂ©e, je me plaindrais dâavoir Ă©tĂ© déçue ; mais, au contraire, je rends grĂące Ă votre impuissance elle a prolongĂ© pour moi lâillusion du plaisir. Mais quâĂȘtes-vous devenu, je vous prie ? vos jambes ont-elles pu vous porter jusque chez vous ? car les mĂ©decins assurent quâil faut des nerfs pour marcher. Jeune homme, prenez-y garde ! vous ĂȘtes menacĂ© de paralysie ; et jamais malade ne me parut eu plus grand danger. Certes, vous ĂȘtes Ă moitiĂ© mort. Si le mĂȘme froid vient Ă gagner vos genoux et vos mains, faites au plus tĂŽt les apprĂȘts de vos funĂ©railles[1]. Mais quâimporte ? quoique vous mâayez fait un sanglant affront, jâai pitiĂ© de votre misĂšre, et je consens Ă vous indiquer un remĂšde Ă votre mal. Si vous voulez recouvrer la santĂ©, sevrez-vous de Giton ; trois nuits passĂ©es sans lui vous rendront toutes vos forces. Quant Ă moi, je ne crains pas de manquer dâamants ; mon miroir et ma rĂ©putation me rassurent Ă cet Ă©gard. Adieu, tĂąchez de vous rĂ©tablir, si câest possible. DĂšs que Chrysis vit que jâavais lu en entier cette mordante satire â Votre aventure, me dit-elle, nâa rien dâextraordinaire, surtout dans cette ville oĂč il y a des sorciĂšres capables de faire descendre la lune du haut des cieux. Votre mal nâest donc pas sans remĂšde. TĂąchez seulement de faire une rĂ©ponse Ă ma maĂźtresse ; et regagnez ses bonnes grĂąces par un aveu sincĂšre de vos torts. Car, depuis quâelle a reçu cet affront, elle ne se possĂšde plus. â Je suivis de grand cĆur ce conseil, et je fis sur les mĂȘmes tablettes une rĂ©ponse en ces termes CHAPITRE CXXX. POLYĂNOS Ă CIRCĂ, SALUT. Je lâavouerai, madame, jâai fait bien des fautes en ma vie ; car je suis homme, et jeune encore cependant, jusquâĂ ce jour, je nâavais commis aucun forfait digne de la peine capitale. Je vous livre un coupable qui confesse volontairement son crime ; et, quel que soit le chĂątiment auquel vous me condamniez, je lâai mĂ©ritĂ©. Je suis un traĂźtre, un parricide, un sacrilĂšge inventez des supplices nouveaux pour de si grands attentats. Voulez-vous ma mort ? je cours vous offrir mon Ă©pĂ©e ou, si votre indulgence se borne Ă me condamner au fouet, jâirai nu mâoffrir Ă vos coups. Souvenez-vous seulement que ma volontĂ© nâeut aucune part Ă cette offense, et que la nature seule fut coupable. Soldat plein dâardeur, je nâai pu retrouver mes armes au moment du combat. Qui me les a dĂ©robĂ©es ? je lâignore. Peut-ĂȘtre mon imagination trop active a devancĂ© lâaction de mes organes ; peut-ĂȘtre, trop empressĂ© de jouir de tant dâappas, jâai tari dans mes veines les sources de la voluptĂ©. Je cherche en vain quelle est la cause de mon impuissance. Cependant, je dois, dites-vous, craindre la paralysie ; ah ! peut-il en ĂȘtre une plus complĂšte que celle qui mâa privĂ© du bonheur de vous possĂ©der ? Au reste, voici ma meilleure et derniĂšre excuse permettez-moi de rĂ©parer ma faute, et jâose me flatter que vous serez satisfaite. Adieu. â DĂšs que jâeus congĂ©diĂ© Chrysis avec ces belles promesses, je songeai sĂ©rieusement aux remĂšdes qui pouvaient rendre la vigueur Ă la partie malade. Je remis le bain Ă un autre jour, et je me bornai cette fois Ă quelques frictions lĂ©gĂšres. Je pris une nourriture plus stimulante, telle que les Ă©chalotes et les huĂźtres crues[1] ; je bus aussi du vin, mais en petite quantitĂ©[2]. Puis, prĂ©parĂ© au sommeil par une courte promenade, je me mis au lit sans Giton. Jâavais un si grand dĂ©sir de faire ma paix avec CircĂ©, que je craignais jusquâau moindre contact de mon ami. CHAPITRE CXXXI. Le lendemain, mâĂ©tant levĂ© parfaitement sain de corps et dâesprit, je me rendis au mĂȘme bois de platanes je nây entrai quâen tremblant il mâavait Ă©tĂ© si funeste ! et jâattendis sous les arbres que Chrysis vĂźnt me conduire auprĂšs de sa maĂźtresse. AprĂšs mâĂȘtre promenĂ© quelque temps, je venais de mâasseoir au mĂȘme endroit que la veille, lorsque je la vis venir, accompagnĂ©e dâune petite vieille. â Eh bien, me dit-elle en me saluant, dĂ©goĂ»tĂ© personnage, commencez-vous Ă ĂȘtre plus vaillant ? â Ă ces mots, la vieille tire de son sein un rĂ©seau formĂ© de fils de diffĂ©rentes couleurs, lâattache autour de mon cou. Ensuite, pĂ©trissant de la poussiĂšre avec sa salive, elle prend ce mĂ©lange avec le doigt du milieu[1], et mâen signe le front malgrĂ© ma rĂ©pugnance Si lâon te compte encore au nombre des vivants,_____Mortel, conserve lâespĂ©rance Et toi, dieu des jardins et des exploits galants, O Priape ! aide-nous de toute ta puissance. AprĂšs cette invocation, la magicienne mâordonna de cracher trois fois[2], et de jeter par trois fois dans ma robe de petits cailloux constellĂ©s quâelle avait enveloppĂ©s dans des bandes de pourpre. Alors elle porta la main sur la partie malade, pour sâassurer du retour de mes forces. Jamais charme nâopĂ©ra plus promptement le coupable redressa la tĂȘte et repoussa la main de la vieille, stupĂ©faite de lâĂ©normitĂ© du prodige. TransportĂ©e de joie Ă cet aspect â Voyez, Chrysis, sâĂ©cria-t-elle, quel liĂšvre je viens de lever pour dâautres que pour moi[3] ! â La cure Ă©tait complĂšte, et lâopĂ©ratrice me remit Ă Chrysis, qui parut ravie de rendre Ă sa maĂźtresse le trĂ©sor quâelle avait perdu elle me conduisit donc en toute hĂąte auprĂšs dâelle, et mâintroduisit dans une retraite dĂ©licieuse, oĂč la nature semblait avoir dĂ©ployĂ© tous ses trĂ©sors pour charmer la vue. LĂ , du plane touffu la cime se balance[4] ; LĂ , du pin dans les airs le front lĂ©ger sâĂ©lance ; LĂ , le cyprĂšs tremblant, dĂ©fiant les hivers, Au laurier balsamique unit ses rameaux verts ; LĂ , sur un sable dâor, sous des bosquets errante, Gazouille, en se jouant, une onde blanchissante. PhilomĂšle et PrognĂ© chĂ©rissent ce sĂ©jour, OĂč le parfum des fleurs se mĂȘle aux chants dâamour. Je trouvai CircĂ© couchĂ©e sur un lit dâor, oĂč sâappuyait son cou dâalbĂątre ; sa main agitait un rameau de myrte fleuri. En me voyant, elle rougit un peu, sans doute au souvenir de lâaffront de la veille ; mais, lorsquâelle eut fait retirer toutes ses femmes, et, quâobĂ©issant Ă son invitation, je me fus assis auprĂšs dâelle, elle me mit devant les yeux la branche quâelle tenait Ă la main ; et, comme rassurĂ©e par ce rempart qui nous sĂ©parait â Eh bien, paralytique, me dit-elle, venez-vous aujourdâhui tout entier ? â Pourquoi cette question, lui rĂ©pondis-je, quand la preuve est sous votre main ? â Ă ces mots, je me prĂ©cipite dans ses bras, et, ne trouvant aucune rĂ©sistance, je me rassasie Ă mon aise des baisers les plus enivrants. CHAPITRE CXXXII. La vue de tant de charmes mâexcitait Ă de plus doux plaisirs. DĂ©jĂ du choc de nos lĂšvres sâĂ©chappaient mille baisers sonores ; dĂ©jĂ nos mains entrelacĂ©es avaient interrogĂ© tous les organes du plaisir ; dĂ©jĂ nos corps, unis par les plus douces Ă©treintes, allaient rĂ©aliser la fusion complĂšte de nos Ăąmes, quand tout Ă coup, au milieu de ces dĂ©licieux prĂ©ludes de la jouissance, les forces mâabandonnent de nouveau ; et je ne puis atteindre au ternie du plaisir. ExaspĂ©rĂ©e dâun affront dĂ©sormais sans excuse, CircĂ© ne songe plus quâĂ se venger elle appelle ses valets de chambre, et leur ordonne de me fustiger[1]. Mais bientĂŽt ce chĂątiment lui paraĂźt trop doux ; elle rassemble toutes ses servantes, et jusquâĂ la valetaille chargĂ©e des plus vils emplois, et me livre aux insultes de cette canaille. Je me bornais, pour toute dĂ©fense, Ă mettre mes mains devant mes yeux ; et, sans recourir aux priĂšres, car je sentais que jâavais mĂ©ritĂ© un pareil traitement, je me laissai jeter Ă la porte rouĂ© de coups et couvert de crachats. La vieille ProsĂ©lĂ©nos fut aussi chassĂ©e de la maison, et Chrysis fut battue. Tous les domestiques affligĂ©s se demandaient Ă lâoreille quelle Ă©tait la cause de la mauvaise humeur de leur maĂźtresse. Je rentrai chez moi le corps couvert de contusions et la peau plus bigarrĂ©e que celle dâune panthĂšre. Je me hĂątai de dĂ©guiser adroitement les marques des coups que jâavais reçus, de peur dâexciter, par ma triste aventure, les railleries dâEumolpe, et de causer des chagrins Ă Giton. Jâeus donc recours au seul expĂ©dient qui pĂ»t sauver ma rĂ©putation je feignis dâĂȘtre malade. EnfoncĂ© dans mon lit, je tournai toute ma fureur contre lâunique cause de tous mes maux[2]. Trois fois ma main saisit un fer Ă deux tranchants ; Trois fois le fer Ă©chappe Ă ma main dĂ©faillante Tel quâun roseau, pliant sur sa tige mouvante, Sâincline Vers la terre au grĂ© des moindres vents ; Tel, et plus humble encor, lâauteur de ma disgrĂące. Le front baissĂ©, plus froid que la plus froide glace, Se dĂ©robant aux coups de lâhomicide acier, Va jusque dans mon sein se cacher tout entier. Ne pouvant le saisir dans ce dernier asile, Jâexhale en vains discours ma colĂšre stĂ©rile. AppuyĂ© sur le coude, jâapostrophai en ces mots lâinvisible contumax Eh bien ! que diras-tu, opprobre de la nature ! car ce serait folie de te nommer parmi les choses sĂ©rieuses. Parle, que tâai-je fait pour me prĂ©cipiter au fond des enfers, quand je touchais Ă lâOlympe ? que tâai-je fait pour flĂ©trir les fleurs brillantes de mon printemps sous les glaces de la vieillesse la plus dĂ©crĂ©pite ? Quâattends-tu donc pour me donner mon congĂ©[3] ? Ainsi sâexhalait mon courroux Mais insensible, hĂ©las ! Ă ma douleur amĂšre, Le malheureux sâobstine Ă regarder la terre. Ainsi penche, accablĂ© du poids de la chaleur, Le pavot languissant ou le saule pleureur. DĂšs que je pus rĂ©flĂ©chir sur lâindĂ©cence de cette invective, je me repentis de lâavoir faite, et jâĂ©prouvai une secrĂšte confusion dâavoir oubliĂ© les lois de la pudeur, au point de mâentretenir avec cette partie de mon corps Ă laquelle les hommes qui se respectent nâosent pas mĂȘme penser. Je me frottai longtemps le front avec dĂ©pit â AprĂšs tout, mâĂ©criai-je, quel mal ai-je fait en soulageant ma douleur par des reproches si naturels ? Ne fait-on pas tous les jours des imprĂ©cations contre toutes les autres parties du corps humain, contre son ventre, sa bouche, sa tĂȘte, lorsquâils vous causent de frĂ©quentes douleurs ? Le sage Ulysse lui-mĂȘme nâa-t-il pas un dĂ©mĂȘlĂ© avec son cĆur ? Et les hĂ©ros de tragĂ©dies ne gourmandent-ils pas leurs yeux, comme sâils pouvaient entendre leurs reproches ? Le goutteux peste contre ses pieds ou ses mains, le chassieux contre ses yeux ; et, lorsque nous nous blessons aux doigts de la main, nous nous en prenons Ă nos pieds, en les frappant contre terre. Froids Catons ! dĂ©ridez votre front magistral ; Le plaisir, dans mon livre, il la raison sâallie Dâun discours sĂ©rieux la tristesse mâennuie. Jâai peint les mĆurs du peuple ; et mon original_____Dut respirer dans ma copie. Qui ne connaĂźt lâamour et ses transports charmants ? Qui, dans un lit bien chaud, ne chĂ©rit la paresse ? Croyons-en Ăpicure et sa haute sagesse, Quand il nous peint les dieux livrĂ©s il nos penchants,_____Et, comme nous, bercĂ©s par la mollesse. Rien nâest plus absurde que de sots prĂ©jugĂ©s, rien nâest plus ridicule quâune sĂ©vĂ©ritĂ© hypocrite. CHAPITRE CXXXIII. AprĂšs ces rĂ©flexions, jâappelai Giton, et je lui dis â Raconte-moi, mon ami, mais bien franchement, quelle fut Ă ton Ă©gard la conduite dâAscylte, dans cette nuit oĂč il te ravit Ă mon amour. Nâa-t-il point poussĂ© lâoutrage jusquâaux derniers excĂšs, ou sâest-il bornĂ© Ă passer chastement la nuit dans une continence absolue ? â Lâaimable enfant, portant la main Ă ses yeux, jura en termes formels quâAscylte ne lui avait fait aucune violence. JâĂ©tais si accablĂ© des Ă©vĂ©nements de la journĂ©e, que je nâavais pas la tĂȘte Ă moi, et que je ne savais ce que je disais. Ă quel propos, par exemple, allais-je chercher dans le passĂ© de nouveaux sujets dâaffliction ? Enfin, devenu plus raisonnable, je ne nĂ©gligeai rien pour rĂ©tablir mes forces. Je voulus mĂȘme me vouer aux dieux je sortis, en effet, pour aller invoquer Priape ; et, Ă tout Ă©vĂ©nement, feignant sur mon visage un espoir que je nâavais guĂšre, je mâagenouillai sur le seuil de son temple, et lui adressai cette priĂšre Fils de Bacchus et de VĂ©nus la belle, FolĂątre dieu des jardins et des bois, Si MitylĂšne Ă ton culte est fidĂšle, Et si le Tmole, oĂč lâaurore Ă©tincelle, TâĂ©lĂšve un temple et reconnaĂźt tes lois, Priape ! entends ma dĂ©vote priĂšre ! Je ne viens point, souillĂ© du sang dâun pĂšre, Ou des autels sacrilĂšge agresseur, Tâoffrir lâaspect dâun front profanateur. PrĂšs dâimmoler mon heureuse victime, Tout mon courage Ă lâinstant sâest glacĂ©, Et dans mes mains le poignard Ă©moussĂ© Ne consomma que la moitiĂ© du crime. Je fus coupable, hĂ©las ! bien malgrĂ© moi ! Si jâai pĂ©chĂ©, câĂ©tait par impuissance. Accorde-moi, pour rĂ©parer lâoffense, Ces dons heureux quâon voit briller en toi. Ah ! du plaisir si lâheure mâest rendue, Je veux quâun bouc, lâorgueil de mon troupeau, En ton honneur tombe sous le couteau. La coupe en main, aux pieds de ta statue, Je veux trois fois rĂ©pandre un vin nouveau ; Et cependant une aimable jeunesse, Ivre de joie, et de vin, et dâamour, Dans les transports dâune vive allĂ©gresse, De tes autels fera trois fois le tour. Tandis que je faisais cette invocation, sans quitter de lâĆil la partie dĂ©funte, entra la vieille ProsĂ©lĂ©nos, les cheveux en dĂ©sordre, et vĂȘtue dâune robe noire qui la rendait hideuse. Elle me prit par le bras et mâentraĂźna, tout tremblant, hors du portique. CHAPITRE CXXXIV. Quels vampires, me dit-elle, ont rongĂ© tes nerfs ? aurais-tu, en passant lĂ nuit dans un carrefour, mis le pied sur quelque ordure[1] ou sur un cadavre[2] ? Je sais que tu nâas pas pu en venir Ă ton honneur, mĂȘme avec Giton ; et que mou, languissant, haletant comme un vieux cheval sur le penchant dâun coteau, tu tâes Ă©puisĂ© en efforts inutiles. Que dis-je ? non content de te rendre coupable, tu as attirĂ© sur moi la colĂšre des dieux ; et tu crois que je nâen tirerai pas vengeance ! â LĂ -dessus elle mâentraĂźne dans la cellule de la prĂȘtresse, sans que jâoppose aucune rĂ©sistance, me pousse sur le lit, prend un bĂąton derriĂšre la porte, et mâen frappe Ă tour de bras. Je nâosais pas profĂ©rer une seule parole, et, si le bĂąton, en se rompant au premier coup, nâeĂ»t ralenti lâĂ©lan de sa fureur, elle mâaurait, je crois, brisĂ© les bras et la tĂȘte. Je ne pus cependant retenir mes gĂ©missements, lorsque sa main dĂ©charnĂ©e voulut rĂ©veiller en moi la nature engourdie ; versant alors un torrent de larmes, je me renversai sur lâoreiller, et je cachai ma tĂȘte sous mon bras droit. La vieille, de son cĂŽtĂ©, sâassit sur le pied du lit, et se mit Ă pleurer Ă chaudes larmes, accusant dâune voix tremblante le destin de prolonger son inutile existence. AttirĂ©e par nos cris, survint la prĂȘtresse â Que venez-vous faire ici ? nous dit-elle ; croyez-vous ĂȘtre ici devant un bĂ»cher ? et cela dans un jour de fĂȘte, oĂč les plus affligĂ©s doivent sâĂ©gayer ! â O ĆnothĂ©e ! lui rĂ©pondit la vieille, ce jeune homme que vous voyez est nĂ© sous un mauvaise Ă©toile ni filles ni garçons ne peuvent tirer parti de sa marchandise. Jamais vieillard plus impotent ne sâoffrit Ă vos yeux. Ce nâest pas un homme, câest un morceau de cuir dĂ©trempĂ© dans lâeau[3]. En un mot, que pensez-vous dâun galant qui sort du lit de CircĂ© sans avoir pu goĂ»ter aucun plaisir ? â Ă ces mots, ĆnothĂ©e vint sâasseoir entre nous deux, et, branlant la tĂȘte dâun air capable â Il nây a que moi, dit-elle qui sache guĂ©rir ces sortes dâinfirmitĂ©s. Et ne croyez pas que je me vante mal Ă propos que ce jeune homme couche seulement une nuit avec moi, et je vous le rends plus dur quâune corne. Lâunivers mâobĂ©it. Je parle, et la nature Se couvre dâun long deuil, ou revĂȘt sa parure ; Neptune me soumet ses flots humiliĂ©s ; Le tigre sâadoucit ; des flancs dâun roc aride_____Jaillit une source limpide ; LâAquilon vole et gronde, ou sâendort Ă mes pieds. Dans lâombre de la nuit, par mes charmes vaincue, De son trĂŽne sanglant la Lune est descendue[4] ; La terre, en gouffre ouverte, a frĂ©mi de terreur, Et le char du Soleil a reculĂ© dâhorreur. QuâĂ la voix de MĂ©dĂ©e un dragon sâassoupisse, Et retienne les feux que soufflaient ses naseaux ; Quâen vil troupeau CircĂ© change les Grecs dâUlysse ; Que ProtĂ©e, Ă son aide appelant lâartifice, Se transforme Ă nos yeux en cent monstres nouveaux, Moi, jâĂ©tends sur les monts lâeau des mers dessĂ©chĂ©es,_____Et, du sol natal arrachĂ©es, Les forĂȘts verdiront oĂč voguaient les vaisseaux. CHAPITRE CXXXV. Je frĂ©missais dâhorreur au rĂ©cit de tant de merveilles, et je regardais de tous mes yeux la vieille prĂȘtresse, lorsquâelle sâĂ©cria â PrĂ©parez-vous Ă mâobĂ©ir ! â Elle dit ; et, se lavant les mains avec le plus grand soin, elle se penche sur le lit et mâapplique deux gros baisers. Ensuite, elle pose une vieille table au milieu de lâautel, et la couvre de charbons ardents. Une Ă©cuelle de bois, toute fendue par le temps, pendait Ă la muraille elle lâen dĂ©tache ; mais le clou qui la supportait lui reste dans la main elle raccommode lâĂ©cuelle avec de la poix tiĂ©die, et renfonce le clou dans la muraille enfumĂ©e. Puis, ceignant ses reins dâune espĂšce de tablier carrĂ©, elle place sur le feu un grand coquemar, et dĂ©croche avec une fourche un sac suspendu dans son garde-manger, et qui, outre des fĂšves pour son usage personnel, contenait un vieux reste de bajoue de porc percĂ© de tous cĂŽtĂ©s. Elle dĂ©lie ce sac, et rĂ©pand sur la table une partie des fĂšves, quâelle mâordonne dâĂ©plucher prompte-ment. JâobĂ©is, et je mets soigneusement Ă part toutes celles dont la cosse est moisie. Mais ĆnothĂ©e, impatiente de ma len-teur, sâempare des fĂšves que jâavais mises au rebut, et, avec ses dents, les dĂ©pouille adroitement de leurs enveloppes quâelle crache sur le plancher, drues comme mouches. La pauvretĂ© est la mĂšre de lâindustrie, et lâinvention de plusieurs arts doit son origine Ă la faim. La prĂȘtresse Ă©tait un admirable modĂšle de tempĂ©rance, et tout chez elle respirait la plus stricte Ă©conomie sa demeure, en un mot, Ă©tait le vĂ©ritable sanctuaire de lâindigence. LĂ , Lâivoire incrustĂ© dâor nâĂ©blouit point la vue ; Le pied ne foule point le marbre de Paros LâhĂŽtesse de ces lieux a pour lit de repos____Un amas de paille battue, Que sa main Ă©tendit sur un grabat dâ paniers, des pots de quelques vieux tessons de verre Encor tachĂ©s de vin, forment son torchis de chaume et dâargile Recouvre les parois de ce champĂȘtre asile, Dont le comble est tressĂ© de joncs et de roseaux. Dans le taudis fumeux on voit, aux soliveaux,____Pendre en festons le thym, la sarriette,____Les raisins secs, les cormes dĂ©jĂ mĂ»rs. Telle fut, HĂ©calĂšs, ta paisible retraite,____Qui jadis, dans ses humbles murs, Reçut le grand ThĂ©sĂ©e ; HĂ©calĂšs, dont lâhistoire____CĂ©lĂ©bra lâhospitalitĂ©,____Et dont le nom, couvert de gloire, Fut transmis par la muse Ă la postĂ©ritĂ©[1]. CHAPITRE CXXXVI. ĆnothĂ©e, ayant achevĂ© dâĂ©plucher les fĂšves, se met Ă ronger un peu de la chair du crĂąne de porc ; puis, voulant replacer avec sa fourche, dans le garde-manger, cette tĂȘte aussi vieille et aussi dĂ©charnĂ©e que la sienne, elle monte, pour y atteindre, sur une chaise vermoulue qui se brise la vieille, entraĂźnĂ©e par son poids, tombe sur le foyer, casse le haut du coquemar, et Ă©teint le feu qui commençait Ă se rallumer. Elle se brĂ»la mĂȘme le coude Ă un tison ardent, et se couvrit le visage dâun nuage de cendre chaude. EffrayĂ©, je me lĂšve, et je la remets sur ses jambes, non, toutefois, sans rire de sa chute. Mais, craignant que le sacrifice ne fĂ»t retardĂ© par cet accident, elle courut aussitĂŽt chercher du feu chez une voisine. Elle venait de sortir, quand trois oies sacrĂ©es, qui, sans doute, recevaient au milieu du jour leur nourriture des mains de la vieille, sâĂ©lancent sur moi, et mâentourent en poussant des cris affreux, des cris de rage qui me font trembler lâune dĂ©chire ma robe ; lâautre dĂ©noue les cordons de mes sandales ; une troisiĂšme, qui semblait ĂȘtre leur chef et leur donnait lâexemple de la voracitĂ©, pousse lâaudace jusquâĂ me mordre la jambe de son bec aussi dur que des tenailles. Sans mâamuser Ă la bagatelle, jâarrache un des pieds de la table, et, armĂ© de cette massue, je mâescrime de mon mieux contre la belliqueuse volatile je nây allais pas de main morte, et, dâun coup bien assĂ©nĂ©, jâĂ©tendis mort Ă mes pieds mon fĂ©roce agresseur. Tel le Stymphale a vu, dâun vol rapide[1],____Ses oiseaux regagner les du vaillant Alcide____Le stratagĂšme ingĂ©nieux ; Des sĆurs de CĂ©lĂ©no telle la troupe avide,____Du venin de son souffle infect,____Souillait le banquet de PhinĂ©e, Quand CalaĂŻs parut. . . . Ă son aspect, Les trois monstres ont fui la table empoisonnĂ©e Lâair retentit au loin de leurs longs hurlements, Et lâOlympe en trembla jusquâen ses fondements. Les deux oies, qui avaient survĂ©cu au combat, avalĂšrent toutes les fĂšves rĂ©pandues sur le plancher ; et la mort de leur chef fut sans doute le motif qui les dĂ©cida Ă se retirer dans le temple. Pour moi, ravi tout Ă la fois de ma victoire et du butin quâelle me procurait, je jette lâoie morte derriĂšre le lit, et jâĂ©tuve avec du vinaigre la blessure lĂ©gĂšre quâelle mâa faite Ă la jambe. Puis, craignant les reproches de la vieille, je forme le projet de me sauver. En consĂ©quence, je ramasse mes hardes, et je me dirige vers lâa porte. Ă peine jâen touchais le seuil, quand jâaperçois ĆnothĂ©e qui revenait au logis portant du feu sur un vieux tesson. Je battis donc en retraite, et, quittant mon manteau, je me mis sur la porte dans lâattitude dâun homme qui attend avec impatience. La prĂȘtresse pose son feu sur un tas de roseaux secs, y ajoute plusieurs morceaux de bois, et, tout en rallumant son foyer, sâexcuse dâavoir tardĂ© si longtemps son amie, disait-elle, nâavait pas voulu la laisser partir avant dâavoir bu, comme de coutume, une triple rasade[2] â Et vous, ajouta-t-elle, quâavez-vous fait pendant mon absence ? oĂč sont les fĂšves ? â Moi, qui croyais avoir fait la plus belle chose du monde, je lui racontai tous les dĂ©tails du combat ; et, pour la consoler de la perte de son oie, je lui offris de lui en acheter une autre. Ă la vue de la victime, la vieille poussa des cris si Ă©pouvantables, quâon eĂ»t cru que les trois oies rentraient dans la chambre. Ătourdi de ce vacarme, et ne comprenant rien Ă ce crime dâun nouveau genre, je demandai Ă la vieille quelle Ă©tait la cause de son emportement, et pourquoi elle tĂ©moignait plus de chagrin de la perte de son oie que de ma blessure. CHAPITRE CXXXVII. Mais, faisant craquer ses mains â ScĂ©lĂ©rat, sâĂ©cria-t-elle, tu oses encore parler ! Ignores-tu donc lâĂ©normitĂ© du crime que tu viens de commettre ? tu viens de tuer le favori de Priape, une oie dont toutes nos dames raffolaient[1] ! Et ne crois pas que ta faute soit une bagatelle si les magistrats en Ă©taient instruits, ils tâenverraient au gibet. Par lâeffusion de ce sang, tu as profanĂ© ma demeure, pure, jusquâĂ ce jour, de toute souillure. Sais-tu Ă quoi tu mâexposes par ce sacrilĂšge ? quâun ennemi me dĂ©nonce, et me voila chassĂ©e du sacerdoce. â Elle dit ____Et de son front, blanchi par lâĂąge, Furieuse, elle arrache un reste de cheveux, De ses ongles crochus se meurtrit le visage ; Et deux ruisseaux de pleurs sâĂ©chappent de ses yeux. Tel, quand le tiĂšde Auster, au sommet des montagnes, Dissout la froide neige, un torrent orageux Roule son onde impure Ă travers les campagnes ____Ainsi les larmes Ă grands flots____Inondaient sa face ridĂ©e ;____Et sa poitrine soulevĂ©e____Exhalait de bruyants sanglots. ModĂ©rez vos cris, lui dis-je alors, et, pour une oie, je vous rendrai une autruche. â Tandis que je restais immobile de stupeur, la vieille, assise sur son lit, continuait Ă gĂ©mir sur la mort de son oie. ProsĂ©lĂ©nos survint, apportant lâargent nĂ©cessaire pour les frais du sacrifice. Elle sâinforma dâabord de la cause de notre tristesse ; mais, dĂšs quâelle aperçut lâoie que jâavais tuĂ©e, elle se mit Ă pleurer plus fort que la prĂȘtresse, et Ă sâapitoyer sur mon sort, comme si jâeusse tuĂ© mon pĂšre, et non une oie nourrie aux dĂ©pens du public. ExcĂ©dĂ© de ces ennuyeuses lamentations â De grĂące, leur dis-je, quand bien mĂȘme je vous aurais battues, quand bien mĂȘme jâaurais commis un homicide, ne pourrais-je pas expier mon crime Ă prix dâargent ? Eh bien, voici deux piĂšces dâor avec lesquelles vous pourrez acheter et des oies et des dieux. â A la vue de ce mĂ©tal â Pardonnez-moi, mon enfant, me dit ĆnothĂ©e ; je nâĂ©tais inquiĂšte que pour vous ; ne voyez dans tout ceci quâune preuve de lâintĂ©rĂȘt que je vous porte, et non lâintention de vous nuire. Je vais donc faire en sorte que cette affaire ne sâĂ©bruite pas. Pour vous, priez seulement les dieux quâils vous pardonnent. â Le riche ne craint point les fureurs de Neptune ; Il dirige Ă son grĂ© lâinconstante fortune. Si DanaĂ©, captive, est lâobjet de ses feux, Quâil fasse briller lâor soudain verrous et grille Tomberont devant lui ; complaisant de sa fille, Acrisius, alors, saura fermer les yeux. Il est tout ce quâil veut, dĂ©clamateur, poĂ«te, Philosophe, avocat ; enfin, Caton nouveau, Il dĂ©cide de tout, au sĂ©nat, au barreau[2]. Câest beaucoup ! dira-t-on. Non, chez nous tout sâachĂšte. Quiconque a des Ă©cus, tout sourit Ă ses vĆux ; Et le sceptre puissant du souverain des dieux, Câest, croyez-mâen, la clef dâune cassette. ĆnothĂ©e cependant dispose Ă la hĂąte les apprĂȘts du sacrifice elle place sous mes mains une gamelle pleine de vin, y trempe des poireaux et du persil, me fait Ă©tendre les doigts, et les arrose de cette liqueur en guise dâeau lustrale. Ensuite, elle plonge dans le vin des avelines, en prononçant des paroles magiques ; et, selon quâelles restent au fond du vase ou remontent Ă sa surface, elle en tire des pronostics. Mais je nâĂ©tais pas dupe de sa ruse je savais bien que celles qui Ă©taient vides et sans amandes surnageaient, tandis que celles qui Ă©taient pleines et dont le fruit Ă©tait intact retombaient au fond par leur propre poids. Alors, sâapprochant de lâoie, elle lâouvrit, et en tira le foie qui Ă©tait parfaitement sain[3] elle sâen servit pour me prĂ©dire mes destinĂ©es futures. Enfin, pour dĂ©truire jusquâau moindre vestige de mon crime, elle coupa lâoie en morceaux, et les mit Ă la broche pour en faire, disait-elle, un splendide rĂ©gal Ă celui que, lâinstant dâavant, elle vouait Ă la mort. Cependant, mes deux vieilles buvaient Ă qui mieux mieux, et, joyeuses, dĂ©voraient Ă belles dents cette oie, naguĂšre la cause de tant de chagrins. Lorsquâil nâen resta plus rien, ĆnothĂ©e, Ă moitiĂ© ivre, se tourna vers moi, et me dit â Il faut maintenant achever les mystĂšres qui doivent rendre Ă vos nerfs toute leur vigueur. CHAPITRE CXXXVIII. Ă ces mots, elle apporte un phallus de cuir, le saupoudre de poivre et de graine dâortie pilĂ©e, dĂ©trempĂ©s dâhuile, et me lâintroduit par degrĂ©s dans lâanus. Puis, lâimpitoyable vieille me bassine les cuisses de cette liqueur stimulante. MĂȘlant ensuite du cresson avec de lâaurone, elle mâen couvre la partie malade, et, saisissant une poignĂ©e dâorties vertes, mâen fouette Ă petits coups le bas-ventre. Cette opĂ©ration me causait de cuisantes douleurs pour mây soustraire, je prends la fuite. Furieuses, les vieilles courent Ă ma poursuite, et, bien quâĂ©tourdies par le vin et la dĂ©bauche, elles prennent la mĂȘme route que moi, et me suivent quelque temps dans les rues en criant â Au voleur ! arrĂȘtez le voleur ! â Je parvins cependant Ă leur Ă©chapper ; mais une course si rapide mâavait mis les pieds tout en sang. DĂšs que je pus regagner mon logis, Ă©puisĂ© de fatigue, je me jetai sur mon lit, mais je nây pus trouver le sommeil. Tous les maux qui mâavaient accablĂ© me revenaient Ă lâesprit ; et, me figurant que jamais existence nâavait Ă©tĂ© plus traversĂ©e que la mienne par les revers La Fortune, disais-je, ma constante ennemie, avait-elle besoin de sâunir Ă lâAmour pour augmenter mes tourments ? Malheureux que je suis ! ces deux divinitĂ©s, liguĂ©es contre moi, ont conjurĂ© ma perte. LâAmour surtout, lâimpitoyable Amour, ne mâa jamais Ă©pargnĂ© amant ou aimĂ©, je suis Ă©galement en butte Ă ses rigueurs. Et maintenant ne voilĂ -t-il pas que Chrysis mâaime Ă la fureur, et me poursuit en tous lieux ! cette Chrysis, qui naguĂšre fut auprĂšs de moi lâentremetteuse de sa maĂźtresse, et qui alors me dĂ©daignait comme un esclave, parce que jâen portais lâhabit ; oui, cette mĂȘme Chrysis qui avait tant dâĂ©loignement pour ma condition servile, veut maintenant me suivre au pĂ©ril de sa vie ; elle vient de me jurer, en me dĂ©voilant la violence de sa passion, quâelle sâattachait Ă moi comme mon ombre. Mais, elle a beau faire, je suis tout entier Ă CircĂ©, et je mĂ©prise toutes les autres femmes. Et nâest-elle pas, en effet, le chef-dâĆuvre de la nature ? Ariadne ou LĂ©da eurent-elles jamais rien de comparable Ă tant de charmes ? HĂ©lĂšne et VĂ©nus elle-mĂȘme peuvent-elles lui ĂȘtre comparĂ©es ? Paris, juge du diffĂ©rend des trois dĂ©esses[1], sâil lâeĂ»t vue paraĂźtre auprĂšs dâelles avec des yeux si resplendissants, lui eĂ»t sacrifiĂ© et son HĂ©lĂšne et les trois dĂ©esses. Oh ! que ne mâest-il permis du moins de lui ravir un baiser, de serrer dans mes bras ces formes cĂ©lestes et ravissantes ! Peut-ĂȘtre alors je retrouverais toute ma vigueur, et mes organes, assoupis sans doute par quelque malĂ©fice, se relĂšveraient brillants de force et de santĂ©. Ses outrages ne peuvent me rebuter ; je ne me souviens plus des coups que jâai reçus[2] elle mâa chassĂ© ; ce nâest quâun jeu. Que je puisse seulement mĂ©riter ma grĂące ! CHAPITRE CXXXIX. Ces rĂ©flexions, jointes aux appas de CircĂ© dont je jouissais en idĂ©e, avaient tellement Ă©chauffĂ© mon imagination, que je foulais mon lit avec fureur, comme si jâeusse tenu dans mes bras lâobjet de mes dĂ©sirs ; mais tous ces mouvements furent encore sans effet. Cet acharnement du sort mit enfin ma patience Ă bout, et je me livrai aux plus violents reproches contre le malin gĂ©nie qui sans doute mâavait ensorcelĂ©. Enfin, mon esprit se calma ; et, cherchant alors des motifs de consolation parmi les hĂ©ros de lâantiquitĂ©, qui, comme moi, avaient Ă©tĂ© en butte au courroux des dieux, je mâĂ©criai Je ne suis pas le seul quâun destin implacable De ses coups redoublĂ©s sans cesse opprime, accable. Avant moi, de Junon lâordre capricieux Força le grand Alcide Ă supporter les cieux ; Victime, comme lui, de la dĂ©esse altiĂšre, PĂ©lias Ă©prouva le poids de sa colĂšre ; Le vieux LaomĂ©don, vaincu dans les combats, Pour prix de son parjure, y trouve le trĂ©pas ; Et TĂ©lĂšphe, innocent du crime quâil expie[1], De deux divinitĂ©s assouvit la furie. PrĂšs dâatteindre le bord qui sans cesse le fuit, Ulysse, sur les mers, cherche en vain son Ithaque ; Moi, jouet de VĂ©nus et du dieu de Lampsaque, Partout leur bras vengeur sur moi sâappesantit. TorturĂ© dâinquiĂ©tudes, je passai toute la nuit dans cette agitation. Au point du jour, Giton, informĂ© que jâavais couchĂ© au logis, entra dans ma chambre, et se plaignit amĂšrement de mon libertinage. Ă lâentendre, il nâĂ©tait bruit dans toute la maison que du scandale de ma conduite. On ne me voyait, disait-il, que trĂšs-rarement Ă lâheure du service, et ce commerce clandestin finirait probablement par me porter malheur. Ces reproches me prouvĂšrent quâil Ă©tait instruit de mes affaires, et que quelquâun sans doute Ă©tait venu sâenquĂ©rir de moi pendant mon absence. Pour mâen assurer, je mâinformai de Giton si personne ne mâavait demandĂ© â Non, pas aujourdâhui, rĂ©pondit-il ; mais hier, une femme dâassez bonne mine est entrĂ©e chez nous aprĂšs sâĂȘtre entretenue longtemps avec moi et mâavoir fatiguĂ© de ses questions, elle finit par me dire que vous aviez mĂ©ritĂ© dâĂȘtre puni, et que vous subiriez le chĂątiment des esclaves, si la partie lĂ©sĂ©e persĂ©vĂ©rait dans sa plainte. â Cette nouvelle me mit au dĂ©sespoir, et je me rĂ©pandis de nouveau en imprĂ©cations contre la Fortune. Je nâĂ©tais pas au bout de mes invectives, lorsque Chrysis entra, et, me serrant dans ses bras avec la plus tendre effusion â Enfin je te tiens[2], me dit-elle ; je te trouve dans lâĂ©tat oĂč je te voulais ! PolyĂŠnos, mon Ăąme ! mon bonheur ! tu ne pourras Ă©teindre le feu qui me dĂ©vore quâavec le plus pur de ton sang. â Lâemportement de Chrysis me mettait dans le plus grand embarras ; et jâeus recours, pour lâĂ©loigner, aux plus douces protestations car je craignais que le bruit que faisait cette folle ne vĂźnt aux oreilles dâEumolpe, qui, depuis sa prospĂ©ritĂ©, nous traitait avec lâorgueil dâun maĂźtre. Je mis donc tous mes soins Ă calmer les transports de Chrysis je feignis de rĂ©pondre Ă son amour ; je lui tins les plus tendres propos ; enfin, je dissimulai si bien, quâelle me crut sĂ©rieusement Ă©pris de ses charmes. Alors je lui reprĂ©sentai les dangers auxquels nous serions exposĂ©s tous deux, si on la surprenait dans ma chambre ; je lui peignis Eumolpe comme un maĂźtre qui punissait avec rigueur la moindre peccadille. Ă ces mots, elle sâempressa de partir, et dâautant plus vite, quâelle vit revenir Giton, qui Ă©tait sorti de ma chambre un moment avant son arrivĂ©e. Elle venait de me quitter, lorsquâun des nouveaux valets dâEumolpe accourut, et mâapprit que son maĂźtre Ă©tait furieux de ce que je nâavais pas fait mon service depuis deux jours, ajoutant que je ferais sagement de prĂ©parer quelque excuse plausible pour me justifier car, disait-il, il est fort douteux que sa colĂšre se calme avant de vous avoir fait donner la bastonnade. Giton me trouva si triste, si consternĂ© de cette menace, quâil ne me dit pas un mot de Chrysis, et ne me parla que dâEumolpe il me conseilla de ne pas prendre avec lui lâaffaire au sĂ©rieux, mais de la tourner en plaisanterie. Je profitai de son avis, et jâabordai le patron avec un visage si riant, que son accueil, loin dâĂȘtre sĂ©vĂšre, fut on ne peut plus gai. Il me plaisanta sur mes bonnes fortunes, me fit des compliments sur ma bonne mine et sur ma tournure, dont toutes les dames raffolaient â Je nâignore pas, ajouta-t-il, quâune de nos beautĂ©s se meurt dâamour pour toi, mon cher Encolpe cela peut un jour nous ĂȘtre utile en temps et lieu. Courage ! joue bien ton rĂŽle dâamoureux ; de mon cĂŽtĂ©, je soutiendrai le mien jusquâau bout. CHAPITRE CXL. Il parlait encore, quand nous vĂźmes entrer une dame des plus respectables PhilumĂšne Ă©tait son nom. Dans sa jeunesse, elle avait spĂ©culĂ© sur ses charmes pour extorquer plusieurs successions[1] ; mais alors, vieille et fanĂ©e, elle introduisait son fils et sa fille auprĂšs des vieillards sans hĂ©ritiers, et, se succĂ©dant ainsi Ă elle-mĂȘme, elle continuait Ă exercer son honnĂȘte commerce. Elle vint donc trouver Eumolpe, et recommanda Ă sa prudâhomie et Ă sa bontĂ© ces enfants, son unique espĂ©rance. Ă lâentendre, Eumolpe Ă©tait lâhomme du monde le plus capable de donner sans cesse de sages instructions Ă la jeunesse. Elle finit en disant quâelle laissait ses enfants dans la maison dâEumolpe, pour quâils Ă©coutassent ses leçons, ajoutant que câĂ©tait le plus bel hĂ©ritage quâelle pĂ»t leur lĂ©guer. Ce qui fut dit fut fait elle laissa dans la chambre une fort belle fille et un jeune adolescent, son frĂšre, et sortit sous prĂ©texte dâaller au temple faire des vĆux pour son bienfaiteur. Eumolpe, si peu dĂ©licat sur cet article, que, malgrĂ© mon Ăąge, il eĂ»t fait de moi son mignon, ne perdit pas de temps, et invita la jeune fille Ă un combat amoureux. Mais, comme il sâĂ©tait donnĂ© Ă tout le monde pour un homme atteint de la goutte et dâune paralysie lombaire, il courait risque, sâil ne soutenait pas son imposture, de renverser notre plan de fond en comble. Pour ne pas se dĂ©mentir, il pria la jeune fille dâavoir la complaisance de jouer le rĂŽle de lâhomme, en se plaçant sur lui ; ensuite il ordonna Ă Corax de se glisser sous le lit oĂč il Ă©tait couchĂ©, de sâappuyer les deux mains contre terre, et de remuer son maĂźtre avec ses reins. Corax obĂ©it, et, par des secousses lentes et rĂ©guliĂšres, rĂ©pondit aux mouvements de la jeune fille. Mais, lorsque le moment de la jouissance approcha, Eumolpe cria de toutes ses forces Ă Corax de redoubler de vitesse. Ă voir le vieillard ainsi balancĂ© entre son valet et sa maĂźtresse, on eĂ»t dit quâil jouait Ă lâescarpolette. Nous Ă©clations de rire, et Eumolpe partageait notre gaĂźtĂ©, ce qui ne lâempĂȘcha pas de courir deux fois la mĂȘme carriĂšre. Quant Ă moi, ne voulant pas laisser mes facultĂ©s se rouiller, en restant tĂ©moin inactif dâun si doux jeu, jâavisai le frĂšre de cette jeune fille qui regardait avidement, Ă travers la cloison, lâexercice gymnastique de sa sĆur, et je mâapprochai de lui pour voir sâil Ă©tait disposĂ© Ă se laisser faire. En garçon bien appris, il se prĂȘta de bonne grĂące Ă toutes mes caresses ; mais un dieu jaloux sâopposait encore Ă mon bonheur. Cependant ce nouvel Ă©chec mâaffligea moins que les prĂ©cĂ©dents ; car, un instant aprĂšs, je sentis renaĂźtre ma vigueur. Fier de cette dĂ©couverte â Les dieux, mâĂ©criai-je, mâont restituĂ© toutes les puissances de mon ĂȘtre. Sans doute Mercure, qui conduit les Ăąmes au Tartare et les en ramĂšne, mâa, dans sa bontĂ©, rendu ce quâune main hostile mâavait ravi, pour vous convaincre que je suis plus heureusement partagĂ© que ProtĂ©silas ou tout autre hĂ©ros de lâantiquitĂ©[2]. â Ă ces mots, je relĂšve ma robe, et je me montre Ă Eumolpe dans toute ma gloire. Il en fut dâabord Ă©pouvantĂ© ; puis, pour sâassurer davantage de la rĂ©alitĂ©, il caressa de lâune et lâautre main ce prĂ©sent des dieux. Cette merveilleuse rĂ©surrection nous mit en belle humeur, et nous rĂźmes beaucoup du sage discernement[3] de PhilumĂšne, qui, dans lâespoir dâun riche hĂ©ritage, nous avait livrĂ© ses enfants, dont lâexpĂ©rience prĂ©coce dans cet honnĂȘte mĂ©tier ne devait cette fois lui ĂȘtre dâaucun profit. Cet infĂąme manĂšge pour sĂ©duire les vieillards me conduisit Ă rĂ©flĂ©chir sur notre situation prĂ©sente, et, trouvant lâoccasion propice pour en raisonner avec Eumolpe, je lui reprĂ©sentai que les trompeurs se prennent souvent dans leurs propres piĂšges â Toutes nos dĂ©marches, lui dis-je, doivent ĂȘtre rĂ©glĂ©es par la prudence. Socrate, le plus sage des mortels, au jugement des dieux et des hommes, se glorifiait souvent de nâavoir jamais jetĂ© les yeux dans une taverne, et de ne sâĂȘtre jamais hasardĂ© dans une assemblĂ©e trop nombreuse tant il est vrai que rien nâest plus utile que de consulter la sagesse en toute chose ! Cela est dâune vĂ©ritĂ© incontestable ; et ce qui ne lâest pas moins, câest quâil nây a personne qui coure plus promptement Ă sa perte que celui qui spĂ©cule sur le bien dâautrui. En effet, quels seraient les moyens dâexistence des vagabonds et des filous, sâils ne jetaient en guise dâhameçons, Ă la foule quâils veulent duper, des bourses et des sacs dâargent bien sonnants ? Les animaux se laissent amorcer par lâappĂąt de la nourriture, et les hommes par celui de lâespĂ©rance ; mais il faut pour cela quâils trouvent quelque chose Ă mordre. Ainsi les Crotoniates nous ont hĂ©bergĂ©s jusquâĂ ce jour de la maniĂšre la plus splendide. Mais on ne voit point arriver dâAfrique ce vaisseau chargĂ© dâargent et dâesclaves que vous leur aviez annoncĂ©. Les ressources de nos hĂ©ritiers sâĂ©puisent, leur libĂ©ralitĂ© se refroidit. Je me trompe fort, ou la Fortune commence Ă se lasser des faveurs dont elle nous a comblĂ©s. CHAPITRE CXLI. Jâai inventĂ©, dit Eumolpe, un expĂ©dient qui mettra dans un grand embarras ces coureurs dâhĂ©ritages. â En mĂȘme temps il tira de sa valise les tablettes oĂč Ă©taient consignĂ©es ses derniĂšres volontĂ©s, quâil nous lut en ces termes â Tous ceux qui sont couchĂ©s sur mon testament, Ă lâexception de mes affranchis, ne pourront toucher leurs legs que sous la condition expresse de couper mon corps en morceaux, et de le manger en prĂ©sence du peuple assemblĂ©. Cette clause nâa rien qui doive tant les effrayer ; car il est Ă notre connaissance quâune loi, encore en vigueur chez certains peuples, oblige les parents dâun dĂ©funt Ă manger son corps ; et cela est si vrai, que, dans ces pays, on reproche souvent aux moribonds de gĂąter leur chair par la longueur de leur maladie. Cet exemple doit engager mes amis Ă ne point se refuser Ă lâexĂ©cution de ce que jâordonne, mais Ă dĂ©vorer mon corps avec un zĂšle Ă©gal Ă celui quâils mettront Ă maudire mon Ăąme. â Tandis quâil lisait les premiers articles, quelques-uns de nos hĂ©ritiers, les plus assidus auprĂšs dâEumolpe, entrĂšrent dans la chambre, et, lui voyant son testament Ă la main, le priĂšrent instamment de leur permettre dâen entendre la lecture il y consentit aussitĂŽt, et le lut dâun bout Ă lâautre. Mais ils firent triste mine, lorsquâils entendirent la clause formelle qui les obligeait Ă manger son cadavre. Cependant la grande rĂ©putation de richesse dont jouissait Eumolpe aveuglait tellement ces misĂ©rables, et les tenait si rampants devant lui, quâils nâosĂšrent se rĂ©crier, contre cette condition inouĂŻe jusquâalors. Lâun dâeux, nommĂ© Gorgias, dĂ©clara mĂȘme quâil Ă©tait prĂȘt Ă sây soumettre, pourvu que le legs ne se fĂźt pas attendre longtemps. â Je ne doute pas, reprit Eumolpe, de la complaisance de votre estomac une heure de dĂ©goĂ»t, largement compensĂ©e par lâespoir dâune longue suite de bons repas, me rĂ©pond de sa docilitĂ© ; vous nâavez quâĂ bien fermer les yeux, et Ă vous figurer quâau lieu des entrailles dâun homme vous mangez un million de sesterces. Ajoutez Ă cela que nous trouverons quelque assaisonnement pour corriger le goĂ»t dâun pareil mets car il nây a pas de viandes qui, par elles-mĂȘmes ; excitent notre appĂ©tit ; mais la maniĂšre de les prĂ©parer les dĂ©guise si bien, que notre estomac sâen arrange. Pour prouver la vĂ©ritĂ© de cette assertion, je puis vous citer lâexemple des Sagontins, qui, assiĂ©gĂ©s par Annibal, se nourrirent de chair humaine ; et cependant ils nâavaient pas de succession Ă espĂ©rer. Les PĂ©rusiens, rĂ©duits Ă une extrĂȘme disette[1], en firent autant, sans autre but, en mangeant leurs compatriotes, que de sâempĂȘcher de mourir de faim. Lorsque Scipion prit Numance, on trouva dans cette ville des enfants Ă moitiĂ© dĂ©vorĂ©s sur le sein de leurs mĂšres. Enfin, comme le dĂ©goĂ»t quâinspire la chair humaine provient uniquement de lâimagination, vous ferez tous vos efforts pour triompher de cette rĂ©pugnance, afin de recueillir les legs immenses dont je dispose en votre faveur. â Eumolpe dĂ©bitait ces rĂ©voltantes nouveautĂ©s avec si peu dâordre et de suite, que nos hĂ©ritiers en herbe commencĂšrent Ă douter de la rĂ©alitĂ© de ses promesses. DĂšs ce moment, ils Ă©piĂšrent de plus prĂšs nos paroles et nos actions ; cet examen accrut leurs soupçons, et bientĂŽt ils furent convaincus que nous Ă©tions des vagabonds et des escrocs. Alors ceux qui sâĂ©taient mis le plus en dĂ©pense pour nous faire accueil rĂ©solurent de se saisir de nous et de nous punir selon nos mĂ©rites. Heureusement Chrysis, qui Ă©tait de toutes ces intrigues, mâavertit des intentions des Crotoniates Ă notre Ă©gard. Cette nouvelle mâeffraya tellement, que je mâenfuis sur-le-champ avec Giton, abandonnant Eumolpe Ă son mauvais destin. Ă quelques jours de lĂ , jâappris que les Crotoniates, indignĂ©s que ce vieux fourbe eĂ»t vĂ©cu si longtemps en prince Ă leurs dĂ©pens, le traitĂšrent Ă la mode de Marseille[2]. Pour comprendre ceci, vous saurez que toutes les fois que cette ville Ă©tait dĂ©solĂ©e par la peste, un de ses plus pauvres habitants se dĂ©vouait pour le salut de tous, Ă la condition dâĂȘtre nourri pendant une annĂ©e entiĂšre des mets les plus dĂ©licats aux frais du public. Ce terme expirĂ©, on lui faisait faire le tour de la ville, couronnĂ© de verveine et vĂȘtu de la robe sacrĂ©e ; on le chargeait de malĂ©dictions, pour faire retomber sur sa tĂȘte tous les maux de la ville, et, du haut dâun rocher, on le prĂ©cipitait dans la mer. ______ FRAGMENTS ATTRIBUĂS Ă T. PĂTRONE I. Ă SA MAĂTRESSE. Tes yeux Ă©tincellent de tout lâĂ©clat des astres ; lâincarnat des roses anime ton teint ; lâor est moins brillant que tes cheveux[1] ; tes lĂšvres, plus suaves que le miel, ont les vives couleurs de la pourpre, et lâazur des veines qui sillonnent ton sein en relĂšve la blancheur ; enfin, tous les attraits composent ton apanage ta taille est celle des dĂ©esses, et tes formes cĂ©lestes lâemportent sur celles de VĂ©nus. Lorsque ta blanche main et tes doigts dĂ©licats tressent la soie, ils semblent jouer avec son prĂ©cieux tissu. Ton pied mignon nâest point fait pour fouler les plus petits cailloux, et la terre se ferait un crime de le blesser ; si tu voulais marcher sur des lis[2], leur tige ne flĂ©chirait pas sous un poids si lĂ©ger. Que dâautres ornent leur cou de riches colliers, ou chargent leur tĂȘte de pierreries ; tu sais plaire par toi-mĂȘme, et sans le secours dâaucune parure. Nulle autre beautĂ© nâest parfaite dans son ensemble celui qui pourrait jouir de la vue de tous tes charmes serait forcĂ© de tout admirer en toi. Sans doute, les SirĂšnes suspendirent leurs concerts, et Thalie dĂ©posa sa lyre mĂ©lodieuse aux accents de ta voix, de ta voix dont la douceur contagieuse lance dans lâĂąme des malheureux qui tâĂ©coutent tous les traits de lâAmour. Mon cĆur, frappĂ© par toi, saigne dâune blessure profonde que lâacier mĂȘme ne peut guĂ©rir mais que tes lĂšvres calment par un baiser mes cruelles souffrances ; ce bienfaisant dictame est seul capable de dissiper les maux que jâendure. Cesse de dĂ©chirer avec tant de violence mes fibres Ă©branlĂ©es ; et je payerai de ma mort le crime de tâavoir aimĂ©e. Mais si cette faveur te paraĂźt trop grande, accorde au moins Ă ma priĂšre une derniĂšre grĂące lorsque jâaurai cessĂ© dâĂȘtre, entoure-moi de tes bras dâalbĂątre, et tu me rendras la vie. II. LâENVIE, VAUTOUR DE LâĂME. Le vautour qui dĂ©vore le foie, dĂ©chire les fibres et pĂ©nĂštre jusquâau fond des entrailles, ce nâest pas, comme le disent les poĂ«tes, le vautour de Tityus, mais lâenvie et le chagrin, ces maladies de lâĂąme. III. LâART DE PLAIRE. â Ă UNE BELLE. Ce nâest pas assez dâĂȘtre belle celle qui veut quâon la trouve aimable ne doit pas se contenter de ce qui suffit au vulgaire des femmes. Les bons mots, les fines plaisanteries, lâenjouement, la grĂące du langage, la gaietĂ© lâemportent sur les plus heureux dons de la nature. Les ressources de lâart relĂšvent encore la beautĂ© ; mais, sans le dĂ©sir de plaire, la beautĂ© perd tout son prix. IV. SUR LA CORRUPTION DES MĆURS. Nâest-ce donc pas assez quâune jeunesse furieuse nous perde et nous entraĂźne avec elle dans lâopprobre oĂč sa gloire est ensevelie[1] ? faut-il aussi que des valets, encore tachĂ©s de la lie oĂč ils sont nĂ©s, se gorgent de richesses enfouies dans lâargile ? Un vil esclave possĂšde tous les biens de lâempire ; et la loge dâun captif insulte par son luxe au temple de Jupiter et Ă lâantique demeure de Romulus. Aussi la vertu est plongĂ©e dans la fange, et le vice dĂ©ploie aux vents ses voiles triomphantes. V. LA CRAINTE, ORIGINE DES DIEUX. La crainte fut, dans lâunivers, lâorigine des dieux. Les mortels avaient vu la foudre, tombant du haut des cieux, renverser les murailles sous ses carreaux enflammĂ©s, et mettre en feu les sommets de lâAthos ; PhĂ©bus, aprĂšs avoir parcouru toute la terre, revenir vers son berceau ; la lune vieillir et dĂ©croĂźtre, puis reparaĂźtre dans toute sa splendeur dĂšs lors les images des dieux se rĂ©pandirent par toute la terre. Le changement des saisons qui divisent lâannĂ©e accrut encore la superstition le laboureur, dupe dâune erreur grossiĂšre, offrit Ă CĂ©rĂšs les prĂ©mices de sa moisson, et couronna Bacchus de grappes vermeilles PalĂšs fut dĂ©corĂ©e par la main des pasteurs ; Neptune eut pour empire toute lâĂ©tendue des mers, et Diane rĂ©clama les forĂȘts. Maintenant, celui qui est liĂ© par un vĆu, et celui mĂȘme qui a vendu lâunivers, se forgent Ă lâenvi des dieux propices Ă leurs dĂ©sirs. VI. LA VARIĂTĂ PRĂVIENT LâENNUI. Je ne voudrais pas toujours parfumer ma tĂȘte des mĂȘmes essences, ni toujours humecter mon palais du mĂȘme vin. Le taureau aime Ă changer de gazons et de pĂąturages les bĂȘtes fĂ©roces cherchent des aliments nouveaux pour aiguiser leur appĂ©tit ; et si la chaleur du soleil nous est agrĂ©able, câest que le soleil reparaĂźt chaque matin avec de nouveaux coursiers. VII. MA FEMME ET MON BIEN. On doit aimer son Ă©pouse comme un revenu lĂ©gitime ; et je ne voudrais pas ĂȘtre condamnĂ© Ă nâaimer que mon revenu. VIII. CHACUN SON GOĂT. Comment contenter tous les goĂ»ts[1] ? Le mĂȘme objet ne plaĂźt pas Ă tout le monde oĂč lâun cueille des roses, lâautre ne trouve que des Ă©pines. IX. RIEN NâEST Ă DĂDAIGNER. Il nây a rien qui ne puisse ĂȘtre utile aux mortels. Dans lâadversitĂ©, ce quâon mĂ©prisait devient prĂ©cieux. Ainsi, lorsquâun vaisseau est submergĂ©, lâor, entraĂźnĂ© par son poids, tombe au fond des eaux, et les rames lĂ©gĂšres servent de soutien aux naufragĂ©s. Lorsque le clairon sonne, le fer menace la gorge du riche ; mais le pauvre, sous ses haillons, nargue la fureur des combats. X. EXHORTATION Ă ULYSSE. Abandonne tes Ătats et vogue vers des bords Ă©trangers, jeune hĂ©ros. Une plus noble carriĂšre sâouvre devant toi. Brave tous les dangers. Visite tour Ă tour et les rives de lâIster, aux limites du monde, et les contrĂ©es glacĂ©es de BorĂ©e, et le paisible royaume de Canope, et les climats qui voient renaĂźtre PhĂ©bus, et ceux oĂč il termine sa carriĂšre. Roi dâIthaque, tu dois descendre plus grand sur ces plages lointaines. XI. LES OREILLES DE MIDAS. Les mortels tiendraient dans la bouche des charbons allumĂ©s, plutĂŽt que de garder un secret. Toutes les paroles qui vous Ă©chappent Ă la cour se rĂ©pandent aussitĂŽt, et le bruit en Ă©meut toute la ville. Mais câest peu de trahir votre confiance la perfidie dĂ©guise, exagĂšre vos paroles, et se plaĂźt Ă en grossir le scandale. Câest ainsi que ce barbier, qui craignait et qui brĂ»lait en mĂȘme temps de dĂ©couvrir ce quâon lui avait confiĂ©[1], fit un trou dans la terre, et y dĂ©posa le secret du monarque aux longues oreilles. La terre conserva fidĂšlement ses paroles, et les roseaux trouvĂšrent une voix pour chanter ce que le barbier dĂ©lateur avait racontĂ© de Midas. XII. LâILLUSION DES SENS. Nos yeux nous trompent souvent[1], et nos sens incertains nous abusent en imposant silence Ă notre raison. Cette tour, de prĂšs, se montre carrĂ©e ; vue de loin, ses angles disparaissent elle nous semble ronde. Lâhomme rassasiĂ© dĂ©daigne le miel de lâHybla, et notre odorat repousse souvent les parfums du romarin. Comment un objet pourrait-il nous plaire plus ou moins quâun autre, si la nature nâavait, Ă dessein, Ă©tabli cette lutte parmi nos sens ? XIII. LâAUTOMNE. DĂ©jĂ lâautomne avait rafraĂźchi lâombre des bois ; dĂ©jĂ PhĂ©bus dirigeait ses coursiers brĂ»lants vers sa station dâhiver ; dĂ©jĂ le platane sâenorgueillissait de son feuillage ; dĂ©jĂ la vigne, Ă©mondĂ©e du superflu de ses rameaux, se couvrait de grappes enfin, lâĆil ravi voyait se rĂ©aliser toutes les promesses de lâannĂ©e. XIV. GĂNĂRATION DIVERSE DES ANIMAUX. Câest au moment oĂč la nature dĂ©ploie ses plus riches dons, lorsque les fruits sont mĂ»rs, que le corbeau recommence sa couvĂ©e ; sitĂŽt que lâourse a mis bas ses petits, elle les façonne avec sa langue[1] ; les poissons frayent sans goĂ»ter les plaisirs de lâamour[2] ; la tortue, Ă peine sortie des entrailles de sa mĂšre, rĂ©chauffe de son haleine les organes de Lucine ; les abeilles, engendrĂ©es sans aucun accouplement, sortent Ă grand bruit de leurs alvĂ©oles, et remplissent les ruches de leurs belliqueuses phalanges. Ainsi la nature, loin de se borner Ă une marche uniforme, se plaĂźt Ă varier les moyens de reproduction. XV. LâAFFLICTION RAPPROCHE LES MALHEUREUX. Le naufragĂ© qui sâest Ă©chappĂ© nu de son vaisseau submergĂ©[1] en cherche un autre, frappĂ© du mĂȘme coup, auquel il puisse raconter son infortune. Celui dont la grĂȘle a dĂ©truit la moisson, fruit de toute une annĂ©e de labeur[2], dĂ©pose ses chagrins dans le sein dâun ami, victime du mĂȘme flĂ©au. Lâaffliction rapproche les malheureux ; les parents, privĂ©s de leurs enfants, unissent leurs gĂ©missements penchĂ©s sur la mĂȘme tombe, ils sont Ă©gaux. Et nous aussi, que les accents de notre douleur sâĂ©lĂšvent confondus vers les astres ; car on dit que, rĂ©unies, les priĂšres arrivent plus puissantes Ă lâoreille des dieux. XVI. LA NATURE NOUS DONNE LE NĂCESSAIRE. Une divinitĂ© propice a mis Ă la portĂ©e des mortels tout ce qui peut soulager leurs maux et faire cesser leurs plaintes. Les vĂ©gĂ©taux les plus communs et les mĂ»res suspendues aux buissons Ă©pineux suffisent pour apaiser la faim dâun estomac Ă jeun. Il nây a quâun sot qui puisse mourir de soif, quand un fleuve coule prĂšs de lui, ou trembler de froid, lorsquâil peut sâapprocher du foyer oĂč pĂ©tille un bois enflammĂ©. La loi, armĂ©e de son glaive, dĂ©fend le seuil redoutable de la femme mariĂ©e, et la jeune Ă©pouse goĂ»te sans crainte les douceurs dâun hymen lĂ©gitime. Ainsi la nature prodigue nous donne tout ce qui peut satisfaire nos besoins ; mais rien ne peut mettre un terme Ă lâamour effrĂ©nĂ© de la gloire. XVII. SUR LA CIRCONCISION DES JUIFS. Quoiquâil adore la divinitĂ© sous la forme dâun porc, et quâil invoque dans ses priĂšres lâanimal aux longues oreilles[1], un juif, sâil nâest pas circoncis, sâil ne sâest pas, dâune main habile, dĂ©gagĂ© le gland de son enveloppe, se verra retranchĂ© du peuple hĂ©breu, et forcĂ© de chercher un refuge dans quelque ville grecque, oĂč il sera dispensĂ© dâobserver le jeĂ»ne du sabbat. Ainsi, chez ce peuple, la seule noblesse, la seule preuve dâune condition libre, câest dâavoir eu le courage de se circoncire. XVIII. LE VRAI PLAISIR. Le plaisir de lâaccouplement est sale et de courte durĂ©e le dĂ©goĂ»t le suit aussitĂŽt. Nâallons donc pas tout dâabord nous y prĂ©cipiter en aveugles, comme des brutes lascives ; car, par lui, la flamme de lâamour languit et sâĂ©teint. Ah ! plutĂŽt, prolongeons, prolongeons sans fin ses doux prĂ©ludes ! Restons longtemps couchĂ©s dans les bras lâun de lâautre ! Plus de fatigue alors, plus de honte. Cette jouissance nous a plu, nous plaĂźt et nous plaira longtemps ; jamais elle ne finit, et se renouvelle sans cesse. XIX. LâILE DE DĂLOS. Cette DĂ©los[1], maintenant unie Ă la terre par des liens indissolubles, jadis nageait dans la mer azurĂ©e, et, poussĂ©e çà et lĂ par de lĂ©gers zĂ©phyrs, voguait ballottĂ©e sur la cime des flots[2]. BientĂŽt un dieu lâattacha par une double chaĂźne, dâun cĂŽtĂ© Ă la haute Gyare, de lâautre Ă lâimmobile Mycone. XX. APOLLON ET BACCHUS. Apollon et Bacchus rĂ©pandent tous deux la lumiĂšre ; tous deux, créés par les flammes, tous deux furent produits par une essence ignĂ©e. Tous deux lancent de leur chevelure, lâun par ses rayons, lâautre par les pampres dont il se couronne, une chaleur qui nous embrase lâun dissipe les tĂ©nĂšbres de la nuit, lâautre celles de lâĂąme. XXI. SUR UN CHIFFRE GRAVĂ SUR LâĂCORCE DâUN ARBRE. Quand je plantai, jeunes encore[1], ces pommiers et ces poiriers, je gravai sur leur tendre Ă©corce le nom de lâobjet de mes feux. Depuis ce jour, plus de fin, plus de repos pour mon amour. Lâarbre croĂźt, ma flamme augmente ; et de nouvelles branches ont rempli la trace des lettres. XXII. LES MĆURS DâOUTRE-MER. MĂ©prise les mĆurs dâoutre-mer elles sont pleines de fourberie. Personne dans lâunivers ne vit plus honnĂȘtement quâun vrai citoyen romain. Jâaimerais mieux un seul Caton que trois cents Socrates. XXIII. PRĂCEPTE DE SAGESSE. Il est aussi nuisible dâavoir beaucoup dâor que de nâen pas avoir du tout ; il est aussi nuisible dâoser toujours que dâavoir toujours peur ; il est aussi nuisible de trop se taire que de trop parler ; il est aussi nuisible dâavoir en ville une maĂźtresse que dâavoir au logis une Ă©pouse. Tout le monde avoue ces vĂ©ritĂ©s, et personne nâagit en consĂ©quence. XXIV. UN ROI ET UN POĂTE, OISEAUX RARES. On fait tous les ans des consuls et des proconsuls nouveaux ; mais on ne voit pas tous les jours naĂźtre un roi ou un poĂ«te. XXV. ĂPITHALAME. Courage, jeunes gens, redoublez dâardeur ; unissez tous vos efforts ! Que les colombes ne soupirent pas plus amoureusement que vous ; que vos bras sâentrelacent par des chaĂźnes plus Ă©troites que celles du lierre ; que les coquilles soient moins unies entre elles que vos lĂšvres. Courage ! amusez-vous ; mais nâĂ©teignez pas ces lampes vigilantes. TĂ©moins muets des mystĂšres de la nuit, elles nâen rĂ©vĂšlent rien au jour. XXVI. ALLOCUTION Ă UNE NOUVELLE MARIĂE. DĂ©liez, jeune Ă©pouse, ces voiles de lin qui tiennent vos appas captifs, et confiez-vous sans crainte Ă votre maĂźtre. Nâallez pas dĂ©chirer de vos ongles ce visage dâalbĂątre ; ne repoussez pas les caresses. Cette nuit qui vous effraye nâoffre pourtant aucun danger. Pourquoi vous dĂ©fendre ? lorsquâil aura vaincu, votre triomphe est certain. XXVII. LA FABLE DE PASIPHAĂ, SUR TOUS LES MĂTRES EMPLOYĂS PAR HORACE. La fille du Soleil brĂ»le dâun feu nouveau, et poursuit, Ă©garĂ©e par sa passion, un jeune taureau Ă travers les prairies. Les saints nĆuds de lâhymen ne la retiennent plus lâhonneur du rang suprĂȘme, la grandeur de son Ă©poux, elle a tout oubliĂ©. Elle voudrait ĂȘtre mĂ©tamorphosĂ©e en gĂ©nisse ; elle porte envie au bonheur des PrĂ©tides, et fait lâĂ©loge dâIo ; non pas parce quâon lâadore au ciel sous le nom dâIsis, mais Ă cause des cornes qui sâĂ©lĂšvent sur son front. Si rien ne sâoppose plus Ă sa malheureuse passion, elle serre dans ses bras le cou du farouche taureau, pare ses cornes des fleurs du printemps, et sâefforce de coller sa bouche Ă la sienne. Que lâAmour inspire dâaudace Ă ceux quâil frappe de ses traits ! Elle ne craint pas de renfermer son corps dans des planches de chĂȘne qui ont reçu la forme dâune gĂ©nisse elle se livre Ă tous les Ă©garements que lui inspire un amour infĂąme, et donne la vie⊠Î crime ! Ă un monstre ambiforme, immolĂ© par le bras de ce jeune descendant de CĂ©crops, quâun fil protecteur guidait Ă travers les dĂ©tours du labyrinthe de CrĂšte. XXVIII. LE DĂDOMMAGEMENT. IMITATION DE MĂNANDRE. Si je ne puis jouir, quâil me soit du moins permis dâaimer. Que dâautres jouissent, jây consens ; je ne leur porte point envie. Câest faire son propre supplice, que dâĂȘtre jaloux du bonheur dâautrui. VĂ©nus couronne les vĆux de ceux quâelle favorise. Cupidon mâa donnĂ© les dĂ©sirs, mais il me refuse la possession. Heureux mortels ! savourez des baisers de flamme ; froissez, par de douces morsures, des lĂšvres de rose ; collez une bouche amoureuse sur des joues quâanime le fard de la nature, sur des prunelles qui brillent comme des diamants ! Faites plus lorsque Ă©tendus prĂšs de votre belle, sur une couche moelleuse, vos membres, vos poitrines sâunissent, sâattachent par la glu du plaisir ; lorsque lâinstinct du dĂ©sir excite votre maĂźtresse Ă seconder vos efforts amoureux ; lorsquâelle gĂ©mit dâune voix Ă©teinte par le plaisir, pressez sa gorge dâalbĂątre, serrez-la plus Ă©troitement dans vos bras, tracez de nouveaux sillons dans le champ de VĂ©nus ; redoublez dâardeur ; et, parvenus au terme de la carriĂšre, les yeux Ă©garĂ©s, prĂȘts Ă rendre lâĂąme, Ă©puisĂ©s de plaisir, faites pleuvoir dans son sein une tiĂšde rosĂ©e. VoilĂ votre lot, Ă vous que VĂ©nus favorise. Mais laissez-moi, du moins, cette vaine consolation si je ne puis jouir, quâil me soit permis dâaimer. XXIX. LâINUTILITĂ DE LA PARURE. Cesse, je tâen supplie, aimable fille, de te montrer Ă moi si parĂ©e ; Ă©pargne un cĆur qui tâappartient tout entier ; ne lâaccable pas par ta beautĂ© ! Cesse de surcharger tes attraits dâornements superflus lâart ne peut rien ajouter Ă tant dâappas. Ă quoi bon arranger avec tant de soin ta tĂȘte et tes cheveux ? ta tĂȘte est si belle par elle-mĂȘme, tes cheveux en dĂ©sordre me plaisent tant ! Pourquoi ce ruban de soie qui tient captive ta blonde chevelure ? prĂšs de ses tresses dorĂ©es, pĂąlit la soie la plus brillante. Pourquoi multiplier les boucles qui couronnent ta tĂȘte ? abandonnĂ©s Ă la nature, tes cheveux ont tant de charmes Je ne puis concevoir pourquoi tu portes un voile dâor ton front nu a plus dâĂ©clat que lâor. Ton oreille est chargĂ©e dâor et de pierreries ; et cependant, nue, ton oreille est prĂ©fĂ©rable Ă la rose nouvelle. Tu empruntes au pastel un coloris Ă©blouissant, et cependant ton teint est, par lui-mĂȘme, plus brillant que le pastel. Un collier, en forme de croissant, Ă©tincelle sur ton cou de neige, et, sans cette parure, ton cou est ravissant. Tu couvres dâun voile jaloux ta gorge dâalbĂątre, et ta gorge repousse le voile qui la couvre. Pour empĂȘcher ta robe de flotter, tu emprisonnes ta taille dans les nĆuds dâune ceinture ta taille est lâobjet de ma vĂ©nĂ©ration, mĂȘme lorsque ta robe est flottante. Dis-moi pourquoi cet anneau et cette pierre prĂ©cieuse qui entourent tes doigts dĂ©licats, quand la pierre reçoit tout son prix du doigt qui la porte ? Il nâest point de parure qui puisse ajouter Ă tes charmes naturels, et tu nâes dĂ©jĂ que trop belle, pour mon malheur ! Cesse, par des agrĂ©ments dâemprunt, de vouloir paraĂźtre trop belle ne lâes-tu pas dĂ©jĂ par tes propres attraits ? Ce nâest pas pour moi que tu dois avoir recours Ă tant de soins comme si, pour tâaimer, jâavais besoin dây ĂȘtre contraint par la violence ! Mon penchant me porte Ă tâaimer, et je ne combats pas cette douce inclination. Je ne tâaimerais pas davantage, quand tu serais la dĂ©esse des fleurs. Tes yeux le disputent dâĂ©clat aux rayons qui entourent Jupiter, et les traits de sa foudre pĂąliraient aux feux que lancent tes prunelles. Rien dans lâunivers de plus brillant que le soleil ; et cependant, prĂšs de toi, le soleil est pĂąle et sans clartĂ©. Ton cou est plus blanc que la neige nouvellement tombĂ©e, que la neige dont le soleil nâa point encore altĂ©rĂ© la blancheur. Ton front, ta poitrine, ressemblent Ă du lait, au lait dâune chĂšvre quâon vient de traire, Ă son retour du pĂąturage. Les parfums balsamiques que rĂ©pand une forĂȘt au printemps sont moins doux que ton haleine, et le plus frais jardin nâa rien qui te soit prĂ©fĂ©rable. Les suaves couleurs dâune prairie, mĂȘme lorsquâelle est Ă©maillĂ©e de fleurs, nâapprochent pas de ta beautĂ©. Le blanc troĂšne ne peut tâĂ©galer ; le lis qui sâĂ©lĂšve sur un vert gazon sâavouerait vaincu par ton Ă©clat. La rose, avant mĂȘme dâĂȘtre dĂ©tachĂ©e de son buisson Ă©pineux, nâĂ©gale point lâincarnat de tes joues. La violette Ă©panouie et dans toute sa gloire, quand on ose la comparer Ă toi, nâa plus rien que de vulgaire. HĂ©lĂšne, et LĂ©da sa mĂšre, ne pourraient supporter le parallĂšle, quoique lâune ait sĂ©duit PĂąris, et lâautre Jupiter et pourtant LĂ©da força Jupiter Ă se dĂ©guiser sous le plumage dâun cygne ; HĂ©lĂšne fit prendre les armes Ă tous les rois de lâAsie ! LĂ©da, les cheveux flottants sur son cou dâalbĂątre, tressait des guirlandes de fleurs pour la dĂ©esse dâArgos ; Jupiter parcourait alors la voĂ»te cĂ©leste il lâaperçut du haut dâun nuage, et, pour elle, se mĂ©tamorphosa en oiseau. Quand tu joues au milieu de la foule de tes compagnes, dont tu sembles la reine, Ă©toile resplendissante au milieu de tes jeunes satellites, si, du haut des cieux, le puissant Jupiter tâapercevait, il ne rougirait pas de dĂ©poser Ă tes pieds sa divinitĂ©. La beautĂ© dâHĂ©lĂšne et ses puissants attraits furent la proie du Troyen PĂąris, qui lâemporta au delĂ des mers. La GrĂšce conjurĂ©e arma mille vaisseaux pour la reprendre ; mille voiles volĂšrent Ă sa poursuite. Si le ravisseur phrygien tâeĂ»t vue si belle, il tâeĂ»t enlevĂ©e, soit sur son navire, soit sur son coursier. La guerre de Troie dura dix ans entiers ; mais cette guerre, si on lâeĂ»t faite pour toi, un seul mois eĂ»t suffi pour la terminer. Ă mon avis, la fille de LĂ©da mĂ©ritait moins que toi quâIlion, pour la garder, devĂźnt la proie des flammes, et, pour toi, Priam eĂ»t eu plus de raison de ne pas regretter la perte de son empire. Si, la robe retroussĂ©e, les cheveux flottants, lâarc en main, les bras nus, comme Diane la chasseresse, et accompagnĂ©e dâun chĆur de dryades, tu poursuivais de tes traits les sangliers fougueux, et quâun dieu te rencontrĂąt errante au milieu des forĂȘts, il te prendrait pour une vĂ©ritable divinitĂ©. Lorsque trois dĂ©esses se disputĂšrent le prix de la beautĂ©, et prirent PĂąris pour leur juge, son choix prĂ©fĂ©ra VĂ©nus aux deux autres ; et, sur trois, deux se retirĂšrent vaincues. Ah ! si, te joignant alors Ă ces trois rivales, tu te fusses offerte la quatriĂšme Ă cette Ă©preuve, PĂąris eĂ»t adjugĂ© le prix Ă la quatriĂšme ; et si la pomme devait ĂȘtre la rĂ©compense de la plus belle, elle aurait Ă©tĂ© la tienne. Celui-lĂ porte un cĆur de fer, qui peut voir sans Ă©motion tes cĂ©lestes appas et lâincarnat brillant de tes joues. Sâil est un mortel insensible Ă tant de charmes, je le convaincrai sans peine dâĂȘtre nĂ© dâun chĂȘne ou dâun rocher. XXX. LA VIE HEUREUSE. Non, tu te trompes le bonheur de la vie nâest pas ce que, vous autres hommes, vous vous figurez. Ce nâest pas dâavoir les mains couvertes de pierreries, de reposer sur un lit incrustĂ© dâĂ©caille, dâensevelir ses flancs dans une plume moelleuse, de boire dans des vases dâor, ou de sâasseoir sur la pourpre, de couvrir sa table de mets dignes dâun roi, ou de serrer dans ses vastes greniers toutes les moissons de lâAfrique. Mais prĂ©senter un front calme Ă lâadversitĂ©, dĂ©daigner la vaine faveur du peuple, contempler, sans sâĂ©mouvoir, les Ă©pĂ©es nues quiconque est capable dâun tel effort peut se vanter de maĂźtriser la fortune. XXXI. LA GRENADE. Lesbie, la lumiĂšre de mon Ăąme, mâa envoyĂ© une grenade maintenant je nâai plus que du dĂ©goĂ»t pour tous les autres fruits. Je dĂ©daigne le coing que blanchit un lĂ©ger duvet ; je dĂ©daigne la chĂątaigne hĂ©rissĂ©e de dards ; je ne veux ni des noix, ni des prunes dorĂ©es quâaimait Amaryllis[1] ; je laisse le grossier Corydon mettre un grand prix Ă de tels prĂ©sents ! jâai en horreur les mĂ»res, que rougit la couleur du sang elles rappellent, hĂ©las ! un crime affreux, commis par lâAmour. Lesbie mâa aussi envoyĂ© des gĂąteaux oĂč elle a lĂ©gĂšrement imprimĂ© ses dents ; le miel de ses lĂšvres en a augmentĂ© la douceur. Son haleine, plus embaumĂ©e que le thym du mont Hymette, rĂ©pand sur tout ce qui lâapproche je ne sais quel parfum plus doux que celui du miel. XXXII. LA MĂTEMPSYCHOSE. IMITATION DE PLATON. Tandis que je cueillais un baiser suave sur les lĂšvres de mon jeune ami, et que jâaspirais sur sa bouche entrâouverte le doux parfum de son haleine, mon Ăąme, souffrante et blessĂ©e, se prĂ©cipitait sur mes lĂšvres, et, cherchant Ă se frayer un passage entre celles de cet aimable enfant, sâefforçait de mâĂ©chapper. Si ce tendre rapprochement de nos lĂšvres eĂ»t durĂ© un seul instant de plus, brĂ»lĂ©e des feux de lâamour, mon Ăąme passait dans la sienne et mâabandonnait. O prodigieuse mĂ©tamorphose ! mort par moi-mĂȘme, jâaurais continuĂ© de vivre dans le sein de mon ami ! XXXIII. LâHERMAPHRODITE. Lorsque ma mĂšre me portait encore dans son sein[1], elle consulta, dit-on, les dieux â Que dois-je mettre au jour ? â Apollon rĂ©pondit un fils ; â Mars une fille ; â Junon ni lâun ni lâautre. â Quand je fus nĂ©, jâĂ©tais hermaphrodite. â Quelle sera la cause de sa mort ? â Les armes, dit la dĂ©esse ; â Le gibet, dit Mars ; â Lâeau, dit Apollon. â Ces trois prĂ©dictions sâaccomplirent. Un arbre ombrageait lâonde voisine ; jây grimpe je portais une Ă©pĂ©e ; elle tombe ; et moi, par malheur, je tombe dessus ; mon pied sâarrĂȘte dans les branches, ma tĂȘte plonge dans lâeau. Ainsi donc, homme, femme, sans sexe, je meurs noyĂ©, percĂ©, pendu. XXXIV. LA BOULE DE NEIGE. Je ne pouvais croire que la neige renfermĂąt du feu[1] ; mais, lâautre jour, Julie me jeta une boule de neige cette neige Ă©tait de feu. Quoi de plus froid que la neige ? et pourtant, Julie, une boule de neige lancĂ©e par ta main a eu le pouvoir dâenflammer mon cĆur. OĂč trouverai-je maintenant un refuge assurĂ© contre les piĂšges de lâAmour, si mĂȘme une onde glacĂ©e recĂšle sa flamme ? Tu peux cependant, ĂŽ Julie, Ă©teindre lâardeur qui me consume, non pas avec la neige, non pas avec la glace, mais en brĂ»lant dâun feu pareil au mien. XXXV. ĂPITAPHE DE CLAUDIA HOMONĂA, ĂPOUSE DâATIMETUS. Voyageur qui poursuis tranquillement ta route, arrĂȘte un instant, je te prie, et lis ce peu de mots HOMONĂA. Moi, cette mĂȘme HomonĂ©a qui se vit prĂ©fĂ©rĂ©e aux jeunes filles les plus illustres ; moi qui reçus de VĂ©nus la beautĂ©, et des GrĂąces le talent de plaire ; moi qui fus instruite dans tous les arts par la docte Pallas ; je suis maintenant renfermĂ©e dans lâĂ©troit espace de ce tombeau. Et, cependant, Ă peine quatre lustres composaient mon Ăąge, lorsque le destin jaloux Ă©tendit sur moi sa fatale main. Jâen gĂ©mis, non pas pour moi, mais pour Atimetus, mon Ă©poux, dont la douleur est pour moi plus triste que la mort mĂȘme. ATIMETUS. Si le sort cruel consentait Ă faire lâĂ©change de nos Ăąmes, et que ton existence pĂ»t ĂȘtre rachetĂ©e par la mienne, quel que soit le peu de jours quâil me reste Ă vivre, jâen eusse volontiers fait le sacrifice pour toi, ĂŽ ma chĂšre HomonĂ©a ! HĂ©las ! tout ce que je puis faire, câest dâabandonner la lumiĂšre cĂ©leste, et, par une prompte mort, de te rejoindre bientĂŽt sur les rives du Styx. HOMONĂA. Cesse, ĂŽ mon Ă©poux ! de flĂ©trir ta jeunesse par la douleur, et de provoquer la mort par tes regrets ! Les larmes sont inutiles ; elles ne peuvent Ă©mouvoir le destin. Jâai vĂ©cu câest le sort commun de tous les mortels. Cesse tes plaintes. Puisses-tu ne jamais Ă©prouver encore une semblable douleur ! puisse le ciel couronner tous tes vĆux ! puisse-t-il ajouter Ă ton existence tout ce quâune mort prĂ©maturĂ©e a retranchĂ© de jours Ă ma jeunesse ! ATIMETUS. Que la terre te soit lĂ©gĂšre, ĂŽ femme si digne de vivre, et de jouir longtemps des biens dont la nature tâavait comblĂ©e ! XXXVI. ĂPITAPHE DâUNE CHIENNE DE CHASSE. La Gaule me vit naĂźtre ; la Conque me donna le nom de sa source fĂ©conde, nom dont jâĂ©tais digne par ma beautĂ©. Je savais courir, sans rien craindre, Ă travers les plus Ă©paisses forĂȘts, et poursuivre sur les collines le sanglier hĂ©rissĂ©. Jamais de pesants liens ne captivĂšrent ma libertĂ© ; jamais mon corps, blanc comme la neige, ne porta lâempreinte des coups. Je reposais, mollement Ă©tendue sur le sein de mon maĂźtre ou de ma maĂźtresse ; un lit dressĂ© pour moi dĂ©lassait mes membres fatiguĂ©s. Quoique privĂ©e du langage, je savais me faire comprendre mieux quâaucun de mes semblables ; cependant, jamais personne ne redouta mes aboiements. MĂšre infortunĂ©e ! je trouvai la mort en donnant le jour Ă mes petits ; et maintenant un marbre Ă©troit couvre la terre oĂč je repose. ______ NOTES CHAPITRE I. 1 Num alio furiarum genere declamatores inquietantur ? â Câest ici que commence, Ă proprement parler, le Satyricon ; tout ce qui prĂ©cĂšde est regardĂ© comme une interpolation par les meilleurs Ă©diteurs et commentateurs de PĂ©trone. 2 Succisi poplites membra non sustinent. â Allusion aux soldats vaincus, auxquels on coupait les nerfs des jarrets pour les empĂȘcher de fuir. CHAPITRE II. 1 Non magis sapere possunt quam bene olere qui in culina habitant. â On nous pardonnera dâavoir traduit ces mois par le proverbe trivial Un cuistre sent toujours sa cuisine. » Câest quâil rend parfaitement le sens du latin, et quâen outre le mot de cuistre sâapplique trĂšs-bien Ă ces pĂ©dants ridicules, Ă ces dĂ©clamateurs dont parle PĂ©trone, lesquels, au lieu de former lâesprit et le goĂ»t de leurs Ă©lĂšves, ne leur enseignent quâĂ couvrir des lieux communs dâun dĂ©luge de pĂ©riodes mielleuses et dâexpressions boursouflĂ©es, et rĂ©duisent lâĂ©loquence Ă une harmonie puĂ©rile, Ă de vaines antithĂšses. 2 Homericis versibus canere non timuerunt. â Toutes les Ă©ditions de PĂ©trone que nous avons sous les yeux portent simplement canere timuerunt ; mais nous pensons, avec Heinsius, quâil faut lire non timuerunt ; sans cette nĂ©gation, le passage nâa plus de sens. PĂ©trone vient de dire Nondum umbraticus doctor ingenia deleverat quum Pindarus et novem LyriciâŠ. canere timuerunt. Quel serait donc ce talent dans toute sa force, qui ne servirait quâĂ craindre dâimiter la sublimitĂ© dâHomĂšre ? CHAPITRE IV. 1 Improbasse schedium LucilianĂŠ improbitatis. â PĂ©trone parle ici du talent de lâimprovisation. Schedium est un canevas, une matiĂšre traitĂ©e sur-le-champ et sans prĂ©paration. Improbitas Luciliana est pris dans le mĂȘme sens que ce passage de Martial Improbos PhĂŠdri jocos, câest-Ă -dire les plaisanteries audacieuses de PhĂšdre. CHAPITRE VIII. 1 Omnes mihi videbantur satyrion bibisse. â Le satyrion, dit Pline, est un fort stimulant pour lâappĂ©tit charnel. Les Grecs prĂ©tendent que cette racine, en la tenant seulement dans la main, excite des dĂ©sirs amoureux, et beaucoup plus fortement encore si on en boit une infusion dans du vin ; et que câest pour cette raison quâon en fait boire aux bĂ©liers et aux boucs trop lents Ă saillir. On Ă©teint, ajoute-t-il, les ardeurs produites par le satyrion en buvant de lâeau de miel et une infusion de laitue. Les Grecs donnent en gĂ©nĂ©ral le nom de satyrion Ă toute espĂšce de boisson propre Ă exciter ou ranimer les dĂ©sirs. » Câest la mĂȘme plante quâApulĂ©e, le mĂ©decin, nomme priapiscon ou testiculum leporis. CHAPITRE IX. 1 Tuus inquit iste frater. â Le nom de frater, que lâon trouvera plusieurs fois rĂ©pĂ©tĂ© dans cet ouvrage, Ă©tait parfois un nom de dĂ©bauche chez les Romains il signifiait un mignon ; mais il est plus exactement rendu par le mot de giton, empruntĂ© Ă un des personnages de cette satire, et pris substantivement pour dĂ©signer celui qui se livre au vice honteux de la pĂ©dĂ©rastie. Nous verrons plus loin soror signifier une maĂźtresse. CHAPITRE XI. 1 Sic dividere cum fratre nolito, etc. â Ă partir de ces mots, tout ce qui suit, jusquâau chapitre XII, veniebamus in forum, etc., est une interpolation Ă©vidente, adoptĂ©e par Nodot, mais que Burmann a rejetĂ©e, avec raison, de son Ă©dition. Nous ne lâavons traduite que pour ne pas interrompre le fil de la narration ; mais nous ne donnerons aucune note sur ce passage, dâune latinitĂ© bien infĂ©rieure Ă celle de PĂ©trone, et qui, dâailleurs, ne prĂ©sente aucune difficultĂ© sĂ©rieuse. On y reconnaĂźt aisĂ©ment la main dâun Ă©crivain moderne, qui a cherchĂ© vainement Ă imiter les grĂąces et quelquefois mĂȘme jusquâaux incorrections de lâauteur quâil a voulu complĂ©ter. CHAPITRE XIV. 1 Ipsi qui cynica traducunt tempora cĆna. â La frugalitĂ© des philosophes cyniques qui, au rapport de Lucien, ne mangeaient que des lĂ©gumes, couvrait, sous lâapparence de la sĂ©vĂ©ritĂ©, la turpitude de leurs mĆurs. CHAPITRE XVII. 1 Neve traducere velitis tot annorum secreta. â Ces prĂ©tendus mystĂšres nâĂ©taient plus mĂȘme un secret du temps de JuvĂ©nal. Voici la description quâil nous en a laissĂ©e dans sa satire VI, Contre les femmes, v. 315. Nous empruntons cette citation Ă lâexcellente traduction de Dusaulx, voir la nouvelle Ă©dition publiĂ©e par MM. Garnier frĂšres. On sait Ă prĂ©sent ce qui se passe aux mystĂšres de la Bonne-DĂ©esse, quand la trompette agite ces autres mĂ©nades, et que, la musique et le vin excitant leurs transports, elles font voler en tourbillons leurs cheveux Ă©pars, et invoquent Priape Ă grands cris. Quelle ardeur, quels Ă©lans ! quels torrents de vin ruissellent sur leurs jambes ! Laufella, pour obtenir la couronne offerte Ă la lubricitĂ©, provoque de viles courtisanes, et remporte le prix. A son tour, elle rend hommage aux fureurs de MĂ©dulline. Celle qui triomphe dans ce conflit est regardĂ©e comme la plus noble. LĂ , rien nâest feint ; les attitudes sont dâune telle vĂ©ritĂ©, quâelles enflammeraient le vieux Priam et lâinfirme Nestor. DĂ©jĂ les dĂ©sirs exaltĂ©s veulent ĂȘtre assouvis ; dĂ©jĂ chaque femme reconnaĂźt quâelle ne tient dans ses bras quâune femme impuissante, et lâantre retentit de ces cris unanimes Introduisez les hommes ; la dĂ©esse le permet. Mon amant dormirait-il ? quâon lâĂ©veille. Point dâamant ? je me livre aux esclaves. Point dâesclaves ? quâon appelle un manĆuvre. A son dĂ©faut, si les hommes manquent, lâapproche dâun Ăąne ne lâeffrayerait pas. » CHAPITRE XIX. 1 Et prĆcincti certe altius eramus. â Allusion Ă la coutume quâavaient les soldats romains de relever leur robe avec leur ceinture, quand ils se disposaient Ă combattre. Câest pourquoi Virgile a dit Discinctos Afros, câest-Ă -direinhabiles militiĆ, parce que les soldats courageuxcincti erant. De lĂ vient aussicingulam militiĆ dare, qui, selon Rufin, signifie Dare jus militandi. CHAPITRE XXIV. 1 Ascylto embasicĆtas detur ; et, plus haut, non intellexeras cinĆdum embasicĆtam vocari ? Il y a ici un jeu de mots, intraduisible en français, qui roule sur ce mot, embasicĆtes, composĂ© de embainein, monter, et koitĂš, lit. On donnait ce nom Ă des dĂ©bauchĂ©s qui parcouraient les lits pour faire souffrir aux autres lâespĂšce de dĂ©bauche dont parle ici PĂ©trone. Câest ce qui fait dire Ă Catulle, dans sa trentiĂšme Ă©pigramme Perambulavit omnium cubilia. Nous avons traduit ce mot par celuidâincube, qui, en français, sâen rapproche le plus, et qui en donne une idĂ©e assez exacte. Il paraĂźt dâailleurs que ce dĂ©bauchĂ© sâappelait EmbasicĆtas, nom qui convenait parfaitement Ă ses fonctions, comme celui de CoupĂ© Ă lâĂ©cuyer tranchant dont il sera question plus loin. CHAPITRE XXV. 1 QuĆ tulerit vitulum, illa potest et tollere taurum. Ce proverbe, auquel Quartilla donne ici un sens obscĂšne, a cependant une autre origine que celle dont elle le fait dĂ©river. Il fait allusion Ă Milon de Crotone, qui, sâĂ©tant habituĂ© Ă porter un veau nouvellement nĂ© Ă une distance de plusieurs stades, finit, en continuant chaque jour cet exercice, par le porter de mĂȘme lorsquâil fut parvenu Ă la dimension dâun taureau. Quintilien rappelle ce trait, liv. Ier, chap. 9, de son Institution oratoire Milo, quem vitulum assueverat ferre, taurum ferebat. » Du reste, ce proverbe peut sâappliquer trĂšs-bien Ă cette femme, qui, par une habitude quotidienne du libertinage, finit par se livrer sans danger aux plus grands excĂšs. CHAPITRE XXVI. 1 Venerat jam dies⊠liberae cĆnĆ apud Trimalchionem. â Nous avons traduit, dâaprĂšs Nodot, Nous touchions au jour oĂč Trimalchion, dans un festin, devait affranchir un grand nombre dâesclaves. » Mais ce sens ne nous satisfait point. Selon Lavaur, libera cĆna Ă©tait un festin oĂč lâon nâĂ©lisait point de roi, au lieu quâordinairement on choisissait un roi des festins, qui les rĂ©glait Ă sa volontĂ©, et qui Ă©tait reconnu comme maĂźtre par tous les convives, ce quâattestent assez les Ă©crits des anciens. Le festin libre, dont il est ici question, sera donc sans rĂšgle, sans ordre ; tout sây passera dans la licence et le dĂ©rĂšglement. On peut aussi interprĂ©ter libera coena par un festin auquel tout le monde Ă©tait indistinctement admis, mĂȘme les esclaves de Trimalchion, comme nous le verrons plus loin. On peut encore prendre ici le mot libera cĆna dans le mĂȘme sens, que le libera vina dâHorace Art poĂ©tique, vers 85. CHAPITRE XXVII. 1 Inter pueros capillatos. â Il sera souvent question, dans le cours de cet ouvrage, de ces pueri capillati. Ce nâĂ©tait quâaux esclaves destinĂ©s aux plaisirs quâon laissait et entretenait une longue chevelure tous les autres portaient les cheveux courts. 2 Digitos concrepuit. â CâĂ©tait la coutume des grands dâappeler leurs esclaves en faisant craquer leurs doigts. Martial, sur lâinscription de Matella, dit, liv. xIv, Ă©pigr. 119 Dum poscor crepita digitorum. Lâaffranchi Pallas, Ă©tant accusĂ© dâune conspiration contre NĂ©ron, quand on lui nomma quelques-uns de ses affranchis comme ses complices, rĂ©pondit avec arrogance quâil ne leur avait jamais parlĂ© que par des gestes de la tĂȘte ou de la main, pour ne pas se familiariser avec eux Tac, Ann., xiii. 3 Digitos⊠in capite pueri tersit. â CâĂ©tait encore un raffinement qui annonçait lâopulence et la mollesse chez les anciens, que dâessuyer ses mains aux cheveux dâun de ces esclaves Ă longue chevelure. CHAPITRE XXVIII. 1 Hoc suum propinasse dicebat. â Ce passage nâest intelligible quâen sous-entendant le mot genium. Trimalchion voulait dire que ces Ă©tuvistes venaient de faire des libations Ă son bon gĂ©nie, ou plutĂŽt de boire Ă sa santĂ© ; car câest lĂ le vĂ©ritable sens de propinare. 2 Chiramaxio, in quo deliciĆ ejus vehebantur. â EspĂšce de chaise Ă porteur ; des deux mots grecs, keir, main, et amaxa, char. CHAPITRE XXIX. 1 Cave, cave canem ! â SĂ©nĂšque rapporte que, de son temps, il y avait aux portes des palais de gros chiens dâattache ; et ArtĂ©midore, que quelques-uns se contentaient dâen faire peindre lâimage sur la muraille, auprĂšs de la loge du portier, avec cette inscription Cave canem !ce qui fait dire Ă Vairon Cave canem inscribi jubeo câĂ©tait aussi une inscription assez ordinaire sur les grandes portes, pour avertir les Ă©trangers de ne pas entrer tĂ©mĂ©rairement. 2 Erat venalitium titulis pictum. â Chaque esclave, mis en vente dans un marchĂ© public, portait suspendu au cou un Ă©criteau qui indiquait son pays, son savoir-faire, ses dĂ©fauts cela Ă©tait ordonnĂ© par les Ă©diles. Voyez Aulu-Gelle, liv. IV, chap. 2 ; et ce distique de Properce, liv. IV, Ă©lĂ©gie 5 Aut quorum titulus per barbara colla pependit, CĆlati niedio quum saliere foro. 3 Et pixis aurea non pusilla, in qua barbam ejus conditam esse dicebant. â Les Romains gardaient leur premiĂšre barbe avec un soin superstitieux ; ils adoptĂšrent assez tard lâusage de se raser. Varron nous apprend que les premiers barbiers vinrent de Sicile en Italie, lâan 454 de la fondation de Rome, amenĂ©s par Publius Ticinus Mena ; avant cette Ă©poque, on ne sây rasait pas. CHAPITRE XXX. 1 Vestimenta mea cubitoria perdidit. â Les Romains avaient pour la table des habits particuliers quâils y portaient toujours, et quâils ne pouvaient porter ailleurs ; et, quand ils mangeaient hors de chez eux, ils envoyaient ces habits chez leur hĂŽte, Ă moins que celui-ci ne leur en fournĂźt. La couleur de ces habits nâĂ©tait point fixĂ©e, tandis que lâhabit de ville devait toujours ĂȘtre blanc. Ils appelaient cette robe de festin vestis cĆnatoria ou cubitoria ; celle des gens de qualitĂ© sâappelait synthesis. NĂ©ron portait quelquefois en public cette robe de festin, ce que SuĂ©tone, au chapitre II de la vie de cet empereur, lui reproche comme un manque de biensĂ©ance. CHAPITRE XXXI. 1 Pueris alexandrinis aquam in manus nivatam infundentibus. â Les esclaves dâAlexandrie Ă©taient les plus recherchĂ©s, non-seulement parce quâils venaient de loin, mais parce quâils Ă©taient particuliĂšrement propres aux plaisirs les plus effrĂ©nĂ©s, et que rien dâinfĂąme ni de vil ne les rebutait. Martial, Ă©pigr. 42 du liv. IV, dĂ©crivant les qualitĂ©s quâil veut trouver dans un esclave, exige dâabord quâil soit Ăgyptien Niliacis primum puer is nascatur in oris, Nequitias tellus scit dare nulla magis. 2 Aquam nivatam. â Cette eau se faisait avec de la neige fondue, puis filtrĂ©e, et plongĂ©e de nouveau dans la neige pour la frapper de glace. NĂ©ron lâaimait Ă un tel point, quâil en faisait mettre dans ses bains. Cette invention est dâailleurs fort ancienne. Pline liv. xxxi, chap. 3 dit que NĂ©ron sâavisa le premier de faire bouillir de lâeau, et de la mettre ensuite dans la neige, afin quâelle prĂźt mieux le froid et fĂ»t moins dangereuse. 3 In quarum marginibus nomen Trimalchionis inscriptum erat et argenti pondus. â Avant lâinvention des armes ou du blason, on gravait le nom des grands seigneurs sur leur vaisselle, ou des emblĂšmes qui leur convenaient ; et les piĂšces dâargenterie qui Ă©taient ainsi marquĂ©es se nommaient pocula litterata. Plaute dit, en parlant dâune urne HĆc litterata est ab se cantat cuja sit. PĂ©trone, pour tourner en ridicule lâostentation de Trimalchion, ajoute et argenti pondus. Ce nâĂ©tait point lâusage, chez les gens habituĂ©s Ă lâopulence, dâindiquer ainsi le poids de lâargent. 4 Glires, melle et papavere sparsos. Les anciens se servaient du miel comme nous faisons du sucre. Quant Ă papaver, il sâagit ici du pavot blanc on faisait des sauces avec le jus de sa graine broyĂ©e, aprĂšs lâavoir fait rissoler Pline, liv. xxIx, chap. 8. On lâemployait aussi quelquefois avec du lait, comme le prouve ce passage dâOvide, Fastes,liv. Iv, vers 149 Nec pigeat tritum niveo cum lacte papaver Sumere, et expressis mella liquata favis. Glires, les loirs Ă©taient fort estimĂ©s, chez les anciens, de ceux qui aimaient la bonne chĂšre. Martial, liv. XIII, dit, en faisant parler le loir Tota mihi dormitur hiems, et pinguior illo Tempore sum quo me nil nisi somnus alit. CHAPITRE XXXII. 1 Pallio enim coccineo adrasum excluserat caput. â CâĂ©tait une grande marque de luxe et de mollesse de porter la tĂȘte enveloppĂ©e dans son manteau. SĂ©nĂšque, lettre cxv, dĂ©crivant la mollesse de MĂ©cĂšne, lui reproche particuliĂšrement de sâĂȘtre montrĂ© en public ainsi vĂȘtu. CHAPITRE XXXIII. 1 Ut deinde spina argentea dentes perfodit. â Un cure-dents dâargent Ă©tait, chez les Romains, une marque de luxe, parce quâils ne se servaient ordinairement que de petits morceaux de bois ou de plume. CHAPITRE XXXIV. 1 Jam Trimalchio fecerat potestatem si quis nostrum iterum vellet mulsum sumere. â Ce que les Romains appelaient mulsum Ă©tait une espĂšce dâhypocras ou vin miellĂ© dont quatre parties Ă©taient de vin, et la cinquiĂšme de miel il en est souvent question dans les auteurs anciens ; et câest par lĂ quâon commençait le repas. Auguste, demandant Ă Pollion, alors ĂągĂ© de plus de cent ans, et encore vigoureux, par quels moyens il avait conservĂ© une si belle santĂ©, Pollion lui rĂ©pondit Intus mulso, foris oleo. 2 Argentumque inter reliqua purgamenta scopis cĆpit verrere. â SĂ©nĂšque, lettre lxvii du livre VI, raconte que pendant que les maĂźtres Ă©taient Ă table, un esclave Ă©tait obligĂ© de laver les crachats sur le parquet ; un autre recevait les vomissements de ceux qui Ă©taient ivres ; un autre balayait tout ce qui tombait de la table Alius sputa detegit, alius reli-quias temulentorum subditus colligit, etc. PĂ©trone, pour nous donner une idĂ©e de la magnificence extravagante de Trimalchion, dit que, par son ordre, un plat dâargent tombĂ© Ă terre est balayĂ© avec les ordures par un esclave. 3 Statim allatoe sunt amphoroe vitreoe diligenter gypsatĆ. â Ces bouteilles Ă©taient bouchĂ©es avec une espĂšce de mastic fait de plĂątre fin mĂȘlĂ© avec de la rĂ©sine on sâen sert encore aujourdâhui en Italie pour le mĂȘme usage, et câest lâĂ©quivalent de notre goudron. Les anciens plaçaient sur le cou ou goulot des bouteilles, cervicibus, des Ă©tiquettes, pittacia, qui indiquaient le nom du vin, son terroir, son Ăąge ; ce qui nous est confirmĂ© par JuvĂ©nal, en parlant dâun vin . . . . Cujus patriam titulumque senectus Delevit. 4 Larvam argenteam attulit servus. â CâĂ©tait, dit Plutarque, un usage que les Grecs avaient empruntĂ© des Ăgyptiens, et quâils avaient transmis aux Romains, de faire figurer dans les repas des tĂȘtes de mort, des squelettes. Le but de cette coutume, selon Scaliger, Ă©tait de porter les convives Ă goĂ»ter les douceurs de la vie pendant quâils jouissaient dâune bonne santĂ©, et Ă sâabandonner aux plaisirs que la mort devait bientĂŽt leur ravir. HĂ©rodote en parle liv. II, chap. 78. Les vers que PĂ©trone met dans la bouche de Trimalchion dĂ©veloppent cette pensĂ©e on les croirait inspirĂ©s par ce passage du livre de la Sagesse, oĂč Salomon fait dire Ă lâimpie Umbrae transitus est tempus nostrum, et non est reversio finis nostri. Venite ergo, et fruamur bonis quae sunt, et utamur creatura, tanquam in juventute celeriter. Vino pretioso et unguentis nos impleamus, et non prĆtereat nos flos temporis. Coronemus nos rosis antequam mar-cescant nullum pratum sit quod non pertranseat luxuria nostra. Nemo vestrum exsors sit luxuriĆ nostrae, ubique relinquamus signa lĆtitiĆ, quoniam haec est pars nostra, et hĆc est sors nostra. Cette idĂ©e a Ă©tĂ© reproduite sous toutes les formes par les poĂ«tes anacrĂ©ontiques ; elle fait le sujet de cette chanson si connue Nous nâavons quâun temps Ă vivre ; Amis, passons-le gaiement, etc. CHAPITRE XXXV. 1 Repositorium enim rotundum duodecim habebat signa in orbe disposita. â Cette machine, qui avait la forme dâun globe, et qui contenait les douze signes du zodiaque, Ă©tait sans doute une chose singuliĂšre, mais non pas nouvelle. Alexis, de Thurium, poĂ«te comique, plus ancien que MĂ©nandre, dĂ©crit ainsi, au rapport de Suidas, une machine ou un surtout de table Ă peu prĂšs semblable AprĂšs quâon nous eut donnĂ© Ă laver, on dressa une table sur laquelle on servit, non du fromage, des olives, des ragoĂ»ts et dâautres mets ordinaires, mais un bassin magnifique qui reprĂ©sentait la moitiĂ© du ciel, et dans les divers compartiments duquel on avait enchĂąssĂ© tout ce que le firmament offre de plus beau des poissons, des chevreaux, des Ă©crevisses et tous les signes du zodiaque. Enfin nous portĂąmes les mains sur ces astres, et nous ne quittĂąmes le ciel quâaprĂšs lâavoir percĂ© comme un crible. » AthĂ©nĂ©e, liv. II, chap. 18. â DâaprĂšs ce passage du poĂ«te grec, on voit que lâinvention de ce globe nâĂ©tait point due Ă lâimaginative du maĂźtre dâhĂŽtel de Trimalchion, mais que câĂ©tait une nouveautĂ© renouvelĂ©e des Grecs. 2 Suadeo, inquit Trimalchio, cĆnemus ; hoc est jus cĆnĆ. â Je soupçonne fort Trimalchion de vouloir faire ici un calembour, et de jouer sur le mot jus, qui, comme chacun sait, a deux sens fort opposĂ©s jus, droit, et jus, sauce. Ainsi hoc est jus cĆnĆ signifierait Ă©galement câest le droit du festin, câest pour cela quâon est Ă table ; ou câest lâassaisonnement, la quintessence, le plus succulent du repas. Nous voyons de mĂȘme ces mots, in jus vocare, tour Ă tour traduits par appeler en justice, et par fricasser, mettre Ă lâĂ©tuvĂ©e, au court-bouillon. On connaĂźt dâailleurs le fameux calembour de CicĂ©ron Jure te adjuvabo. CHAPITRE XXXVI. 1 Altilia, et sumina ; â Altilia, toutes sortes de volailles engraissĂ©es ; sumina, sorte de ragoĂ»t fait des mamelles de la tĂ©tine dâune truie qui vient de mettre bas. Martial dit, livre XIII, Ă©pigramme 41 Esse potes nudum sumen, sic ubere largo Effluit, et vivo lacte papilla tumet. Le mot sumense prend aussi pour la poitrine dâune laie, que lâon appelle le bourbelieren termes de vĂ©nerie. 2 Garum piperatum. â Le garum Ă©tait la liqueur ou sauce que lâon lirait dâun poisson nommĂ© garon par les Grecs ; on a ensuite Ă©tendu ce nom a toutes sortes de sauces faites avec des poissons ou avec leur saumure, ce qui fait dire avec tant de raison Ă Manilius, liv. v, vers 671, en parlant de cette sauce Hinc sanies pretiosa fluit, floremque cruoris Evomit, et mixto gustum sale temperat oris. SĂ©nĂšque dit, lettre xcvi Garum, pretiosam malorum piscium saniem ; et Martial, liv. XIII, sur le mot Ostrea Ebria baiano veni modo concha Lucrino Nobile nunc silio luxuriosa garum. On faisait le garum avec des entrailles de poisson confites dans le vin et le vinaigre, ou bien dans lâeau et le sel, et souvent dans lâhuile ; on y mettait aussi du poivre, garum piperatum, comme le dit ici PĂ©trone, et quelquefois des fines herbes. Pline liv. XXXI, chap. 3 dit que le garum fait avec le maquereau seul Ă©tait le plus estimĂ© ; mais CĂ©lius Aurelianus donne le prix au garum fait avec un poisson du Nil appelĂ© silurus. CâĂ©tait en mĂȘme temps la meilleure sauce Ă servir avec les poissons. De nos jours on fait aussi diffĂ©rentes sauces avec des poissons, entre autres la sauce dâanchois dont les Anglais font un trĂšs-grand usage. 3 Pisces, qui in Euripo natabant. â LâEuripe, comme on sait, est ce bras de mer qui sĂ©pare lâĂźle dâEubĂ©e ou de NĂ©grepont de la GrĂšce, et qui est si resserrĂ© devant Chalcis, quâune galĂšre pouvait Ă peine y passer. Ce canal Ă©tait et est encore remarquable par lâirrĂ©gularitĂ© de ses marĂ©es. Les Romains avaient donnĂ©, par extension, le nom dâEuri-pes aux canaux par lesquels ils conduisaient et distribuaient les eaux pour lâembellissement de leurs maisons de campagne. Ductus aquarum quos Euripos vocant, dit CicĂ©ron de Legibus, lib. II. Ils appelaient aussi Euripes les fossĂ©s dont ils environnaient leurs cirques et leurs théùtres Civitas exstruxit theatrum, scena erat talis, et statuae super Euripum, etc. Voir Tertullien contre HermogĂšne. Sidonius Apollinaris, poĂ«me XXII, v. 208 Fusilis Euripus propter cadit unda superne Ante fores pendente lacu, venamque secuti Undosa inveniunt nantes cĆnacula pisces. PĂ©trone, par une hyperbole plaisante, donne ici le nom dâEuripe Ă ces flots de saumure ou de court-bouillon qui, coulant des outres portĂ©es par quatre satyres, placĂ©s aux angles du surtout, allaient se rĂ©unir au fond de cette machine, et y formaient une espĂšce de lac oĂč nageaient des poissons tout accommodĂ©s. 4 Scissor, et ad symphoniam ita gesticulatus laceravit obsonium. â Ce passage, et cent autres de ce festin, prouvent que les anciens Ă©taient Lien plus raffinĂ©s que nous dans les plaisirs de la table. Nous nâavons point, comme eux, de ces Ă©cuyers tranchants qui dĂ©coupaient les viandes en mesure, aux sons de lâorchestre. CHAPITRE XXXVII. 1 Uxor, inquit, Trimalchionis, etc. â Ce nâest plus PĂ©trone qui parle ici, câest un des affranchis de Trimalchion, ou plutĂŽt un de ses anciens compagnons dâesclavage. Nous allons, dans la suite de ce festin, voir plusieurs de ces affranchis prendre la parole un Seleucus, un PhilĂ©ros, un GanymĂšde, un Ăchion, etc. ; leurs locutions seront barbares et Ă©trangĂšres, fourmilleront de solĂ©cismes et de barbarismes, de mots bĂątards, formĂ©s du grec et du latin, de proverbes et de quolibets bas et grossiers, ce qui nous donnera une juste idĂ©e de lâĂ©ducation de ces parasites, et de la sociĂ©tĂ© que rassemble autour de lui ce Trimalchion, esclave parvenu, dont les goĂ»ts dĂ©pravĂ©s ne tarderont pas Ă se faire connaĂźtre. LâhĂŽte et les convives sont dignes les uns des autres, et peuvent aller de pair ; câest Ă quoi il faut bien prendre garde il nây a dans leurs discours ni justesse, ni suite, ni liaison, ni sens ce sont des maniĂšres de parler triviales, telles que Plaute, TĂ©rence et MoliĂšre en mettent dans la bouche des esclaves et des valets. Cet avertissement est nĂ©cessaire pour faire sentir et apprĂ©cier le mĂ©rite de cet ouvrage, oĂč les interlocuteurs sâexpriment avec une vĂ©ritĂ© et un naturel qui prouvent dans notre auteur une observation profonde des mĆurs et du langage des diffĂ©rentes classes de la sociĂ©tĂ©. 2 Ignoscet mihi genius tuus. âComme nous dirions en français sauf votre sait dâailleurs que les anciens croyaient que chacun avait son gĂ©nie particulier, ainsi que nous avons notre ange gardien, nos bons et nos mauvais anges. Lâauteur dit, dans un autre endroit genios vestros iratos habeam. 3 Pica pulvinaris. â Mot Ă mot, une pie dâoreiller ; parce que câest lorsquâelles sont au lit avec leurs maris que les commĂšres de lâespĂšce de Fortunata donnent carriĂšre Ă leur mĂ©disance, et cherchent Ă nuire Ă ceux quâelles nâaiment pas ; dâoĂč Martial . . . . . Sit non ditissima conjux, Sit nox cum somno, sit sine lite dies. 4 Quem amat, amat ; quem non amat, non amat. â Câest un proverbe vulgaire Aut amat, aut odit mulier, nihil est tertium, dit Publius Syrus, en parlant des femmes. CHAPITRE XXXVIII. 1 Arietes a Tarento emendos. â Le territoire de Tarente Ă©tait cĂ©lĂšbre pour ses bons vins et ses bonnes laines. Martial dit, livre XIII Nobilis et lanis, et felix vitibus, Aulon Det pretiosa tibi vellera, vina mihi. Aulon est une colline fertile en vins et en troupeaux, aux environs de Tarente. On trouve aussi dans Horace, ode 6 du livre II, lâĂ©loge des laines de Tarente Unde si Parcae prohibent iniquae, Dulce pellitis ovibus Galesi Flumen, et regnata petam Laconi ____Rura Phalantho. Varron de Re rustica, lib. II dit que les brebis de Tarente avaient de si bonne laine, quâon les couvrait de peaux, afin que leur toison ne se gĂątĂąt pas ; câest pour cela quâon les appelait oves pellitĆ. 2 Semen boletorum. â De la graine de champignons ou de morilles. Ainsi Trimalchion voulait faire venir de lâInde de la graine de champignons, quoique ces cryptogames nâen produisent point. Cela peint admirablement bien la dĂ©mence dâun de ces riches ignorants qui se figurent quâavec de lâor on peut tout se procurer, comme le financierde La Fontaine, qui se plaignait __Que les soins de la Providence Nâeussent point au marchĂ© fait vendre le dormir, __Comme le manger et le boire. 3 Ex onagro. â Lâonagre est une espĂšce dâĂąne sauvage. On le trouvait principalement en Phrygie et en Lycaonie. Pline liv. VIII, chap. 44 en parle ainsi Mula autem, ex equa et onagra mansuefacta, velox in cursu, duritia eximia pedum, verum strigoso corpore, indomito animo. Sed generator, onagro et asina genitus, omnes antecellit. Les riches faisaient de cet animal un objet de luxe, comme nous le prouve la lettre de CicĂ©ron Ă Atticus, livre VI Nec deerant onagri, dit-il en parlant du voyage fastueux de VĂ©dius Pollion. 4 Collibertos ejus. â Nous voyons par lĂ quâĂ lâexception dâun trĂšs-petit nombre de personnes, telles quâAscylte, Encolpe, Agamemnon, tous les autres convives de Trimalchion nâĂ©taient que des affranchis. 5 Quum olla male fervet⊠amici de medio. â Quand la marmite est renversĂ©e, adieu les amis ! Horace exprime la mĂȘme idĂ©e, ode 5 du livre Ier . . . . . . Diffugiunt cadis Cum fĆce siccatis amici. 6 Apros gausapatos. â LittĂ©ralement, des sangliers en capote velue, câest-Ă -dire encore couverts de leur peau, pour montrer quâon les servait tout entiers ; ce quâon ne voyait que sur les tables somptueuses. JuvĂ©nal, satire I, sâĂ©lĂšve avec su verve ordinaire contre ce luxe monstrueux . . . . Quanta est gula, quĆ sibi totos Ponit apros ! P. Servilius Rufus fut le premier, au tĂ©moignage de Pline liv. VIII, chap. 51, qui fit servir sur sa table un sanglier tout entier. CHAPITRE XXXIX. 1 Sermonibus publicatis signifie ici une conversation gĂ©nĂ©rale, par opposition aux entretiens particuliers et Ă voix basse. Câest lâeffet ordinaire du vin, que les convives commencent, dĂšs quâils sont ivres, Ă parler Ă haute voix, et souvent tous Ă la fois. 2 Is ergo reclinatus in cubitum. â CâĂ©tait un air dĂ©gagĂ©, et sans façon, fort opposĂ© Ă la biensĂ©ance et Ă la politesse, comme on dit parmi nous mettre les coudes sur la table. Un homme qui savait vivre se tenait droit de la ceinture en haut, sans ĂȘtre trop penchĂ© en avant sur la table, ni couchĂ© en arriĂšre ou sur le cĂŽtĂ©. 3 Sic notus Ulyxes ? â Trimalchion vient de faire un mauvais quolibet, en disant Ă ses convives de boire assez pour mettre Ă la nage les poissons quâils ont mangĂ©s, pisces nature oportet. Le voici maintenant qui fait de lâĂ©rudition Sic notus Ulyxes ? par allusion Ă ces vers du IIe livre de lâEnĂ©ide . . . . . . Aut ulla putatis Dona carere lotis Danaum ? sic notus Ulyxes ? 4 Oportet etiam inter cĆnandum philologiam nosse. â De plus fort en plus fort ! voici notre amphitryon qui sâĂ©lĂšve Ă la philologie, et Dieu sait quelle philologie ! Nous allons bientĂŽt le voir tomber de balourdise en balourdise. 5 In totidem se figuras convertit. â Nous ne nous arrĂȘterons pas sur lâexplication astronomique, ou plutĂŽt astrologique, de ce globe cĂ©leste inventĂ© par le cuisinier de Trimalchion. Il serait en effet impossible dâexpliquer toutes les absurditĂ©s que PĂ©trone met Ă dessein dans la bouche de cet ignorant prĂ©somptueux. 6 Cornu acutum. â Câest-Ă -dire des gens Ă se bien dĂ©fendre, et quâil ne fait pas bon attaquer, comme lâon dit, tollere cornua, cornu ferire. Ainsi Horace, ode 21 du livre III, pour dire que le vin donne des forces et du courage Viresque, et addis cornua pauperi. 7 Laudamus urbanitatem mathematici. â Le sens de mathematicus est ici astrologue, parce quâen effet la plupart des mathĂ©maticiens se livraient Ă lâĂ©tude de lâastrologie. 8 Ne genesim meam premerem. â Trimalchion avait fait mettre une simple couronne sur le signe du Cancer, comme nous lâavons vu prĂ©cĂ©demment, pour ne pas dĂ©figurer son horoscope par quelque mets ignoble, mais au contraire pour en relever la noblesse. 9 CucurbitĆ. â Des tĂȘtes de citrouille. Ce nâest pas dâaujourdâhui quâon a donnĂ© ce nom aux tĂȘtes vides et sans cervelle. JuvĂ©nal dit, satire XIV Quum facias pejora senex, vacuumque cerebro ampridem caput hoc ventosa cucurbita quĆrat. 10 Obsonatores, et rhetores. â PĂ©trone revient ici avec complaisance sur cette comparaison des rhĂ©teurs et des cuisiniers, que nous avons dĂ©jĂ vue au commencement de cette satire. CHAPITRE XL. 1 Altera caryotis, altera thebaicis repleta. â Ces dattes croissent en Syrie et en JudĂ©e, et surtout dans le territoire de JĂ©richo elles sont jaunes et noires, grosses, rondes comme des pommes, et trĂšs-douces. Quant aux autres, appelĂ©es thebaĂŻcĆ, elles se trouvent dans les dĂ©serts de la ThĂ©baĂŻde, voisins du Grand-Caire en Ăgypte, quâhabitaient anciennement ces fameux anachorĂštes qui ne vivaient que de ce fruit. Ces derniĂšres sont blanches et petites, mais fort nourrissantes. Pline compte quarante-neuf espĂšces de dattes ; et comme ce fruit croit dans les forĂȘts, on en avait suspendu des corbeilles aux dĂ©fenses du sanglier, en guise des glands dont il se nourrit, pour les distribuer aux convives, comme nous le verrons bientĂŽt. CHAPITRE XLI. 1 Dionyse⊠liber esto ! â Câest un jeu de mots quâil est impossible de rendre clairement en français. Trimalchion y revient encore quelques lignes plus loin, lorsquâil dit aux convives Non negabitis me habere Liberum patrem. Les anciens donnaient le nom de Pater Ă presque tous les dieux, et celui de Mater aux dĂ©esses, comme le prouve le nom de Jupiter, composĂ© de Zeus et de Pater, ou, selon dâautres Ă©tymologistes, de Juvans Pater ; on trouve partout, dans les poĂ«tes, le nom de MaterdonnĂ© Ă Junon, Ă CĂ©rĂšs, etc. Nous rappellerons, Ă propos de ces divers noms donnĂ©s Ă Bacchus, quâAntoine eut la fantaisie, en traversant la GrĂšce, de se faire appeler Liber ou Bacchus ; il prit le costume de ce dieu, et, comme lui, montĂ© sur un char traĂźnĂ© par des tigres, il se fit accompagner dâhommes et de femmes vĂȘtus en satyres et en bacchantes. Les AthĂ©niens allĂšrent Ă sa rencontre en lâinvoquant comme Bacchus ; et, pour se moquer de lui, lui offrirent en mariage la dĂ©esse Minerve, protectrice de leur ville. Antoine prit fort bien la plaisanterie ; mais, pour les payer de la mĂȘme monnaie, il accepta la fiancĂ©e quâils lui offraient, et leur fit payer mille talents pour sa dot. CHAPITRE XLII. 1 Homo bellus. â Cette Ă©pithĂšte bellus est parfaitement placĂ©e dans la bouche de celui qui parle, et nous apprend lâusage que lâon doit faire de ce mot, quâon applique souvent mal Ă propos, et qui ne peut convenir Ă un personnage de quelque importance. Il se prenait tantĂŽt en bonne, tantĂŽt en mauvaise part. Martial raille plusieurs personnes qui, de son temps, abusaient de ce mot, dont il dĂ©termine le vĂ©ritable sens dans les Ă©pigrammes 7 du livre II et 63 du livre III, oĂč il dit Un joli homme sait et fait joliment une foule de jolies petites bagatelles inutiles ; et tout son mĂ©rite se borne lĂ ; bien diffĂ©rent en cela dâun honnĂȘte homme, etc. » Aussi, dans le passage qui nous occupe, Seleucus, aprĂšs avoir dit que Chrysante Ă©tait un homme aimable, un joli homme, ajoute et tam bonus, comme pour corriger la faiblesse du premier Ă©loge. 2 Medicus enim nihil aliud est quam animi consolatio. â Cet axiome de PĂ©trone, quoique placĂ© dans la bouche dâun fou, est admirable. En effet, le mĂ©decin doit commencer sa cure par consoler son patient, par guĂ©rir son esprit toujours affectĂ© par la maladie. Câest ce que nĂ©gligent trop de docteurs dont lâaspect triste, la figure sĂ©vĂšre, le ton brusque et tranchant, sont plus propres Ă intimider le malade quâĂ lui donner le courage dont il a besoin. CHAPITRE XLIII. 1 Qui linguam caninam comedi. â Scheffer sâimagine Ă tort quâil est question ici de cette herbe quâon appelle cynoglosse, ou langue de chien, plante borraginĂ©e, narcotique et anodine, qui nâa nullement la vertu de rendre les gens hardis Ă parler. Linguam caninam est plutĂŽt, selon moi, une allusion Ă lâeffronterie si connue des cyniques. Câest ainsi que Quintilien dit canina eloquentia, style mordant. Dans HomĂšre, Achille irritĂ© appelle Agamemnon Ćil de chien, et la Fable rapporte quâHĂ©cube, captive, fut changĂ©e en chienne, et le lieu de sa sĂ©pulture, prĂšs dâAbydos, fut appelĂ© le Tombeau de la chienne, parce que, comme cet animal, HĂ©cube aboyait continuellement contre les Grecs. Cependant lingua canina ne doit pas se prendre ici en mauvaise part, car PhilĂ©ros ne dirait pas du mal de lui-mĂȘme, mais dans le mĂȘme sens que, chez nous, un saint Jean bouche dâor, un homme franc, qui ne dĂ©guise en rien sa pensĂ©e. 2 Discordia, non homo. â La discorde incarnĂ©e, la discorde en personne. Nous verrons plus loin piper, non homo. CHAPITRE XLIV. 1 Cum quo audacter posses in tenebris micare. â Expression proverbiale chez les anciens pour dĂ©signer un homme de bien. Vous auriez pu sans crainte jouer Ă la mourre avec lui dans les tĂ©nĂšbres. » La mourre est un jeu qui consiste Ă lever autant de doigts que lâindique celui qui commande il exige une grande vivacitĂ© dans lâexĂ©cution, et en mĂȘme temps celui qui commande a besoin de ses yeux pour voir si on lui prĂ©sente le nombre de doigts indiquĂ©. Mais GanymĂšde dit ici que Safinius Ă©tait de si bonne foi, quâon pouvait jouer Ă ce jeu avec lui au milieu des tĂ©nĂšbres, sans crainte quâil accusĂąt faux. Ce jeu est trĂšs-ancien ; CicĂ©ron en parle presque dans les mĂȘmes termes que PĂ©trone Dignus est quieum in tenebris mices ; et livre III, chapitre 3 des Offices Nullum erit certamen, sed quasi forte, aut micando victus, alleri cedat aller. Calpurnius en fait mention dans sa 2e Ă©glogue Et nunc alternos magis ut distinguere cantus Possitis, ter quisque manus jactate micantes. Nec mora, discernunt digitis prior incipit Idas. Saint Augustin rapporte aussi ce proverbe, livre VIII, chapitre 5 de Trin. Nam ubi id volumus, facile habemus, ut alia omittam, vel micando digitis tribus. Porro cum quo micas in tenebris, ei liberum est, si velit, fallere. Ce jeu est encore fort en usage aujourdâhui en Italie et en Hollande parmi le menu peuple, qui joue Ă la mourre dans les rues avec des Ă©clats de voix surprenants. 2 Nescio quid asiatici habuisse. â Ce GanymĂšde qui parle ici Ă©tait probablement originaire dâAsie, et il profite de cette occasion pour vanter lâinĂ©puisable faconde des orateurs de son pays. Les Asiatiques passaient Ă Rome pour de grands diseurs de riens sonores, comme le prouve ce passage du chapitre 2 de notre auteur Nuper ventosa isthaec et enormis loquacitas Athenas ex Asia commigravit. Or, en Asie on exerçait les chanteurs, les comĂ©diens et toutes sortes dâacteurs, Ă ne point suer ni cracher, pendant quâils Ă©taient en scĂšne. Câest Ă cette coutume que GanymĂšde fait allusion ; et ce quâil trouve surtout dâadmirable dans Safinius, câest quâon ne le voyait jamais ni suer ni cracher, lorsquâil parlait au barreau. 3 Urceatim pluebat. â Comme nous disons en français, il pleut Ă seaux. CHAPITRE XLV. 1 Echion centonarius. â La plupart des Ă©ditions portent centenarius on appelait ainsi les affranchis qui avaient cent mille petits sesterces de rente ; mais jâai prĂ©fĂ©rĂ© mâen tenir au manuscrit de Trau, qui porte centonarius, qui signifie ravaudeur, chiffonnier, marchand de haillons. Les discours que va tenir Ăchion, par exemple son allusion au paysan qui avait perdu un porc bigarrĂ©, me semblent convenir parfaitement Ă un homme de cette profession. Cependant on donnait aussi le nom de centonarii Ă ceux qui fournissaient dans les villes et dans les camps les objets propres Ă Ă©teindre les incendies ; dans ce dernier sens, Ăchion serait une espĂšce de pompier. Ceux qui adoptent centenarius allĂšguent pour motif, que notre homme paraĂźt trĂšs-content de son sort, comme le prouvent ces mots Non, me Hercules ! patria melior dici posset ; ⊠non debemus delicati esse ubique melius caelus est... Tu, si aliubi fueris, dices, hic porcos coctos ambulare, etc. ; mais lâexpĂ©rience prouve que les hommes les plus pauvres ne sont pas toujours ceux qui se plaignent le plus de leur condition. 2 Familia non lanistitia, sed plurimi liberti. â Les maĂźtres qui instruisaient les gladiateurs portaient le nom de lanistae ; ils achetaient des esclaves ou prenaient des enfants trouvĂ©s quâils Ă©levaient pour cette profession. On appelait une troupe de ces gladiateurs familia lanistitia, câest-Ă -dire cui lanista prĆerat. Auguste les chassa de Rome, au rapport de SuĂ©tone, dans la vie de cet empereur, chapitre 42 ; SĂ©nĂšque en parle aussi, de Beneficiis. Les Romains en vinrent Ă un tel excĂšs de cruautĂ© au sujet des combats de gladiateurs, quâoutre les esclaves sans nombre quâils faisaient Ă©gorger dans ces affreux spectacles, ils y engageaient encore des affranchis et des citoyens qui jouissaient dâune pleine libertĂ©. SuĂ©tone, dans la Vie de NĂ©ron, dit que ce prince poussa encore plus loin la barbarie, et quâil fit paraĂźtre dans un amphithéùtre quâil fit bĂątir exprĂšs, non pas des gladiateurs ordinaires ni mĂȘme des affranchis, mais des chevaliers et des sĂ©nateurs romains, au nombre de mille ; et que, non content de cela, il en contraignit quelques-uns des plus considĂ©rables Ă combattre contre les bĂȘtes fĂ©roces il y fit mĂȘme combattre des femmes. Caligula Ă©gala et surpassa mĂȘme la cruautĂ© de NĂ©ron. Claude, lâimbĂ©cile Ă©poux de Messaline, ayant vu avec un extrĂȘme plaisir deux gladiateurs se tuer lâun lâautre en mĂȘme temps, se fit apporter leurs Ă©pĂ©es pour en faire deux couteaux de table ! Voyezle mĂȘme SuĂ©tone, Vies de Caligula et de Claude. 3 Non est mixcix. â Jâignore quel est le sens et lâĂ©tymologie de ce mot ; peut-ĂȘtre faudrait-il Ă©crire mittix de mittere, câest-Ă -dire missio-tiem dare gladiatoribus ; non est mittix, il nâest point homme Ă mĂ©nager ses esclaves, il veut quâon se batte sans quartier, sine fuga, ut amphitheatrum videat carnarium in medio, pour que les spectateurs jouissent dâun vĂ©ritable carnage au milieu du Cirque ; ferrum optimum daturus est, il donnera aux gladiateurs du fer bien trempĂ©, et non pas de ces Ă©pĂ©es au tranchant Ă©moussĂ© comme celles dont on se sert au théùtre. Peut-ĂȘtre faut-il lire simplement mitis au lieu de mixcix ou mittix. 4 Mulierem essedarium. â Juste-Lipse, dans ses Saturnales, traite amplement de ces espĂšces dâamazones qui montaient des chars armĂ©s en guerre. Essedaria de esseda, chariot dont se servaient les Gaulois et les Bretons, et qui avait Ă©tĂ© inventĂ© chez les Belges. 5 Qui deprehensus est, quum dominam suam delectaretur. â Deprehensus est le terme propre pour dire surpris en adultĂšre. Horace, satire 2 du livre I Deprendi miserum est. . . . . . . Par la loi Julia de lâempereur Auguste, la peine de ce crime nâĂ©tait que lâexil. Cependant, sous ce mĂȘme prince et sous ses successeurs, les adultĂšres furent souvent condamnĂ©s Ă mort par plusieurs dĂ©crets particuliers, jusquâĂ ce que, par les constitutions gĂ©nĂ©rales de lâempereur ThĂ©odose et ensuite de Justinien, les peines contre tous les adultĂšres fussent rendues capitales. Outre cela, il avait Ă©tĂ© permis de tout temps au mari qui surprenait un coupable en flagrant dĂ©lit de le tuer, si câĂ©tait un esclave, comme celui dont parle PĂ©trone. 6 Glyco autem, sestertiarius homo, dispensatorem ad bestias dedit. â Sestertiarius homo, un homme de quatre sous, un homme de rien. Pour comprendre ce passage, il faut bien faire attention Ă ces mots ad bestias dedit. Cela ne veut pas dire que Glycon a fait jeter aux bĂȘtes son trĂ©sorier, mais simplement quâil lâa condamnĂ© aux bĂȘtes. Ce Glycon, cet homme de rien, nâayant probablement ni bĂȘtes fĂ©roces, ni amphithéùtre pour faire exĂ©cuter sa condamnation, a donnĂ©, peut-ĂȘtrc mĂȘme vendu cet esclave Ă Titus, pour que celui-ci le fit dĂ©chirer par les bĂȘtes dans le spectacle de gladiateurs quâil est sur le point dâoffrir au public. Ce qui prouve que la sentence nâest pas encore exĂ©cutĂ©e, câest quâĂchion ajoute Ridebis populi rixam inter zelotypos, et amasiunculos. Vous rirez de voir les spectateurs prendre parti les uns pour le mari jaloux, les autres pour le galant favorisĂ©. » Ce motridebisindique clairement que le supplice nâa pas encore eu lieu. Câest ainsi que nous voyons dans le Martyre de sainte PerpĂ©tue Quia sciebam me ad bestius datam esse, mirabar quod non mitterentur mihi bestiĆ. Dans ce passage, datam esse ad bestias ne signifie pas jetĂ©e aux bĂȘtes, mais condamnĂ©e aux bĂȘtes, et a le mĂȘme sens que pronunciare ad bestias que nous trouvons dans Tertullien, de Resurre-ctione carnis ; de mĂȘme, dare ad remum, dans SuĂ©tone, condamner aux galĂšres. 7 Magis illa matella digna fuit, quam taurus jactaret. â Matella, un pot de nuit, câest-Ă -dire une femme impudique ; quam taurus jactaret, quâun taureau la fĂźt sauter en lâair. CâĂ©tait le supplice des adultĂšres. Nodot prĂ©tend quâon les exposait ainsi Ă la fureur des cornes dâun taureau pour en avoir fait pousser sur le front de leurs maris. » Ce quâil y a de certain, câest que, pour entretenir les taureaux dans cet exercice, on plaçait, dans les amphithéùtres, de gros rouleaux de bois quâils ramassaient avec leurs cornes, et quâils lançaient, en lâair avec une grande vigueur. Martial, Ă©pigramme 21, sur les Spectacles de Domitien Namque gravem gemino cornu sic excutit ursum, Jactat ut inipositas taurus in astra pilas. Nous trouvons encore dans le Martyre de sainte PerpĂ©tue Puellis ferocissimam vaccam prĆparavit prior Perpetua jactata est ; et Rufin dit, dans son Histoire ecclĂ©siastique Quum a tauro ferociter instigata fuisset, innumeris ictibus lacessita, et toto arenae ambitu jactata, nihil lĆditur. 8 Colubra restem non parit. â Une couleuvre nâengendre pas une corde. Câest un proverbe qui a le mĂȘme sens que cet autre quâon trouve dans un ancien poĂ«te E vipera rursum vipera nascitur. Câest lâĂ©quivalent, de celui-ci Bon chien chasse de race. 9 Tertiarius mortuus pro mortuo. â Les anciens, Ă un gladiateur vaincu, en substituaient, jusquâĂ trois lâun aprĂšs lâautre, pour combattre contre le vainqueur ; on les appelai subdititii ou snpposititii ou tertiarii, en grec ephedroi. Ici PĂ©trone dit que le gladiateur quâon substitua Ă un autre, qui venait de mourir, Ă©tait lui-mĂȘme un mort, un cadavre, mortuus pro mortuo, car il avait les nerfs coupĂ©s, nervia prĂŠcisa. Caracalla, au rapport de Dion dans la Vie de cet empereur, prenait un si grand plaisir Ă voir rĂ©pandre le sang des gladiateurs, quâil en obligea un, nommĂ© Baton, Ă combattre dans un mĂȘme jour contre trois autres successivement, jusquâĂ ce quâil lâeĂ»t fait tuer ; aprĂšs quoi il lui fit faire des obsĂšques magnifiques. 10 Ad summam, omnes postea secti sunt. â La loi des gladiateurs les contraignant Ă combattre jusquâĂ la mort, ceux qui nâavaient pas de cĆur, aprĂšs un combat dâun moment, se blessaient eux-mĂȘmes, et se coupaient quelquefois un bras pour Ă©mouvoir la compassion des spectateurs et obtenir quâon leur sauvĂąt la vie. Câest lĂ le sens de secti sunt Ils se firent quelques blessures pour terminer le combat. » JuvĂ©nal, dans sa deuxiĂšme satire, dit en parlant dâun de ces poltrons . . . . . Sergiolus jam radere guttur CĂŠperat, et secto requiem sperare lacerto. CHAPITRE XLVI. 1 Cicaro meus. â Câest un terme de tendresse, comme nous disons en français mon poupon, mon poulet. Horace, satire 3 du livre II, en parlant dâun enfant, lâappelle catellus. Ce qui prouve que Cicaro nâest pas ici un nom propre, mais un surnom dâamitiĂ©, câest que Trimalchion sâen sert dans la suite de cette satire, chapitre 7-1, pour dĂ©signer son fils, ou du moins un enfant quâil affectionnait beaucoup Ad dexteram pones statuam FortunatĂŠ meĂŠ, et catellam cingulo alligatam, et Cicaronem meum. Selon Heinsius et Burmann, Cicaro serait mis ici, par corruption, pour Cicero, nom que les anciens donnaient Ă tous les enfants qui annonçaient de grandes dispositions, comme nous dirions dâun enfant bornĂ© Ce nâest pas un Voltaire. Quintilien, livre X, dit en parlant de CicĂ©ron Apud posteros id consequutus est, ut Cicero non jam hominis nomen, sed eloquentiĂŠ habeatur. Peut-ĂȘtre est-ce lĂ lâorigine du nom de cicerone que lâon donne, en Italie, Ă ceux qui se louent aux Ă©trangers pour leur montrer et leur expliquer les antiquitĂ©s de cette contrĂ©e. 2 Libra rubricata. â Pour libros rubricutos ; barbarisme grossier, qui indique assez lâignorance de celui qui parle. Câest ainsi que lâon appelait les livres de droit, parce que les titres en Ă©taient Ă©crits en lettres rouges, ce qui leur fit donner le titre de rubriques. Perse, satire cinquiĂšme, dit, en parlant dâun livre renfermant les rĂ©ponses dâun cĂ©lĂšbre jurisconsulte Excepto, si quid Mazuri rubrica vetavit. Ce mot est passĂ© de la jurisprudence dans le langage ordinaire, pour signifier des ruses, des finesses, des dĂ©tours. 3 Destinavi illum artificium aut tonsorium doceri, aut prĆconem, aut certe causidicum. â Admirez la progression dans laquelle cet affranchi place les diverses professions auxquelles son fils peut prĂ©tendre, sâil apprend bien le droit Jâai rĂ©solu, dit-il, de lui faire apprendre quelque profession utile, comme celle de barbier, de crieur public, ou tout au moins dâavocat. Et ce nâest pas sans raison quâil place en premiĂšre ligne le mĂ©tier de barbier ; car, sous NĂ©ron et ses successeurs, on vit souvent les premiĂšres charges de la cour occupĂ©es par des gens qui avaient Ă©tĂ© barbiers ou baigneurs. Ce qui motive encore son estime particuliĂšre pour les barbiers, câest quâon en vit plusieurs qui lâemportaient en crĂ©dit et eu richesses sur tous les patriciens ; comme celui dont parle JuvĂ©nal dans sa premiĂšre satire Patricios omnes opibus quum provocet unus Quo tondente gravis juveni mihi barba sonabat. Il juge, en outre, que faire de son fils un barbier ou un crieur public, câest plus que dâen faire un avocat. Il avait vu sans doute plus de gens de cette sorte, que dâavocats, faire fortune Ă la cour. Ainsi, le mĂȘme JuvĂ©nal dit, satire VII, que si lâempereur ne relevait pas la fortune et lâespĂ©rance des poĂ«tes, les plus cĂ©lĂšbres allaient se faire ou baigneurs, ou boulangers, ou crieurs publics . . . . . Quum jam celebres notique poetae Balneolum Gabiis, Romae conducere furnos Tentarent ; nec fĆdum alii, nec turpe putarent PrĆcones fieri. Martial, livre V, Ă©pigramme 50, donnant des conseils Ă un de ses amis sur lâĂ©ducation de son fils, lui recommande de lââĂ©loigner de lâĂ©tude de lâĂ©loquence, de la poĂ©sie, du droit et de toutes les sciences ; et il ajoute Veut-il apprendre quelque chose dâutile, quâil se fasse musicien ou joueur dâinstruments Fac, discat citharĆdus, aut choraules ; ou, sâil nâa pas assez dâesprit pour ces arts, faites-le crieur public ou architecte, » Et livre VI, Ă©pigramme 8, il raconte quâun vieillard avait refusĂ© sa fille Ă deux prĂ©teurs, quatre tribuns, sept avocats et dix poĂ«tes, PrĆtores duos, quatuor tribuni, Septem causidici, decem poetĆ, pour la donner Ă un crieur public. CHAPITRE XLVII. 1 Petauristarios. â Il paraĂźt, dâaprĂšs ce passage, que les anciens Ă©taient parvenus Ă dresser des porcs Ă diffĂ©rents exercices de voltige et Ă certains tours dâadresse, ce qui est prodigieux, vu la lourdeur et le peu dâintelligence de ces animaux. 2 Vitulos, aeno coctos. â On servait sur la table, des veaux, des porcs, des sangliers tout entiers. Ărasme rapporte le proverbe Solidos e clibano boves ; et le poĂ«te comique Antiphane, au rapport dâAthĂ©nĂ©e, livre IV, dit, dans sa piĂšce intitulĂ©e PĂ©lops Nos pĂšres faisaient rĂŽtir un bĆuf entier, un mouton, un cerf. On dit mĂȘme, ajoute-t-il, quâun cuisinier ce qui est monstrueux fit rĂŽtir et servit au grand roi le roi des Perses un chameau tout entier ! 3 Ex quota decuria es ? â Chaque corps de mĂ©tier avait, chez les anciens, ses chefs, quâon appelait dĂ©curions, et chacun dâeux avait plusieurs ouvriers et artisans dans sa dĂ©curie, câest-Ă -dire sous sa direction. Ces dĂ©curies Ă©taient plus ou moins honorables, selon la profession ou lâemploi de ceux dont elles Ă©taient composĂ©es ; ce qui faisait que lâon tirait quelquefois un homme dâune dĂ©curie pour le placer dans une autre plus distinguĂ©e, pour rĂ©compenser son mĂ©rite ; et quelquefois aussi quâon le faisait descendre dans une dĂ©curie infĂ©rieure pour le punir. Ex quota decuria es ? Ces paroles sont pleines de vanitĂ© et dâostentation par lĂ Trimalchion indique quâil avait tant dâesclaves, quâil Ă©tait obligĂ© de les distinguer par dĂ©curies. Or, les Romains avaient trois sortes de valets les principaux se nommaient atrienses, et ils servaient dans le palais ; viatores Ă©taient les valets de pied, quâon envoyait de cĂŽtĂ© et dâautre, et quâon appelait aussi cursores ; les moins estimĂ©s Ă©taient les villici,' 'ou valets de basse-cour. CHAPITRE XLVIII. 1 Dicitur confine esse Tarracinensibus et Tarentinis. â La premiĂšre de ces villes est dans la campagne de Rome, et la seconde aux extrĂ©mitĂ©s du royaume de Naples. Ce passage suffirait seul pour prouver que ce nâest pas NĂ©ron que PĂ©trone a eu en vue sous le nom de Trimalchion cet empereur nâĂ©tait pas sans doute un Ă©rudit, mais il nâĂ©tait pas non plus dâune ignorance assez grossiĂšre pour commettre dâaussi lourdes bĂ©vues. Il est donc beaucoup plus probable que notre auteur a voulu peindre ici Tigellin, cet homme sorti de la lie du peuple, qui, Ă force de bassesses et dâintrigues, parvint Ă supplanter PĂ©trone dans la faveur de NĂ©ron, et bientĂŽt aprĂšs Ă le perdre. CHAPITRE L. 1 Quum Ilium cuptum est, Annibal, homo vafer, etc. â Cette histoire, ou plutĂŽt ce conte de Trimalchion sur lâorigine de lâairain de Corinthe, est parfaitement conforme Ă son Ă©ducation, et offre un trait dâexcellent comique. Personne nâignore combien Annibal fut postĂ©rieur Ă la guerre de Troie. Ce fut lâan de Rome 608, cinquante-sept ans aprĂšs quâAnnibal eut quittĂ© lâItalie, que les Romains prirent Corinthe et la livrĂšrent aux flammes. On prĂ©tend que, du mĂ©lange des mĂ©taux qui se fondirent dans lâembrasement de cette ville, se forma le bronze de Corinthe. CHAPITRE LI. 1 Fuit tamen faber, qui fecit phialam vitream, quĂŠ non frangebatur. â Parmi les dĂ©couvertes que nous devons aux anciens, il en est peu de plus utiles pour les commoditĂ©s et les agrĂ©ments de la vie que lâinvention du verre. Cette dĂ©couverte est due au hasard, et remonte Ă mille ans environ avant lâĂšre chrĂ©tienne. Pline dit que des marchands de nitre, qui traversaient la PhĂ©nicie, sâĂ©tant arrĂȘtĂ©s sur les bords du fleuve BĂ©los pour y faire cuire leur nourriture, mirent, Ă dĂ©faut de pierres, des morceaux de nitre pour soutenir leurs vases, et que ce nitre, mĂȘlĂ© avec le sable, se fondit Ă la chaleur du feu, et forma une liqueur claire et transparente qui, sâĂ©tant figĂ©e, donna la premiĂšre idĂ©e de la façon du verre. Il est dâautant plus Ă©tonnant que les anciens nâaient pas connu plus tĂŽt lâart de rendre le verre propre Ă transmettre la lumiĂšre dans leurs maisons, et Ă conserver la reprĂ©sentation des objets, en appliquant lâĂ©tain derriĂšre les glaces, que les progrĂšs de la dĂ©couverte du verre furent chez eux portĂ©s fort loin. En effet, quels beaux ouvrages nâont-ils pas faits avec cette matiĂšre ! Quoi de plus superbe, par exemple, que ces colonnes de verre, dâune hauteur et dâune grosseur prodigieuses qui dĂ©coraient le temple de LâĂźle dâAradus ? Mais le plus fameux ouvrage en verre est le théùtre que Seaurus fit construire, pendant quâil Ă©tait Ă©dile ce théùtre avait trois Ă©tages ornĂ©s de trois cent soixante colonnes. Le premier Ă©tage Ă©tait tout de marbre ; le deuxiĂšme, tout incrustĂ© de verre en mosaĂŻque, ornement jusquâalors inconnu, et qui nâa jamais Ă©tĂ© imitĂ© depuis ; le troisiĂšme Ă©tait de bois dorĂ©. Les colonnes du premier Ă©tage avaient 13 mĂštres environ de hauteur ; trois mille statues de bronze, placĂ©es entre les piliers, rendaient ce théùtre le plus noble et le plus somptueux que lâon ait jamais vu. Quant Ă lâhistoire racontĂ©e par Trimalchion au sujet du verre mallĂ©able, elle ne mĂ©rite aucune croyance. CâĂ©tait un conte dĂ©jĂ usĂ© chez les anciens, et dont les hommes instruits se moquaient. Cependant, il paraĂźt quâon y croyait encore du temps de Pline lâAncien, qui place cette invention sous le rĂšgne de TibĂšre. Voyez livre xxxvi, chapitre 26, oĂč il assure quâon se contenta de ruiner la boutique et les instruments de lâouvrier. Dâautres auteurs, comme Dion, livre LVII, et Isidore, livre XVI, chapitre 15. prĂ©tendent quâon fit mourir lâinventeur. CHAPITRE LII. 1 Quemadmodum Cassandra occidit filios suos. â Cette histoire de Cassandre qui tue ses enfants, et de NiobĂ© enfermĂ©e dans le cheval de Troie, est une nouvelle preuve de lâignorance de Trimalchion, qui, voulant expliquer Ă ses convives les sujets ciselĂ©s sur ses amphores dâargent, brouille, confond les faits et les Ă©poques. Quâest-ce encore que ces combats dâHermĂ©ros et de PĂ©tracte ? Je pense que notre Midas veut parler du combat dâHector et de Patrocle. On voit tous les jours des gens sans Ă©ducation commettre de pareilles bĂ©vues, lorsquâils veulent faire preuve dâĂ©rudition. Ce serait donc peine perdue que de chercher Ă expliquer sĂ©rieusement les discours de cet ivrogne. 2 Credite mihi, cordacem nemo melius ducit. â La cordace, danse lascive des Grecs. AthĂ©nĂ©e, livres IX et XIV, dit quâil nây avait que des personnes sans pudeur qui osassent la danser elle Ă©tait probablement du genre des boleros espagnols et de la chahut de nos guinguettes. Meursius, dans son Orchestrum, prodigue lâĂ©rudition sur cette danse, et cite une multitude de passages empruntĂ©s dâauteurs grecs et latins qui en ont parlĂ© ; mais nous nâavons pu faire aucun usage des lambeaux quâil entasse sans choix et sans ordre, malgrĂ© lâextrĂȘme envie que nous avions dâoffrir Ă nos lecteurs une description dĂ©taillĂ©e de cette danse. Quoi quâil en soit, elle devait ĂȘtre dâune indĂ©cence rare ; puisque Trimalchion veut en amuser lâivresse de ses convives et la sienne ; et nous croyons pouvoir, sans nous tromper, la ranger dans la classe des danses obscĂšnes. Les Grecs en firent leurs dĂ©lices, et les Romains lâadoptĂšrent avec une espĂšce de fureur, lorsquâils eurent pris les mĆurs, les arts et les vices de la GrĂšce. Câest probablement la cordace qui donna aux Romains lâidĂ©e de la danse nuptiale qui offrait la peinture la plus dissolue de toutes les actions secrĂštes du mariage. La licence de cet exercice fut poussĂ©e si loin sous le rĂšgne de TibĂšre, que le sĂ©nat fut forcĂ© de chasser de Rome, par un dĂ©cret solennel, tous les danseurs et tous les maĂźtres de danse ; mais le mal Ă©tait trop grand, lorsquâon y appliqua ce remĂšde extrĂȘme, et la dĂ©fense ne servit quâĂ rendre ce plaisir plus piquant. Qui le croirait ? la jeunesse romaine prit la place des danseurs Ă gages quâon avait chassĂ©s. Le peuple imita la noblesse ; et les sĂ©nateurs eux-mĂȘmes nâeurent pas honte de se livrer Ă cet indigne exercice. Il nây eut plus de distinction sur ce point entre les plus grands noms et la plus vile canaille de Rome. Enfin lâempereur Domitien, qui nâĂ©tait rien moins que dĂ©licat sur les mĆurs, se vit obligĂ© dâexclure du sĂ©nat des pĂšres conscrits qui sâĂ©taient avilis au point, dâexĂ©cuter en public ces sortes de danses. Cette frĂ©nĂ©sie de danser Ă©tait bien Ă©loignĂ©e de la modestie des mĆurs romaines du temps de CicĂ©ron, qui, dans lâoraison pro Murena, dit que lâon ne pouvait faire Ă un homme une injure plus grave que de lâappeler danseur Un homme, ajoute-t-il, ne peut danser, sâil nâest ivre ou fou. CHAPITRE LIII. 1 Saltuariorum testumenta. â Saltuarii, ceux qui Ă©taient chargĂ©s de la garde des forĂȘts et des fruits. 2 Trimalchio cum elogio exheredabatur. â Tel Ă©tait le malheur de ces temps-lĂ , que les empereurs cassaient souvent, les testaments des particuliers pour sâemparer de leurs biens. DĂšs lors, ceux qui voulaient en conserver une partie Ă leur famille Ă©taient obligĂ©s de faire un legs considĂ©rable Ă lâempereur, pour lâintĂ©resser Ă maintenir leurs dispositions testamentaires. Quelques-uns sâen excusaient dans leurs testaments, et y expliquaient les raisons quâils avaient de ne rien laisser Ă lâempereur. Câest le sens du mot elogium, qui, dans le droit, se prend ordinairement en mauvaise part, et sâapplique aux motifs quâon allĂ©guait pour exhĂ©rĂ©der quelquâun. Ainsi saint Augustin in Sermone de vita et moribus clericorum dit Ambos exheredavit, illum cum laude, istum cum elogio. CHAPITRE LIV. 1 Alienum mortuum plorare. â Allusion au mĂ©tier de ces femmes quâon louait pour pleurer aux funĂ©railles. Lucilius, satire XXII, dit Ă ce sujet CouductĆ flent alieno in funere ; Stace, livre V des Silves, vers 245 Non sua funera plorant ; et SĂ©nĂšque, de Clementia, livre X, chapitre 6 Qui a sapiente exigit ut lamentationem exigat et in alienis funeribus gemitus. CHAPITRE LV. 1 Summa carminis penes Nursum Thracem commorata est. â Quelques critiques veulent que ce Marsus soit le poĂ«te de ce nom auquel Martial liv. IV, Ă©pigr. 29 attribue un poĂ«me sur les Amazones, et dont les ouvrages nâexistent plus, Ă lâexception du quatrain suivant sur la mort de Tibulle, dont il Ă©tait contemporain, et qui mourut apparemment peu de jours aprĂšs Virgile Te quoque Virgilio comitem non Ćqua, Tibulle, Mors juvenem campos misit in Elysios, Ne foret, aut Elegis molles qui fleret amores, Aut caneret forti regia bella manu. Dâautres critiques ont substituĂ© Mopsus, poĂ«te tragique, Ă Marsus. Mais, dit Burmann, on ne voit nulle part que ni lâun ni lâautre soient nĂ©s dans la Thrace. Dâailleurs, il est vraisemblable que les convives de Trimalchion, beaux esprits, qui affectaient la grĂ©comanie, qui faisaient Ă lâenvi parade de leur Ă©rudition, ont imaginĂ© de citer plutĂŽt quelque poĂ«te ancien de la GrĂšce, quâun poĂ«te latin moderne ; et comme lâintention de PĂ©trone Ă©tait de les tourner en ridicule, et de mettre dans tout son jour la bĂȘtise de ces fanfarons de science, il nâest pas Ă©tonnant quâils aient nommĂ© prĂ©cisĂ©ment le plus mauvais. Jâaime donc mieux croire, ajoute Burmann, que les copistes, pour abrĂ©ger le mot, ont Ă©crit Morsum pour Morsimum. Morsimus Ă©tait effectivement un poĂ«te tragique, que Suidas reprĂ©sente comme le plus mĂ©prisable des Pradons de la GrĂšce, et dont Aristophane se moque dans sa comĂ©die des Grenouilles. 2 Quid putes inter Ciceronem et Publium interesse. â Publius Syrus, ainsi nommĂ© parce quâil Ă©tait nĂ© en Syrie, fut conduit comme esclave Ă Rome, y acquit dans la suite beaucoup de cĂ©lĂ©britĂ© par ses comĂ©dies, qui lui valurent lâestime et la protection de Jules CĂ©sar. Decius Laberius, qui excellait dans ce genre, appelĂ© mimique par les anciens, venait de mourir. Publius, qui avait Ă©tĂ© quelque temps son rival, lui succĂ©da, et obtint des succĂšs plus Ă©clatants encore que son prĂ©dĂ©cesseur. Quelques anciens ont mis les piĂšces de ce mimographe au-dessus de tout ce que les poĂ«tes tragiques et comiques avaient produit de meilleur. Jules CĂ©sar en faisait un cas infini ; et, aprĂšs lui, Cassius Severus et SĂ©nĂšque le Philosophe en jugĂšrent trĂšs-favorablement. NĂ©anmoins ses piĂšces nâeurent pas le mĂȘme succĂšs dans tous les temps lâempereur Claude en raffolait ; mais, Ă cette Ă©poque, le peuple jadis roi ne partageait pas lâengouement du prince, et frondait au théùtre lâadmiration de lâauguste protecteur. Claude prit le parti dâuser de rigueur ; et, tandis que Messaline remplissait Rome et lâunivers du scandale de ses dĂ©bauches, plus soigneux de la gloire de Publius que de lâhonneur du lit impĂ©rial, il ordonnait au censeur de prendre les prĂ©cautions nĂ©cessaires pour forcer les Romains Ă rire aux comĂ©dies de son poĂ«te favori. Quoi quâil en soit, CicĂ©ron, trĂšs-bon juge en littĂ©rature, ou nâaimait pas le genre de Publius, ou mĂ©prisait ses talens ; car il Ă©crit Ă lâun de ses amis quâil a su se faire assez de violence pour assister sans ennui, pendant les jeux cĂ©lĂ©brĂ©s par CĂ©sar, aux piĂšces de Publius et de Laberius. Mais, pensĂąt-on diffĂ©remment sur le compte de ce poĂ«te, le parallĂšle que fait Trimalchion nâen paraĂźtra sĂ»rement pas moins absurde au lecteur sensĂ© car lâauteur des Offices, des Tusculanes, et de tant dâautres ouvrages sĂ©rieux et sublimes, ne peut avoir aucun Irait de ressemblance avec un poĂ«te comique, quelles que soient les saillies aimables et spirituelles que celui-ci ait semĂ©es dans ses piĂšces. 3 Ciconia etiam grata, peregrina, hospita. â Avant le rĂšgne dâAuguste, on ne sâĂ©tait pas encore avisĂ© de manger des cigognes ; dâoĂč Horace dit, satire 2 du livre II Tutus erat rhombus, tutoque ciconia nido, Donec vos auctor docuit praetorius. Ce fut un certain Acinius Rufus qui, le premier, fit servir des cigognes sur sa table, et les mit Ă la mode ; et comme ensuite il brigua la prĂ©ture qui lui fut refusĂ©e, on fit Ă ce propos une chanson dont voici le sens Si ce galant Rufus, qui apprĂȘte si bien les cigognes, nâa pas eu les suffrages en sa faveur, câest que le peuple a voulu venger la mort de ces oiseaux. Les cigognes, dâailleurs, nâĂ©taient pas bonnes Ă manger leur raretĂ© en faisait tout le prix. 4 Ăquum est, induere nuptam ventum textilem. â SĂ©nĂšque, de Beneficiis, lib. VII, dit Je vois des vĂȘtements de soie, si lâon peut appeler vĂȘtements ces Ă©toffes qui ne mettent Ă couvert ni le corps ni la pudeur, et avec lesquelles une femme ne peut dire, sans mentir, quâelle nâest pas nue. Câest ce quâon va chercher Ă grands frais chez des nations inconnues, afin que nos femmes fassent voir au public tout ce quâelles peuvent faire voir en particulier Ă leurs galants. » Il nâest pas nĂ©cessaire de faire sentir le rapport qui existe entre le passage de SĂ©nĂšque et les vers de PĂ©trone Ăquum est, induere nuptam ventum textilem, Palam prostare nudam in nebula linea. Varron appelle ces habits vitreas togas, des robes de verre. Saint JĂ©rĂŽme, Ă©crivant Ă LĂ©ta sur lâĂ©ducation de sa fille, veut quâelle porte des habits qui la garantissent du froid, et qui ne la laissent pas nue en la couvrant Non quibus vestita corpora nudentur. Horace, satire 2 du livre I . . . . . Cois tibi paene videre est, Ut nudam. . . . Coae vestes Ă©taient des habits dâune gaze trĂšs-fine quâon faisait dans lâĂźle de Cos, oĂč il y avait une grande quantitĂ© de vers Ă soie Pline, liv. II, chap. 23. CHAPITRE LVI. 1 Puerque, super hoc positus officium, apophoreta recitavit. â Les Romains, pendant les Saturnales, et lorsquâils donnaient des festins, faisaient des espĂšces de loteries oĂč lâon tirait des billets qui contenaient toutes sortes de choses dont le maĂźtre de la maison faisait prĂ©sent aux convives. Pour rendre ces loteries plus divertissantes, au lieu de billets blancs, comme dans les nĂŽtres, on y mettait des sentences extravagantes ou des choses de nulle valeur, pour se moquer de ceux Ă qui ces billets tombaient en partage. SuĂ©tone, dans la Vie dâAuguste, chapitre 75, en donne des exemples Aux Saturnales, dit-il, et mĂȘme en dâautres occasions oĂč il voulait se divertir, cet empereur faisait des loteries oĂč il mettait des habits magnifiques, de lâor, de lâargent, quelquefois des mĂ©dailles ; puis des Ă©ponges, des pelles Ă feu, des pincettes, des tuniques de poil de chĂšvre, et des lots encore plus bizarres. » Le mĂȘme historien dit que NĂ©ron faisait en particulier de semblables loteries, et que dans les fĂȘtes quâil cĂ©lĂ©bra pro Ćternitate imperii, pour lâĂ©ternelle durĂ©e de lâempire, il en ouvrit de publiques, oĂč il fut, selon sa coutume dans ces sortes dâoccasions, gĂ©nĂ©reux et prodigue Ă lâexcĂšs. Il faisait jeter au peuple mille billets par jour, dont quelques-uns renfermaient des lots assez considĂ©rables pour faire tout dâun coup la fortune de ceux entre les mains desquels ils tombaient. Louis XIV donna quelquefois le mĂȘme divertissement Ă sa cour ; mais la dignitĂ© naturelle du prince nây admettait que des accessoires convenables Ă la majestĂ© du trĂŽne. 2 Argentum sceleratum ! â Lâargent est appelĂ© ici sceleratum, câest-Ă -dire causa omnium scelerum. . . . . . Quid non mortalia pectora cogis Auri sacra fames ? a dit Virgile. On donnait Ă Rome le nom de sceleratus, non-seulement aux personnes qui commettaient des crimes, mais aux choses inanimĂ©es. Câest ainsi quâon appelait porte ScĂ©lĂ©rate la porte Carmentale, par oĂč Ă©taient sortis les trois cent six Fabiens qui furent tous tuĂ©s par les Ătruriens ; et rueScĂ©lĂ©rate,celle dans laquelle la femme de Tarquin fit passer son char sur le corps de son pĂšre. 3 Seriphia et contumelia ! â Il y a dans ce passage une foule de jeux de mots et de mauvaises plaisanteries dont le sens est souvent inintelligible. Cependant nous avons quelquefois rĂ©ussi Ă les comprendre tel est, par exemple, le rapport de son, intraduisible en français, qui existe entre contumelia, des outrages, et contus cum malo, un croc et une pomme ; le rapport de forme entre porri, des poireaux, et flagellum, un fouet ; entre canalem et pedalem un canal et une mesure dâun pied, et lepus et solea, un liĂšvre et une pantoufle. Mais entre les mots murĆnam et litteram, et murem cum rana alligatum et fascem betĆ, le jeu de mots est encore plus facile Ă saisir murĆna, en effet, renferme, Ă une lettre prĂšs, mus et rana. Pour comprendre lâanalogie qui existe entre litteram et betĆ, il faut se rappeler que beta, B, est la seconde lettre de lâalphabet grec. Ces niaiseries sont bien dignes de Trimalchion et de ses convives. CHAPITRE LX. 1 Repente lacunaria sonare caeperunt. â Les Romains Ă©taient si somptueux dans leurs festins, que les lambris de leurs salles Ă manger se changeaient quelquefois Ă chaque service, soit en tournant sur eux-mĂȘmes, soit en sâentrâouvrant. SĂ©nĂšque, Ă©pĂźtre 91 Qui versatilia coenationum laquearia ita coaginentat, ut subinde alia facies atque alia succedat, et toties tecta quoties fercula mutentur, etc. SuĂ©tone, dans la Vie de NĂ©ron, chapitre 31, dĂ©crit de semblables lambris pratiquĂ©s dans le palais de cet empereur, et dâoĂč lâon rĂ©pandait sur les convives des fleurs et des parfums. 2 CoronĆ aureĆ, cum alabastris unguenti, pendebant. â AthĂ©nĂ©e, livre xv, nous apprend quâon apportait pour chacun des convives des couronnes et des parfums, avant de servir le fruit les Grecs les faisaient descendre du plafond Ă lâaide dâune machine. Le poĂ«te Alexis raconte que lâon vit paraĂźtre dans les banquets des colombes frottĂ©es dâessences quâelles rĂ©pandaient, en volant, sur la table et sur les convives. Horace, odes 4 et 38 du livre I, demande des couronnes de myrte Ă lâesclave qui lui verse Ă boire il est aussi question, au chapitre 28 dâIsaĂŻe, de ces couronnes dont les buveurs se paraient Ă la fin des repas, et lorsque le vin les faisait chanceler. Presque toutes ces habitudes de luxe avaient passĂ© des Assyriens aux Grecs, soit par les Ăgyptiens, soit par les PhĂ©niciens, et sâĂ©taient transmises des Grecs aux Romains. Les couronnes ordinaires des festins Ă©taient de fleurs ou de myrte ; mais celles que Trimalchion fait donner Ă ses convives sont dâor, ou tout au moins dorĂ©es, pour montrer la richesse et la magnificence du maĂźtre de la maison. 3 Priapus, a pistore factus. â Comme Priape Ă©tait le dieu des jardins, il Ă©tait tout naturel quâil prĂ©sidĂąt au dessert. Les pĂątissiers faisaient pour ce service des figures de Priape qui, dans le devant de leur robe, car tel est le vĂ©ritable sens de ces mots sinu satis amplo, offraient aux convives toutes sortes de fruits et de raisins omnis generis poma et uvas sustinebat. Ces Priapes Ă©taient de pĂąte cuite, et on pouvait les manger, comme le dit Martial dans lâĂ©pigramme 69 du livre XIV Si vis esse satur, nostrum potes esse Priapum. 4 CĆperunt effundere crocum. â SĂ©nĂšque, dans lâĂ©pĂźtre 91, rapporte que lâon faisait jaillir du safran dans les salles de festin par des tuyaux cachĂ©s. On sâen servait surtout dans les fĂȘtes sacrĂ©es, et on en parfumait les coussins sur lesquels on posait les statues des dieux. 5 Unum Cerdonem, alterum Felicionem, tertium Lucronem. â Ce sont des noms de divinitĂ©s, comme celles que saint Augustin tourne en ridicule au commencement de son ouvrage intitulĂ© la CitĂ© de Dieu. Les anciens avaient fini par Ă©tablir une divinitĂ© spĂ©ciale pour chaque action et pour chaque objet. â Cerdonem, kerdos, signifie gain, lucre, profit, dâoĂč lâon tire lâĂ©tymologie du vieux mot français guerdon, qui veut dire la rĂ©compense ou le profit de quelque travail ou service. PolĂ©mon, ancien et cĂ©lĂšbre historien, Ă©crit, au rapport dâAthĂ©nĂ©e, livre V, que les habitants de Sparte adoraient un dieu quâils appelaient Kerdon. JuvĂ©nal appelle cerdones des artisans, des gagne-petit, satire IV, avant-dernier vers. â Felicionem de felix, le dieu du bonheur. â Lucronem de lucrum, le dieu du gain ; le mĂȘme probablement que Cerdon ce nâĂ©tait pas trop de deux divinitĂ©s de cette nature pour un homme qui avait fait sa fortune par des gains qui nâĂ©taient probablement pas trĂšs-lĂ©gitimes. Arnobe, livre IV, Contre les gentils, leur reproche des dieux quâils adoraient sous le mĂȘme nom, Lucrios deos, qui prĂ©sidaient aux gains mĂȘme les plus dĂ©shonnĂȘtes et les plus injustes CHAPITRE LXII. 1 Intellexi illum versipellem esse. â Les Latins nommaient varios et versipelles ceux qui, comme ProtĂ©e, changeaient de forme quand il leur plaisait. Plaute, dans Amphitryon, dit en parlant de Jupiter, tantĂŽt taureau, tantĂŽt cygne, tantĂŽt corbeau Ita versipellem se facit quando lubet. Ce mot rĂ©pond Ă peu prĂšs Ă notre loup-garou et, au lycanthrope. des Grecs. Pline dit Ă ce sujet, livre VIII, chapitre 22 Homines in lupos verti, rursumque restitui sibi, falsum esse, confidenter existimare de-bemus. Unde tamen ista vulgo infixa sit fama in tantum, ut in maledictis versipelles habeat, indicabitur. CHAPITRE LXIII. 1 Asinus in tegulis. â Câest une expression, proverbiale, pour dire une chose surprenante et incroyable. 2 Nam a puero vitam chiam gessi. â Car, dĂšs mon enfance, jâai toujours menĂ© une vie voluptueuse. » Vitam chiam, ainsi appelĂ©e de Chio, une des Ăźles de la mer EgĂ©e, renommĂ©e pour la mollesse de ses habitants. AthĂ©nĂ©e, livre I, nous apprend que la vie voluptueuse de ce peuple Ă©tait, passĂ©e en proverbe, comme celle des PhĂ©aciens, leurs voisins. HomĂšre, dans lâOdyssĂ©e, Horace, Ă©pĂźtre 15 du livre I, et Junius, dans ses proverbes, font mention de cette Ăźle, oĂč les concerts dâinstruments, les danses et les festins Ă©taient continuels. 3 Subito strigĆ cĆperunt. â StrigĆ ou striges Ă©taient des oiseaux de nuit qui, disait-on, enlevaient les enfants au berceau et leur suçaient le sang câest cette espĂšce de grande chauve-souris que nous appelons vampire. Ovide explique ainsi lâorigine de leur nom au livre VI des Fastes Nocte volant, puerosque petunt nutricis egentes, ............ Est illis strigibus nomen, sed nominis hujus Causa, quod horrenda stridere nocte solent. On a ensuite donnĂ© ce nom aux sorciĂšres, parce quâelles choisissent la nuit pour faire leurs malĂ©fices. Robert Southey, dans une de ses ballades, fait parler ainsi la SorciĂšre de Berkeley I have suckâd the breath of sleeping babes, The fiends have been my slaves ; I have ânointed myself with infantsâ fat, And feasted on rifled graves. Jâai sucĂ© le souffle des nouveau-nĂ©s pendant leur sommeil ; les dĂ©mons ont Ă©tĂ© mes esclaves ; je me suis parfumĂ©e de la graisse des enfants, et je me suis rĂ©galĂ©e de la chair des cadavres sur les tombeaux profanĂ©s. » ApulĂ©e, dans lâAne dâor, livre I, parle amplement de ces sorciĂšres, et dit quâelles sont surtout friandes de chair humaine. Les lois saliques ordonnent que si-une sorciĂšre a mangĂ© un homme, et quâelle en soit convaincue, elle payera 200 Ă©cus, » ce qui Ă©tait une grande somme pour ce temps-lĂ . Câest pour cette raison quâon gardait anciennement les corps morts avec tant de soin. 4 Salvum sit, quod tango. â Câest une formule de priĂšre pour Ă©carter un fĂącheux Ă©vĂ©nement. Le narrateur vient de dire que le Cappadocien perça de son Ă©pĂ©e une sorciĂšre dans lâendroit quâil indique sur son propre corps ou sur celui dâun de ses voisins de table, comme le marquent ces mots, hoc loco ; et, pour effacer la fĂącheuse impression de son rĂ©cit, ou la crainte superstitieuse que le geste quâil vient de faire a pu faire naĂźtre soit dans son esprit, soit dans celui du convive quâil a touchĂ©, il ajoute Salvum sit quod tango Que les dieux prĂ©servent dâun pareil accident lâendroit que je touche ! » CHAPITRE Unum Apelletem. â ApellĂšte Ă©tait un tragĂ©dien qui avait une trĂšs-belle voix ; Caligula le fit dĂ©chirer Ă coups de verges, pour avoir balancĂ© Ă rĂ©pondre lequel il trouvait le plus grand, de Jupiter ou de lui ; et, tandis quâIl expirait sous les coups, ce prince, en lâentendant gĂ©mir, eut la fĂ©rocitĂ© de dire quâil lui trouvait la voix charmante en cet instant.. VoyezSuĂ©tone, dans laViede cet empereur, chapitre 33. 2 Buccae ! buccĆ ! quot sunt hic ? â Câest une espĂšce de jeu puĂ©ril que Lavaur dĂ©crit ainsi Lâun monte Ă califourchon sur le dos de lâautre ; il le frappe dâune main et lĂšve quelques-uns des doigts de lâautre main, comme ceux qui jouent Ă la mourre ; puis il demande Ă celui qui est sous lui combien il a levĂ© de doigts, et continue Ă le frapper jusquâĂ ce quâil ait devinĂ©. » Chaque pays a un mot particulier pour dĂ©signer le patient. Peut-ĂȘtre, au lieu de buccĆ, serait-il prĂ©fĂ©rable de lire bucco, sot, imbĂ©cile, reproche qui semblerait sâadresser Ă la lenteur dâesprit de celui qui ne peut pas deviner combien de doigts on lui prĂ©sente. CHAPITRE LXV. 1 InsecutĆ sunt matteĆ. â Les mattĂ©es Ă©taient un service composĂ© de mets dĂ©licats, hachĂ©s et assaisonnĂ©s dâĂ©piceries, enfin tel que notre auteur va les dĂ©crire ; ce mot est tirĂ© du grec mattun qui vient de mattĂŽ, ou massĂŽ, pĂ©trir ; hacher. AthĂ©nĂ©e, vers la fin de son livre XIV, enseigne la maniĂšre de faire les mattĂ©es ; sa prescription est digne de figurer dans le Cuisinier royal ou le Cordon-Bleu Hachez et mĂȘlez ensemble, dit-il, une perdrix, des pigeons gras, des petits poulets gras, et arrosez le tout de vinaigre ou de verjus ; » et, livre iv, il y ajoute des oisons, des tourterelles, des grives, des merles, des liĂšvres, des agneaux, des chevreaux. Câest une espĂšce de salmis, ou plutĂŽt dâolla podrida, quâon mettait ordinairement sur table avant le dernier service. SĂ©nĂšque, Ă©pĂźtre 95 ; dit Ă ce sujet Piget esse singula, coguntur in unum sapores, in cĆna fit quod fieri debet saturo in ventre ; exspecto jam ut manducata ponantur On ne se contente plus de manger les mets sĂ©parĂ©s, on rassemble tous les goĂ»ts en un seul ; on fait Ă table ce qui doit se faire dans lâestomac rassasiĂ© ; on en viendra bientĂŽt, jâespĂšre, Ă servir des viandes toutes mĂąchĂ©es. » 2 Nudos pedes in terram deferre.â On devait cet hommage aux premiers magistrats du pays, et surtout au prĂ©teur qui rendait et faisait rendre la justice, de se lever sur ses pieds, lorsquâil entrait dans le lieu oĂč lâon Ă©tait ; et câest ce quâEncolpe se disposait Ă faire, prenant Habinnas pour le prĂ©teur, lorsquâAgamemnon lâavertit de son erreur. Ce passage prouve dâailleurs Ă©videmment que les anciens se mettaient Ă table les pieds nus, comme nous lâavons dit prĂ©cĂ©demment. Quand ils passaient dans la salle du festin, ils prenaient des mules de chambre, quâils quittaient au bas des lits, et quâils reprenaient en se levant. Ainsi Horace, satire 2 du livre II, dit que le maĂźtre de la maison, voulant se lever pour donner quelques ordres, demande ses pantoufles soleas poposcit. 3 Scissa lautam novemdialem servo suo Misello faciebat. â On nommait sacrum novemdiale le sacrifice que lâon faisait pour un mort, neuf jours aprĂšs son dĂ©cĂšs, et qui Ă©tait suivi dâun festin, auquel on invitait tous les amis du dĂ©funt. Cette solennitĂ© est indiquĂ©e dans la novelle 115 de Justinien, chapitre v, et dans saint Augustin, Questions sur la GenĂšse, oĂč il se plaint que les chrĂ©tiens imitent cette coutume des paĂŻens, quod apud Latinos novemdiale appellatur. Les jeux de lâanniversaire de la mort dâAnchise se font au jour de la neuvaine, EnĂ©ide, livre V Exspectata dies aderat, nonamque serena Auroram Phaethontis equi jam luce vehebant. Dans lâIliade chant XXIV, Priam demande Ă Achille neuf jours pour pleurer Hector. Ordinairement on gardait pendant sept jours le corps du dĂ©funt ; on le brĂ»lait le huitiĂšme jour, et le neuviĂšme on lâensevelissait. 4 Quem mortuum manumiserat. â CâĂ©tait un caprice, dont il est difficile de concevoir la raison, dâaffranchir un esclave Ă lâarticle de sa mort, Ă moins que ce ne fĂ»t pour ne pas perdre le prix de sa libertĂ© ; câest ce que les anciens appelaient moribundum manumittere, et non pas mortuum, comme le dit ici PĂ©trone pour outrer la plaisanterie. Les jurisconsultes ont Ă©tĂ© plusieurs fois consultĂ©s pour savoir si cet affranchissement Ă©tait valable, et la loi derniĂšre Digest. de manum. testam. dit positivement Quosdam scribere solitos, stichus quum morietur, liber esto. 5 Coacti sumus dimidias potiones super ossicula ejus effundere. â CâĂ©tait lâusage chez les anciens de verser du vin sur les bĂ»chers et sur les tombeaux des morts ; ainsi aux funĂ©railles de MisĂšne, livre VI de lâĂnĂ©ide Postquam coliapsi cineres, et flamma quievit, Relliquias vino et bibulam lavere favillam. Selon Festus, on appelait ces libations vinum respersum. Le religieux Numa avait cependant dĂ©fendu de rĂ©pandre du vin sur les bĂ»chers, par la loi Postumia, qui rĂ©glait les funĂ©railles Vino rogum ne adspergito Pline, liv. XIV, chap. 2. . CHAPITRE LXVI. 1 Scriblita frigida. â Habinnas se moque ici de Scissa, quand il parle de la tarte froide quâil a fait servir Ă ses convives les tartes, chez les anciens, ne se servaient que chaudes, comme le prouve ce passage de Martial, livre III, Ă©pigramme 17 Circumlata diu mensis scriblita secundis, Urebat nimio sĆva calore manus. CHAPITRE LXXX. 1 Intorto circa brachium pallio.â Ferrarius de Re vestiaria, liv. I, ch. 5 nous apprend que câĂ©tait la coutume des Romains, lorsquâils se prĂ©paraient Ă un combat imprĂ©vu, ou lorsquâils nâavaient pas eu le temps de prendre leurs armes dĂ©fensives, de sâentourer le bras gauche de leur manteau, en guise de bouclier. On en voit un exemple dans CĂ©sar, Guerre civile, livre I Reliqui coeunt inter se, et, repentino periculo exterriti, sinistras sagis involvunt, gladios distringunt, atque ita se a cetratis equitibusque defendunt, castrorum propinquitate confisi ; et dans Valerius Flaccus ; livre III, vers 118 Linquit et undantes mensas infectaque pernox Sacra Medon, chlamys imbelli circumvenit ostro Torta manum, strictoque vias praefulgurat ense. 2 Grex agit in scena mimum. â Que diraient les artistes dramatiques de notre siĂšcle remarquez bien que je ne me sers pas du mot de comĂ©diens, sâils venaient, ce qui nâest pas probable, Ă jeter les yeux sur ce passage oĂč PĂ©trone, en parlant des acteurs de son temps, se sert de lâexpression grossiĂšre grex, troupe, troupeau il y aurait de quoi faire jeter les hauts cris, mĂȘme aux artistes funambules. Il est bien vrai que, sous Louis XIV, on disait la troupe de MoliĂšre, et que lâauteur du Tartufe, qui Ă©tait comĂ©dien lui-mĂȘme, ne sâen offensait pas. Mais nous avons changĂ© tout cela ; et maintenant on dit une compagnie, une sociĂ©tĂ© dâartistes dramatiques ce qui ne veut pas dire que ces messieurs et ces dames aient plus de mĂ©rite que les comĂ©diens du temps de MoliĂšre. Non, sans doute, mais ils ont gagnĂ© en considĂ©ration ce quâils ont perdu en talent câest encore un perfectionnement. A propos de ce passage Grex agit in scena mimum, nous croyons devoir relever lâerreur oĂč sont tombĂ©s plusieurs interprĂštes dâHorace, qui prĂ©tendent que les mimes de lâantiquitĂ© Ă©taient une espĂšce de comĂ©die jouĂ©e par un seul acteur. Si ces mots de PĂ©trone Grex agit mimum, ne suffisaient pas pour prouver le contraire, nous pourrions citer plusieurs autres autoritĂ©s non moins imposantes, et entre autres ce vers dâHorace lui-mĂȘme, livre I, Ă©pĂźtre 18 . . . . . Vel partes mimum tractare secundas. CHAPITRE LXXXI. 1 Menelaus etiam antescholanus. â Les savants sont divisĂ©s sur la vĂ©ritable signification de ce mot antescholanus les uns en font une espĂšce de sous-maĂźtre, de rĂ©pĂ©titeur ; dâautres, et Gonsallo de Salas est de ce nombre, nây voient quâun inspecteur, un gardien du proscholium, vestibule des Ă©coles publiques, qui nâĂ©tait sĂ©parĂ© que par un rideau du lieu oĂč se tenait lâauditoire. Les Ă©lĂšves, avant de se prĂ©senter devant le professeur, devaient sây arrĂȘter pour composer leur visage et leur maintien, ce dont ils Ă©taient avertis par leproscholuschargĂ© de ce soin. CHAPITRE LXXXII. 1 In exercitu vestro phĆcasiati milites ambulant ? â Le phĆcasion Ă©tait un soulier blanc, dont la mode Ă©tait venue des Grecs, et que portaient les prĂȘtres, les courtisans et les baladins. Du reste, cette scĂšne, entre Encolpe et ce soldat matamore, est dâun naturel exquis. Il est impossible de peindre dâune maniĂšre plus vraie les transes dâun poltron qui veut faire le brave. CHAPITRE LXXXIII. 1 Etiam animorum esse picturam. â Le plus grand mĂ©rite de la peinture et de la sculpture a toujours Ă©tĂ©, non pas simplement de rendre exactement la forme des objets, mais dâanimer les personnages que lâon reprĂ©sente de façon Ă faire croire Ă leur existence rĂ©elle. Câest ce qui a fait dire Ă Virgile, en parlant des statues de bronze, spirantia Ćra. Pline rapporte un exemple remarquable dâun peintre qui excellait Ă donner lâexpression de la nature Ă ses figures Ăqualis ejus fuit Aristides Thebanus. Is omnium primus animum pinxit, et sensus omnes expressit, quos vocant GrĂŠci ebĂš ; item perturbationes, durior paulo in coloribus. Hujus pictura est, oppido capto ad matris mo-rientis e vulnere mammam adrepens infans intelligitur sentire mater et timere ne, emortuo lacte, sanguinem infans lambat, etc. 2 Si modo coronis aliquid credendum est. â On nâa jamais donnĂ© de couronnes publiques aux poĂ«tes, pour prix de leurs ouvrages, avec plus de magnificence que du temps de Domitien et de NĂ©ron. Ce dernier prince les briguait avec beaucoup dâaviditĂ©, au rapport de Tacite et de SuĂ©tone. On comptait jusquâĂ sept sortes de ces couronnes. La premiĂšre se nommait querna, de chĂȘne ; elle se donnait in Capitolino certamine, parce que le chĂȘne Ă©tait consacrĂ© Ă Jupiter Capitolin. Martial, livre IV, Ă©pigramme 45, sâĂ©crie O cui tarpeias licuit contingere quercus, Et meritas prima cingere fronde comas ! La deuxiĂšme, oleacea, qui fut instituĂ©e en lâhonneur de Minerve, Ă qui lâolivier Ă©tait dĂ©diĂ© on la recevait in Albano certamine. Voyez SuĂ©tone, dans la Vie de Domitien. La troisiĂšme, palmea, Ă©tait composĂ©e de branches de palmier, nouĂ©es avec des rubans de diverses couleurs ; ce qui lui faisait donner lâĂ©pithĂšte de lemniscata. Ausone dit Ă ce sujet Et quĂŠ jam dudum tibi palma poetica pollet Lemnisco ornata est, quo mea palma caret, La quatriĂšme, laurea on en couronnait aussi les empereurs ; ce qui a inspirĂ© Ă Stace cette pensĂ©e ingĂ©nieuse pour flatter Domitien At tu, quem longe primum stupet itala virtus Graiaque, cui geminae florent vatumque ducumque Certatim laurus, olim dolet altera vinci. ___________Achilleidoslib. 1, v. 14. La cinquiĂšme, ex edera. Pline en parle, livre XVI, chapitre 62 Alicui et semen nigrum, alii crocatum cujus coronis poetĆ utuntur, foliis minus nigris. DâoĂč Ovide Art dâaimer,liv. III, v. 411, se plaignant que les Muses sont dĂ©laissĂ©es et sans honneur Nunc ederae sine honore jacent. . . . . . La sixiĂšme, myrtea. CâĂ©tait avec raison quâon couronnait les poĂ«tes Ă©lĂ©giaques et lyriques du myrte consacrĂ© Ă VĂ©nus ; ce qui a fait dire Ă Stace, livre I, silve 2 . . . . . .Mitisque incedere vates Maluit, et nostra laurum subtexere myrto. Enfin la septiĂšme, ex apio, dâache, espĂšce de grand persil. Dans son commentaire sur ces vers de 15 sixiĂšme Ă©glogue de Virgile Ut linus haec illi divino carmine pastor, Floribus atque apio crines ornatus amaro, Dixerit. . . . Servius nous apprend quâon dĂ©cernait cette couronne dans les jeux NĂ©mĂ©ens, qui furent instituĂ©s en lâhonneur du poĂ«te Archemorus. Ju-vĂ©nal sat. VIII, v. 224 adresse Ă NĂ©ron le reproche dâavoir briguĂ© la couronne dâache Quid Nero tam saeva crudaque tyrannide fecit ? Haec opera atque hae sunt generosi principis artes, Gaudentis faedo peregrina ad pulpita saltu Prostitui, graiaeque apium meruisse coronae. Dans les jeux publics, le mĂȘme poĂ«te pouvait remporter plusieurs cou-ronnes ; Stace en obtint trois aux jeux Albins. Une ancienne inscription, recueillie par Gruter, nous apprend quâun enfant de treize ans obtint la couronne dĂ©cernĂ©e aux poĂ«tes dans les jeux Capitolins. Voici cette inscription L. VALERIO. PUDENT. HIC. QUUM. ESSET. ANNORUM. XIII. ROMAE. CERTAMINE. JOVIS. CAPITOLINI. LUSTRO. SEXTO. CLARITATE. INGENII. CORONATUS. EST INTER. POETAS. LATINOS. OMNIBUS. SENTENTIIS. JUDICUM. 3 Quare ergo, inquis, tam male vestitus es ? â On trouve un passage semblable dans Martial, livre VI, Ă©pigramme 82 Subrisi modice, levique nutu ; Me, quem dixerat esse, non negavi. Cur ergo, inquit, habes malas lacernas ? Respondi Quia sum malus poeta. Ces plaisanteries sur la misĂšre des gens de lettres sont maintenant usĂ©es et rebattues, et ne trouvent plus guĂšre dâapplications dans notre siĂšcle, oĂč tout homme douĂ© dâun talent, mĂȘme mĂ©diocre, tire presque toujours un parti avantageux de son travail. On a dâailleurs justement blĂąmĂ© dans Boileau ce sarcasme cruel sur la pauvretĂ© dâun mauvais poĂ«te Tandis que Colletet, crottĂ© jusquâĂ lâĂ©chine, Sâen va chercher son pain de cuisine en cuisine. 4 Et qui sollicitat nuptas, ad praemia peccat. âComme lâadultĂšre Ă©tait puni de mort chez les Romains, les femmes mariĂ©es payaient souvent leurs amants pour les engager au secret. Cette loi est encore en usage chez plusieurs peuples modernes. Du reste, il nây avait que lâadultĂšre et le viol qui fussent si sĂ©vĂšrement punis ; tout autre genre de prostitution Ă©tait tolĂ©rĂ©, on pourrait presque dire encouragĂ©, comme le montre ce passage de saint JĂ©rĂŽme Apud illos viris impudicitiĆ frena laxan-tur, et solo stupro atque adulterio condemnato, passim per lupanaria, et ancillulas libido permittitur, quasi culpam faciat dignitas, non sâĂ©lĂšve encore plus loin contre cet infĂąme commerce des hommes qui faisaient payer leurs caresses Scribit amatori meretrix ; dat adultera nummos. CHAPITRE LXXXV. 1 In Asiam quum a quĆstore essem stipendio edu-ctus. â On ne peut nier que cette aventure du poĂ«te Eumolpe ne soit racontĂ©e avec beaucoup dâesprit et dâagrĂ©ment ; mais quelles mĆurs, grands dieux ! quelle profonde dĂ©pravation dans cet homme qui, ayant reçu lâhospitalitĂ© dans une maison, cherche, par tous les moyens possibles, Ă corrompre le fils de son hĂŽte, et abuse dâune maniĂšre infĂąme de la confiance de ses parents, qui, dupes de son air sĂ©vĂšre et de ses chastes discours, lâont chargĂ© de voilier sur lâĂ©ducation de leur enfant ! QuâEncolpe raconte ses honteuses amours avec Giton, on le conçoit lâauteur, dĂšs les premiĂšres lignes de cet ouvrage, nous a reprĂ©sentĂ© son hĂ©ros comme un aventurier souillĂ© de toute espĂšce dâinfamies, et de la part duquel on doit sâattendre Ă tout ; mais quâEumolpe, un poĂ«te de quelque mĂ©rite, dans la bouche duquel PĂ©trone place ses plus beaux vers, le poĂ«me de la Guerre civile ; quâun vieillard se vante, en plaisantant, dâavoir violĂ© les plus saintes lois de lâhospitalitĂ©, câest ce que je ne pourrais pardonner Ă PĂ©trone, si je ne savais que ce qui, dans nos mĆurs, serait monstrueux, semblait aux Romains tout simple, tout naturel. Preuve nouvelle des immenses services rendus Ă lâhumanitĂ© par le christianisme. Du reste, je partage entiĂšrement lâavis de Saint-Ăvremond, qui a rĂ©futĂ©, dâune maniĂšre trĂšs-ingĂ©nieuse, les auteurs qui ont fait lâĂ©loge de la morale du Satyricon. Saint-Ăvremond sâĂ©tait montrĂ© lâadmirateur passionnĂ© du style et de lâesprit de PĂ©trone ; mais son enthousiasme, comme on va le voir, ne lui fermait pas les yeux sur lâimmoralitĂ© de ses personnages. Le passage dont il sâagit est Ă©crit avec tant de grĂące, quâon me saura grĂ© de le mettre ici sous les yeux du lecteur, malgrĂ© son Ă©tendue Je ne suis pas de lâopinion de ceux qui croient que PĂ©trone a voulu reprendre les vices de son temps ; je me trompe, ou les bonnes mĆurs ne lui ont pas tant dâobligation. Sâil avait voulu nous laisser une morale ingĂ©nieuse dans la description des voluptĂ©s, il aurait tĂąchĂ© de nous en donner quelque dĂ©goĂ»t ; mais câest lĂ que paraĂźt le vice avec toutes les grĂąces de lâauteur ; câest lĂ quâil fait voir, avec le plus grand soin, lâagrĂ©ment et la politesse de son esprit. Sâil avait eu dessein de nous instruire par une voie plus fine et plus cachĂ©e que celle des prĂ©ceptes, pour le moins verrions-nous quelque exemple de la justice divine et humaine sur ses dĂ©bauchĂ©s. Tant sâen faut le seul homme de bien quâil introduit, le pauvre Lycas, marchand de bonne foi, craignant bien les dieux, pĂ©rit misĂ©rablement dans la tempĂȘte au milieu de ces corrompus qui sont conservĂ©s. Encolpe et Giton sâattachent lâun avec lâautre pour mourir plus Ă©troitement unis, et la mort nâose toucher Ă leurs plaisirs. La voluptueuse TryphĂšne se sauve avec toutes ses hardes dans un esquif. Eumolpe fut si peu Ă©mu du danger, quâil avait le loisir de faire quelques Ă©pigrammes. Lycas, le pieux Lycas appelle inutilement les dieux Ă son secours ; Ă la honte de leur providence, il paye ici pour tous les coupables. Si lâon voit quelquefois Encolpe dans les douleurs, elles ne lui viennent point de son repentir ; il a tuĂ© son hĂŽte, il est fugitif ; il nây a sorte de crimes quâil nâait commis grĂące Ă la bontĂ© de sa conscience, il vit sans remords. Ses larmes, ses regrets ont une cause bien diffĂ©rente il se plaint de lâinfidĂ©litĂ© de Giton qui lâabandonne ; son dĂ©sespoir est de se lâimaginer dans les bras dâun autre qui se moque de la solitude oĂč il est rĂ©duit. Tous les crimes lui ont succĂ©dĂ© heureusement, Ă la rĂ©serve dâun seul qui lui a vĂ©ritablement attirĂ© une punition ; mais câest un pĂ©chĂ© pour qui les lois divines et humaines nâont point ordonnĂ© de chĂątiment. Il avait mal rĂ©pondu aux caresses de CircĂ© ; et, Ă la vĂ©ritĂ©, son impuissance est la seule faute qui lui ait fait de la peine. Il avoue quâil a failli plusieurs fois, mais quâil nâa jamais mĂ©ritĂ© la mort quâen cette occasion. BientĂŽt il retombe dans le mĂȘme crime, et reçoit le supplice mĂ©ritĂ© avec une parfaite rĂ©signation. Alors il rentre en lui-mĂȘme et reconnaĂźt la colĂšre des dieux ; il se lamente du pitoyable Ă©tat oĂč il se trouve ; et, pour recouvrer sa vigueur, il se met entre les mains dâune prĂȘtresse de Priape, avec de trĂšs-bons sentiments de religion, mais, en effet, les seuls quâil paraisse avoir dans toutes ses aventures. Je pourrais dire encore que le bon Eumolpe est couru des petits enfants quand il rĂ©cite ses vers ; mais quand il corrompt son disciple, la mĂšre le regarde comme un philosophe ; et, couchĂ© dans une mĂȘme chambre, le pĂšre ne sâĂ©veille pas. Tant le ridicule est sĂ©vĂšrement puni chez PĂ©trone, et le vice heureusement protĂ©gĂ© ! Jugez par lĂ si la vertu nâa pas besoin dâun autre orateur pour ĂȘtre persuadĂ©e. Je pense quâil Ă©tait du sentiment de Beautru quâhonnĂȘte homme et bonnes mĆurs ne sâaccordent pas ensemble. » Dissertation sur PĂ©trone. CHAPITRE LXXXVIII. 1 Et Chrysippus⊠ter helleboro animum detersit. â Chrysippe, fils dâApollonius de Tarse, fut un philosophe stoĂŻcien qui excella surtout dans la dialectique. DiogĂšne LaĂ«rce rapporte quâil composa soixante-quinze volumes, et PĂ©trone dit quâil prit trois fois de lâellĂ©bore. Les anciens philosophes croyaient que cette herbe Ă©tait salutaire Ă lâesprit, comme le tabac des modernes. ValĂšre Maxime liv. II, chap. 8 rapporte que CarnĂ©ade en usait beaucoup. Le meilleur croissait dans lâĂźle dâAnticyre. De lĂ vient quâanciennement on disait, par raillerie, dâun homme qui faisait quelque extravagance, naviget Anticyram. LâellĂ©bore dont les anciens se servaient Ă©tait lâellĂ©bore blanc, ou veratrum ; en français, viraire ; câest un purgatif trĂšs-violent. 2 Lysippum, statuĆ unius lineamentis inhĆrentem.â Lysippe fut, au rapport des anciens historiens, le plus cĂ©lĂšbre sculpteur qui ait jamais existĂ©. Quintilien rapporte quâon a vu de lui jusquâĂ cent dix ouvrages ; ce qui semblerait contredire ce que PĂ©trone dit ici StatuĆ unius lineis inhĆrentem inopia extinxit. Alexandre le Grand faisait tant de cas de cet excellent artiste, quâil fit une ordonnance par laquelle il dĂ©fendait Ă tout autre sculpteur que Lysippe de faire sa statue, et Ă tout autre quâApelles de le peindre ; ce quâHorace rappelle trĂšs-spirituellement Ă Auguste, dans son Ă©pĂźtre 1re du livre II Edicto vetuit ne quis se, praeter Apellem, Pingeret, aut alius Lysippo duceret ĂŠra, Fortis Alexandri vultum simulantia CHAPITRE XC. 1 Lapides in Eumolpum recitantem miserunt. â Gonsalle de Salas compare ici trĂšs-plaisamment le poĂ«te Eumolpe, Ă la tĂȘte duquel les pierres volent sitĂŽt quâil commence Ă rĂ©citer ses vers, Ă cet Amphion qui faisait mouvoir les pierres aux accents de sa voix, comme le dit Horace dans son Art poĂ©tiquev. 393 Dictus et Amphion, thebanae conditor arcis, Saxa movere sono testudinis, et prece blanda Ducere quo vellet. . . . . . CâĂ©tait une coutume barbare, sans doute, mais assez frĂ©quente chez les anciens, lorsquâils Ă©taient rĂ©unis au théùtre, de lancer des pierres Ă la tĂȘte des mauvais poĂ«tes, comme ils jetaient des couronnes de fleurs Ă ceux dont les ouvrages obtenaient leur approbation. 2 Immo, inquam ego, si ejuras hodiernum bilem, una cĆnabimus. âPĂ©trone a reprĂ©sentĂ© trĂšs-plaisamment, sous le personnage dâEumolpe, ces poĂ«tes qui ont la manie de rĂ©citer leurs vers Ă tout venant et partout, au bain, Ă la promenade, Ă table. CHAPITRE XCI. 1 Video Gitona, cum linteis et strigilibus. â Le strigile ou racloir, en usage dans les bains des anciens pour masser, Ă©tait une petite ratissoire en forme de serpette, mais sans tranchant, dont on se servait pour faire tomber la sueur, et en mĂȘme temps la crasse qui Ă©tait sur le corps. CHAPITRE XCII. 1 Ipsum hominem laciniam fascini crederes.â Mot Ă mot Vous eussiez dit que cet homme nâĂ©tait que le bord dâun phallus ; câest-Ă -dire que lâhomme semblait attachĂ© Ă la verge, plutĂŽt que la verge Ă lâhomme. Câest dans ce sens que Catulle a dit Non homo, sed vere mentula magna, minax. 2 Ne mea quidem vestimenta ab officioso recepissem. â Dans les premiers temps de la puissance romaine, on avait Ă©tabli dans les bains publics des officiers nommĂ©s capsarii, pour garder les habits de ceux qui venaient se baigner. Ensuite la rĂ©publique ayant perdu sa libertĂ© avec son respect pour les mĆurs, on confia ce soin Ă de jeunes garçons dâun extĂ©rieur agrĂ©able, quâau rapport de SĂ©nĂšque le RhĂ©teur on nomma officiosi, en raison de leur complaisance Ă se prĂȘter aux goĂ»ts lascifs des baigneurs. 3 Tanto magis expedit, inguina, quam ingenia fricare. â Il y a ici un jeu de mots intraduisible en français, qui consiste dans le rapprochement de ces mots inguina, ingenia. CHAPITRE XCIII. 1 Ultimis ab oris Attractus scarus. â Le latin dit que la sargue Ă©tait attirĂ©e Ă Rome des extrĂ©mitĂ©s du monde, parce que ce poisson Ă©tait trĂšs-rare. On le faisait venir de la mer Carpathienne, avant quâun certain Optatus, affranchi de TibĂšre, qui avait le commandement de lâarmĂ©e navale sur la cĂŽte dâOstie, en fĂźt apporter un trĂšs-grand nombre quâon jeta dans la mer de Toscane. Lâempereur ayant ordonnĂ© quâon rejetĂąt tous ceux que lâon pĂȘcherait, il sâen trouva quelque temps aprĂšs une fort grande quantitĂ©, particuliĂšrement vers la Sicile, oĂč ils avaient Ă©tĂ© inconnus jusquâalors. Pline le Naturaliste dit que ce poisson vit dâherbes, et rumine comme le bĆuf. 2 Amica vincit Uxorem. â Ovide donne la raison de cette prĂ©fĂ©rence dans son Art dâAimer, livre III, vers 585 Hoc est, uxores quod non patiatur amari Conveniunt illas, quum voluere, viri ; et un peu plus loin, vers 603 Quae vehit ex tuto minus est accepta voluptas. 3 Rusa cinnamum veretur. â La cinnamome est un arbuste odorifĂ©rant, de la famille du cannelier ; les anciens liraient de son suc un parfum trĂšs-rare et trĂšs-estimĂ©, dont Martial liv. IV, Ă©pigr. 13 parle en ces termes Tam bene rara suo miscentur cinnama nardo. Quant aux roses, elles Ă©taient si communes en Italie, quâau rapport de Servius, dans son commentaire sur le livre IV des GĂ©orgiques, il y avait une ville en Calabre oĂč lâon faisait deux fois lâan la rĂ©colte des roses ; câest probablement la ville de PĆstum, que Virgile, pour cette raison, appelle biferum. A moins quâil ne soit ici question de cette espĂšce de roses quâon appelle remontantes, et qui fleurissent plusieurs fois lâan. CHAPITRE XCIV. 1 Raram facit mixturam cum sapientia forma. â Virgile exprime ainsi la mĂȘme pensĂ©e Gratior est pulchro veniens in corpore virtus. Et JuvĂ©nal . . . . . Rara est concordia formae Atque pudicitiae ? . . . 2 Et jam semicinctio stanti ad parietem spondae me junxeram. â Le semicinctium Ă©tait une espĂšce de demi-ceinture. Saint Isidore liv. XIX, chap. 33 des Origines dit, en parlant des diffĂ©rentes espĂšces de ceintures en usage chez les anciens Cinctus est lata zona, et ex utrisque minima cingulum. Quant Ă sponda, câest le bois du lit quâEncolpe avait dressĂ© debout, le long de la muraille, et auquel il avait attachĂ© sa ceinture pour se pendre. 3 Mercenario Eumolpi novaculam rapit. âIl ne faut pas confondre, dans les auteurs latins, mercenarius avec servus mercenarius, a mercede, Ă©tait un homme libre qui se louait comme valet Ă un autre homme, moyennant une rĂ©compense convenue. Celui-ci, dont le nom Ă©tait Corax ; comme on le verra plus loin, a bien soin de rappeler Ă son maĂźtre quâil est nĂ© libre Quid vos, inquit, me jumentum putatis esse, aut lapidariam navem ? hominis operas locavi, non caballi ; nec minus liber sum quam vos, etsi pauperem pater me reliquit. CHAPITRE XCV. 1 Sciatis, non viduĂŠ hanc insulam esse. â Câest ici le lieu de bien prĂ©ciser le sens de ces mots insula, insularii, qui se reprĂ©senteront plusieurs fois dans la suite. Insula ne signifie pas une Ăźle, dans le sens ordinaire, mais une maison isolĂ©e, dont les murs ne tiennent Ă aucune maison voisine, et qui, par cette raison, forme une espĂšce dâĂźle ou dâoasis dans une ville ou un village. Câest lâexplication que Festus donne de ce mot InsulĂŠ dictae proprie, quĂŠ non junguntur, parietibus cum vicinis, circuituque publico, vel privato cinguntur. Tacite MĆurs des Germains,chap. 16 Suam quisque domum spatio circumdat, nullis cohaerentibus ĂŠdificiis, more insularum ; et Donat dans son commentaire sur ce passage des Adelphes de TĂ©rence, acte IV, se. 2 Id quidem angiportum, dit Domos, vel portus, vel insulus, veteres dixerunt. Ces maisons isolĂ©es Ă©taient beaucoup plus communes Ă Rome que les maisons mitoyennes avec dâautres. Les PĂšres de lâĂglise donnent Ă©galement le nom dâinsulĂŠ aux Ă©glises, parce quâelles Ă©taient nĂ©cessairement sĂ©parĂ©es de toutes les demeures voisines. Insula signifie aussi un quartier isolĂ© des autres par les rues environnantes. 2 Insularii, dont il est question un peu plus loin, signifie par cette raison, non pas simplement les habitants dâune maison de cette nature, mais ceux qui en occupaient une partie Ă titre de location. Dâinsula on a fait insulare, dâoĂč vient notre verbe françaisisoler. 3 Ille, tot hospitum potionibus ebrius, urceolum fictilem in Eumolpi ca-put juculatus est. â Burmann lit Ille tot hospitum potionibus dives ; ce qui nâoffre aucun sens, car la richesse de cet aubergiste nâa aucun rapport avec la rixe qui sâĂ©lĂšve entre lui et le poĂ«te Eumolpe. Nodot, Tornaesius, Patisson et Puteanus, auxquels il faut joindre Erhard, Richard de Bourges et plusieurs autres commentateurs, lisent Ille tot hospitum potationibus liberum fictilem urceolum, et ils expliquent les mots liberum fictilem urceolum, par une cruche de terre vide, ou vidĂ©e par les nombreuses libations des hĂŽtes de Manicius. Ce sens est plus raisonnable ; mais tous les manuscrits portent liber, et non pas liberum, ce qui est bien diffĂ©rent. Ne pourrait-on pas, dans ce cas, entendre par liber potationibus hospitum, un homme Ă©chauffĂ©, rendu libre dans ses propos et dans ses actions par les nombreuses rasades quâil avait bues avec ses hĂŽtes ? Je conviens que le mot liber est trĂšs-rarement employĂ© dans ce sens. Par ces motifs, jâai pensĂ© que quelque copiste, voyant sur un ancien manuscrit le mot ebrius a demi effacĂ©, aura lu liber. Dans tous les cas, ebrius a plus de rapport avec liber que le dives de Burmann. 4 Anus... soleis ligneis imparibus imposita. â Sans doute cette vieille servante Ă©tait boiteuse ; câest du moins ce que lâon peut infĂ©rer de ces mots soleis imparibus imposita. CHAPITRE XCVI. 1 Caput miserantis stricto acutoque articulo percussi. â Câest ce que les Latins appelaient talitrum, et nous chiquenaude. CâĂ©tait un chĂątiment quâon infligeait aux enfants et aux esclaves. Cependant Gonsalle de Salas et Burmann, dans leurs notes, le traduisent en grec par le mot kondulos, qui signifie un coup de poing. Je pencherais assez pour ce sens ; car il ne me paraĂźt pas naturel que Giton, ĂągĂ© de seize ans, comme nous le verrons bientĂŽt, pleurĂąt pour une chiquenaude. 2 Procurator insulĂŠ, Bargates. â Procurator signifie ici le quartenier, le commissaire du quartier, et non pas lâintendant, lâadministrateur dâune maison, dâun bien, comme lâentend Bourdelot. CHAPITRE XCVII. 1 Crispus, mollis, formosus. â Crispus, frisĂ©, ce qui Ă©tait regardĂ© comme une grande beautĂ© chez les anciens. Voyez Martial, livre V, Ă©pigramme 62 Crispulus iste quis est, uxori semper adhaeret Qui, Mariane, tuĆ ? crispulus iste quis est ? Moschus, dans sa charmante idylle de lâAmour fugitif, reprĂ©sente Cupidon frisĂ©. 2 Ascyltos stabat, amictus discoloria veste. â Le code ThĂ©odosien du VĂȘtement dont il convient de se servir dans Rome ordonne que ceux qui feront quelque acte public seront revĂȘtus dâune robe de plusieurs couleurs. 3 Annecteretque pedes et manus institis, quibus sponda culcitam ferebat. â Ces cordes Ă©taient passĂ©es les unes dans les autres, et tenaient aux traverses du lit comme sont aujourdâhui nos fonds sanglĂ©s. Câest ce que prouve un autre passage de notre auteur, chapitre 140 Coraci autem imperavit ut lectum, in quo ipse jacebat, subiret, positisque in pavimento manibus, dominum lumbis suis commoveret. Ce quâil nâeĂ»t pu faire, si le fond du lit eĂ»t Ă©tĂ© fait de planches, et non de sangles ou de cordes. CHAPITRE XCVIII. 1 Eumolpus conversus salvere Gitona jubet. â Lâusage de saluer, quand on Ă©ternue, est le seul peut-ĂȘtre qui ait rĂ©sistĂ© aux diverses rĂ©volutions qui ont changĂ© la face du monde. LâuniversalitĂ©, comme lâantiquitĂ© de cette coutume, est vraiment Ă©tonnante. 1° Aristote remonte, pour expliquer cet usage, aux sources de la religion naturelle il observe que la tĂȘte est lâorigine des nerfs, des esprits, des sensations, le siĂšge de lâĂąme, lâimage de la divinitĂ© ; quâĂ tous ces titres, la substance du cerveau a toujours Ă©tĂ© honorĂ©e ; que les premiers hommes juraient par leur tĂȘte ; quâils nâosaient toucher, encore moins manger la cervelle dâaucun animal remplis de ces idĂ©es, il nâest pas Ă©tonnant quâils aient Ă©tendu leur respect religieux jusquâĂ lâĂ©ternuement. Telle est, suivant Aristote, lâopinion des anciens et des plus savants philosophes. 2° Dâautres crurent trouver Ă cet usage une source plus lumineuse, en la cherchant dans la philosophie de la Fable et de lâĂąge dâor. Quand PromĂ©thĂ©e, disent-ils, eut mis la derniĂšre main Ă sa figure dâargile, il eut besoin du secours du ciel pour lui donner le mouvement et la vie. Il y fit un voyage sous la conduite de Minerve. AprĂšs avoir parcouru lĂ©gĂšrement les tourbillons de plusieurs planĂštes, oĂč il se contenta de recueillir, en passant, certaines influences quâil jugea nĂ©cessaires pour la tempĂ©rature des humeurs, il sâapprocha du soleil sous le manteau de la dĂ©esse, remplit subtilement une fiole de cristal, faite exprĂšs, dâune portion choisie de ses rayons, et, lâayant bouchĂ©e hermĂ©tiquement, il revint aussitĂŽt Ă son ouvrage favori. Alors, ouvrant le flacon sous le nez de la statue, le divin phlogistique pĂ©nĂ©tra dans la tĂȘte, sâinsinua dans les libres du cerveau ; et le premier signe de vie que donna la crĂ©ature nouvelle fut dâĂ©ternuer. PromĂ©thĂ©e, ravi de lâheureux succĂšs de son invention, se mit en priĂšre, et fit des vĆux pour la conservation de son ouvrage qui les entendit, sâen souvint, et les rĂ©pĂ©ta toujours, dans la mĂȘme occasion, Ă ses enfants, et ceux-ci les ont perpĂ©tuĂ©s jusquâĂ ce jour, de gĂ©nĂ©ration en gĂ©nĂ©ration, dans toutes leurs colonies. Cette ingĂ©nieuse fiction, qui nous laisse entrevoir, dans la plus haute antiquitĂ©, la connaissance des procĂ©dĂ©s de lâĂ©lectricitĂ© ; qui montrait Ă lâhomme le premier anneau de la chaĂźne qui le lie au systĂšme gĂ©nĂ©ral de la crĂ©ation ; qui lui rĂ©vĂ©lait enfin le plus haut principe de la physique et de la religion naturelle, quoiquâelle manque de soliditĂ© sous le point de vue historique, nous a paru peindre dâune maniĂšre trop intĂ©ressante la nature et lâhomme Ă sa naissance, pour nous refuser au plaisir de la transmettre Ă nos lecteurs. 3° Enfin, lâhypothĂšse suivante nâest peut-ĂȘtre pas la moins spĂ©cieuse. Parmi les enfants qui viennent de naĂźtre, dit-on, les uns ne respirent que quelques instants aprĂšs quâils sont au monde, et dâautres restent tellement plongĂ©s dans un Ă©tat de mort apparente, quâil faut, avec des liqueurs irritantes, leur souffler la chaleur et la vie. Alors le premier effet de lâair, le premier signe dâexistence quâils donnent, est lâĂ©ternument. Cette espĂšce de convulsion gĂ©nĂ©rale semble les rĂ©veiller en sursaut, et la commence le jeu de la respiration, lâharmonie parfaite, et le libre exercice de chaque organe. Au comble de ses vĆux, ou dans lâexcĂšs mĂȘme de ses craintes, un pĂšre nâa quâun souhait quâil rĂ©pĂ©tera, un souhait qui retentira dans son cĆur Ă chaque secousse qui fait tressaillir son enfant câest que son fils vive, que le dieu des cieux le conserve ! Quoi quâil en soit de ces diverses hypothĂšses, ce respect religieux pour les Ă©ternuments fut pour les Romains une source inĂ©puisable dâerreurs et de prĂ©jugĂ©s ridicules. La superstition distingua les bons Ă©ternuments dâavec les mauvais. Quand la lune Ă©tait dans certains signes du zodiaque, lâĂ©ternument Ă©tait un bon augure, et dans les autres il Ă©tait mauvais. Le matin, depuis minuit jusquâĂ midi, câĂ©tait un fĂącheux pronostic ; favorable, au contraire, depuis midi jusquâĂ minuit. On le jugeait pernicieux en sortant du lit ou de table ; il fallait sây remettre et tĂącher ou de dormir, ou de boire, ou de manger quelque chose pour changer ou rompre les lois du mauvais quart dâheure. Ils tiraient aussi de semblables inductions des Ă©ternuments simples ou redoublĂ©s, de ceux qui se faisaient en tournant la tĂȘte Ă droite ou Ă gauche, au commencement ou au milieu de lâouvrage, et de plusieurs autres circonstances dont le dĂ©tail serait aussi long quâinutile. CHAPITRE XCIX. 1 Ego sic semper et ubique vixi, ut ultimam quamque tucem, tanquam non redituram, consumerem. â Cette maxime vraiment Ă©picurienne se trouve souvent reproduite dans Horace livre I, Ă©pitre 4 Omnem crede diem tibi diluxisse supremum. Ode 16 du livre II Quid brevi fortes jaculamur Ćvo. Multa ? . . . . . IĆtus in praesens animus quod ultra est Oderit curare, et amara lento Temperet risu ; nihil est ab omni _____Parte beatum. Ode 8 du livre III Dona prĆsentis cape lĆtus horae, et _____Linque severa. 2 Moraris, inquit Eumolpe, tanquam properandum ignores ? â Burmann lit propudium au lieu de properandum. Jâavoue quâavec ce mot la phrase est pour moi inintelligible. Propudium, en effet, signifie honte, infamie, obscĂ©nitĂ©, et je ne vois pas quelle honte il pouvait y avoir Ă faire attendre le patron du navire. Nodot imprime prope diem ignores ; ce qui a du moins plus de sens. Jâai adoptĂ© properandum, dâaprĂšs lâautoritĂ© de TornĂ©sius. 3 In altum compono. â Pour ad alendum. On trouve souvent dans les auteurs altum componere ; faire provision de vivres. 4 Et, adoratis sideribus, intro navigium. â Sidera indique ici Castor et Pollux, que les marins et tous ceux qui sâembarquaient avaient coutume dâinvoquer avant de monter sur mer. VĂ©nus Ă©tait aussi une des divinitĂ©s propices aux navigateurs, comme on le voit dans Horace, ode 3 du livre I Sic te Diva potens Cypri, Sic fratres Helenae, lucida sidera. CHAPITRE C. 1 In puppis constrato locum semotum elegimus. â Puppis construtum, la chambre de poupe. Ce nâĂ©tait autre chose quâun retranchement pratiquĂ© dans le tillac avec des planches, Ă travers lesquelles il Ă©tait trĂšs-facile dâentendre ce qui se disait dans cette chambre. Naves constratĆ, vaisseaux pontĂ©s ; câest ce que CĂ©sar appelle naves tectĆ. 2 Qui tryphĆnam exulem Tarentum ferat ? â Dâautres lisent uxorem au lieu dâexulem ; mais ayant admis les prĂ©tendus fragments de PĂ©trone retrouvĂ©s Ă Bellegrade, oĂč lâauteur donne pour femme Ă Lycas une certaine Doris, je nâai point cru devoir adopter la leçon dâuxorem, quoiquâil toute force un mari aussi peu dĂ©licat sur lâarticle des mĆurs que Lycas, eĂ»t bien pu changer de femme, surtout depuis quâil avait eu connaissance des liaisons qui existaient entre Doris et Encolpe, et dont il est fait mention au chapitre XI. CHAPITRE CI. 1 Pro consortio studiorum, commoda manum. â Pro consortio studiorum signifie en raison de la communautĂ© de nos goĂ»ts, câest-Ă -dire de notre amour commun pour Giton. â Commoda manum, prĂȘtez-nous la main. On trouve dans SĂ©nĂšque commodare manum morituro, aider quelquâun Ă mourir. 2 Et familiĆ negotiantis onus deferendum ad mercatum conduxit. â Les commentateurs ne nous offrent aucun secours pour lâintelligence de ce passage assez obscur. Il est souvent fait mention dans les auteurs anciens du mot familia ; Ulpien en donne lâexplication suivante FamiliĆ adpellatione omnes qui in servitio erant continentur. Martianus le jurisconsule liv. lxv parle en ces termes de ceux quâil appelle servos negotiatores â Legutis servis, exceptis negotiatoribus, Labeo scripsit, eos legato exceptos videri, qui prĆpositi essent, negotii exercendi causa, veluti qui ad emendum, locandum, conducendum prĆpositi sunt. Mais cela ne jette pas une grande lumiĂšre sur le passage en question. Mon opinion personnelle est que PĂ©trone veut parler ici dâune troupe dâesclaves que Lycas avait embarquĂ©e sur son vaisseau, moyennant un prix convenu, pour la transporter Ă Tarente, oĂč elle devait ĂȘtre vendue, mais non pas pour son compte car il y a dans le latin conduxit ; ce qui ne signifie pas quâil avait louĂ© ces esclaves on ne loue pas des esclaves pour les vendre, mais quâil avait pris Ă tĂąche, quâil avait entrepris de les transporter. Conducere est pris dans le sens de suscipere câest ainsi que lâon dit conducere aliquem docendum, entreprendre lâĂ©ducation de quelquâun, » et non pas louer quelquâun pour lâinstruire. » On trouve un autre exemple, encore plus frappant, de conducere pris en ce sens, dans la fable oĂč PhĂšdre dit, en parlant de Simonide Victoris laudern cuidam pyctĆ ut scriberet, Certo conduxit pretio... 3 TryphĆna... quĆ voluptatis causa huc atque illac vectatur. â Ces mots me confirment encore plus dans lâopinion que jâai Ă©mise plus haut, que TryphĂšne nâĂ©tait pas la femme de Lycas, mais que câĂ©tait une voyageuse sentimentale qui aimait Ă aller de cĂŽtĂ© et dâautre pour son seul plaisir, câest-Ă -dire pour donner carriĂšre Ă ses goĂ»ts Ă©rotiques. Dâailleurs, on ne peut nier quâil existĂąt des relations intimes entre cette femme et Lycas ; car, lorsquâelle le surprend cherchant Ă faire violence Ă Encolpe, il sâenfuit tout honteux Ă sa vue. Il est vrai quâelle ne se gĂȘne pas pour faire des caresses et des avances Ă Giton Ă la barbe de Lycas ; mais câĂ©tait du moins un amour lĂ©gitime pour de pareilles gens, tandis que la tentative de Lycas Ă©tait, pour le sexe de TryphĂšne, une insulte que les femmes ne pardonnent jamais, Ă moins quâelles nây trouvent leur compte, comme cette Doris qui engageait ce mĂȘme Encolpe Ă Ă©couter les propositions de son mari, pour lui fermer les yeux sur leurs amours secrets. 4 Quomodo possumus egredi nave... opertis capitibus, an nudis ? Opertis, et quis non dare manum languentibus volet ? â On voit, par ce passage de PĂ©trone, que les anciens avaient coutume de se couvrir la tĂȘte, lorsquâils Ă©taient malades, non-seulement pour se dĂ©fendre des injures de lâair, mais pour indiquer aux autres lâĂ©tat de leur santĂ©. Ce qui fait dire Ă Eumolpe, que, sâils se couvrent la tĂȘte, tout le monde sâempressera de leur offrir la main, comme Ă des malades, languentibus, pour descendre du vaisseau. Dans tout autre cas, câĂ©tait un signe de la mollesse la plus effĂ©minĂ©e, que de sortir la tĂȘte couverte. Aussi notre auteur, parmi les bizarreries et les inconvenances quâil remarque dans Trimalchion, a-t-il soin de dire, au chapitre XXXII Palliolo enim coccineo adrasum excluserat caput, Sa tĂȘte chauve sortait Ă demi dâun petit manteau de pourpre. » CHAPITRE CII 1 Eumolpus, tanquam litterarum studiosus, utique atra-mentum habet.â Les anciens se servaient, comme nous, dâencre pour Ă©crire sur le charta, ou papier, quâils roulaient, volvebant, lorsquâil Ă©tait rempli, et quâon appelait pour cette raison volumen, volume. Cette encre Ă©tait de diffĂ©rentes natures, et portait diffĂ©rents noms, selon lâusage auquel on lâemployait. Vitruve appelle atramentum librarium, et Cornelius Celsus scriptorium, celle qui servait Ă Ă©crire ; mais ils en avaient dâautres quâils appelaient tectoria ou pictoria, qui servaient au dessin, Ă la peinture, et sutoria, celle qui servait Ă noircir les chaussures. Lâencre Ă Ă©crire Ă©tait ordinairement faite de noir de fumĂ©e que lâon recueillait sur les murs des chambres qui nâavaient pas de cheminĂ©e ni dâouverture par oĂč la fumĂ©e pĂ»t sâĂ©chapper. Pour empĂȘcher cette encre de sâemboire ou de sâĂ©taler sur le papier, on y ajoutait une espĂšce de gomme que PĂ©trone appelle ferrumen. De quelle espĂšce Ă©tait cette gomme ? câest ce quâil nous est impossible de dĂ©terminer dâune maniĂšre prĂ©cise ; mais il paraĂźt que cette encre avait le dĂ©faut dâĂȘtre gluante et de dĂ©teindre sur les habits, comme Giton le dit un peu plus loin ; Nec vestem atramento adhĆsurum, quod frequenter, etiam non arcessito fer-rumine, infigitur. 2 Et circumcide nos, ut judĆi videamur, etc. â Isidore {Origines,liv. xrx, chap. 23 parle des Juifs, des Arabes et des Gaulois dans les mĂȘmes termes que PĂ©trone NonnullĆ etiam gentes, non solum in vestibus, sed et in corporibus aliqua sibi propria vindicant. Circumcidunt JudĆi prĆ-patia, pertundunt aures Arabes, etc. Mauros liabet tetra nox corporum, Gallos Candida cutis ; PĂ©trone parle avec plus de dĂ©tails de la circoncision des Juifs, dont il se moque, dans une Ă©pigramme que lâon trouvera dans les fragments attribuĂ©s Ă cet auteur. Les Arabes nâĂ©taient pas les seuls qui se perçaient les oreilles, cette coutume Ă©tait aussi pratiquĂ©e chez les Carthaginois ; ce qui fait dire Ă Plaute PĆnutus,acte v, scĂšne 3 Mil. Atque ut opinor digitos in manubiis non habent. Ag. Qui jam ? â Mil. Quia incedunt cum anulatis auribus. La blancheur des Gaulois Ă©tait proverbiale chez les anciens, et lâon pensait quâils avaient dâabord portĂ© le nom de Galates, en raison de ce que leur teint avait la blancheur du lait, en grec gala. Galli a candore corporis primum GalatĆ appellati ; ce quâun poĂ«te a exprimĂ© ainsi Ignea mens Gallis, et lactea corpora, nomen A candore datum 3 Numquid et labra possumus tumore teterrimo implere ? â Lâauteur du Moretum a rendu dâune maniĂšre pittoresque les caractĂšres distinctifs de la race Ă©thiopienne Afra genus, tota patriam testante figura, Torta comam, labroque tumens, et fusca colorem ; Pectore lata, jacens mammis, compressior alvo, Cruribus exilis, spatiosa prodiga planta. 4 Numquid et talos ad terram deducere ? â Peut-ĂȘtre serait-il mieux de lire producere, et de traduire pourrons-nous allonger nos talons comme les Ăthiopiens, câest-Ă -dire les rendre saillants ; ce qui est une difformitĂ© remarquable chez presque tous les individus de la race nĂšgre. CHAPITRE CIII. 1 Continuo radat utriusque non solum capita, sed etiam supercilia. â On rasait les cheveux aux esclaves ; mais on ne rasait les sourcils quâaux scĂ©lĂ©rats, aux sĂ©ditieux et aux dĂ©serteurs. CicĂ©ron fait une ingĂ©nieuse allusion Ă cet usage, dans son oraison pour Roscius, lorsquâil dit, en parlant dâun certain Fannius ChĂ©rĂ©a Nonne ipsum caput, et supercilia illa penitus abrasa, olere malitiam et clami-tare calliditatem videntur ? Nonne ab imis unguibus usque ad verticem summum si quam conjecturam adfert hominis tacita corporis figura ex fraude, fallaciis, mendaciis, constare totus videtur ? qui idcirco capite et superciliis semper est rasis, ne ullum viri boni pilum habere dicatur. 2 Et nolum fugitivorum epigramma per totam faciem.... duxit. â Les caractĂšres quâon imprimait sur le visage des esclaves, et qui marquaient le crime quâils avaient commis, Ă©taient deux lettres, lâune grecque, lâautre latine Ί et F ; câest pour cette raison quâon appelait ces criminels inscripti, litterati, notati. Cette coutume dura jusquâau temps de Constantin, qui, au rapport dâUlpien, dĂ©fendit par la loi Tamdiu, paragraphe de Fugitivis, quâon exerçùt Ă lâavenir cette cruautĂ©, parce quâelle dĂ©shonorait lâespĂšce humaine, que le CrĂ©ateur avait faite Ă sa ressemblance ce qui fit que, depuis cette Ă©poque, on se servit, pour le mĂȘme objet, de colliers quâon rivait au cou des esclaves qui avaient dĂ©sertĂ©, et sur lesquels on gravait des inscriptions qui publiaient leur crime. Pignorius, dans son livre de Servis, affirme, quâil avait vu Ă Rome un collier de cette nature, avec lâinscription que voici TENE ME, QUIA FUGI, ET REVOCA ME DOMINO MEO BONIFACIO LINARIO. On voit dans le premier chapitre du roman dâIvanhoĂ«,par Walter Scott, que les Anglo-Saxons avaient adoptĂ© cette coutume des Romains Wamba, et Gurth, le gardien des pourceaux, portent Ă©galement Ă leur cou un collier rivĂ©, sur lequel est gravĂ© le nom de CĂ©dric, leur maĂźtre. CHAPITRE CIV 1 Lycas, ut TrijphĆnse, somnium expiavit. â Il y a deux choses Ă considĂ©rer ici lâexpiation du songe de TryphĂšne, et celle du crime quâEncolpe et Giton avaient commis dans le vaisseau, en sây faisant couper les cheveux pendant une nuit fort calme. Nous verrons plus loin Ă quel supplice Lycas les condamna pour expier cette impiĂ©tĂ©, bien quâils prĂ©tendissent, pour se disculper, quâils ignoraient quâon ne fait le sacrifice de ses cheveux sur un vaisseau quâĂ la derniĂšre extrĂ©mitĂ©, etc. Du reste, le sacrifice des cheveux passait, chez les anciens, pour un des plus agrĂ©ables quâils pussent offrir aux dieux. Les esclaves prĂȘts Ă ĂȘtre affranchis, se rasaient la tĂȘte, et en consacraient la dĂ©pouille Ă quelque dieu, comme en Ă©change du bienfait de la libertĂ© quâils supposaient lui devoir. Les matelots en faisaient autant, non-seulement dans la circonstance dont parle PĂ©trone, mais encore lorsque, Ă©chappĂ©s du naufrage, ils Ă©taient de retour dans leur patrie alors ils faisaient ce sacrifice Ă la mer, et, de plus, suspendaient leurs vĂȘtements humides dans le temple de Neptune. Pour en revenir au songe de TryphĂšne, et aux expiations auxquelles il donna lieu, lâauteur ne nous dit pas quelles en furent les cĂ©rĂ©monies, parce que câĂ©tait une chose fort commune. CâĂ©tait un acte de religion gĂ©nĂ©ralement Ă©tabli chez les paĂŻens, pour purifier les coupables et les lieux que lâon croyait souillĂ©s, ou pour apaiser la colĂšre des dieux que lâon supposait irritĂ©s. La cĂ©rĂ©monie de lâexpiation ne sâemploya pas seulement pour les crimes ; elle fut pratiquĂ©e dans mille autres occasions diffĂ©rentes. Ainsi ces mots si frĂ©quents chez les anciens, expiare, lustrare, purgare, februare, signifiaient faire des actes de religion pour effacer quelque faute, ou dĂ©tourner de sinistres prĂ©sages. Lâusage des expiations, innocent par lui-mĂȘme, devint, entre les mains de la superstition, une source intarissable de pratiques ridicules, dont lâavarice et lâhypocrisie des prĂȘtres multipliĂšrent tellement les abus, quâelles allumĂšrent la bile de JuvĂ©nal, qui sâexprime ainsi Ă ce sujet dans sa VIe satire Vois-tu fondre, chez ta pieuse Ă©pouse, la foule des prĂȘtres de CybĂšle et de Bellone ? Vois-tu ce personnage gigantesque, et vĂ©nĂ©rable aux yeux de ses vils subalternes ; cet homme qui, sâĂ©tant autrefois privĂ© des sources de la vie, nâest plus homme quâĂ demi, mais Ă qui la cohorte enrouĂ©e et les tambours plĂ©bĂ©iens cĂ©dent unanimement lâhonneur du pas et la tiare phrygienne ? Lâentends-tu parler avec emphase ? Redoutez, lui dit-il, les approches de septembre et les vents du midi, si vous nâexpiez pas vos fautes par une offrande de cent Ćufs ; si vous ne me donnez vos robes couleur de feuille-morte, afin de dĂ©tourner sur elles les malignes influences qui vous menacent dans le cours de lâannĂ©e. Au plus fort de lâhiver, elle ira, dĂšs la pointe du jour, briser la glace du Tibre ; elle y plongera par trois fois sa tĂȘte intimidĂ©e de lĂ , tremblante et toute nue, elle se traĂźnera sur ses genoux ensanglantĂ©s autour du champ de Tarquin le Superbe. Sâil lui dit Parlez ; la blanche Io lâordonne ! elle ira jusquâaux confins de lâĂgypte ; elle en rapportera des eaux chaudes puisĂ©es dans lâĂźle de MeroĂ©, pour les rĂ©pandre dans le temple dâIsis, voisin de lâantique demeure du pĂątre Romulus. Elle croit, nâen doutez pas, avoir entendu la voix de la dĂ©esse. Et voilĂ les ĂȘtres privilĂ©giĂ©s Ă qui les dieux parlent dans la nuit ! Tels sont les prestiges qui consacrent ce pontife escortĂ© dâun troupeau de prĂȘtres tondus et revĂȘtus de lin, ce vagabond, ce nouvel Anubis, qui se rit de la superstition des folles quâil aveugle et sĂ©duit. Il prie encore pour celles qui cĂ©dĂšrent aux dĂ©sirs de leurs Ă©poux pendant les jours de continence et de fĂȘtes solennelles. Vous avez encouru, leur dit-il, un chĂątiment rigoureux ; car jâai vu le serpent dâargent remuer sa tĂȘte. Ses larmes feintes et ses formules prĂ©parĂ©es apaisent enfin Osiris bien entendu quâon lâavait dĂ©jĂ gagnĂ© par lâoffrande dâune oie grasse et dâun gĂąteau. Mais est-il vrai quâil daigne communiquer avec ces insensĂ©s ? dans ce cas, lâOlympe est bien oisif, et vous autres dieux, bien dĂ©sĆuvrĂ©s lĂ -haut ! » CHAPITRE CV. 1 Nec non eodem futurus navigio. â Nodot, qui, non content dâavoir attribuĂ© Ă PĂ©trone des fragments de sa façon, se permet frĂ©quemment dâaltĂ©rer le texte authentique de notre auteur, dĂ©nature ainsi ce passage Non omen jacturus navigio, hospitio, mihi ; et il traduit Je ne lâai pas fait pour attirer aucun malheur sur le vaisseau, puisque jâĂ©tais dedans. » Jâavoue franchement que je ne comprends pas cet endroit ainsi dĂ©figurĂ© par Nodot, mĂȘme aprĂšs avoir lu sa traduction, et il me semble que le texte gĂ©nĂ©ralement adoptĂ© est beaucoup plus clair ; en voici lâexplication Jâai ordonnĂ© que lâon dĂ©livrĂąt mes esclaves de leur longue chevelure, parce que, devant faire route avec eux sur le mĂȘme vaisseau, je ne voulais pas me trouver Ă bord avec des malheureux couverts de ces signes de deuil et de chĂątiment ; jâai voulu me rendre les auspices favorables en leur faisant raser la tĂȘte. » Il est notoire que les anciens regardaient comme un fĂącheux prĂ©sage de se trouver sur le mĂȘme vaisseau avec des malheureux et des coupables, et mĂȘme dâhabiter auprĂšs dâeux sous le mĂȘme toit. Ils croyaient quâen pareil cas le crime dâun seul homme retombait sur ceux qui lâentouraient. Câest ce quâHorace exprime dans son ode 2 du livre III . . . . . Vetabo, qui Cereris sacrum Vulgarit arcanĆ, sub iisdem Sit trabibus, fragilemque mecum Solvat phaselum. SĆpe Diespiter Neglectus incerto addidit integrum. ThĂ©ophraste se moque de ceux qui, Ă la moindre agitation des vagues, demandent si tous les passagers sont initiĂ©s. Dâailleurs les cheveux longs et en dĂ©sordre Ă©taient regardĂ©s par les anciens comme la marque distinctive des coupables. 2 Ut tutela navis expiaretur. â Tutela navis, la divinitĂ© dont lâimage dĂ©corait la proue du vaisseau, et qui lui donnait son nom. Câest ce que Lutacius explique en ces termes Tutelam navis intelligimus cum guber-natore navigare. Habent enim pictos prĆsules, quorum nominibus nuncu-pantur et reste, cet usage existe encore de nos jours, et nos bĂątiments portent le nom de la figure reprĂ©sentĂ©e sur leur proue. 3 Placuit quadragenas utrisque plagas imponi. â Quand on condamnait au fouet ou Ă quelque autre chĂątiment semblable, on marquait dans la sentence le nombre de coups que le coupable devait recevoir. Les Romains avaient pris cette coutume des Ăgyptiens, qui eux-mĂȘmes la tenaient des Juifs, comme le prouve la loi de MoĂŻse DeutĂ©ronome, XXV, versets 2 et 3 Si eum, qui peccavit, dignum viderint plagis, prosternent et coram se facient verberari. Pro mensura pecculi erit et plagarum mo-dus, ita duntaxat, ut quadrigenarium numerum non excedant, ne faede laceratus ante oculos tuos abeat frater tuus. Or, les Juifs Ă©taient si religieux observateurs de cette loi, quâils ne donnaient jamais que trente-neuf coups aux criminels, de peur de se tromper et dâoutre-passer le nombre fixĂ©. Nous en avons la preuve dans la seconde Ă©pĂźtre de saint Paul aux Corinthiens chap. XI, verset 24, oĂč il dit quâil a Ă©tĂ© maltraitĂ© cinq fois par les Juifs, et quâĂ chaque fois il a reçu quarante coups moins un. On remarquera en passant que le nombre de quarante coups, prescrit par la loi de MoĂŻse, est celui que Lycas fit donner Ă Encolpe et Ă Giton. Les coups de corde ou de garcette sont encore aujourdâhui le chĂątiment quâon inflige sur les vaisseaux. 4 Tres plagas spartana nobilitate concoxi. â Les Spartiates faisaient fouetter leurs enfants jusquâau sang devant les autels, afin de les accoutumer de bonne heure Ă la souffrance ; et il ne leur Ă©tait pas mĂȘme permis de jeter un seul cri. Ce qui a fait dire Ă CicĂ©ron Tusculanes, liv. II Spartae vero pueri ad aram sic verberibus accipiuntur, ut multus e visceribus sanguis exeat nonnunquam etiam, ut, quum ibi essem, au-diebam, ad necem quorum non modo nemo exclamavit unquam, sed ne ingemuit quidem. Il ajoute plus loin liv. VI Pueri spartiatĆ non ingemiscunt verberum dolore laniati. 5 Jam Giton mirabili forma exarmaverat nautas. Ovide dit de mĂȘme liv. II desAmours,Ă©lĂ©gie 5 Ut faciem vidi, fortes cecidere lacerti Defensa est armis nostra puella suis. 6 Quem homo prudentissimus. â PĂ©trone appelle ici Lycas homo prudentissimus, par ironie. 7 Quod ergastutum intercepisset non errantes ? â Tout le monde sait quâergastulum Ă©tait une prison oĂč lâon renfermait les esclaves, et oĂč on les obligeait Ă travailler, tout enchaĂźnĂ©s quâils Ă©taient ; mais de nombreux passages des auteurs latins prouvent quâon y renfermait aussi dâautres coupables, quelles que fussent dâailleurs leur naissance et leur condition. Voyez SuĂ©tone Vie dâAuguste, ch. XXXII Rapti per agros viatores sine discrimine, liberi servique, ergastulis possessorum supprimebantur. Dans ce passage, viatores doit Ă©videmment sâentendre dans le mĂȘme sens quâerrantes dans PĂ©trone, des vagabonds. SuĂ©tone dit encore Vie de TibĂšre,ch. VIII Curam administravit... repurgandorum tota Italia ergastulorum, quorum domini in invidiam venerant, quasi exceptos supprimerent, non solum viatores, sed et quos sacramenti metus ad hujusmodi latebras compulisset. Dans ces deux phrases, supprimere est synonyme dâintercipere. CHAPITRE CVI. 1 Lycas, memor adhuc uxoris corruptĆ. â Câest sur ce passage, sans nul doute, que Nodot, dans ses prĂ©tendus fragments retrouvĂ©s Ă Bellegrade, sâest fondĂ© pour forger toute cette histoire des amours de Lycurgue avec Ascylte, dâEncolpe avec Doris, de Lycas, Ă©poux de celle-ci, avec le mĂȘme Encolpe, et de TryphĂšne avec Encolpe et Giton Ă la fois cette histoire si embrouillĂ©e et si peu vraisemblable, qui remplit presque tout le chapitre XI, lequel ne contient pas moins de onze pages de texte, et qui, par sa longueur, est hors de toute proportion avec les autres chapitres de cet ouvrage. Cette interpolation, facile Ă reconnaĂźtre par les frĂ©quents gallicismes qui sây trouvent, excita surtout la bile de BreugiĂšres de Barante, qui attaqua ces nouveaux fragments dans ses Observations, auxquelles Nodot rĂ©pondit avec aigreur par sa Contre-Critique, comme nous lâavons dit ailleurs. Je pense que le lecteur ne sera pas fĂąchĂ© de connaĂźtre quelques-unes des objections que BreugiĂšres fit Ă Nodot, Ă propos de ce chapitre XI, et la maniĂšre dont Nodot y rĂ©pondit. Je prie le lecteur, pour mieux comprendre les unes et les autres, dâavoir sous les yeux le chapitre en question. Jâai eu soin de faire imprimer en italique les objections, pour quâon puisse plus facilement les distinguer des rĂ©ponses de Nodot. Quant Ă mes observations personnelles, je les ai placĂ©es entre parenthĂšses. ConsidĂ©rons Ă prĂ©sent quelle gĂȘne et quelle torture paraissent dans le fragment qui conduit Encolpe, Ascylte et Giton dans le chĂąteau de Lycurgue. On les y fait aller pour donner lâintelligence de ce qui suivra, et pour que quand on parlera de Lycas, de TryphĂšne et de Doris comme dans les chapitres C, CI, CIV, CV et suivants, ce ne soient plus des personnages inconnus. â HĂ© bien, que trouvez-vous Ă redire Ă cela ? cette conduite nâest-elle pas dâun auteur de bon sens ? Rien ne paraĂźt gĂȘnĂ© dans ce discours Nodot veut dire dans ce fragment, et je ne vois pas que PĂ©trone se soit donnĂ© la torture pour Ă©crire si naturellement. Permis Ă Nodot de trouver naturel le style de ce fragment dont il est le pĂšre ; bien des lecteurs ne seront pas de son avis. Encolpe et Ascylte aprĂšs la querelle quâils ont eue au sujet de Giton, au chapitre X, et dans laquelle ils se sont dit toutes leurs vĂ©ritĂ©s, et se sont traitĂ©s rĂ©ciproquement dâinfĂąmes dĂ©bauchĂ©s, dâassassins et de coupe-jarrets se rendent en pĂšlerinage au chĂąteau de Lycurgue, oĂč ils trouvent bonne compagnie câest-Ă -dire une compagnie digne dâeux Lycas qui, selon les apparences, y avait aussi peu affaire que la coquette TryphĂšne. Lycas, Encolpe, Giton et TryphĂšne, ne trouvant pas quâon vĂ©cĂ»t assez librement chez Lycurgue, prirent le partidesâen aller Ă la maison de Lycas, oĂč ils espĂ©raient dâĂȘtre plus Ă leur aise, et comptaient de faire meilleure chĂšre. â Je vous avoue que vous commencez Ă mâembarrasser pour vous rĂ©pondre ; tantĂŽt je vous vois si confus, que jâai peine Ă dĂ©brouiller ce que vous prĂ©tendez montrer clairement ; et tantĂŽt vos connaissances sont si bornĂ©es, quâil ne leur est pas permis de parvenir Ă celle de lâauteur car de croire quâil y ait de la malice en votre fait, je ne puis me lâimaginer. Toutefois, comment se peut-il faire, sans ma-lice ou sans ignorance, que vous donniez un tout autre sens au texte que celui quâil renferme ? Nodot se fĂąche, comme on voit ; ce nâest pas la meilleure maniĂšre de rĂ©pondre ; et ne pourrait-on pas lui dire, comme ce philosophe qui vit tomber la foudre Ă ses pieds au moment oĂč il parlait contre les dieux Bon Jupiter ! tu te fĂąches ; donc tu as tort ? Les trois vols que font Encolpe, Ascylte et Giton sont tout Ă fait impossibles.â Il nây a que deux vols, vous nâen trouverez pas davantage. Jâen demande bien pardon Ă Nodot, il y a trois vols ; il y en a mĂȘme quatre 1° le vol du voile et du cistre dâIsis ; 2° celui des effets les plus prĂ©cieux de la campagne de Lycurgue ; 3° la bourse quâAscylte ramasse Ă terre, et avec laquelle il sâenfuit aussitĂŽt, crainte de rĂ©clamation ; 4° et enfin, le superbe manteau quâEncolpe dĂ©tache de la selle dâun cheval, et quâil emporte dans la forĂȘt prochaine. Est-il vraisemblable que deux hommes aillent dans un vaisseau, et que, sans ĂȘtre aperçus des matelots qui les reçoivent et leur font honneur, ils sâenfuient chargĂ©s de marchandises ? Lâautre vol a quelque chose de plus surnaturel. Encolpe et Giton sont enfermĂ©s dans une chambre entourĂ©e de gardes Ascylte vient pendant que ces gardes sont endormis ; il ouvre la porte dont il brise la serrure, et, pendant tout ce bruit, les gardes continuent Ă dormir sur les deux oreilles. â Câen est assez, je vous arrĂȘte encore. Pour faire connaĂźtre que vous avez aussi falsifiĂ© cette citation, lisons ce fragment. Il y est dit quâAscyltle vint pour dĂ©livrer ses amis, et que, voyant les gardes endormis, il ouvrit la porte avec un morceau de fer ; et cela est aisĂ© Ă comprendre. Pas si facile Ă comprendre. Il fallait que ces gardes fussent bien nĂ©gligents, pour sâendormir prĂšs dâune porte qui nâĂ©tait fermĂ©e quâavec un verrou de bois, ligneum claustrum ; dâailleurs il y a dans le texte mĂȘme de Nodot Serraque delapsa nos excitavit. Comment se fait-il que la chute de cette serrure rĂ©veille Encolpe et Giton sans interrompre le sommeil des gardes ? . A cela que rĂ©pond Nodot ? â Lâauteur, dit-il, le marque prĂ©cisĂ©ment Ob pervigilium altus custodes habebat somma. ConsidĂ©rez que PĂ©trone ou plutĂŽt Nodot a tout prĂ©vu. Les gardes avaient veillĂ© fort tard, et ils Ă©taient alors dans le premier sommeil, que certaines gens ont si dur, quâon peut les toucher et les pousser mĂȘme fortement sans quâils sâĂ©veillent, Cela est vrai ; mais nâest-ce pas le cas de dire avec Boileau Le vrai peut quelquefois nâĂȘtre pas vraisemblable ? Nous ne poursuivrons pas ces citations qui fatigueraient le lecteur ; nous avons voulu seulement lui donner une idĂ©e de la polĂ©mique de Nodot contre un des plus redoutables adversaires de ses fragments. Burmann, dans sa prĂ©face, prouve peut-ĂȘtre encore plus clairement par les gallicismes sans nombre, et mĂȘme les solĂ©cismes dont ces fragments sont remplis, quâils ne peuvent ĂȘtre de PĂ©trone. Nous aurons probablement lâoccasion de revenir plus tard sur les Observations de BreugiĂšres, Ă propos des autres interpolations de Nodot que nous trouverons dans les chapitres suivants. CHAPITRE CVII. 1 Me, utpote hominem non ignotum, elegerunt. â Eumolpe adresse Ă Lycas un discours selon toutes les rĂšgles de lâart oratoire. Il commence par un exorde insinuant et modeste, oĂč il Ă©tablit que lui, lâavocat des coupables, nâest pas un homme inconnu Ă Lycas, Ă la fois juge et partie dans cette cause ; ensuite, pour lâintĂ©resser davantage en faveur de ses clients, il lui rappelle quâils ont Ă©tĂ© autrefois ses amis intimes, amicissimi. Puis arrivant, sans autre prĂ©paration, au fait principal, il adresse Ă Lycas cette question Vous croyez peut-ĂȘtre que câest le hasard qui a conduit ces jeunes gens sur votre bord ? Et il rĂ©pond aussitĂŽt Ă cette objection par une raison convaincante câest quâil nâest pas un seul passager qui ne sâinforme avant toutes choses du nom de celui Ă qui il va confier son existence. Donc Encolpe et Giton savaient que le vaisseau sur lequel ils sâembarquaient appartenait Ă Lycas, et cependant ils nâont pas hĂ©sitĂ© Ă y monter ; donc ils nâavaient dâautre but, en faisant cette dĂ©marche spontanĂ©e, que de le flĂ©chir et de rentrer en grĂące avec lui. Mais Eumolpe sent que cet argument nâest pas inattaquable, comme nous le verrons bientĂŽt ; et, pour l'Ă©tayer, il entre dans plusieurs considĂ©rations. Dâabord, câest que Lycas nâa pas le droit dâempĂȘcher des hommes libres de naviguer oĂč bon leur semble. Secondement, câest que, lors mĂȘme que ce seraient des esclaves, le maĂźtre le plus cruel pardonne Ă son esclave fugitif que le repentir ramĂšne Ă ses pieds. Enfin, comment ne pas pardonner Ă un ennemi qui se livre Ă notre merci ? Alors Eumolpe, rĂ©sumant tous ses moyens de dĂ©fense, interpelle son juge Vous voyez, suppliants devant vous, des jeunes gens aimables, bien nĂ©s, etc. Avant de terminer, Eumolpe, prĂ©voyant que Lycas lui objectera surtout le dĂ©guisement dâEncolpe et de Giton, et le crime dont ils se sont rendus coupables en se faisant tondre sur son bord, se hĂąte dâaller au-devant de ce reproche, en disant que câest pour se punir de lâoffense quâils ont faite Ă Lycas et Ă TryphĂšne, que ces jeunes gens, nĂ©s libres, ont fait graver sur leur front ces honteux stigmates de la servitude. Lycas, comme on le pense bien, nâest pas dupe dâune pareille ruse, et rĂ©duit, comme il le dit, les arguments dâEumolpe Ă leur juste valeur ; mais nous ne le suivrons pas dans sa rĂ©ponse nerveuse, brusque et concise, comme il convenait Ă un homme de son caractĂšre. Cependant Eumolpe ne se tient pas pour battu, et rĂ©pond, tant bien que mal, Ă Lycas. Mais toute son Ă©loquence ne peut parvenir Ă dĂ©sarmer la colĂšre de ce marin qui persiste dans son premier arrĂȘt, et exige le supplice des coupables. Ou je me trompe, ou tout ce plaidoyer, pour et contre, est traitĂ© avec beaucoup dâesprit, et offre une scĂšne pleine de naturel et de vĂ©ritĂ©. 2 Quae salamandra supercilia excussit tua ? â La salamandre est un animal de la figure du lĂ©zard, exceptĂ© quâelle a la tĂȘte plus large et la queue plus longue. Les anciens prĂ©tendaient que le sang de cet animal, et mĂȘme sa salive, avaient la propriĂ©tĂ© de faire tomber les cheveux ou le poil aux endroits qui en Ă©taient frottĂ©s, comme si le feu y avait passĂ©. Dioscoride liv. I, ch. 54 dit quâil suffit pour cela de se frotter avec le sang de la salamandre ; dâautres ajoutent quâil faut la faire mourir dans lâhuile et se servir de cette huile. On sait dâailleurs que la salamandre passait, pour incombustible. Pline lâAncien prĂ©tend liv. XXIX, ch. 23 quâil suffit de frotter quelque partie du corps que ce soit, mĂȘme le bout du pied, avec de la salive de salamandre, pour que le poil tombe Ă lâinstant de tout le corps Quum, saliva ejus salamandrĆ quacumqae parte corporis, vel in pede imo respersa, omnis in toto corpore defluat pilus. CHAPITRE CVIII. 1 Multi ergo utrinque semimortui labuntur â Je ne sais pas pourquoi Gronove et Burmann se tourmentent pour corriger ce mot semimortui que portent tous les anciens manuscrits, et essayent de lui substituer sine mora, qui ne signifie rien, ou sine morte, qui nâest guĂšre plus intelligilible. Ils lâont si bien senti, quâils se voient forcĂ©s, par cette correction, de changer les mots suivants cruenti vulneribus, et de lire incruenti vulneribus, ou cruenti sine vulneribus ; ce qui est presque une absurditĂ© car, sâil y a du sang de rĂ©pandu, il y a des blessures, quelque lĂ©gĂšres quâelles soient. Je ne vois pas non plus sur quoi ils se fondent pour prĂ©tendre que toute cette scĂšne de tumulte nâest quâun combat pour rire. Il est vrai que PĂ©trone en fait un rĂ©cit plaisant ; mais cela nâempĂȘche pas quâil nây eut de bons coups donnĂ©s de part et dâautre, comme cela arrive souvent en pareil cas, quoique tout finisse par sâarranger Ă lâamiable. Lâauteur le dit positivement Quum appareret futurum non stlatarium bellum. â Silatarius, de silata, espĂšce de navire plus large que profond, et dont, pour cette raison, la marche Ă©tait trĂšs-lente. Ainsi non stlatarium bellum signifiera une guerre qui nâest pas lente, ou une guerre vigoureuse. 2 Heu ! mihi fata Hos inter fluctus quis raptis evocat armis ? â Cette phrase, quoique difficile et embrouillĂ©e, peut cependant se construire et sâexpliquer ainsi Quis sous-entenduvestrum evocat fata mihi, appelle la mort sur ma tĂȘte, inter hos fluctus, au milieu des flots qui nous entourent, raptis armis, en prenant les armes ! Cui mors una non est satis ? A qui une seule mort ne suffit-elle pas ? CHAPITRE CIX. 1 PelagiĆ consederant volucres, quas textis urundinibus, etc. Ces roseaux Ă©taient si adroitement prĂ©parĂ©s, quâon les allongeait ou quâon les diminuait Ă volontĂ© ; si bien quâen mettant au bout une petite baguette enduite de glu, on les approchait insensiblement des oiseaux sans quâils sâen aperçussent, et on les prenait de la sorte. La facilitĂ© que ces gluaux avaient de sâallonger les avait fait nommer crescentes, Martial lâexplique clairemenl, livre IX, Ă©pigramme 55 Aut crescente levis traheretur arundine prĆda, Pinguis et implicitas virga teneret aves. 2 Jam Tryphaena Gitona extrema parte potionis spargebat. â Cette maniĂšre de plaisanter a existĂ© de tout temps, et elle Ă©tait fort en usage chez les Romains, qui, dans leurs banquets, sâamusaient souvent Ă jeter au nez des spectateurs le fond de leurs verres Ils avaient mĂȘme dressĂ© Ă ce manĂ©ge les Ă©lĂ©phants destinĂ©s aux jeux publics, comme Ălien le rapporte dans son Histoire des animaux liv. II, ch. 2. Cependant, selon Gonsalle de Salas, on pourrait aussi entendre ce passage en ce sens, que TryphĂšne prĂ©sentait Ă Giton le reste du vin quâelle avait bu ; ce qui serait plus dĂ©licat et plus galant, quoique spargebat parte extrema potionis puisse difficilement se traduire ainsi. Quoi quâil en soit, voici une anecdote assez curieuse que CaĂŻus Fortunatius rapporte Ă ce sujet Une femme galante avait trois amants ; se trouvant un jour Ă table avec eux, elle baisa le premier, donna le reste de son verre au second, et couronna le troisiĂšme. On demande quel est celui quâelle aimait le plus. Je rĂ©ponds, sans hĂ©siter celui Ă qui elle donne Ă boire le reste de son verre. En effet, couronner un homme est peut-ĂȘtre un tĂ©moignage dâestime ou de simple amitiĂ© ; en embrasser un autre, cela suppose sans doute de la tendresse pour lui ; mais donner Ă son amant le reste de son verre, câest une preuve dâamour bien plus intime. Ovide me confirme dans cette opinion par ce prĂ©cepte de son Art dâaimer liv. I, v. 575 Fac primus rapias illius tacta labellis Pocula ; quaque bibet parle puella, bibas. CHAPITRE CX. 1 Corymbioque dominae pueri adornat caput. â Ce nâest pas dâaujourdâhui, comme lâon voit, que les femmes et mĂȘme bon nombre dâhommes, sâefforcent, par mille inventions, de tromper les yeux, et empruntent le secours de lâart pour cacher leurs dĂ©fauts naturels. M. de Guerle, mon beau-pĂšre, dans son Ăloge des perruques, prouve que les chevelures postiches sont presque aussi anciennes que le monde. Comme cet ouvrage, tirĂ© Ă un petit nombre dâexemplaires, est devenu fort rare, on me permettra dâen extraire un assez long fragment qui offrira au lecteur une histoire complĂšte de la perruque chez les anciens. Cette citation aura dâailleurs lâavantage de jeter un peu de gaietĂ© dans ces notes. On y trouvera, je pense, une plaisanterie fine et lĂ©gĂšre, jointe Ă une Ă©ruditon variĂ©e, sans ĂȘtre superficielle. Ăcoutons le moderne Mathanasius. Jâignore pourquoi les jĂ©suites de TrĂ©voux, Furgaut et plusieurs autres, ont prĂ©tendu quâil nây avait pas chez les anciens de tĂȘtes Ă perruque. Lâhistoire, la poĂ©sie, la tradition et les monuments dĂ©posent contre leur tĂ©moignage. Lâun de nos plus graves historiens, Legendre, lâa solennellement rĂ©futĂ©, en attestant que la perruque Ă©tait commune chez les Romains et chez les Grecs. A lâautoritĂ© de Legendre se joint celle du savant auteur dont lâouvrage a pour titre MĆurs et usages des Romains ce fut, dit-il, vers le commencement de lâempire que sâintroduisit Ă Rome lâusage commode des perruques. MĂ©nage, dans son Dictionnaire Ă©tymologique, et Saint-Foix ont Ă©galement reconnu lâantiquitĂ© de la perruque. Quelle ville fut son berceau ? La perruque eut le sort dâHomĂšre, et la question reste Ă rĂ©soudre. Dans sa glose sur le Livre des Rois, un rabbin, grand commentateur, voulant rapporter Ă son pays lâhonneur dâune dĂ©couverte aussi utile, attribue lâinvention des perruques Ă Michol, fille, comme ou sait, du roi SaĂŒl. Dans ce systĂšme, la perruque serait juive, et nâaurait guĂšre que deux mille huit cent cinquante-huit ans, Ă quelques jours prĂšs. Ce calcul me parait mesquin. Et puis cette peau de chĂšvre dont Michol, pour sauver son pauvre mari des fureurs de SaĂŒl, sâavisa de coiffer une statue, quelle ressemblance avait-elle, je vous prie, avec une perruque ? La prĂ©tention du rabbin est donc sans fondement. Dans son Ă©pithalame pour Julie, saint Paulin sâest permis, il est vrai, de dire, en parlant des filles de Sion Quaeque caput passis cumulatum crinibus augent, Triste gerent nudo vertice calvitiem. Ou, comme le traduit un de nos vieux poĂ«tes Pour les punir dâavoir portĂ© perruque, Le Seigneur Dieu va mettre Ă nu leur nuque. Mais ce distique ne peut tirer Ă consĂ©quence. Saint Paulin nâavait dâautre but que dâempĂȘcher Julie de se damner pour une perruque il faut bien lui pardonner lâanachronisme en faveur de lâintention. Les historiens profanes nâont pas Ă©tĂ© plus heureux dans leurs recherches. Je ne vois pas sur quelle autoritĂ© pouvait se fonder ClĂ©arque, par exemple, quand il plaçait chez les Lapygiens, câest-Ă -dire dans lâancienne Pouille, la premiĂšre tĂȘte Ă perruque. Selon moi, lâorigine des perruques se perd dans la nuit des temps ; elles durent naĂźtre chez les femmes avec lâenvie de plaire. Fille de la coquetterie, la perruque est donc aussi ancienne que le monde. Câest aussi le sentiment de Rangon, dans son traitĂ© de Capillamentis ; et ce sentiment est dâautant mieux motivĂ©, quâil repose sur une certitude morale qui, dans cette occasion, vaut bien toutes les certitudes physiques et mĂ©taphysiques possibles. Mais ne nous brouillons pas avec les chronologistes ; dans leur mauvaise humeur, ils pourraient nous accabler sous le poids des chiffres. Abandonnons-leur donc les temps fabuleux de la perruque, et descendons au siĂšcle de Cyrus. Au rapport de Posidippe, citĂ© par Ălien liv. I, en. 26 de ses Histoires diverses, la parure ordinaire de la belle AglaĂŻs, fille de MĂ©gacle, contemporain de Cyrus, Ă©tait une perruque ornĂ©e dâune aigrette. Qui ne sait quâaux funĂ©railles dâAdonis, les PhĂ©niciennes devaient Ă la dĂ©esse Ergetto, la VĂ©nus de Tyr, le sacrifice de leur pudeur, ou celui de leurs cheveux ? AssurĂ©ment, les PhĂ©niciennes ont portĂ© perruque. Cette assertion, fondĂ©e sur la prĂ©somption de leur sagesse, devient une dĂ©monstration par le tĂ©moignage de Saint-Foix. Voici comme il raconte la chose dans ses Essais sur Paris. AprĂšs avoir parlĂ© de lâembarras oĂč lâalternative plaçait sans cesse la pudeur des beautĂ©s de Tyr et de Sidon, il ajoute Lâargent que quelques-unes recevaient pour prix de leurs complaisances appartenait Ă la dĂ©esse ; câĂ©tait le casuel des prĂȘtres. Un particulier, peut-ĂȘtre un mari, un jaloux, imagina les perruques, et le proposa aux femmes qui ne voulaient ni se prostituer, ni perdre leurs cheveux. Lâinvention parut commode, mais elle excita la rĂ©clamation des prĂȘtres ; ils dĂ©cidĂšrent que les perruques pouvaient nuire Ă leurs droits, et les perruques furent dĂ©fendues. » Quelle rude Ă©preuve pour la chastetĂ© des PhĂ©niciennes ! Mausole, roi de Carie, aimait beaucoup lâargent, et ses peuples aimaient presque autant leurs cheveux. Que fit Mausole ? Aristote nous lâapprend {Ăconom.,liv. II. En vertu dâun ordre secret du roi, les magasins se remplissent tout Ă coup de perruques achetĂ©es au rabais chez les nations voisines. A peine furent-elles toutes accaparĂ©es, quâun Ă©dit solennel vint condamner les tĂȘtes lyciennes, sans distinction dâĂąge ni de sexe, Ă se faire tondre dans les vingt-quatre heures. La dĂ©solation fut extrĂȘme ; mais il fallut obĂ©ir un refus eut attirĂ© plus que la perte des cheveux. Alors les magasins sâouvrent, les perruques sont mises Ă lâenchĂšre, la concurrence en Ă©lĂšve le prix Ă un taux excessif ; et voilĂ le trĂ©sor du prince enrichi de plusieurs millions. Ce roi-lĂ savait spĂ©culer sur le luxe ; et le monopole des perruques ne lâa pas rendu moins cĂ©lĂšbre que le monument superbe oĂč la chaste ArtĂ©mise le fit loger quand il fut mort. Si lâon en croit Suidas et Tite-Live liv. XXI, Annibal, ce guerrier non moins fameux par ses ruses que par son courage, afin de mieux Ă©chapper aux embĂ»ches des Gaulois, changeait souvent dâhabits et de perruques. Appien Histoire de la guerre dâEspagne, ch. IX dit que, pour jeter lâĂ©pouvante dans les rangs ennemis, les IbĂšres, sous la conduite de Viriatus, arborĂšrent des perruques Ă longues queues. Les lois assyriennes dĂ©fendaient aux jeunes gens des deux sexes de se marier avant dâavoir coupĂ© leurs cheveux, et de les avoir appendus dans le temple de BĂ©lus, en lâhonneur de lâimmortel brochet OannĂšs. Tous les mariages se faisaient donc Ă Babylone, en perruque. Le mĂȘme usage avait lieu chez les Grecs de TrĂ©zĂšnes ; mais lĂ , câĂ©tait au pudique Hippolyte quâĂ©taient consacrĂ©es les dĂ©pouilles des tĂȘtes vierges. Voyez Histoire de la dĂ©esse de Syrie, faussement attribuĂ©e Ă Lucien. HĂ©ritiers des arts, enfants de lâĂgypte et de la PhĂ©nicie, les Grecs ne pouvaient manquer dâĂȘtre excellents perruquiers. La perruque se nommait chez eux phĂšnaxĂš imposture ; câest MĂ©nage qui nous lâapprend. Et quâest-ce en effet quâune perruque, sinon lâofficieux mensonge dâune chevelure artificielle ? DâaprĂšs quelques passages de Thucydide PrĂ©face de la Guerre du PĂ©loponnĂšse, on voit que les jeunes AthĂ©niennes prĂ©fĂ©raient, parmi les perruques, celles dont les tresses blondes, repliĂ©es sous un rĂ©seau transparent, sây cachaient Ă moitiĂ© pour briller davantage. Dâautres aimaient Ă ramener ces tresses sur le sommet du front, oĂč des aiguilles dâor les tenaient arrĂȘtĂ©es. La tĂȘte de ces aiguilles avait la forme de cigales auxquelles il ne manquait que la voix, et qui, dans un balancement perpĂ©tuel, semblaient toujours prĂȘtes Ă sâenvoler. Les petits-maĂźtres, du temps dâAristophane, avaient mis Ă la mode la coiffure dâenfant, ou la perruque Ă la jockei câĂ©tait celle de lâeffĂ©minĂ© Cratinus ; et, si lâon en croit Ovide, Sapho, pour plaire Ă Phaon, plaçait dans sa perruque des poinçons garnis de perles. Il est Ă©vident quâĂ Rome la mode des perruques Ă©tait devenue gĂ©nĂ©rale vers les derniers temps de la rĂ©publique. Tibulle, Ovide, Properce et Gallus ont chantĂ© les perruques de leurs maĂźtresses, dans une foule de jolis vers. Il fallait, dit un grave acadĂ©micien lâabbĂ© Nadal, Dissertation sur le luxe des dames romaines, il fallait, pour lâornement dâune tĂȘte romaine, les dĂ©pouilles dâune infinitĂ© dâautres tĂȘtes. TantĂŽt les cheveux flottaient sur les Ă©paules au grĂ© des vents, tantĂŽt ils sâarrondissaient en boucles sur un sein dâalbĂątre. Souvent on en tressait des couronnes ; quelquefois ils sâĂ©levaient Ă pic, et laissaient Ă dĂ©couvert lâivoire dâun joli cou. Ce fut Plotine, femme de Trajan, qui introduisit Ă Rome ces perruques Ă lâAndromaque, dont parle JuvĂ©nal dans sa sixiĂšme satire. Elles sâĂ©levaient par Ă©tages sur le devant de la tĂȘte, et formaient une espĂšce de turban Ă triple rouleau câĂ©tait la coiffure favorite des femmes Ă petite taille. Lâillustre Adrien Valois a recueilli quatorze mĂ©dailles dâimpĂ©ratrices romaines ; et, sur chacune de ces mĂ©dailles, on voit une perruque diffĂ©rente. Les dieux mĂȘme honoraient les perruques dâune protection spĂ©ciale. Les prĂȘtres de Diane, selon saint Maxime dans ses HomĂ©lies, portaient une perruque courte Ă cheveux hĂ©rissĂ©s. La coquetterie, si lâon en croit Dion Chrysostome Oratio de cultu corporis, sâĂ©tait glissĂ©e jusque sur les autels. Câest lĂ que la majestĂ© des dieux sâaccroissait encore de la majestĂ© des perruques. On murmura plus dâune fois tout bas contre Apollon qui, non content de briller dans les cieux par sa chevelure dâor, accaparait encore sur la terre, pour parer ses images, les plus belles perruques de Rome. Les prĂȘtres de la bonne CybĂšle tenaient en rĂ©quisition permanente le gĂ©nie des coiffeuses ; ils leur disputaient, souvent avec avantage, lâhonneur de rajeunir, Ă lâaide des colifichets de la mode, les vieux attraits de la mĂšre des dieux. Lâaiguille dont ils se servaient pour la coiffer Ă©tait devenue miraculeuse, et Servius la place Ă cĂŽtĂ© du sceptre de Priam et du bouclier de Romulus, parmi les gages de la gloire et de la durĂ©e de lâempire romain. Mais de toutes les perruques divines, nulle nâĂ©tait plus imposante que la perruque de Jupiter Multi-comans. Martial, plus malin que galant, critiqua seulement lâabus des perruques. TĂȘte chaussĂ©e ! calceatum caput ! sâĂ©criait-il quelquefois liv. XII, Ă©pigr. 45. Seize siĂšcles avant que Boileau eĂ»t plaisantĂ© lâabbĂ© Pochetto sur ses sermons dâachat, Martial avait dĂ©jĂ dit, Ă peu prĂšs de mĂȘme liv. VI, Ă©pigr. 12 Jurat capillos esse, quos emit, suos Fabulla numquid illa, Paulle, pejerat ? nego. Plus loin, il ajoute liv. XII, Ă©pigr. 23 Dentibus, atque comis, nec te pudet, uteris emptis Quid facies oculo, Laelia ? non emitur. Mais quâest-ce que cela prouve ? Il est clair que Martial nâen voulait quâaux vilaines tĂȘtes Ă perruque. Les mĂ©dailles nous montrent les tĂȘtes impĂ©riales dâOthon, de Commode, de PoppĂ©e, de Julie, de Lucile, ornĂ©es de capillaments câĂ©tait le nom gĂ©nĂ©rique des perruques romaines. Les petites-maĂźtresses avaient sur leur toilette diverses espĂšces de perruques pour les diffĂ©rentes heures du jour. Elles portaient en chenille le galericon câĂ©tait une sorte de petit casque qui donnait Ă leurs traits, avec un air cavalier, quelque chose de plus piquant. Le corymbion Ă©tait pour les visites dâĂ©tiquette, les promenades et le spectacle. Cette coiffure dâapparat avait un volume immense ; elle ressemblait assez Ă celle des Bacchantes. Othon, au rapport de SuĂ©tone, se servait du galericon pour cacher sa calvitie ; gula, sous la mĂȘme perruque, courait lutiner dans lâombre les prostituĂ©es de Rome ; et Messaline, abaissant, la nuit, devant la coiffure blonde des amours, la majestĂ© du diadĂšme, allait incognito provoquer dans les camps les robustes caresses des soldats romains voyez la satire VI de JuvĂ©nal. Mais la perruque la plus fameuse de lâantiquitĂ© fut, sans contredit, la perruque de lâempereur Commode. La description Ă©lĂ©gante que Lampride en a faite dans la vie de cet empereur Historiae Augustae scriptores, lui assure lâimmortalitĂ© câĂ©tait le corymbion, mais le corymbion dans tout son Ă©clat. Il faut voir dans lâhistorien ce prince, apparemment seul avec ses remords et ses craintes, nâosant confier son cou royal au rasoir dâun barbier, ni son front mĂȘme Ă lâaiguille des coiffeurs, se brĂ»lant lui-mĂȘme les cheveux et la barbe, ajustant devant son miroir sa vaste perruque, lâabreuvant de parfums et dâessences, et rĂ©pandant sur elle des flots de poudre dâor. Les chevelures allemandes et gauloises Ă©taient les plus recherchĂ©es des perruquiers romains ; leur couleur approchait de celle de lâor. En vain le dĂ©clamateur SĂ©nĂšque Ă©pĂźtre cxv, et de la BriĂšvetĂ© de la vie gourmanda les perruques ; on ne lâĂ©couta mĂȘme pas. LâĂ©loquence chrĂ©tienne de Tertullien, dans son traitĂ© de la Toilette des dames, chapitre VII, ne fut pas plus heureuse. ClĂ©ment dâAlexandrie, dans ses Stromates ou Tapisseries ; GrĂ©goire de Nazianze, dans lâĂloge de Gorgonie, sa sĆur ; saint Ambroise, dans son livre de la VirginitĂ© ; saint JĂ©rĂŽme, dans ses brĂ»lantes ĂpĂźtres, ne produisirent pas plus dâeffet. Ces bons PĂšres eurent beau nommer les perruques fourreaux de tĂȘtes, dĂ©pouille des morts, Ă©difices de prostitution, tours de Satan ; ils eurent beau vouer aux flammes de lâenfer les chevelures postiches, et ceux ou celles qui les portaient, la perruque nâen courut pas moins conquĂ©rir lâEurope, lâAsie et lâAfrique ; et lâunivers fut peuplĂ© de tĂȘtes Ă perruque, Ă la barbe des saints et des philosophes. CâĂ©tait surtout les jours de fĂȘtes que brillaient les perruques. Aux calendes de janvier, câest-Ă -dire aux premiers jours de lâan, lâĂ©trenne la mieux reçue Ă©tait une perruque. Si les Matronales Ă©taient la fĂȘte des dames, elles Ă©taient donc aussi la fĂȘte des perruques Ovide,Fastes, liv. iii. Pendant la cĂ©lĂ©bration des Bacchanales, ou, si vous voulez, Ă lâĂ©poque du carnaval romain, la perruque jouait encore un grand rĂŽle ; on y voyait les hommes se mĂȘler aux Bacchantes, la main armĂ©e de torches, et la tĂȘte affublĂ©e de perruques de femmes S. AstĂšre, Hom. in fest. kalend.. Lisez lâAne dâor dâApulĂ©e, livre XI vous y verrez, aux processions de la dĂ©esse Isis, un dĂ©vot africain paraĂźtre en escarpins dorĂ©s, en robe de soie traĂźnante, chargĂ© de bijoux et de pierreries, tant avec mollesse les ondes de sa perruque, et contrefaisant la dĂ©marche dâune petite-maĂźtresse. Il paraĂźt que la coiffe des perruques romaines Ă©tait une calotte de peau de bouc Martial, liv. XII, Ă©pigr. 45. Elle sâajustait avec tant de dextĂ©ritĂ©, quâon distinguait Ă peine si la coiffure Ă©tait postiche. Mais lâart des perruquiers ne tenait pas toujours ferme contre lâopiniĂątretĂ© des vents ; et Festus Avienus carmen X nous a conservĂ© lâanecdote dâun cavalier dont une bise incivile mit tout Ă coup le chef Ă nu, aux Ă©clats de rire des malins spectateurs. Tel Ă©tait lâengouement, que le front chauve qui ne pouvait atteindre au prix courant des perruques voulait du moins en arborer lâimage. Martial liv. VI, Ă©pigr. 57, Farnabe, et TurnĂšbe Adversar., cap. XXVII nous lâapprennent on se peignait la tĂȘte avec des pommades de diverses couleurs ; on donnait Ă ces croĂ»tes parfumĂ©es la figure dâune perruque, et les sillons onduleux dont on savait les orner jouaient, dit-on, au parlait les tresses de cheveux naturels. AprĂšs cela, continue Martial, pour raser, en un moment et sans risque, la plus belle tĂȘte du monde, il suffisait dâune Ă©ponge. Comment les anciens nâauraient-ils pas aimĂ© les perruques ? les cheveux Ă©taient ce quâils avaient de plus cher ; et cependant il fallait sans cesse les sacrifier pour en semer le tombeau des morts. Teucer, dans Sophocle Ajax furieux, acte IV, sc. 6, dit au jeune Ajax, en lui montrant la tombe de son pĂšre Venez, enfant ; approchez, en posture de suppliant, de celui qui vous donna le jour ; demeurez-y les yeux tournĂ©s vers votre pĂšre, ayant en main lâhumble offrande de mes cheveux, de ceux de votre mĂšre, et des vĂŽtres. » Dans le mĂȘme tragique, Electre acte I, sc. 5, voyant ChrysosthĂ©mis, sa sĆur, apporter au tombeau dâAgamemnon les prĂ©sents de Clytemnestre, sâĂ©crie Pensez-vous que ces hypocrites offrandes puissent expier le meurtre de mon pĂšre ? Non, non, il nâen sera rien. Laissez lĂ ces dons stĂ©riles ; faites mieux coupez vous-mĂȘme ces boucles de cheveux, et joignez-les aux miens. HĂ©las ! il mâen reste peu, je les ai dĂ©jĂ sacrifiĂ©s ; mais enfin jâen offre le reste, et leur dĂ©rangement montre assez ma douleur. » On devait encore se couper les cheveux dans le deuil. Aussi, dans lâOreste dâEuripide acte II, sc. I, le chĆur chante-t-il VoilĂ Tyndare, ce Spartiate chargĂ© dâannĂ©es, qui sâavance dâun pas prĂ©cipitĂ©, couvert de noirs vĂȘtements, et la tĂȘte rasĂ©e dans le deuil oĂč sa fille le plonge. » Dans la mĂȘme piĂšce acte I, sc. 3, Electre, toujours plaintive, accuse HĂ©lĂšne de manquer aux biensĂ©ances, parce quâelle nâa coupĂ© que lâextrĂ©mitĂ© de ses cheveux aprĂšs la mort dâune de ses sĆurs Voyez, dit-elle, avec quel artifice cette femme vient de couper lâextrĂ©mitĂ© de ses cheveux sans nuire Ă sa beautĂ© ! Elle est toujours ce quâelle fut autrefois ! Puissent les dieux te dĂ©tester, ĂŽ toi qui as perdu, moi, mon frĂšre, la GrĂšce entiĂšre !⊠Ah ! malheureuse que je suis ! » A la mort de Masistius, dit HĂ©rodote, livre IX, les Perses, pour marquer leur chagrin, non-seulement se rasĂšrent la tĂȘte, mais ils coupĂšrent encore le poil Ă toutes leurs montures câest lâexpression de Lamothe-Le-Vayer. La douleur, comme tous les extrĂȘmes, est de courte durĂ©e ; elle nâattendait pas, pour sâenvoler, que les cheveux eussent repris leur grandeur naturelle. Comment rappeler alors les jeux et les ris autour dâune tĂȘte tondue ? câeĂ»t Ă©tĂ© la chose impossible ; mais on prenait perruque, et toute la bande des amours, selon lâexpression du bon La Fontaine, revenait au colombier. Un nouveau motif de tendresse pour les perruques chez la docte antiquitĂ©, câĂ©tait la haine religieuse quâon y portait aux tĂȘtes chauves. Qui ne sait que CĂ©sar lui-mĂȘme, CĂ©sar au milieu de sa gloire, vit les brocards de ses soldats poursuivre son front chauve jusque sur son char de triomphe ? Voici le chauve adultĂšre, criaient-ils en chĆur ; maris, cachez vos femmes ! » Calvum mĆchum duximus ; mariti, servate uxores ! CĂ©sar, sans cheveux, paraissait dâautant plus ridicule, que le nom mĂȘme de CĂ©sar rappelait lâidĂ©e dâune belle chevelure. Celle de son aĂŻeul Ă©tait encore cĂ©lĂšbre, et ce fut elle, dit-on, qui mĂ©rita Ă cet ancĂȘtre du dictateur le surnom de CĂ©sar. CĂŠsar a caesarie dictus. Pour consoler le vainqueur du monde, et dĂ©rober sa calvitie Ă la malignitĂ© romaine, le sĂ©nat permit Ă CĂ©sar de porter perpĂ©tuellement une couronne de lauriers. Un sĂ©natus-consulte fit ainsi de cette couronne la perruque des hĂ©ros. Si les couronnes Ă©taient aujourdâhui parmi nous Ă la mode, combien de simples soldats français pourraient porter, sans ĂȘtre chauves, la perruque de CĂ©sar ! » 2 Immo supercilia profert de pyxide. â On voit maintenant, par ces mots supercilia profert de pyxide, que les dames romaines portaient aussi des sourcils postiches. Martial liv. IX, Ă©pigr. 37 parle dâune coquette qui avait des cheveux, des dents et des sourcils de contrebande Quum sis ipsa domi, mediaque ornere Suburra, Fiant absentes et tibi, Galla, comae ; Nec dentes aliter, quam serica, nocte reponas, Et jaceas centum condita pyxidibus Nec tecum facies tua dormiat innuis illo, Quod tibi prolatum est mane, supercilio. 3 Quia flavicomum corymbion erat. â Lâauteur soutient ici le caractĂšre quâil a donnĂ© Ă TryphĂšne, dâune femme de mauvaise vie, parce quâil nây avait que les courtisanes qui portassent des perruques blondes ; les matrones nâen mettaient que de noires câest pour cela que JuvĂ©nal, dans sa satire VI, vers 120, nous reprĂ©sente Messalinecachant ses cheveux bruns sous une perruque blonde . Nigrum flavo crinem abscondente galero, pour aller dans une maison de prostitution se livrer Ă la brutalitĂ© publique. CHAPITRE CXI. 1 Matrona quĆdam Ephesi tam notĆ erat pudicitiĆ. â Ce conte de la Matrone dâĂphĂšse a Ă©tĂ© traduit ou imitĂ© dans toutes les langues ; et câest le premier morceau du Satyricon quâon ait fait passer dans la nĂŽtre, comme on lâa vu dans les Recherches sceptiques sur le Satyricon un clerc, nommĂ© HĂ©bert, la rendit en vers français, vers lâan 1200. Ce sujet a aussi Ă©tĂ© traitĂ© pour la scĂšne, et on lui doit un joli vaudeville. De tous les imitateurs de PĂ©trone, celui qui a le mieux rĂ©ussi, câest La Fontaine, dont on me permettra de reproduire ici le conte, fort joli, sans doute, mais peut-ĂȘtre trop prolixe, trop paraphrasĂ©, et qui est loin, selon moi, de reproduire la piquante simplicitĂ© de lâoriginal Sâil est un conte usĂ©, commun et rebattu, Câest celui quâen ces vers jâaccommode Ă ma guise. ____Et pourquoi donc le choisis-tu ? ____Qui tâengage Ă cette entreprise ? Nâa-t-elle point dĂ©jĂ produit assez dâĂ©crits ? ____Quelle grĂące aura ta matrone____Au prix de celle de PĂ©trone ? Comment la rendras-tu nouvelle Ă nos esprits ? Sans rĂ©pondre aux censeurs, car câest chose infinie, Voyons si dans mes vers je lâaurai rajeunie. ____Dans ĂphĂšse il fut autrefois Une dame en sagesse, en vertu sans Ă©gale, ____Et, selon la commune voix, Ayant su raffiner sur lâamour conjugale. Il nâĂ©tait bruit que dâelle et de sa chastetĂ© ; ____On lâallait voir par raretĂ© ; CâĂ©tait lâhonneur du sexe heureuse sa patrie ! Chaque mĂšre Ă sa bru lâallĂ©guait pour patron ; Chaque Ă©poux la prĂŽnait Ă sa femme chĂ©rie Dâelle descendent ceux de la Prudoterie,____Antique et cĂ©lĂšbre maison. ____Son mari lâaimait dâamour folle. ____Il mourut. De dire comment, ____Ce serait un dĂ©tail frivole. ____Il mourut ; et son testament NâĂ©tait plein que de legs qui lâauraient consolĂ©e, Si les biens rĂ©paraient la perte dâun mari____Amoureux autant que chĂ©ri. Mainte veuve pourtant fait la dĂ©chevelĂ©e, Qui nâabandonne pas le soin du demeurant, Et du bien quâelle aura fait le compte en pleurant. Celle-ci, par ses cris, mettait tout en alarme, ____Celle-ci faisait un vacarme, Un bruit, et des regrets Ă percer tous les cĆurs ; ____Bien quâon sache quâen ses malheurs, De quelque dĂ©sespoir quâune Ăąme soit atteinte, La douleur est toujours moins forte que la plainte, Toujours un peu de faste entre parmi les pleurs. Chacun fit son devoir de dire Ă lâaffligĂ©e Que tout a sa mesure, et que de tels regrets____Pourraient pĂ©cher par leur excĂšs Chacun rendit par lĂ sa douleur rengrĂ©gĂ©e. Enfin, ne voulant plus jouir de la clartĂ©____Que son Ă©poux avait perdue, Elle entre dans sa tombe, en ferme volontĂ© Dâaccompagner cette ombre aux enfers descendue. Et voyez ce que peut lâexcessive amitiĂ© Ce mouvement aussi va jusquâĂ la folie, Une esclave en ces lieux la suivit par pitiĂ©, ____PrĂȘte Ă mourir de compagnie ; PrĂȘte, je mâentends bien, câest-Ă -dire, en un mot, Nâayant examinĂ© quâĂ moitiĂ© ce complot, Et jusques Ă lâeffet courageuse et hardie. Lâesclave avec la dame avait Ă©tĂ© nourrie ; Toutes deux sâentrâaimaient, et cette passion Ătait crue avec lâĂąge au cĆur des deux femelles Le monde entier Ă peine eĂ»t fourni deux modĂšles____Dâune telle inclination. Comme lâesclave avait plus de sens que la dame, Elle laissa passer les premiers mouvements ; Puis tĂącha, mais en vain, de remettre cette Ăąme Dans lâordinaire train des communs sentiments. Aux consolations la veuve inaccessible Sâappliquait seulement Ă tout moyen possible De suivre le dĂ©funt aux noirs et tristes lieux. Le fer aurait Ă©tĂ© le plus court et le mieux ; Mais la dame voulait paĂźtre encore ses yeux____Du trĂ©sor quâenfermait la biĂšre, ____Froide dĂ©pouille, et pourtant chĂšre ____CâĂ©tait lĂ le seul aliment____Quâelle prĂźt en ce monument. ____La faim donc fut celle des portes____Quâentre dâautres de tant de sortes Notre veuve choisit pour sortir dâici-bas. Un jour se passe, et deux, sans autre nourriture Que ses profonds soupirs, que ses frĂ©quents hĂ©las, ____Quâun inutile et long murmure Contre les dieux, le sort et toute la nature. ____Enfin sa douleur nâomit rien, Si la douleur doit sâexprimer si bien. Encore un autre mort faisait sa rĂ©sidence Non loin de ce tombeau, mais bien diffĂ©remment, ____Car il nâavait pour monument____Que le dessous dâune potence Pour exemple aux voleurs on lâavait lĂ laissĂ©. ____Un soldat bien rĂ©compensĂ©____Le gardait avec vigilance. ____Il Ă©tait dit par ordonnance Que si dâautres voleurs, un parent, un ami, Lâenlevaient, le soldat, nonchalant, endormi, ____Remplirait aussitĂŽt sa place. ____CâĂ©tait trop de sĂ©vĂ©ritĂ© ; ____Mais la publique utilitĂ© DĂ©fendait quâon ne fĂźt au garde aucune grĂące. Pendant la nuit il vit, aux fentes du tombeau, Briller quelque clartĂ©, spectacle assez nouveau. Curieux, il y court, entend de loin la dame____Remplissant lâair de ses clameurs. Il entre, est Ă©tonnĂ©, demande Ă cette femme____Pourquoi ces cris, pourquoi ces pleurs, ____Pourquoi cette triste musique, Pourquoi cette maison noire et mĂ©lancolique ? OccupĂ©e Ă ses pleurs, Ă peine elle entendit____Toutes ces demandes frivoles. ____Le mort pour elle y rĂ©pondit ____Cet objet, sans autres paroles. ____Disait assez par quel malheur La dame sâenterrait ainsi toute vivante. â Nous avons fait serment, ajouta la suivante, De nous laisser mourir de faim et de douleur. â Encor que le soldat fĂ»t mauvais orateur, Il leur fit concevoir ce que câest que la vie. La dame cette fois eut de lâattention ; ____Et dĂ©jĂ lâautre passion____Se trouvait un peu ralentie Le temps avait agi. â Si la foi du serment, Poursuivit le soldat, vous dĂ©fend lâaliment. ____Voyez-moi manger seulement. Vous nâen mourrez pas moins. â Un tel tempĂ©rament____Ne dĂ©plut pas aux deux femelles. ____Conclusion, quâil obtint dâelles Une permission dâapporter son soupĂ© Ce quâil fit. Et lâesclave eut le cĆur fort tentĂ© De renoncer dĂšs lors Ă la cruelle envie____De tenir au mort compagnie. â Madame, ce dit-elle, un penser mâest venu Quâimporte Ă votre Ă©poux que vous cessiez de vivre Croyez-vous que lui-mĂȘme il fĂ»t homme Ă vous suivre, Si par votre trĂ©pas vous lâaviez prĂ©venu ? Non, madame ; il voudrait achever sa carriĂšre. La nĂŽtre sera longue encor si nous voulons. Se faut-il, Ă vingt ans, enfermer dans la biĂšre ? Nous aurons tout loisir dâhabiter ces maisons. On ne meurt que trop tĂŽt qui nous presse ? attendons. Quant Ă moi, je voudrais ne mourir que ridĂ©e. Voulez-vous emporter vos appas chez les morts ? Que vous servira-t-il dâen ĂȘtre regardĂ©e ? ____TantĂŽt, en voyant les trĂ©sors Dont le ciel prit plaisir dâorner votre visage, ____Je disais HĂ©las ! câest dommage, Nous-mĂȘmes nous allons enterrer tout cela. â Ă ce discours flatteur la dame sâĂ©veilla. Le dieu qui fait aimer prit son temps ; il tira Deux traits de son carquois de lâun il entama Le soldat jusquâau vif ; lâautre effleura la dame. Jeune et belle, elle avait sous ses pleurs de lâĂ©clat ; ____Et des gens de goĂ»t dĂ©licat Auraient bien pu lâaimer, et mĂȘme Ă©tant leur femme. Le garde en fut Ă©pris les pleurs et la pitiĂ©, ____Sorte dâamour ayant ses charmes, Tout y fit une belle, alors quâelle est en larmes, ____En est plus belle de moitiĂ©. VoilĂ donc notre veuve Ă©coutant la louange, Poison qui de lâamour est le premier degrĂ© ; ____La voilĂ qui trouve Ă son grĂ© Celui qui le lui donne. Il fait tant quâelle mange ; Il fait tant que de plaire, et se rend en effet Plus digne dâĂȘtre aimĂ© que le mort le mieux fait ; ____Il fait tant enfin quâelle change ; Et toujours par degrĂ©s, comme lâon peut penser, De lâun Ă lâautre il fait cette femme passer. ____Je ne le trouve pas Ă©trange Elle Ă©coute un amant, elle en fait un mari, Le tout au nez du mort quâelle avait tant chĂ©ri. Pendant cet hymĂ©nĂ©e, un voleur se hasarde Dâenlever le dĂ©pĂŽt commis aux soins du garde Il en entend le bruit, il y court Ă grands pas ; ____Mais en vain la chose Ă©tait faite. Il revient au tombeau conter son embarras, ____Ne sachant oĂč trouver retraite. Lâesclave alors lui dit, le voyant Ă©perdu ____â Lâon vous a pris votre pendu ? Les lois ne vous feront, dites-vous, nulle grĂące ? Si madame y consent, jây remĂ©dierai notre mort en sa place, ____Les passants nây connaĂźtront rien. â La dame y consentit. O volages femelles ! La femme est toujours femme. Il en est qui sont belles ; ____Il en est qui ne le sont pas ____Sâil en Ă©tait dâassez fidĂšles, ____Elles auraient assez dâappas. Prudes, vous vous devez dĂ©fier de vos forces Ne vous vantez de rien. Si votre intention____Est de rĂ©sister aux amorces, La nĂŽtre est bonne aussi, mais lâexĂ©cution Nous trompe Ă©galement ; tĂ©moin cette matrone. ____Et, nâen dĂ©plaise au bon PĂ©trone, Ce nâĂ©tait pas un fait tellement merveilleux Quâil en dĂ»t proposer lâexemple Ă nos neveux. Cette veuve nâeut tort quâau bruit quâon lui vit faire, Quâau dessein de mourir, mal conçu, mal formĂ© ; ____Car de mettre au patibulaire____Le corps dâun mari tant aimĂ©, Ce nâĂ©tait pas peut-ĂȘtre une si grande affaire Cela lui sauvait lâautre, et, tout considĂ©rĂ©, Mieux vaut goujat debout quâempereur enterrĂ©. Cette imitation du conte de PĂ©trone inspire Ă M. Durand les rĂ©flexions suivantes Ce conte nâest que plaisant dans La Fontaine ; mais dans PĂ©trone il finit par un trait horrible et qui choque toutes les convenances. Son esprit, qui savait si bien sacrifier aux grĂąces, aurait dĂ» lui fournir un dĂ©noĂ»ment plus aimable. Suivant lui, câest lâĂ©pouse consolĂ©e qui propose dâexhumer son mari et de lâaccrocher au poteau dĂ©pouillĂ©. Au moins le conteur français met cet avis odieux dans la bouche dâune esclave ; ce correctif mĂȘme nâadoucit que faiblement, selon moi, lâhorreur que cette circonstance inspire. » Nâen dĂ©plaise Ă M. Durand, je ne suis pas de son avis. Le dĂ©noĂ»ment du conte de PĂ©trone est tel quâil devait ĂȘtre. Il voulait prouver, comme il le fait dire en propres termes Ă Eumolpe, quâil nây a pas de femme, quelque prude quâelle soit, quâune passion nouvelle ne puisse porter aux plus grands excĂšs ; et pour prouver ce quâil avance, je vais, ajoute-t-il, vous raconter un fait arrivĂ© de nos jours. CâĂ©tait, comme on le voit, un fait rĂ©cent, un fait connu, notoire ; PĂ©trone nâĂ©tait donc pas le maĂźtre dâen changer le dĂ©noĂ»ment. Dâailleurs Flavius, au rapport de Jean de SarisbĂ©ry, dans son traitĂ© de Nug. cur., livre VIII, chapitre 11, assure que cette histoire est vĂ©ritable, et que la veuve qui en est lâhĂ©roĂŻne fut punie de son impiĂ©tĂ©, de son parricide et de son adultĂšre, en prĂ©sence du peuple ; ce sont ses propres termes mulieremque impietatis suce, et sceleris parricidatis, et adulterii, in conspectu populi, luisse pĆnas. ApulĂ©e a traitĂ© un sujet Ă peu prĂšs semblable au livre II de son Ane dâor, mais avec beaucoup moins dâenjouement et de grĂące que PĂ©trone ; nous renvoyons, pour la comparaison de ces deux histoires, Ă lâexcellente traduction dâApulĂ©e donnĂ©e par M. BĂ©tolaud. Il est facile de reconnaĂźtre, dans la Matrone dâĂphĂšse, lâorigine dâun charmant Ă©pisode du conte de Zadig, par Voltaire, celui de la prude, qui, croyant son mari dĂ©cĂ©dĂ©, consent Ă lui couper le nez dans son tombeau, pour guĂ©rir son amant dâune douleur de cĂŽtĂ©. 2 Ne quis ad sepulturam corpora detraheret. â On refusait la sĂ©pulture Ă ceux qui avaient Ă©tĂ© condamnĂ©s au dernier supplice, et on les laissait suspendus au gibet pour Ă©pouvanter, par ce spectacle, les malfaiteurs qui seraient tentĂ©s de les imiter. Cela se pratique encore de nos jours en plusieurs endroits de lâItalie. 3 Faciemque unguibus sectam, â Cette marque dâune extrĂȘme affliction Ă©tait une coutume que les femmes observaient pour tĂ©moigner lâexcĂšs de leur douleur. Mais la loi des Douze Tables abolit cet usage chez les Romains. CHAPITRE CXII. 1 Nec venit in mentem, quorum consederis arvis ? â Ce vers et le prĂ©cĂ©dent sont empruntĂ©s au livre IV de lâEnĂ©ide, oĂč ils sont employĂ©s Ă peu prĂšs dans le mĂȘme sens que PĂ©trone leur donne ici. Dans Virgile, Anne, conseillant Ă Didon de ne pas rejeter les services dâĂnĂ©e, quâelle aime en secret, lui rappelle quâelle est dans un pays barbare, etc. Ici une servante, qui ne se sent pas dâhumeur Ă mourir de faim, tĂąche de dĂ©cider sa maĂźtresse Ă se rendre aux empressements dâun jeune homme qui ne lui est pas indiffĂ©rent ; et, pour y rĂ©ussir, elle lui reprĂ©sente lâhorreur du lieu oĂč elle se trouve elle lui a dĂ©jĂ dit prĂ©cĂ©demment, en citant un autre vers de Virgile Id cinerem aut manes credis curare sepultos ? Croyez-vous quâune froide cendre et des mĂąnes inanimĂ©s se soucient de vos regrets ? » 2 Ne hanc quidem partem corporis mulier abstinuit. â Ce passage de notre auteur est remarquable par lâextrĂȘme retenue avec laquelle il exprime une idĂ©e assez gaillarde ; PĂ©trone parle dans la suite avec une Ă©gale pudeur de lâorgane de la virilitĂ©, lorsquâil dit Quum a parte corporis quam ne ad cogitationem quidem admittere severioris notae homines solent, etc. Cet endroit et plusieurs autres prouvent que PĂ©trone, en nous offrant le tableau fidĂšle de la corruption des mĆurs de son siĂšcle, a cependant montrĂ© plus de retenue dans ses expressions que Martial, Catulle et plusieurs autres que je pourrais citer, et chez lesquels Nomen adest rebus, nominibusque pudor. CHAPITRE CXIII. 1 Et erubescente non mediocriter Tryphaena. â On se doute, dâaprĂšs les mĆurs dissolues que PĂ©trone attribue Ă TryphĂšne, que ce nâĂ©tait pas par pudeur quâelle rougissait Ă la fin du rĂ©cit dâEumolpe, mais plutĂŽt au souvenir de quelque aventure semblable Ă celle de la matrone dâĂphĂšse, et oĂč elle avait jouĂ© peut-ĂȘtre un rĂŽle encore plus coupable. 2 Expilatumque libidinosa migratione navigium. â Câest la premiĂšre fois quâil est fait mention du pillage de ce vaisseau dans les manuscrits authentiques. Lycas va y revenir dans le chapitre suivant Vestem illam divinam, sistrumque redde navigio. Câest sur ces deux passages que Nodot sâest fondĂ©, comme nous lâavons dĂ©jĂ dit, pour bĂątir cette histoire du pillage quâEncolpe et Giton font dans le vaisseau dâIsis au chapitre XI du Satyricon. CâĂ©tait fort bien Ă Nodot de complĂ©ter le Satyricon pour le rendre plus intelligible ; mais il fallait se borner lĂ , et ne pas chercher Ă donner le change aux lecteurs, en offrant ces supplĂ©ments comme lâĆuvre mĂȘme de PĂ©trone. Freinshemius et Brottier, savants illustres, qui Ă©crivaient pour le moins en aussi bon latin que Nodot, nâont jamais cherchĂ© Ă attribuer Ă Quinte-Curce et Ă Tite-Live les supplĂ©ments quâils ont faits Ă leurs ouvrages. CHAPITRE CXIV. 1 Inhorruit mare, nubesque undique adductĆ obruere tenebris diem. â Cette description dâune tempĂȘte est tracĂ©e de main de maĂźtre, et annonce le poĂ«te qui va bientĂŽt nous offrir un tableau si vrai, si Ă©nergique, des maux de la guerre civile. 2 Italici littoris Aquilo possessor.â Ces mots rappellent le Notus AdriĆ arbiter dâHorace, et ce passage de Lucain, livre II, vers 454 . . . . . . Ut quum mare possidet Auster Flatibus horrisonis. On trouve aussi dans Properce, livre I, Ă©lĂ©gie 18 Et vacuum Zephyri possidet aura nemus. 3 In mare ventus excussit, repetitumque infesto gurgite procella circum-egit, atque hausic. â Nâest-ce pas lĂ de la vĂ©ritable poĂ©sie ? Cette image de la mer, qui ne semble un instant lĂącher sa proie que pour la ressaisir et la plonger de nouveau dans lâabĂźme, est digne de Virgile, et rappelle ces beaux vers de lâEnĂ©ide, livre I, vers 114 . . . . . . Ingens a vertice pontus In puppim ferit excutitur, pronusque magister Volvitur in caput ; ast illam ter fluctus ibidem Torquet agens circum, et rapidus vorat aequore vortex. 4 PrĆteriens aliquis tralatitia humanitate lapidabit. â La religion paĂŻenne, par la loi appelĂ©e Jus pontificum, ordonnait, sous peine dâimpiĂ©tĂ©, crime capital, Ă tous ceux qui trouvaient des corps sans sĂ©pulture, de les inhumer, parce que les anciens croyaient que Caron ne passait pas dans sa barque les Ăąmes de ceux qui nâavaient pas reçu les honneurs funĂšbres ; mais que ces Ăąmes restaient sur le rivage du Styx, exposĂ©es Ă toutes les insultes des Furies qui venaient les tourmenter, On couvrait les corps morts de mottes de terre ; mais si lâon ne pouvait sâen procurer, comme ici, par exemple, sur le bord de la mer, et si lâon nâavait pas ce qui Ă©tait nĂ©cessaire pour les brĂ»ler, on les cachait sous un amas de cailloux câest ce que PĂ©trone appelle lapidare. CHAPITRE CXV. 1 Mirati ergo, quod illi vocaret in vicinia mortis, poema facere. â Cette prĂ©occupation poĂ©tique, dâun homme oubliant tous les dangers qui lâentourent, et composant des vers, mĂȘme au milieu dâune tempĂȘte, a Ă©tĂ© admirablement dĂ©crite par Ovide dans ses Tristes, livre 1, Ă©lĂ©gie 10 Quod facerem versus inter fera murmura ponti, Cyclades Ăgeas obstupuisse puto. Ipse ego nunc miror, tantis animique marisque Fluctibus ingeuiumsiion cecidisse meum. Seu stupor huic sludio, sive huio insania, nomen ; Omnis ab hac cura mens relevata mea est. Same ego nimbosis dubius jactabar ab HĂŠdis SĂŠpe minax Steropes sidere pontus erat. Fuscabatque diem custos Erymanthidos Ursae ; Aut Hyadas seevis hauserat Auster aquis SĂŠpe maris pars intus erat ; tamen ipse trementi Carmina ducebam qualiacumque manu. 2 Et Lycam quidem rogus... adolebat. â Il ne faut pas confondre, dans les auteurs latins, ces trois mots, dont le sens est bien diffĂ©rent Pyra, rogus, bustum. â Pyra signifie lâamas de bois qui forme le bĂ»cher ; rogus, le bĂ»cher ardent, et bustum, le bĂ»cher dĂ©jĂ Ă demi consumĂ© par le feu. Virgile offre ces diffĂ©rentes nuances dans lâĂnĂ©ide, livre XI, vers 184 et suivants Jam pater jEneas, jam curvo in littore Tarchon Constituere pyras huc corpora quisque suorum More tulere patrum subjectisque ignibus atris Conditur in tenebras altum caligine cnfilum. Ter circum accensos, cincti fulgentibus armis, Decurrere rogos. . . . . . . . . . . Tum littore toto Ardentes spectant socios, semiustaque servantBusta. . . . . CHAPITRE CXVI. 1 Aut captantur, aut captant. â Captare, tĂącher de tromper quelquâun ; captari, ĂȘtre dupĂ© par quelquâun, ĂȘtre lâobjet de ses flatteries intĂ©ressĂ©es ; captator, un coureur de successions. Martial liv. VI, Ă©pigr. 63 adresse ces vers Ă un certain Marianus, dont lâhĂ©ritage excitait la convoitise dâun de ces intrigants Scis te captari scis hunc, qui captat, avarum ; Et scis qui captat, quid, Mariane, velit. Pline lâAncien liv. XIV, ch. 1 sâĂ©lĂšve en ces termes contre cet infĂąme usage, de courtiser les vieillards pour obtenir un legs dans leur testament Postquam cĆpere orbitas in auctoritate summa et potentiel esse, captatio in quĆstu fertilissimo, ac sola gaudia in possidendo omnesque a maximo modo liberales dictĆ artes, in contrarium cecidere, ac servitute sola profici cĆptum. Et Ammien Marcellin liv. XVIII, ch. 4 Subsident aliqui copiosos homines, senes aut juvenes, orbos vel cĆlibes, aut etiam uxores et liberos, ad voluntates condendas allicientes eos prĆstigiis miris. 2 Nemo liberos tollit personne ne lĂšve ses enfants, » parce que la coutume, chez les Romains, Ă©tait de poser Ă terre les enfants dĂšs quâils Ă©taient nĂ©s si le pĂšre voulait prendre soin de leur Ă©ducation, il les levait et les embrassait ; au contraire, sâil nâĂ©tait pas dans ce dessein, il les faisait exposer, et les laissait Ă qui les voulait prendre. 3 Videbitis... oppidum, tanquam in pestilentia campos. â PĂ©trone, en traçant cette affreuse caricature, songeait bien moins Ă Crotone quâĂ la capitale de lâempire. Les descriptions que dâautres auteurs en ont faites sont dâune force de coloris Ă©galement remarquable, et laissent de Rome une idĂ©e vraiment effrayante. Nous nous contenterons dâoffrir Ă nos lecteurs le tableau suivant, tirĂ© dâAmmien Marcellin, livre XIV, chapitre 6 Si vous ĂȘtes, Ă votre arrivĂ©e Ă Rome, dit-il, conduit, comme un honnĂȘte Ă©tranger, chez un homme opulent, câest-Ă -dire trĂšs-orgueilleux, vous serez dâabord reçu avec toutes sortes de politesses ; et, aprĂšs avoir essuyĂ© des questions auxquelles il faut le plus souvent rĂ©pondre par des contes extravagants, vous vous Ă©tonnerez quâun homme si considĂ©rable traite un simple particulier avec tant dâattention ; vous irez mĂȘme jusquâĂ vous accuser de nâĂȘtre pas venu dix ans plus tĂŽt dans un si beau pays. Mais lorsque encouragĂ© par ce premier accueil, vous retournerez le lendemain pour faire votre cour, vous resterez lĂ comme un homme inconnu et qui tombe des nues, tandis quâon se demandera tout bas dâoĂč vous ĂȘtes et dâoĂč vous venez. A la fin, cependant, vous parviendrez Ă ĂȘtre reconnu et admis Ă la familiaritĂ© ; mais si, aprĂšs trois ans dâassiduitĂ©, vous vous avisiez de vous Ă©loigner le mĂȘme espace de temps, on ne vous demandera pas Ă votre retour le motif de votre absence, car on ne sâen sera pas mĂȘme aperçu. Bien plus, lorsque le temps viendra de donner ces repas si longs et si perfides pour la santĂ©, on dĂ©libĂ©rera longtemps si, outre les convives dâobligation, on invitera encore quelque Ă©tranger ; et si, aprĂšs un mĂ»r examen, on veut bien sây rĂ©soudre, celui-lĂ seul sera admis qui, docte en fait de spectacles, monte une garde assidue chez les cochers du Cirque, ou qui est expert dans toutes les subtilitĂ©s du jeu. Pour les hommes savants et vertueux, on les Ă©vite comme des ennuyeux et des trouble-fĂȘtes. Que dirai-je de ces ridicules cavalcades de nos riches fastueux, qui se divertissent Ă courir la poste dans les rues, au risque de se rompre le cou sur le pavĂ©, traĂźnant Ă leur suite une si grande quantitĂ© de domestiques, que, suivant lâexpression du poĂ«te comique, ils ne laissent pas mĂȘme le bouffon pour garder la maison ? Et ce divertissement ridicule, les matrones elles-mĂȘmes nâont pas craint de lâimiter en courant aussi la ville dans des litiĂšres dĂ©couvertes. Le char triomphal marche, au centre dâune armĂ©e dâesclaves ; et lâarriĂšre-garde est formĂ©e par les eunuques, dont le nombre et la difformitĂ© nous font dĂ©tester la mĂ©moire de SĂ©miramis, cette reine cruelle, qui, la premiĂšre, violant les lois de la nature, fit regretter Ă cette mĂšre tendre, mais imprudente, dâavoir montrĂ© trop tĂŽt, dans les gĂ©nĂ©rations Ă peine commencĂ©es, lâespoir des gĂ©nĂ©rations futures. Avec de pareilles mĆurs, on croira facilement que les maisons oĂč les sciences furent jadis cultivĂ©es ne sont plus maintenant que le rĂ©ceptacle de plaisirs vains et frivoles ; de sorte quâĂ la place des orateurs et des philosophes, on nâentend plus, du matin au soir, que le son des flĂ»tes et le chant des musiciens. Pour les bibliothĂšques, elles sont plus closes et plus abandonnĂ©es que les sĂ©pulcres ; les orchestres, les instruments hydrauliques en ont pris la place. Enfin on en est venu Ă ce comble dâindignitĂ©, que, lorsque la disette a obligĂ© de chasser de la ville les Ă©trangers, cette loi a Ă©tĂ© exĂ©cutĂ©e Ă la rigueur pour tous ces hommes utiles qui enseignent les arts libĂ©raux, tandis quâon a conservĂ© les mimes et les histrions, et que ĂŽ honte ! trois mille danseuses ont Ă©tĂ© retenues dans la capitale, ainsi que leur cortĂ©ge de musiciens et de choristes. Autrefois Rome Ă©tait un asile assurĂ© pour quiconque y portait les arts et lâindustrie ; maintenant je ne sais quelle sotte vanitĂ© fait regarder comme vil et abject tout ce qui est nĂ© au delĂ du PomĂ©rium. Jâen excepte cependant les cĂ©libataires et tous ceux qui nâont pas dâhĂ©ritiers ceux-lĂ sont comblĂ©s dâattentions et de prĂ©venances. Telles sont les mĆurs des nobles ; pour le menu peuple, il passe souvent la nuit dans les cabarets, ou mĂȘme dans les théùtres, Ă lâabri de ces toiles dont nous devons lâinvention Ă Catulus, qui, le premier, introduisit Ă Rome cette recherche de commoditĂ©s plus dignes de Capoue que de la ville de Romulus ; dâautres sâexposent des journĂ©es entiĂšres au soleil ou Ă la pluie, pour juger les cochers et disserter sur les Ă©vĂ©nements du Cirque, etc. » CHAPITRE CXVIII. 1 Belli civilis ingens opus quisquis attigerit, etc. â Notre auteur fait ici une censure indirecte de la Pharsale de Lucain ; mais Voltaire, dont lâautoritĂ© en matiĂšre de goĂ»t vaut au moins celle de PĂ©trone, en porte un jugement tout diffĂ©rent et tout Ă lâavantage de Lucain. La proximitĂ© des temps, dit-il, la notoriĂ©tĂ© publique de la guerre civile, le siĂšcle Ă©clairĂ©, politique et peu superstitieux oĂč vivait Lucain, ainsi que les hĂ©ros de son poĂ«me, la soliditĂ© de son sujet, ĂŽtaient Ă son gĂ©nie toute libertĂ© dâinvention fabuleuse. La grandeur vĂ©ritable des hĂ©ros rĂ©els, quâil fallait peindre dâaprĂšs nature, Ă©tait une nouvelle difficultĂ©. Les Romains du temps de CĂ©sar Ă©taient des personnages bien autrement importants que SarpĂ©don, DiomĂšde, MĂ©zence et Turnus. La guerre de Troie Ă©tait un jeu dâenfants en comparaison des guerres civiles de Rome, oĂč les plus grands capitaines et les plus puissants hommes qui aient jamais Ă©tĂ© se disputaient lâempire de la moitiĂ© du monde. Virgile et HomĂšre avaient fort bien fait dâamener les divinitĂ©s sur la scĂšne. Lucain a fait tout aussi bien de sâen passer. Jupiter, Mars, VĂ©nus Ă©taient des embellissements nĂ©cessaires aux actions dâĂnĂ©e et dâAgamemnon on savait peu de chose de ces hĂ©ros fabuleux ; ils Ă©taient comme ces vainqueurs des jeux Olympiques que Pindare chantait, et dont il nâavait presque rien Ă dire. Il fallait quâil se jetĂąt sur les louanges de Castor, de Pollux et dâHercule. Les faibles commencements de lâempire romain avaient besoin dâĂȘtre relevĂ©s par lâintervention des dieux ; mais CĂ©sar, PompĂ©e, Calon, LabiĂ©nus vivaient dans un autre siĂšcle quâĂnĂ©e les guerres civiles de Rome Ă©taient trop sĂ©rieuses pour ces jeux dâimagination. Quel rĂŽle CĂ©sar jouerait-il dans la plaine de Pharsale, si Iris venait lui apporter une armure, ou si VĂ©nus descendait Ă son secours dans un nuage dâor ? Ceux qui prennent les commencements dâun art pour les principes de lâart mĂȘme sont persuadĂ©s quâun poĂ«me ne saurait subsister sans divinitĂ©s, parce que lâIliade en est pleine ; mais ces divinitĂ©s sont si peu essentielles au poĂšme, que le plus bel endroit qui soit dans Lucain, et peut-ĂȘtre dans aucun poĂ«te, est le discours de Caton, dans lequel ce stoĂŻque ennemi des fables dĂ©daigne dâaller voir le temple de Jupiter Ammon Laissons, laissons, dit-il, un secours si honteux Ă ces Ăąmes quâagite un avenir douteux. Pour ĂȘtre convaincu que la vie est Ă plaindre, Que câest un long combat dont lâissue est Ă craindre, Quâune mort glorieuse est prĂ©fĂ©rable aux fers, Je ne consulte point les dieux ni les enfers. Alors que du nĂ©ant nous passons jusquâĂ lâĂȘtre, Le ciel met dans nos cĆurs tout ce quâil faut connaĂźtre Nous trouvons Dieu partout ; partout il parle Ă nous. Nous savons ce qui fait ou dĂ©truit son courroux ; Et chacun porte en soi ce conseil salutaire, Si le charme des sens ne le force Ă se taire. Pensez-vous quâĂ ce temple un dieu soit limitĂ© ? Quâil ait dans ces dĂ©serts cachĂ© la vĂ©ritĂ© ? Faut-il dâautre sĂ©jour Ă ce monarque auguste Que les cieux, que la terre, et que le cĆur du juste ? Câest lui qui nous soutient ; câest lui qui nous conduit ; Câest sa main qui nous guide, et son feu qui nous luit ; Tout ce que nous voyons est cet ĂȘtre suprĂȘme, etc. Trad. de BrĂ©beuf. Ce nâest donc point pour nâavoir pas fait usage du ministĂšre des dieux, mais pour avoir ignorĂ© lâart de bien conduire les affaires des hommes, et de faire agir CĂ©sar, PompĂ©e, Caton dâune maniĂšre conforme aux traits nobles et sublimes dont il sâest servi pour les peindre, que la Pharsale est si infĂ©rieure Ă lâĂnĂ©ide et Ă lâIliade. » CHAPITRE CXIX. 1 Orbem jam totum victor Romanus habebat. â Cette façon de parler, quâon pourrait regarder comme une hyperbole ridicule, Ă©tait familiĂšre dans la bouche des Romains. Les commentateurs et dâautres savants en rapportent un grand nombre dâexemples, tirĂ©s non-seulement des poĂ«tes, mais aussi des orateurs et des historiens. CicĂ©ron, parlant de PompĂ©e, dit Ses trois triomphes attestent que le globe de la terre est soumis Ă notre empire. PompĂ©e lui-mĂȘme donna ce titre fastueux Ă lâun de ses triomphes De Orbe terrarum. Rien nâest plus frĂ©quent, sur les anciens monuments, que cette maniĂšre de parler. De lĂ ces Ă©pithĂštes de rector, restitutor, locupletator orbis terrarum, qui sont si souvent donnĂ©es aux empereurs sur leurs mĂ©dailles ; de lĂ ce globe qui reprĂ©sente la terre et qui dĂ©core presque toujours les monuments quâon leur a consacrĂ©s. Lâempereur Antonin le Pieux, tout modeste quâil Ă©tait, nâa pas rougi de sâappeler lui-mĂȘme le MaĂźtre de lâunivers. Justinien, longtemps aprĂšs la destruction de lâempire dâOccident, nâa pas hĂ©sitĂ© de nommer Rome la capitale du monde. Il paraĂźt que le plus ancien auteur qui se soit servi de cette expression est Polybe, qui nĂ©anmoins y met un correctif, en disant que les Romains Ă©taient maĂźtres de toutes les parties du monde alors connues. Depuis, les Romains sâaccoutumĂšrent facilement Ă sâentendre traiter de maĂźtres du monde. Mais cette façon de parler, rĂ©duite Ă sa juste valeur, signifiait seulement lâempire romain, orbis romanus. 2 Gravidis freta pressa carinis Jam peragebantur. â Le prĂ©sident Bouhier, dont nous emprunterons plus dâune fois les savantes et judicieuses remarques sur le poĂ«me de la Guerre civile, nous semble sâĂȘtre grossiĂšrement trompĂ© dans lâinterprĂ©tation quâil donne de ce passage. Il lit Carenis au lieu de carinis, et en fait un peuple au lieu dâune flotte sa note est trop curieuse pour ne pas la rapporter en entier ; elle prouvera combien la manie des interprĂ©tations peut Ă©garer un homme Ă©rudit. Voila, sans doute, dit-il, quelque chose de bien surprenant, quâau temps de CĂ©sar la mer fĂ»t dĂ©jĂ couverte de vaisseaux richement chargĂ©s. Je ne puis croire que PĂ©trone ait dit une telle sottise ; elle ne serait pas moins choquante, quand il aurait Ă©critgraiisau lui de gravidis, comme le voulait Philippe Rubens Elector., II, 10. Je suis donc persuadĂ© que le poĂ«te a eu en vue quelque expĂ©dition maritime que les Romains avaient faite peu avant la guerre civile dans des pays jusquâalors inconnus. Cela mâa fait rejeter une idĂ©e, qui mâĂ©tait dâabord venue, que par Carinis le poĂ«te avait entendu des peuples dâAllemagne, qui portaient ce nom, et que Cluvier a placĂ©s vers la Baltique ; car ils nâont Ă©tĂ© connus que longtemps aprĂšs. Je crois plutĂŽt que PĂ©trone a voulu dĂ©signer ici la descente que CĂ©sar fit dans la Grande-Bretagne, et dont Florus a parlĂ©, Ă peu prĂšs dans le goĂ»t de notre poĂ«te, en cette sorte Omnibus terra marique captis ; respexit CĂŠsar Oceanum et quasi huic romanus orbis non sufficeret, alterum cogitavit. Lucain en a fait mention Ă peu prĂšs de la mĂȘme maniĂšre, livre I, vers 369 Haec manus, ut victum post terga relinqueret orbem, Oceani tumidas remis compescuit undas. Ainsi je soupçonne que PĂ©trone avait Ă©crit Gravidis freta pressa Carenis. CâĂ©tait le nom dâun peuple qui habitait Ă lâextrĂ©mitĂ© de lâĂcosse, dâaprĂšs PtolĂ©mĂ©e, dans quelques manuscrits duquel on trouve Karinoi au lieu de KarĂšnoi, suivant Ortelius, et les diverses leçons que Saumaise avait tirĂ©es de la bibliothĂšque Palatine, et que jâai entre les mains ; auquel cas, il nây aurait rien Ă changer dans ce vers. Ce sont apparemment les mĂȘmes peuples dont Pausanias a vantĂ© la taille, et quâil appelle Kareis. Sur quoi je suis fort de lâavis de Kuhnius, qui en jugeait ainsi. Camden Britannis, p. 616, Ă©dit. de 1617 a cru que leur vrai nom Ă©tait Catini, nom dĂ©rivĂ© de la ville de Cathnes, qui est situĂ©e au mĂȘme endroit. Quand il faudrait substituer ce nom dans notre poĂ«me, le changement serait lĂ©ger ; mais je ne crois pas quâil y ait grand fond Ă faire sur cette conjecture, et jâaime mieux mâen tenir aux manuscrits de PlolĂ©mĂ©e. On ne niera pas, je pense, que mon explication ne donne plus dâagrĂ©ment Ă ce passage. La dĂ©couverte de la Grande-Bretagne Ă©tait toute nouvelle dans le temps des brouilleries de CĂ©sar et de PompĂ©e. De la maniĂšre dont le premier a dĂ©crit cette grande Ăźle, il paraĂźt que lâon en avait dĂ©jĂ fait le tour de son temps ; câest ce que notre poĂ«te a donnĂ© Ă entendre en parlant des plus reculĂ©s de ces insulaires. LâĂ©pithĂšte de gravidisleur convenait Ă merveille ; elle signifie tout ce qui est gros et pesant, comme dans CicĂ©ron dela Divination, liv. I, ch. 11 Aut quum se gravido tremefecit corpore tellus ; dans Virgile ĂnĂ©ide, liv. VII, Stipites hic gravidi nodis ; et dans Fulgence Mytholog., liv. I Erat gravido, ut apparebat, corpore. Or, telle Ă©tait la taille des anciens Bretons, selon le tĂ©moignage, non-seulement de Pausanias, mais encore de Strabon, livre IV, qui dit quâils Ă©taient Kaunoteroi tois sĂŽmasi. Il ne reste donc plus de difficultĂ© dans ce passage. » Ne voilĂ -t-il pas, je le demande, bien de lâĂ©rudition dĂ©pensĂ©e en pure perte ? Quel besoin y avait-il, pour lâintelligence de ce passage, de recourir Ă Pausanias, Ă Strabon, et Ă tant dâautres Ă©crivains tant anciens que modernes, lorsque le sens est si clair par lui-mĂȘme ? gravidis est ici pour onustis. Quelle invraisemblance peut-on trouver a ce que, mĂȘme du temps de CĂ©sar, il y eĂ»t sur la mer des vaisseaux pesamment chargĂ©s, puisque lâauteur dit lui-mĂȘme quâon allait chercher tous les raffinements du luxe de lâun Ă lâautre pĂŽle, eu Assyrie, dans lâInde, chez les Numides, chez les Arabes, et jusque chez les Serres, peuple de la Chine ? Du moment quâil y avait des vaisseaux, pourquoi donc nâauraient-ils pas Ă©tĂ© pesamment chargĂ©s ?... Quant Ă ces mots freta pressa, ils ne veulent pas dire, comme le suppose Bouhier, que toutes les mers fussent couvertes de vaisseaux, car on sait que les anciens ne sâĂ©loignaient guĂšre des cĂŽtes, mais simplement quâelles Ă©taient foulĂ©es par les vaisseaux, comme on lit plus haut dans leSatyricon,chapitre lxxix classes premunt mare ;et dans Horace premere littus,cĂŽtoyer le rivage. 3 Non usu plebeio trita voluptas. â Quelques commentateurs lisent risu plebeio tracta voluptas, ce qui nâoffre aucun sens raisonnable, tandis que usu plebeio trita voluptas, rappelle ce passage de SĂ©nĂšque lettre CXXI Res sordida est, trita ac vulgari via vivere. 4 Hinc Numidae adtulerant, illinc nova vellera Serres ; Atque Arabum populus sua despoliaverat arva. â Mon beau-pĂšre, M. de Guerle, a pensĂ© que par ces mots populus Arabum sua despoliaverat arva, il fallait entendre les parfums si vantĂ©s de lâArabie ; Bouhier, au contraire, dans ses corrections sur le texte de PĂ©trone, prĂ©tend quâil ne sâagit ici dâaucune espĂšce de parfums, mais des diverses sortes de soies quâon lirait de lâAfrique, chez les Numides et les Arabes, et de lâInde, chez les Serres. Cela peut ĂȘtre ; mais comme lâexamen de cette opinion nous entraĂźnerait dans une trop longue discussion, nous nous contenterons dâextraire de ses notes des dĂ©tails assez curieux sur les diffĂ©rentes espĂšces de soies dont, selon Bouhier, il est question dans cet endroit La soie de la Chine, dit-il, est assez connue ; mais comme on connaĂźt moins aujourdâhui celle de lâAfrique, il est bon de rappeler ce que les anciens en ont Ă©crit. Pline nous apprend quâelle se tirait dâune espĂšce de cocons qui se formaient sur des arbres du mont Atlas. LâArabie nâĂ©tait pas moins fertile que lâAfrique en arbrisseaux qui portaient cette espĂšce de duvet dont on tirait la soie. Pline en parle en plus dâun endroit ; et, avant lui, HĂ©rodote avait dit quâelle Ă©tait dâun grand usage chez les Indiens. Ces soies sont aujourdâhui distinguĂ©es des autres par le nom de soies dâOrient, parmi nos commerçants, qui les disent produites par une plante, dans une gousse Ă peu prĂšs semblable Ă celle des cotonniers. » Virgile a fait mention des soies de lâAfrique ci de la Chine dans les vers suivants GĂ©org., liv. II, v. 120 Quid nemora Ăthiopum molli canentia lana ? Velleraque ut foliis depectant tenuia Seres ? que Delile a rendus ainsi LĂ , dâun tendre duvet les arbres sont blanchis ; Ici, dâun fil dorĂ© les bois sont enrichis. Lâillustre traducteur des GĂ©orgiques me semble avoir sacrifiĂ©, dans ces vers, la fidĂ©litĂ© Ă la prĂ©cision. Si je ne me trompe, il fallait nommer les Ăthiopiens et les Serres, ou du moins les contrĂ©es quâils habitaient. 5 Ut bibat humanum, populo plaudente cruorem. â Quelles mĆurs, quelles effroyables mĆurs que celles des Romains ! sâĂ©crie Diderot je ne parle pas de la dĂ©bauche, mais de ce caractĂšre fĂ©roce quâils tenaient apparemment de lâhabitude des combats du Cirque. Je frĂ©mis lorsque jâentends un de ces nouveaux Sybarites, blasĂ© sur les plaisirs, las des voluptĂ©s de la Campanie, du silence et de la fraĂźcheur des forĂȘts du Brutium, ou des superbes Ă©difices de Tarente, se dire Ă lui-mĂȘme Je mâennuie, retournons Ă la ville ; je me sens le besoin de voir couler du sang... Et ce mot est celui dâun effĂ©minĂ© ! » 6 Heu ! pudet effari, perituraque prodere fata ! â Ce fut dans une ville appelĂ©e Spada que lâon fit les premiers eunuques, si lâon en croit Ătienne de Byzance. Dans ce cas, un Ă©tymologiste trouverait sans effort dans spada lâorigine du mot latin spado, chapon, eunuque. Mais cette anecdote a bien lâair dâun conte. Quoi quâil en soit, on ne sait auquel des deux sexes attribuer cette cruelle invention. Plusieurs anciens lâont imputĂ©e Ă SĂ©miramis. Mais le reproche nâen doit-il pas plutĂŽt tomber sur les hommes ? Ce sont eux, en effet, qui trouvent le plus dâavantages dans cet horrible attentat contre lâordre de la nature. Il est Ă©vident que câest le sentiment de PĂ©trone, et câest aussi lâopinion de Quintilien. La maniĂšre la moins dangereuse de faire cette opĂ©ration Ă©tait de se servir dâun couteau de terre cuite quâon fabriquait Ă Samos, et quâon appelait, pour cette raison, testa samia, ou samia seulement. La paraphrase par laquelle Nodot rend ces huit vers de PĂ©trone sur les eunuques est vraiment curieuse Ah ! je nâose poursuivre, et rappeler des choses Qui de tous nos malheurs furent les tristes causes. Ils ĂŽtĂšrent, suivant lâusage des Persans, Aux enfants le pouvoir dâavoir dâautres enfants. Lâaffreux raffinement dâune infĂąme mollesse DĂ©fend contre les ans leur honteuse jeunesse, Et prolonge le cours de leurs faibles appas. La nature se cherche et ne se trouve pas. On voit naĂźtre pour eux une flamme exĂ©crable Qui ne sâallume point pour un sexe semblable. Ces jeunes corrompus laissent au grĂ© des vents, Dâun air effĂ©minĂ©, leurs cheveux ondoyants. Leurs habits sont lascifs, leur dĂ©marche est lascive, Et les mines quâils font demandent quâon les suive. M. de Guerle a empruntĂ© Ă Nodot ce vers La nature sây cherche et ne sây trouve pas. Câest la traduction littĂ©rale du latin quĂŠrit se natura, nec invenit. Aussi le prĂ©sident Bouhier, BoisprĂ©aux et Durand lâont-ils traduit de la mĂȘme maniĂšre. Il nâappartenait quâĂ Marolles de ne pas trouver ce qui Ă©tait sous sa main ; et voici comme le bon abbĂ© de Villeloin a rendu ce passage A la mode persique, on taille la jeunesse On lâĂ©nerve Ă dessein dâaugmenter sa mollesse. On veut que sa beautĂ© nâĂ©chappe pas si nature se cherche et se tient en dĂ©pĂŽt. Ces huit vers nâont pas besoin de glose. Les Romains, selon PĂ©trone, avaient reçu des Perses lâusage infĂąme et barbare dont il sâagit ici. Les commentateurs ont dit de fort belles choses sur cette espĂšce dâeunuques, tour Ă tour hommes et femmes, sans ĂȘtre ni lâun ni lâautre. Voyez surtout Paul Ăginette et Frid. Lindinbrog. 7 Ac maculis imitatur vilibus aurum. Bouhier pense quâil faut lire Heu ! maculis mutatur. Saumaise lisait Ac maculis imitatur vilius aurum. Quoi quâen dise Bouhier, cette derniĂšre leçon nâest pas si mĂ©prisable. Au reste, Hardouin, dâaprĂšs un passage de Pline, Ă©value Ă cent vingt mille francs de notre monnaie le prix romain des belles tables de citronnier. Martial dit expressĂ©ment quâelles Ă©taient plus prĂ©cieuses que lâor. On trouve aussi dans Pline et dans Tertullien des choses presque incroyables sur le prix excessif que les Romains y mettaient. Le citrum ou citronnier, dont il est question, nâest pas celui que nous connaissons, mais un arbre beaucoup plus rare, et qui est perdu pour nous. CicĂ©ron reproche Ă VerrĂšs dâavoir enlevĂ© en Sicile une table superbe, faite de ce bois inestimable. Dans la vente des meubles de Gallus Asinius, il sâen trouva deux de cette espĂšce, qui furent vendues si cher, que le prix eĂ»t suffi, dit Pline, pour acheter deux riches mĂ©tairies. Ce luxe prodigieux dans les tables excita la bile de JuvĂ©nal. Les tables de nos sobres aĂŻeux, dit-il sat. XI, V. 118, nâĂ©taient faites quâavec les arbres du pays si par hasard lâaquilon renversait un vieux noyer, il servait Ă cet usage ; mais, aujourdâhui, les riches mangent sans plaisir, et le turbot et le daim leur semblent insipides ; les roses et les parfums blessent leur odorat, Ă moins que leurs tables ne soient soutenues par un grand lĂ©opard Ă gueule bĂ©ante, fabriquĂ© avec lâivoire des plus belles dents que nous envoient SyĂšne, la Mauritanie, lâInde et les forĂȘts de lâArabie, oĂč les dĂ©pose lâĂ©lĂ©phant fatiguĂ© de leur poids. » â Le travail de ces tables lâemportait encore sur la matiĂšre ; elles Ă©taient ornĂ©es de marqueterie, de nacre de perles et dâĂ©bĂšne. Mais ce quâil y a de remarquable, câest que lâivoire Ă©tait alors plus estimĂ© que lâargent ; car, au dire du mĂȘme poĂ«te, les riches ne dĂ©daignaient pas moins de faire usage dâune table avec un pied dâargent, que de porter un anneau de fer au doigt. Ce qui mit probablement cet objet de luxe en faveur, câest que les Romains furent longtemps sans connaĂźtre les nappes et les serviettes. Non-seulement ces tables de citronnier Ă©taient dâun prix exorbitant, mais il fallait, de plus, que, dans les salles Ă manger, tout rĂ©pondĂźt Ă cette magnificence, soit par la pourpre Ă©clatante dont les lits des conviĂ©s Ă©taient parĂ©s, soit par le multitude dâesclaves destinĂ©s a les servir. Cela suffit pour expliquer le vers qui suit celui qui fait lâobjet de cette note Citrea mensa, greges servorum, ostrumque residens ! Ostrum renidensest ici la mĂȘme chose que, dans Horace liv. III, od. 1 purpurarum sidere clarior usus. 8 QuĂŠ turbant censum. Ce texte a Ă©tĂ© ainsi rĂ©formĂ© par les Ă©diteurs, car tous les manuscrits ont quĂŠ censum trahat, ou sensim, ou sensum. Bouhier prĂ©fĂ©rerait quĂŠ censum trahat, si cela pouvait se lier avec ce qui prĂ©cĂšde. Mais comme on ne peut lâadmettre avec vraisemblance, il suivrait volontiers lâavis de Saumaise, qui lisait quĂŠ secum trahat. Ce changement, selon Bouhier, rend la pensĂ©e du poĂ«te Ă la fois claire et juste. 9 Hostile ac male nobile lignum. â Dâautres lisent sterile, au lieu de hostile ; mais il ne faut rien changer hostile signifiait Ă©tranger, non-seulement dans les premiers temps de la rĂ©publique, comme on le voit par quelques passages de Varron et de CicĂ©ron, mais encore postĂ©rieurement Ă PĂ©trone ; tĂ©moin ce passage de Florus Hist.,liv. III, ch. 2 Hostile potius bellum, an civile dixerim, nescio. On pourrait aussi traduire hostile par venant dâun pays ennemi ; car il est certain, dâaprĂšs Dion Cassius, que, pendant la guerre civile de CĂ©sar et PompĂ©e, les diffĂ©rents rois de Mauritanie avaient pris des partis opposĂ©s savoir, Juba, celui de PompĂ©e, et Bocchus celui de CĂ©sar. Ainsi les uns et les autres Ă©taient regardĂ©s comme ennemis par le parti contraire. Horace a dit encore plus poĂ©tiquement Captivum portatur ebur. 10 Ingeniosa gula est. Martial de Gallina altili liv. XIII dit exactement dans les mĂȘmes termes . . . . . Ingeniosa gula est. Les anciens, qui avaient inventĂ© toutes sortes de raffinements pour la table, appelaient gulam eruditam un gourmand raffinĂ©. On trouve dans SĂ©nĂšque ingeniosa luxuria. LâĂ©pithĂšte ingeniosa sâapplique trĂšs-bien Ă toute invention nouvelle et inconnue jusquâalors. SuĂ©tone, dans la Vie de Caligula, chapitre 37, dit Nepotinis sumplibus omnium prodigorum ingenia superavit ; et Ovide, Amours, livre III, Ă©lĂ©gie 8, vers 45 Contra te solers, hominum Natura, fuisti, Et nimium damnis ingeniosa tuis. 11 Siculo scarus ĂŠquore mersus ad mensum vivus perducitur. SĂ©nĂšque, dans ses Questions naturelles, livre III, dit exactement la mĂȘme chose Parum videtur recens mulus, nisi qui in convivĂŠ manu emoritur. â Le surmulet ne paraĂźt pas assez frais, sâil ne meurt dans la main des convives. » 12 Atque lucrinis Eruta littoribus condunt conchylia cĆnas. Au lieu de condunt, Cuperus et Bouhier lisent tendunt ; ce qui offre un assez bon sens, quâils justifient ainsi tendunt, disent-ils, indique que les huĂźtres servaient Ă faire durer le repas, parce quâelles rĂ©veillaient lâappĂ©tit des convives, comme PĂ©trone le dit dans le vers suivant Ut renovent per damna famem. . . . . Le mot tendere a Ă©videmment la signification que Bouhier lui attribue, comme on le voit dans ce vers dâHorace, livre I, Ă©pĂźtre 5 Ăstivam sermone benigno tendere noctem. Du reste, JuvĂ©nal a fait aussi mention de cet usage des Romains, de manger des huĂźtres au milieu du repas, satire VI, vers 302 Grandiaque in mediis jam noctibus ostrea mordet. 13 Pellitur a populo victus Cato. Caton fut exclu de la prĂ©ture lâan de Rome 699, sous le consulat de PompĂ©e et de Crassus, qui, redoutant lâincorruptibilitĂ© de ce vertueux citoyen, forcĂšrent le peuple, par leurs intrigues et leurs violences, de lui prĂ©fĂ©rer Vatinius, leur crĂ©ature et le plus pervers des Romains dans ce siĂšcle de corruption. Mais, dans cette occasion, sâagit-il de la prĂ©ture ? Le mot fasces, faisceaux, employĂ© par PĂ©trone, semble dĂ©signer le consulat, quoique les autres magistrats supĂ©rieurs, tels que les prĂ©teurs, en fussent aussi dĂ©corĂ©s. Ce quâil y a de certain, câest que le consulat, au rapport de Plutarque, fut Ă©galement refusĂ© une fois Ă Caton. Mais doit-on sâen Ă©tonner, dit lâauteur anglais de la vie de CicĂ©ron ? sa vertu farouche devait lui faire peu dâamis. Sa vie fut un combat continuel contre la corruption de son siĂšcle, et il finit par en ĂȘtre la victime. Sa mort est le plus bel hommage quâon ait jamais rendu Ă la libertĂ©. 14 QuĂŠ poterant artes sana ratione movere. Ce vers, que les commentateurs ont passĂ© sous silence, me paraĂźt nĂ©anmoins mĂ©riter quelque examen. Si lâon joint sana ratione au verbe movere, cela signifiera faire perdre la raison ; ce qui ne peut convenir ici. Si lâon joint ces mots Ă artes, il semble que, dans le vers suivant, la guerre est mise au rang des moyens raisonnables de tirer les Romains de leur lĂ©thargie. Câest le vrai sens de ce passage, comme le prouve celui-ci de CicĂ©ron Lettres Ă Atticus, liv. VIII, lett. 2 Respublica nunc afflicta est, nec excitari sine civili pernicioso bello potest. Telle est la pensĂ©e de CicĂ©ron, qui ne paraĂźt point dĂ©raisonnable, quand on considĂšre la dĂ©plorable confusion qui rĂ©gnait alors dans la rĂ©publique romaine. La construction de toute la phrase de PĂ©trone est celle-ci QuĆ artes, ni furor, et bellum, et libido excita ferro, poterant movere, sana ratione, Romam mersam hoc cĆno et jacentem somno ? CHAPITRE CXX. 1 Et, quasi non posset tot tellus ferre sepulcra, Divisit sineres. â Lâhyperbole pourra paraĂźtre un peu forte elle ne lâest pourtant pas plus que celle-ci de JuvĂ©nal, lorsquâen parlant dâAlexandre sat. x, v. 169 il dit Ăstunt infelix angusto in limite mundi ; ce que Boileau a rendu ainsi, satire VIII . . . . . Qui de sang altĂ©rĂ©, MaĂźtre du monde entier, sây trouvait trop serrĂ©. Du reste, lâidĂ©e de PĂ©trone se trouve reproduite presque mot pour mot dans ces vers de Martial sur PompĂ©e et ses fils, livre V, Ă©pigramme 74 Pompeios juvenes Asia atque Europa, sed ipsum Terra tegit Libyes ; si tamen ulla tegit. Quid mirum toto si spargitur orbe ? jacere Uno non poterat tanta ruina loco. 2 Bustorum flammis et cana sparsa favilla. On ne conçoit pas trop, dit Bouhier, comment la flamme des bĂ»chers pouvait paraĂźtre sur le visage de Pluton. Toute lâantiquitĂ© nous le reprĂ©sente avec un visage noir, mais non pas enflammĂ©. Dans Claudien, il est nigra majestate verendus ; et câest sans doute pour cela que Silius Italicus lâa appelĂ© Jovem nigrum. Martianus Capella liv. I en fait cette peinture Pluto lucifuga inumbratione pallescens, in capite gestabat sertum ebenum ou plutĂŽt ebeninum, ac TartareĆ noctis obscuritate furvescens. Cela, ajoute Bouhier, me persuade que le texte original de PĂ©trone portait bustorum fumis. 3 Rerum humanorum, divinarumque potestas. Cette puissance sans bornes, que les anciens attribuaient Ă la Fortune sur les dieux ainsi que sur les hommes, se trouve confirmĂ©e par une belle statue antique de cette dĂ©esse, dont Spanheim a donnĂ© le dessin et la description dans la Preuve de sa remarque 789 sur les CĂ©sars de Julien ; la Fortune y est reprĂ©sentĂ©e avec les attributs de la plupart des principaux dieux, et avec cette inscription FORTVN. OMNIVM. GENT. ET. DEOR. 4 Fors, cui nulla placet nimium secura potestas. Scaliger, dans ses Catalectes, a supprimĂ© ce vers, Ă cause de la rĂ©pĂ©tition du mot potestas, qui se trouve dĂ©jĂ Ă la fin du vers prĂ©cĂ©dent ; mais les anciens nâĂ©taient pas si scrupuleux que nous Ă cet Ă©gard. Il y en a dĂ©jĂ un exemple dans ce poĂ«me, aux vers 50 et 51, oĂč le mot prĆda est rĂ©pĂ©tĂ© deux fois. Dans les six premiers vers dâune ode dâHorace assez courte la 28e du liv. III, il y en a trois qui finissent par les mots dies ou meridies. Dans la satire 2 du livre I, le mĂȘme Horace emploie deux fois en trois vers le mot positus, et une fois le verbe appoint ; et Ovide, dans lâĂ©lĂ©gie 3 du livre II des Politiques, rĂ©pĂšte jusquâĂ trois fois en quatre vers le verbe petere. Il ne serait pas difficile de citer une foule dâautres exemples de ces rĂ©pĂ©titions. Barthius a donc eu raison, lorsquâil a soutenu que ce vers, qui se trouve dans presque tous les manuscrits, devait ĂȘtre conservĂ©. 5 Nec posse ulterius perituram extollere molem ? Il y a lieu de sâĂ©tonner quâaucun commentateur ne se soit arrĂȘtĂ© Ă ce passage, qui est cependant assez difficile. En effet, le but de Pluton nâest pas dâengager la Fortune Ă Ă©lever plus haut la puissance des Romains il lui reproche au contraire de les avoir jusque-lĂ trop favorisĂ©s ; il vient mĂȘme de lui demander ironiquement si elle ne se sent pas abattue sous le poids de leur grandeur. Bien loin quâil ait lâintention de reculer la chute de Rome, il exhorte au contraire la Fortune, dans les termes les plus pressants, Ă la hĂąter Quare age, Fors, etc. Il ne suffirait mĂȘme pas, pour rĂ©tablir ce passage, de substituer tollere Ă extollere ; car lâadverbe ulterius suppose une continuation de la chose commencĂ©e, et donne, par consĂ©quent, Ă Pluton une pensĂ©e opposĂ©e Ă la sienne. Brotier propose de changer ulterius en alterius, en sous-entendant ponderis, mot qui se trouve dans le vers prĂ©cĂ©dent. Cela, selon lui, ferait un trĂšs-bon sens Ne sauriez-vous, dirait Pluton, lui opposer une autre puissance, que vous nâĂ©lĂšverez que pour la faire tomber Ă son tour ? Cela dĂ©signerait Ă merveille lâĂ©lĂ©vation prochaine de CĂ©sar et sa chute future. 6 Ădificant auro. â Bourdelot et Gonsalle de Salas pensent Ă tort quâil sâagit ici du palais dâor de NĂ©ron il ne peut ĂȘtre question dans ce poĂ«me que du luxe qui prĂ©cĂ©da la guerre civile ; et cette allusion Ă NĂ©ron serait un anachronisme. Ce passage se rapporte donc uniquement aux dĂ©penses excessives que les Romains, au temps de CĂ©sar et de PompĂ©e, faisaient pour dorer les planchers et mĂȘme les murs de leurs appartements. Pline rapporte ainsi lâorigine de ce luxe Histoire naturelle, liv. XXXII Laquearia, quĂŠ nunc et in privatis domibus auro teguntur, post Carthaginem eversam primo inaurata sunt in Capitolio. Inde transiere in cameras ; in parietes quoque, etc. Câest ainsi quâil faut entendre ce passage de Lucain Pharsale, liv. 1 Non auro tectisque modus. 7 Dum varius lapis invenit usum. â Je ne serais pas Ă©loignĂ© dâadopter la leçon de parius au lieu de varius dans ce vers. En effet, cette expression, varius lapis, ne peut sâappliquer quâau marbre, et lâon sait que celui de Paros Ă©tait le plus renommĂ©, comme on le voit, par exemple, dans ce vers dâOvide HĂŠret ut e pario formatum marmore signum. Cependant varius offre aussi un trĂšs-bon sens, et varias lapis signifierait un marbre veinĂ©, ou ces marbres de diverses couleurs dont les anciens formaient leurs admirables mosaĂŻques. CHAPITRE CXXI. 1 Quippe armare viros, etc. â Au lieu dâarmare, Bouhier, TornĂ©sius et plusieurs autres lisent cremare ; mais je prĂ©fĂšre la premiĂšre leçon, adoptĂ©e par Gronovius. Il va ĂȘtre question plus loin de bĂ»chers, ThessaliĂŠque rogos ; et cremare ferait ici une rĂ©pĂ©tition inutile. 2 Et sanguine pascere luctum. Burmann lit luxum je pense que luctum est la vraie leçon, car on nâa jamais dit que le luxe aimĂąt le sang. Claudien, qui en fait une espĂšce de divinitĂ©, dit seulement dans le livre 1 de lâInvective contre Rufin Et luxus populator opum. . . . . On sait dâailleurs que le luxe est plus propre Ă amollir les Ăąmes quâĂ les porter Ă la guerre. Il y a donc toute apparence que PĂ©trone avait Ă©crit Et sanguine pascere luctum. Les poĂ«tes ont fait du Deuil une divinitĂ©, et Virgile EnĂ©ide, liv. VI, v. 273 la place Ă lâentrĂ©e des Enfers Vestibulum ante ipsum primisque in faucibus Orci Luctus. . . . . Dans le passage de Claudien ci-dessus citĂ©, le Deuil est reprĂ©sentĂ© dĂ©chirant son voile ..... Scisso mĆrens velamine Luctus. Stace ThĂ©baĂŻde, liv. III, v. 125 ne se contente pas de lui donner des vĂȘtements dĂ©chirĂ©s ; il dit, de plus, quâils Ă©taient tout sanglants ...... Sanguineo discissus amictu Luctus atrox. .... PĂ©trone a donc pu dire avec raison que le Deuil se repaissait de sang. 3 Cerno equidem gemino jam stratos marte Philippos. â Ce vers fait allusion aux deux batailles de Pharsale en Thessalie, et de Philippes en MacĂ©doine. Les Romains, sous les empereurs, dĂ©signaient souvent la rĂ©union de ces deux provinces sous le nom gĂ©nĂ©ral dâEmathie.â Voyez, Ă ce sujet, lâexcellente note de Delille sur ces quatre vers des GĂ©orgiques liv. 1, v. 488 Ergo inter sese paribus concurrere telis Romanas acies iterum videre Philippi Nec fuit indignum Superis, bis sanguine nostro Emathiam, et latos HĆmi pinguescere campos. M. Helliez, dans sa GĂ©ographie de Virgile, fait Ă propos de ces vers la remarque suivante Virgile semble mettre la bataille de Pharsale dans la mĂȘme plaine que celle de Philippos, quoiquâil y ait quatre-vingts lieues de distance entre ces deux villes. On sauverait cette erreur gĂ©ographique, si lâon rapportait lâadverbe iterum Ă concurrere, et non Ă videre. On sait que ces mĂ©tathĂšses sont familiĂšres aux poĂ«tes, et dĂšs lors il nây aura rien que dâexact dans la pensĂ©e de Virgile, puisque la bataille de Philippes fut la seconde oĂč les armĂ©es romaines en vinrent aux mains pour dĂ©cider de lâempire du monde. » 4 Et Libyam cerno, et te, Nile, gementia castra. â Cette correction que je propose, au lieu de celle qui est gĂ©nĂ©ralement adoptĂ©e Et Libyen cerno et tua, Nile, gementia claustra, est la seule qui me paraisse prĂ©senter un sens raisonnable. Timentes du vers suivant se rapporterait alors Ă Libyam, Ă te, Nile, et Ă actiacos sinus alors gementia castra ou claustra ne serait plus quâune espĂšce dâapposition que lâon pourrait retrancher de ces deux vers sans en changer le sens. 5 Vix navita Porthmeus Sufficiet, etc.â Comme ces deux mots, navita et Porthmeus, signifient la mĂȘme chose, on ne peut guĂšre douter que lâun des deux nâait Ă©tĂ© insĂ©rĂ© ici mal Ă propos. Quelque commentateur aura probablement Ă©crit Ă la marge dâun ancien manuscrit le mot navita pour expliquer le sens de porthmeus, et un copiste ignorant, comme lâĂ©taient la plupart dâentre eux, aura insĂ©rĂ© dans le texte ce mot navita, Saumaise pensait, avec quelque apparence de raison, que navita avait pris la place dâune Ă©pithĂšte se rapportant au mot simulacra du vers suivant, et il avait proposĂ©, sur son exemplaire, de lire tabida, ou lurida, ou squalida. Au reste, ce nâest pas ici seulement quâon appelle en latin Caron du nom de Porthmeus ; on en voit un autre exemple dans cette inscription sĂ©pulcrale, rapportĂ©e par Spon, dans ses Recherches dâantiquitĂ©s, oĂč un mari dit SAT FVERAT, PORTHMEV, CYMBA VEXISSE MARITAM. 6 Classe opus est. â Ces mots renferment une image noble, vive, grande, et qui nâa rien que de naturel, quand on rĂ©flĂ©chit au carnage affreux des batailles de Pharsale, de Philippes et dâActium ils expriment avec plus de concision et dâĂ©nergie cette pensĂ©e de Lucain Pharsale, liv. III, v. 16 Praeparat innumeras puppes Acherontis adusti Portitor. . . . . . CHAPITRE CXXII. 1 Continuo clades hominum, venturaque damna.â PĂ©trone a encore voulu ici lutter avec Lucain ; il a imitĂ© le commencement du second livre de la Pharsale. Jamque irae patuere dem, etc. 2 Olimque ornata triumphis. â Le manuscrit Colbert porte honorata, qui ne convient point Ă la mesure du vers. Burmann imprime onerata cela pourrait passer, si CĂ©sar avait reçu vĂ©ritablement les honneurs du triomphe. Mais SuĂ©tone, dans la Vie de ce grand homme, chapitres 18 et 37, et plusieurs autres historiens, nous apprennent que, bien que CĂ©sar eĂ»t mĂ©ritĂ© le triomphe, aprĂšs sa premiĂšre expĂ©dition dâEspagne, il ne lâobtint rĂ©ellement quâĂ la fin des guerres civiles. Il faut donc lire ornata, avec Bouhier. 3 Invitas me ferre manus ; sed vulnere cogor. â Sans entreprendre de justifier CĂ©sar des motifs qui lui firent porter les armes contre sa patrie, on ne peut se refuser Ă reconnaĂźtre quâil avait de justes sujets de se plaindre du sĂ©nat, de lâaveu mĂȘme des rĂ©publicains modĂ©rĂ©s. Outre ce quâen ont dit les historiens dĂ©sintĂ©ressĂ©s, on peut voir de quelle maniĂšre en parle CicĂ©ron lui-mĂȘme, quoique du parti opposĂ©, dans une lettre quâil Ă©crivit Ă CĂ©sar au commencement de la guerre civile Judicavi eo bello te violari ; contra cujus honorem, populi romani beneficia concessum, inimici atque invidi niterentur. Il est vrai que dans une autre lettre Ă son ami Atticus liv. VII, CicĂ©ron soutient que les mauvais traitements du sĂ©nat ne devaient jamais porter CĂ©sar Ă prendre les armes contre son pays. Mais, si lâon y prend garde, on verra que CicĂ©ron nâavait pas meilleure opinion des desseins de PompĂ©e, et que, dĂšs lors, il prĂ©voyait fort bien quâil nâĂ©tait plus question entre lui et son rival que du choix dâun maĂźtre ; car, rĂ©pondant Ă Atticus, qui lâexhortait Ă se dĂ©clarer contre CĂ©sar, et Ă faire les derniers efforts pour se garantir de la servitude A quoi bon ? lui Ă©crit-il ; pour ĂȘtre proscrits, si nous sommes vaincus, ou tomber dans un autre esclavage, si nous sommes vainqueurs ? » Ce sont ses propres termes Ut quid ? si victus eris, proscribare ? si viceris, tamen servias ? Il ne sâen expliquait pas moins franchement, comme on sait, avec les autres chefs du parti rĂ©publicain. Comment donc CĂ©sar nâaurait-il pas compris que, sâil cĂ©dait Ă son rival, et sâil se laissait une fois dĂ©sarmer, il tombait lui-mĂȘme dans la servitude, sans aucun fruit pour la rĂ©publique. Telle est lâextrĂ©mitĂ© oĂč il se trouvait rĂ©duit, et dont ses amis ne se cachaient point. Voici ce que lâun dâeux, CĂ©lius, Ă©crivait il CicĂ©ron Pompeius constituit non pati C. CĆsarem consulem aliter fieri, nisi exercitum et provincias tradiderit. CĆsari autem persuasum est se salvum esse non posse, si ab exercitu recesserit. Fert tamen illam conditionem ut ambo exercitus tradant. CâĂ©tait, ce me semble, entendre la raison, que de consentir Ă ĂȘtre dĂ©sarmĂ©, pourvu que son rival le fĂ»t aussi. Quoi de plus juste et de plus convenable au salut de la rĂ©publique ? Cependant PompĂ©e le refusa, et, par ce refus, poussa dâautant plus CĂ©sar aux derniĂšres extrĂ©mitĂ©s, que personne ne doutait Ă Rome que, si PompĂ©e devenait le maĂźtre, sa domination ne fĂ»t aussi cruelle que celle de Sylla Mirandum in modum CnĆus noster Sullani regni similitudinem concupivit, etc. , dit CicĂ©ron lui-mĂȘme Lett. fam. ,liv. IX, lett. 7 et 10. 4 Ipse nitor PhĆbi, vulgato latior orbe. â Bouhier prĂ©tend que PĂ©trone fait ici PhĂ©bus favorable Ă CĂ©sar, et que plus loin v. 269 il le reprĂ©sente comme favorable Ă PompĂ©e Magnum cum PhĆbo soror, et Cyllenia proies Excipit. . . . . . Câest, dit-il, une contradiction quâon a justement reprochĂ©e Ă PĂ©trone. Ce reproche me paraĂźt dĂ©nuĂ© de toute justice. Ici,PhĆbusne signifie pas Apollon, le dieu de lâOlympe, mais simplement le soleil, considĂ©rĂ© comme signe cĂ©leste. Plus loin, câest Apollon lui-mĂȘme que PĂ©trone a dĂ©signĂ©. CHAPITRE CXXIII. 1 Fervere germano perfusas sanguine turmas. â Les traducteurs ont presque tous entendu, par germano sanguine, les victoires remportĂ©es antĂ©rieurement par CĂ©sar sur les peuples de la Germanie. Mais germano ne serait-il pas ici synonyme de fraterno, pour romano ? CHAPITRE CXXIV. 1 Ergo tanta lues divĂ»m quoque numina vicit. â Quelques manuscrits, et celui de Colbert entre autres, portent vidit au lieu de vicit, et les commentateurs sâĂ©vertuent Ă expliquer ce passage sans pouvoir en venir Ă bout. Bouhier fait a ce sujet la remarque suivante Quoique cette leçon se trouve dans les manuscrits, je ne sais comment on a pu sâen accommoder ; car, Ă supposer que lues puisse sâentendre de la Fortune, la phrase signifierait seulement quâelle a vu les dieux. Or, Ă quoi cela aboutirait-il ? Il nây a pas de doute quâil faut lire tergo, qui Ă©tait dans quelques Ă©ditions prĂ©cĂ©dentes, et qui rend la lumiĂšre Ă ce passage. La Fortune nâa pas vu seulement fuir PompĂ©e elle a vu encore fuir les dieux. Otons aussi Ă la Fortune cette vilaine Ă©pithĂšte de tanta lues, qui ne lui convient point, et ponctuons ainsi ce vers Tergo tanta lues ! divĂ»m quoque numina vidit. » Cette correction, que Bouhier propose en dĂ©sespoir de cause, ne me paraĂźt pas du tout nĂ©cessaire, dâautant plus que tergo vidit divĂ»m numina nâest ni trĂšs-correct ni trĂšs-poĂ©tique, surtout lorsque PĂ©trone vient de dire dans le vers prĂ©cĂ©dent Ut Fortuna levis Magni quoque terga videret. Lisons plutĂŽt vicit au lieu de vidit, et traduisons tanta lues, une si grande contagion la peur vicit quoque numina divĂ»m, triompha aussi de la puissance des dieux. Cette correction se trouve confirmĂ©e par le vers suivant Consensitque fugĆ cĆli timor 2 Absconditque olea vinctum caput. â Bouhier lit galea au lieu de olea, et fait Ă ce sujet une note trop sĂ©rieusement comique pour ne pas la rapporter Galea, dit-il, pourrait bien marquer ici un tour de faux cheveux, nommĂ© galerus ou galericon, dont se servaient quelquefois les dames romaines pour se dĂ©guiser, comme lâa dit JuvĂ©nal, Ă propos de Messaline . . . . . Flavo crinem abscondente galero, ce quâun ancien scoliaste explique ainsi Crine supposito, rotundo muliebri capitis tegumento, in modum galeae facto, quo utebantur meretrices. Il me paraĂźt assez vraisemblable que PĂ©trone a voulu parler de cette sorte de perruques. » Le grave prĂ©sident Bouhier affuble, comme on le voit, la Paix dâune perruque, et dâune perruque de courtisane, encore ! Il ne croyait pas, Ă coup sĂ»r, ĂȘtre si plaisant. Il aurait pu facilement sâĂ©pargner celle bĂ©vue, sâil eĂ»t rĂ©flĂ©chi que, lâattribut ordinaire de la Paix Ă©tant lâolivier, il Ă©tait plus probable que PĂ©trone avait Ă©critolea vinctum caput. On pardonnera sans peine une pareille erreur Ă un homme dâailleurs si distinguĂ© par son Ă©rudition ; mais ce qui est moins excusable, câest lâĂ©tonnement que tĂ©moignent plusieurs interprĂštes de PĂ©trone, de voir que cet auteur fasse descendre aux enfers la Paix et ses compagnes, la Foi, la Justice et la Concorde ; tandis que, selon eux, la place de ces divinitĂ©s Ă©tait dans lâOlympe, et non pas chez Pluton. Ces savants ont oubliĂ©, sans doute, que la guerre Ă©tait allumĂ©e dans le ciel comme sur la terre lâauteur le dit positivement quelques vers plus loin . . . . Namque omnis regia cĆli In partes diducta ruit.. . . . Quelle retraite la Paix pouvait-elle choisir qui lui convĂźnt mieux que les champs ĂlysĂ©es, lieux paisibles, habitĂ©s par les Ăąmes des hommes vertueux, et qui dâailleurs faisaient aussi partie de lâempire de Pluton ? 3 Tu legem, Marcelle, tene. â Marcus Claudius Marcellus, ex-consul, du parti de PompĂ©e. AprĂšs la dĂ©faite et la mort de ce grand homme, Marcellus avait tout Ă craindre de la part du vainqueur, quâil avait accusĂ© en plein sĂ©nat de plusieurs crimes contre lâĂtat ; mais le sĂ©nat tout entier, par lâorgane de CicĂ©ron, demanda sa grĂące Ă CĂ©sar, qui lâaccorda. Le sage Marcellus apprit son rappel avec indiffĂ©rence ; et il sâobstinait Ă ne pas quitter sa retraite CicĂ©ron eut besoin de toute son adresse et de toute lâautoritĂ© quâil avait sur son esprit pour lây dĂ©terminer. Il partit enfin ; mais sâĂ©tant arrĂȘtĂ©, dans sa route, au port du PirĂ©e, pour y passer un seul jour avec Serv. Sulpicius, son ancien ami, qui avait Ă©tĂ© son collĂšgue au consulat, il y fut assassinĂ© par un nommĂ© Magius, lâhomme du monde qui lui paraissait le plus attachĂ©. On nâa jamais su la cause du crime de Magius, qui se perça le cĆur du mĂȘme poignard, et mourut sur-le-champ. Sulpicius fit porter Ă AthĂšnes le corps de son ami, dont il cĂ©lĂ©bra les funĂ©railles avec autant de pompe que sa situation, dans une ville Ă©trangĂšre, le lui permettait. Il ne put obtenir des AthĂ©niens une place dans leurs murs pour y dĂ©poser les restes de Marcellus, parce que leur religion le leur dĂ©fendait ; mais ils lui laissĂšrent la libertĂ© de prendre une de leurs Ă©coles publiques, et il choisit celle de lâAcadĂ©mie, regardĂ©e alors comme le plus noble endroit de lâunivers. Il y fit brĂ»ler le corps, et laissa des ordres pour Ă©lever Ă sa cendre un monument en marbre. Marcellus Ă©tait le chef dâune famille qui avait donnĂ©, depuis plusieurs siĂšcles, des grands hommes et des citoyens vertueux Ă la rĂ©publique. La nature lui avait accordĂ© des qualitĂ©s qui rĂ©pondaient Ă lâĂ©clat de sa naissance. Il sâĂ©tait formĂ© un caractĂšre particulier dâĂ©loquence, qui lui avait acquis une rĂ©putation brillante au barreau ; de tous les orateurs de son temps, il Ă©tait celui qui approchait le plus de la perfection Ă laquelle CicĂ©ron sâĂ©tait Ă©levĂ© ; son style avait de lâĂ©lĂ©gance, de la force et de lâabondance ; sa voix Ă©tait douce autant que son action Ă©tait noble et gracieuse. Sa mort coĂ»ta des regrets et des larmes Ă tous les Romains qui chĂ©rissaient encore la libertĂ© et la vertu. 4 Tu concute plebem, Curio. â Curion avait reçu de la nature des qualitĂ©s Ă©gales Ă sa naissance. Son entrĂ©e dans le monde avait Ă©tĂ© des plus brillantes ; il fronda hautement, Ă la tĂȘte de la jeune noblesse, les entreprises des triumvirs, CĂ©sar, PompĂ©e et Crassus. Cette audace le rendit lâidole du peuple ; il ne paraissait point au théùtre et dans les assemblĂ©es sans y recevoir des preuves Ă©clatantes de sa faveur ; et PompĂ©e nâavait jamais Ă©tĂ© plus applaudi dans les beaux jours de sa gloire. CicĂ©ron lâaimait beaucoup ; ce grand homme, qui lui connaissait assez de gĂ©nie et dâambition pour faire beaucoup de bien ou de mal Ă sa patrie, tĂącha de lâengager de bonne heure dans les intĂ©rĂȘts de la rĂ©publique, de lui inspirer du goĂ»t pour la vĂ©ritable gloire, et de le dĂ©cider Ă faire un noble usage des biens immenses quâil avait hĂ©ritĂ©s de son pĂšre. Le luxe et la corruption rendirent ses efforts inutiles Curion, qui venait dâexercer la questure en Asie, donna au peuple, en lâhonneur de son pĂšre, des jeux qui lui coĂ»tĂšrent sa fortune. Il y dĂ©ploya la plus grande magnificence, mais ce fut surtout par la singularitĂ© de lâinvention quâil se distingua. Nous allons mettre le lecteur Ă mĂȘme dâen juger, Ă lâaide des dĂ©tails suivants Il fit construire deux planchers, en forme de croissant, assez vastes pour contenir une portion considĂ©rable du peuple romain. Chacun de ces planchers nâavait dâautre point dâappui quâun pivot sur lequel on le faisait tourner Ă volontĂ©. Ces deux demi-cercles Ă©taient dâabord adossĂ©s lâun Ă lâautre, mais Ă une distance convenable, afin quâon eĂ»t la facultĂ© de les faire mouvoir. On reprĂ©sentait en mĂȘme temps sur tous les deux des piĂšces dramatiques, sans que de lâun Ă lâautre les acteurs pussent sâentendre ou sâinterrompre. Ensuite on faisait tourner ces deux croissants, dont les extrĂ©mitĂ©s, en se rĂ©unissant, formaient un cirque, oĂč se donnaient des combats de gladiateurs. » Câest Ă cette occasion que Pline sâĂ©crie avec sa causticitĂ© ordinaire. Que faut-il le plus admirer dans ce spectacle ? est-ce lâinventeur ou lâinvention ? le machiniste, ou celui qui le met en Ćuvre ? la hardiesse de celui qui commande, ou la docilitĂ© de celui qui obĂ©it ? La nouveautĂ© du spectacle a tournĂ© toutes les tĂȘtes ; et, dans son ivresse, le peuple romain ne voit pas lâimminent danger de son Ă©tonnante et bizarre position il siĂ©ge sans inquiĂ©tude sur un Ă©chafaud mobile prĂȘt Ă fondre sous lui. Le voilĂ donc, ce peuple, le roi des nations, le conquĂ©rant de lâunivers, le distributeur des provinces et des royaumes, le lĂ©gislateur de la terre, cette assemblĂ©e de dieux dont les volontĂ©s font la destinĂ©e du monde ! ! ! embarquĂ© sur deux espĂšces de navires, spectateur et spectacle tour Ă tour, il pirouette sur deux gonds, et sâapplaudit de lâĂ©trange nouveautĂ© du pĂ©ril quâil affronte ! » CicĂ©ron, qui craignait que de pareilles dĂ©penses, en absorbant le patrimoine de son Ă©lĂšve, ne fussent lâĂ©cueil de sa vertu, lâavait inutilement engagĂ© Ă suspendre son projet. LâĂ©vĂ©nement justifia ses craintes Curion fut rĂ©duit dans la suite Ă se vendre Ă CĂ©sar. Il Ă©tait alors tribun du peuple il nâavait dâabord sollicitĂ© cet emploi que pour attaquer le vainqueur des Gaules, et sâopposer Ă ses projets contre la rĂ©publique ; mais un million que CĂ©sar lui fit offrir changea ses dispositions, et le dĂ©tacha de la cause commune. Ce nâĂ©tait plus le temps des Curius ; et Fabricius, contemporain de CĂ©sar, eĂ»t peut-ĂȘtre acceptĂ© lâor des Samnites. Lorsque la guerre civile Ă©clata, Curion sortit de Rome, et se rendit au camp de CĂ©sar, qui le chargea dâaller sâemparer de la Sicile. Caton, que PompĂ©e y avait envoyĂ© pour la garder, prit le parti de lâabandonner Ă Curion, qui le suivit aussitĂŽt en Afrique pour le combattre. Le malheur et la mort lây attendaient ses troupes furent taillĂ©es en piĂšces par celles de Juba, roi de Mauritanie, attachĂ© au parti de PompĂ©e. Ses amis le pressaient dâassurer sa vie, et de fuir avec les dĂ©bris de son armĂ©e ; mais il leur rĂ©pondit quâayant si mal rempli les espĂ©rances de CĂ©sar, il ne se sentait pas la force de paraĂźtre Ă ses yeux ; et, continuant de combattre en homme dĂ©sespĂ©rĂ©, il fut tuĂ© entre ses derniers soldats. Sa mort causa des regrets Rome avait peu de jeunes citoyens dont elle eĂ»t conçu dâaussi grandes espĂ©rances ; et, depuis quâil avait embrassĂ© le parti de CĂ©sar, il avait fait oublier les dĂ©sordres de sa premiĂšre jeunesse par une conduite oĂč la prudence nâavait pas eu moins de part que la valeur. On a dit de lui, comme de Catilina, quâil mĂ©ritait de mourir pour une meilleure cause. Câest son pĂšre qui, dans une harangue, avait appelĂ© CĂ©sar le mari de toutes les femmes, et la femme de tous les maris. 5 Non frangis portas ?... Thesaurosque rapis ? â Ce trĂ©sor Ă©tait une caisse particuliĂšre qui depuis longtemps Ă©tait destinĂ©e aux frais de la guerre des Gaules, et quâil Ă©tait dĂ©fendu de divertir Ă dâautres usages, sous peine de lâexĂ©cration publique. Mais CĂ©sar sâen moqua, disant que, puisquâil avait achevĂ© la conquĂȘte des Gaules, cette destination devenait inutile, et quâon ne devait pas se faire un scrupule de la changer. CHAPITRE CXXV. 1 Dii, deĆque, quam male est extra legem viventibus ! quidquid meruerunt, semper exspectant. Plaute a dit de mĂȘme Nihil est miserius quam animus hominis conscius ; SĂ©nĂšque Conscientia aliud agere non patitur, ac subinde respicere ad se cogit, Dat pĆnas quisquis exspectat ; quisquis autem meruit exspectat ; et Macrobe Sibi videntur exitium quod merentur excipere. CHAPITRE CXXVI. 1 Vendisque amplexus, non commodas. â Les ouvrages des poĂ«tes sont remplis dâallusions Ă cet amour vĂ©nal. Ovide, livre 1er des Amours, Ă©lĂ©gie 10, vers 13 Et vendit quod utrumque juvat, quod uterque petebat Et pretium, quanti gaudeat ipsa, facit. Quae Venus ex aequo ventura est grata duobus, Altera cur illam vendit, et alter emit ? et Properce, livre I, Ă©lĂ©gie 2 Teque peregrinis vendere muneribus. 2 Quo facies medicamine attrita ? â On trouve dans Ovide CosmĂ©tiques, v. 53 la recette suivante de lâune des compositions alors en usage parmi les femmes pour ajouter Ă lâĂ©clat de leur teint ou pour en conserver la fraĂźcheur Prenez de lâorge de Libye, ĂŽtez-en la paille et la robe ; prenez une pareille quantitĂ© dâers ou dâorobe ; dĂ©trempez lâune et lâautre dans des Ćufs ; faites sĂ©cher, et broyez le tout ; jetez-y de la poudre de corne de cerf, de celle qui tombe au printemps ; joignez-y quelques oignons de narcisse pilĂ©s dans un mortier ; faites entrer ensuite dans ce mĂ©lange de la gomme et de la farine faite avec du froment de Toscane ; enfin liez le tout par une plus grande quantitĂ© de miel, et cette composition rendra le teint plus net que la glace dâun miroir, » Pline parle dâune vigne sauvage, qui a les feuilles Ă©paisses et tirant sur le blanc, dont le sarment est noueux et lâĂ©corce ordinairement brisĂ©e Elle produit, dit-il, des grains rouges avec lesquels on teint en Ă©carlate ; et ces grains, pilĂ©s avec des feuilles de la vigne, nettoient parfaitement la peau. » Lâencens entrait dans la plupart des cosmĂ©tiques alors en usage tantĂŽt il servait Ă enlever les taches de la peau, et tantĂŽt les tumeurs. Bien que lâencens, dit Ovide, soit agrĂ©able aux dieux, il ne faut pas nĂ©anmoins le jeter tout dans les brasiers sacrĂ©s ; il est dâautres autels qui rĂ©clament sa vapeur parfumĂ©e. » Le mĂȘme poĂ«te a connu, dit-il, des femmes qui pilaient du pavot dans de lâeau froide et sâen mettaient sur les joues. Dâautres se faisaient enfler le visage avec du pain trempĂ© dans du lait dâĂąnesse. PoppĂ©e se servait dâune espĂšce de fard onctueux, oĂč il entrait du seigle bouilli ; on se lâappliquait sur le visage, oĂč il formait une croĂ»te qui subsistait quelque temps, et ne tombait quâaprĂšs avoir Ă©tĂ© lavĂ©e avec du lait. PoppĂ©e, qui avait mis cette pĂąte Ă la mode, lui laissa son nom. Les femmes allaient et venaient, ainsi masquĂ©es, dans lâintĂ©rieur de leur maison. CâĂ©tait lĂ , pour ainsi dire, leur visage domestique et le seul connu des maris. Leurs lĂšvres, dit JuvĂ©nal, sây prenaient Ă la glu. Les fleurs nouvelles quâoffrait le visage, aprĂšs la toilette, Ă©taient rĂ©servĂ©es pour les amants. » Il y eut une recette plus simple que celle dâOvide, et qui eut la plus grande vogue câĂ©tait un fard composĂ© de la terre de Chio ou de Samos, que lâon faisait dissoudre dans du vinaigre. Pline nous apprend que les dames sâen servaient pour se blanchir la peau, de mĂȘme que de la terre de Selinuse, blanche, dit-il, comme du lait, et qui se dissout prompte-ment dans lâeau. Les Grecs et les Romains avaient un fard mĂ©tallique quâils employaient pour le blanc, et qui nâest autre chose que la cĂ©ruse. Leur fard rouge se tirait de la racine rizion, quâils faisaient venir de la Syrie. Ils se servirent aussi, mais plus tard, pour leur blanc, dâun fard composĂ© dâune espĂšce de craie argentine ; et, pour le rouge, du purpurissimum, prĂ©paration quâils faisaient de lâĂ©cume de la pourpre, lorsquâelle Ă©tait encore toute chaude. Les qualitĂ©s nuisibles de ces ingrĂ©dients ont Ă©tĂ© senties par les anciens autant que par les modernes. Des grĂąces simples et naturelles, a dit Afranius, le rouge de la pudeur, lâenjouement et la complaisance, voilĂ le fard le plus sĂ©duisant de la jeunesse. Quant Ă la vieillesse, il nâest pour elle dâautre fard que lâesprit et les connaissances. » 3 Et oculorum quoque mollis petulantia ? â Quelques commentateurs lisent mobilis, au lieu de mollis ; ce qui signifierait alors des yeux sans cesse clignotants, ou, comme le disent les poĂ«tes comiques,des Ćillades assassines. Câest ce que PĂ©trone nous semble avoir parfaitement rendu dans lâĂ©pigramme suivante quâon lui attribue O blandos oculos et inquietos, Et quadam propria nota loquaces ! Illic et Venus et leves Amores, Atque ipsa in medio sedet Voluptas ; et non pas solet voluptas, comme lâimprime Burmann, ce qui nâoffrirait aucun sens, non plus que lâĂ©pithĂšte dâinficetos au lieu dâinquietos, telle quâon la trouve dans les Catalectes, Ă la suite de lâĂ©dition Bipontine câest, sans doute, une faute dâimpression ; car que signifierait inficetos ? ce serait un contre-sens. On peut traduire ainsi cette Ă©pigramme O les beaux yeux ! comme ils sont pĂ©tulants, comme ils ont une Ă©loquence qui leur est propre ! Dans leur prunelle, VĂ©nus, les Amours lĂ©gers et la VoluptĂ© elle-mĂȘme ont placĂ© leur trĂŽne. » 4 Quo incessus tute compositus, etc. â Câest ce quâon appelle une dĂ©marche cadencĂ©e. SĂ©nĂšque, dans ses Questions naturelles, dit Ă ce sujet Tenero et molli incessu suspendimus gradum ; Catulle Quam videtis Turpe incedere, mimice ac moleste ; et Ovide, Art dâaimer, livre III Est et in incessu pars non temnenda decoris. 5 Nunquam tamen, nisi in equestribus sedeo. â Ceci est une suite de la satire contre les femmes de qualitĂ© qui se prostituaient Ă des hommes indignes de leurs faveurs, Ă des valets, Ă des muletiers, Ă des histrions. Mais il faut remarquer cependant que PĂ©trone, qui connaissait Ă fond le caractĂšre des femmes, fait dans la suite changer de sentiment Ă cette soubrette, car elle devient amoureuse folle de celui dont elle rejette ici lâhommage avec tant de dĂ©dain. 6 Frons minima. â La petitesse du front Ă©tait regardĂ©e comme une marque de beautĂ© chez les anciens. Horace, en parlant de sa chĂšre Lycoris, dit Insignis tenui fronte. Arnobe nous apprend que les femmes Ă©taient si curieuses de cet avantage, quâelles se mettaient des bandeaux sur la tĂȘte pour diminuer leur front. Martial dit Ă ce sujet, liv. IV, Ă©pigr. 42 Audi quem puerum, Flacce, locare velim. Lumina sideribus certent, moltesque flagellent Colla comae tortas non amo, Flacce, comas. Frons brevis, atque modus breviter sit naribus uncis PĆstanis rubeant semula labra rosis. Ce qui surprendra bien plus, câest que la petitesse du front Ă©tait regardĂ©e, par les anciens, comme une marque dâesprit ; Melctius de la Nature de lâhomme, ch. VIII le dit formellement, et mĂ©rite dâĂȘtre lu a ce sujet. Voici ses propres termes Parva vero ac modica fronte ingenii acumine prĆditos, et ad dicendum propensos opinati sunt. CHAPITRE CXXVII. 1 Ut videretur mihi plenum os extra nubem luna proferre. â Cette comparaison du visage dâune belle avec la lune dans son plein ne paraĂźtrait pas trĂšs-flatteuse aux dames de nos jours. Les anciens pensaient autrement que nous Ă ce sujet, et cette idĂ©e se trouve trĂšs-frĂ©quemment reproduite dans les ouvrages des poĂ«tes grecs et romains. 2 Mox digitis gubernantibus vocem. Les petites-maĂźtresses, et mĂȘme un grand nombre dâhommes chez les Romains, sâĂ©tudiaient Ă accompagner leurs paroles de gestes gracieux ; SuĂ©tone le dit formellement dans la Vie de TibĂšre, chapitre 68 Sermonem habuisse, non sine molli quadam digitorum gesticulatione. 3 Feminam... hoc primum anno virum expertam. Horace liv. III, ode 14 a dit de mĂȘme . . . . Et puella Jam virum expertĆ. 4 Ut putares inter auras canere Sirenum concordiam. â Le chant des SirĂšnes Ă©tait proverbial chez les anciens. PĂ©trone reproduit la mĂȘme idĂ©e dans le premier de ses fragments, ad Amicam Sirenum cantus, et dulcia plectra Thaliae Ad vocem tacuisse, reor. CHAPITRE CXXVIII. 1 Numquid spiritus jejunio marcet ? â Câest ce que les Latins appelaient anima jejuna, et les Grecs, {{langgrcnĂšsteias ozein, sentir le jeĂ»ne. On en voit un exemple plaisant dans les vers suivants de CĂ©cilius Plotius, rapportĂ©s par Aulu-Gelle, livre II, chapitre 23 Sed tua morosa ne uxor ? quam rogas ? Qui tandem ? tĆdet mentionis quĆ mihi, Ubi domum adveni ac sedi, extemplo suavium Datat, jejuna anima. Nil peccat suavio ; Et devomas, volt, quod foris potaveris. 2 Numquid alarum negligens, sudore puteo ? Cette nĂ©gligence de toilette a Ă©tĂ© stigmatisĂ©e par les poĂ«tes anciens. Catulle, poĂ«me LXIX Laedit te quĆdam mala fabula, qua tibi fertur Valle sub alarum trux habitare caper. Horace revient souvent sur ce dĂ©faut de propretĂ©, et dit, dans une de ses satires Pastillos Rufinus o ! et, Gorgonius hircum. Ailleurs, Ă©pode XII Hirsutis cubet hircus in alis. Ovide Art dâaimer, liv. 1 recommande Ă son Ă©lĂšve dâĂ©viter avec soin ce double reproche Nec male odorati sit tristis anhelitus oris Nec laedant nares virque paterque gregis. 3 Rapuit deinde tacenti speculum. Les premiers miroirs artificiels furent de mĂ©tal ; CicĂ©ron en attribue lâinvention au premier Esculape. Quoi quâil en soit, il paraĂźt que ce meuble nâentrait pas encore dans la toilette des femmes au temps dâHomĂšre il nâen parle pas dans sa description de la toilette de Junon, quoiquâil ait pris plaisir Ă rassembler tout ce qui contribuait Ă la parure la plus recherchĂ©e. AprĂšs avoir fait des miroirs dâairain, dâĂ©tain, de fer bruni, on en fabriqua dâun alliage des deux premiers mĂ©taux. Lâargent pur obtint ensuite la prĂ©fĂ©rence. Un artiste, nommĂ© PraxitĂšle, contemporain du Grand PompĂ©e, fut lâinventeur des miroirs de cette derniĂšre espĂšce. On en fit mĂȘme dâor, oĂč le luxe prodigua les pierreries et les embellissements de tous les genres. Il est Ă©tonnant que les anciens, qui poussĂšrent si loin les progrĂšs de la dĂ©couverte du verre, nâaient pas connu lâart de le rendre propre Ă la reprĂ©sentation des objets, en appliquant lâĂ©tain derriĂšre les glaces ; il ne lâest pas moins que, connaissant lâusage du cristal, plus propre encore que le verre Ă la fabrication des miroirs, ils ne sâen soient pas servis pour cet objet. Ce ne fut que trĂšs-tard quâils commencĂšrent Ă faire des miroirs de verre ; et les premiers sortirent des verreries de Sidon. Pline ne dit pas Ă quelle Ă©poque ; mais comme il nây en avait pas encore du temps de PompĂ©e, il est certain quâils parurent depuis la destruction de la rĂ©publique. Avant et depuis cette Ă©poque, on en ornait les murs des appartements et les alcĂŽves des lits ; on en incrustait les plats et les bassins dans lesquels on servait les viandes sur la table ; on en revĂȘtait les tasses et les gobelets, qui multipliaient ainsi lâimage des convives. 4 Non tam intactus Alcibiades in prĆceptoris sui lectulo jacuit. Cet hommage Ă©clatant, rendu Ă la vertu de Socrate par un auteur aussi licencieux que PĂ©trone, qui ne mĂ©nageait pas mĂȘme, dans ses satires, lâempereur, dont sa vie et sa fortune dĂ©pendaient, me paraĂźt digne dâattention. Ces mots socratica fides prouvent dâailleurs que la continence de Socrate Ă©tait passĂ©e en proverbe chez les Romains. Câest donc Ă tort que quelques auteurs ont imputĂ© Ă ce philosophe un vice si commun de son temps, mais auquel il resta toujours Ă©tranger. Maxime de Tyr lâa vengĂ© de ces injurieux reproches dans plusieurs de ses dissertations ; et Plutarque, au discours premier sur les Vertus dâAlexandre, confirme cette vĂ©ritĂ©. Socrate, dit-il, couchait prĂšs dâAlcibiade sans violer la chastetĂ©. » Comment donc lâopinion contraire a-t-elle prĂ©valu ? câest quâen gĂ©nĂ©ral les hommes admettent la calomnie sans examen ; il nây a que lâĂ©loge qui soit pour eux un objet de discussion. CHAPITRE CXXIX. 1 Licet ad tubicines mittas. â Mot Ă mot Envoyez chercher les joueurs de flĂ»tes. » Câest comme si nous disions Envoyez chercher les croque-morts. Nous avons dĂ©jĂ vu, au chapitre 78, Trimalchion faire venir les joueurs de cor pour imiter la cĂ©rĂ©monie de son enterrement, parce que, chez les anciens, on portait les morts en terre au son des instruments ; mais il faut remarquer quâil nây avait que les jeunes gens qui fussent enterrĂ©s au son de la flĂ»te les personnes ĂągĂ©es lâĂ©taient au son du cor ou de la trompette. CHAPITRE CXXX. 1 Mox cibis validioribus pastus, id est, bulbis, cochlearumque sine jure cervicibus.â Singulier remĂšde, dira-t-on, pour se prĂ©parer Ă une lutte amoureuse, quâun menu composĂ© dâĂ©chalotes et dâhuĂźtres crues ! Telle Ă©tait cependant la vertu que les anciens attribuaient Ă cette espĂšce dâaliment, comme le prouve ce passage du poĂ«te Alexis, rapportĂ© par AthĂ©nĂ©e, livre II, chapitre 23 Bolbous, koxlias, kĂšrucas, ĂŽa, akrokĂŽlia ;Tosauta toutĂŽn an tis ibroi farmaka, dont voici la traduction littĂ©rale Bulbos, cochleas, cerycas, ova, extremos pecudum artus ; Tam multa ex his invenias remedia. HĂ©raclite de Tarente donne la raison suivante de leurs propriĂ©tĂ©s aphrodisiaques Bolbos, kai ĂŽon, kai t omoia doxei spermatos einai poiĂštika dia to omoeideis exein tas prĂŽtas fuseis, kai tas autas dunameis tĂŽ spirmati. Bulbus, ova et similia gignere semen videntur, quia prima illorum natura eamdem cum genitura speciem et potestatem liv. XX, ch. 9 dit que les oignons broyĂ©s rendent aux nerfs leur vigueur, quâon les emploie avec succĂšs pour les paralytiques ; et il ajoute Venerem maxime megarici dans sonArt dâaimerliv. II. V. 415, ne paraĂźt pas avoir grande confiance dans ces prĂ©tendus spĂ©cifiques ; et il engage son Ă©lĂšve Ă sâen abstenir comme de vrais poisons Sunt qui prĂŠcipiant herbas, satureia, nocentes Sumere judiciĂŻs ista venena meis. Aut piper urticae mordacis semine miscent ; Tritaque in annoso flava pyrethra mero. Sed dea non patitur sic ad sua gaudia cogi, Colle sub umbroso quam tenet altus Eryx. Candidus, Alcathoi qui mittitur urbe pelasga, Bulbus, et, ex horto quae venit, herba salax, Ovaque sumantur, sumantur hyrmettia mella, Quasque tulit folio pinus acuta nuces. 2 Hausi parcius merum, Valerius Flaccus, dans son poĂ«me des Argonautes, livre II, vers 70, offre une imitation remarquable de ce passage. Les Argonautes, dit-il, . . . . . Fessas Restituunt vires, et parco corpora Baccho. Martial nous offre une ingĂ©nieuse plaisanterie sur le mĂȘme sujet, dans son Ă©pigramme 107 du livre I Interponis aquam subinde, Rufe, . . . . . . . Numquid pollicita est tibi beatam Noctem Naevia ?. . . . Enfin Ovide, quâil faut toujours citer en pareille matiĂšre, dit, dans ses RemĂšdes dâamour v. 803 Quid tibi prĆcipiam de Bacchi munere, quaeris ? Spe brevius monitis expediere meis. Vina parant animum Veneri, nisi plurima sumas, Ut stupeant multo corda sepulla mero. Ignem ventus alit, vento restinguitur ignis. Lenis alit flammam, grandior aura necat. Aut nulla ebrietas, aut tanta sit, ut tibi curas Eripiat si qua est inter utramque, nocet. CHAPITRE CXXXI. 1 Mox turbatum sputo pulverem medio sustulit digito. âCe nâest pas sans raison que la vieille ProsĂ©lĂ©nos prend avec le doigt du milieu ce mĂ©lange de poussiĂšre et de salive. Le doigt mĂ©dius Ă©tait rĂ©putĂ© infĂąme chez les anciens ; et Perse, en parlant dâun semblable enchantement, dit sat. II, V. 33 Infami digito et lustralibus ante salivis Expiat, urentes oculos inhibere perita. 2 Ter me jussit a dit de mĂȘme Ă©lĂ©gie 11 du liv. I Ter cane, ter dictis despue carminibus. 3 Vides, quod aliis leporem excitavi ! Ovide offre un exemple de cette locution proverbiale, vers 661 du livre III de lâArt dâaimer Credula si fueris, aliae tua gaudia carpent ; Et lepus hic aliis exagitandus erit. 4 Nobilis Ćstivas platanus diffuderat umbras. Virgile ne dĂ©savouerait pas cette courte, mais charmante description dâun jardin. Ce que PĂ©trone dit ici du platane, arbre touffu sous lequel les anciens se plaisaient Ă goĂ»ter le frais, rappelle ces vers dâHorace liv. II, ode 11 Cur non sub alta vel platano, vel hac Pinu jacentes sic temere, et rosa Canos odorati capillos, Dum licet, Assyriaque nardo, Potamus uncti ? CHAPITRE CXXXII. 1 Et me jubet catomidiare. â Ou plutĂŽt catomidiari, câest-Ă -dire catomis cĆdi, ĂȘtre fustigĂ©. » PĂ©trone est le seul des auteurs de la bonne latinitĂ© qui se soit servi de ce mot, quâon retrouve frĂ©quemment dans les Ă©crivains du moyen Ăąge. Ainsi on lit dans la Vie de saint Vitus Tunc iratus Valerianus jussit infantem catomis cĆdi ; dans la Passion de saint Afrique Catomis te cĆdi jubeam ; et dans Spartianus Hadrianus Decoctores bonorum suorum catomidiari in amphitheatro jussit. 2 Conditusque lectulo, totum ignem furoris in eam converti. Bussy-Rabutin Histoire amoureuse des Gaules a imitĂ© ce passage presque littĂ©ralement ; mais quâil est loin de reproduire les grĂąces de lâoriginal ! Dans Rabutin, le comte de Guiche, chassĂ© honteusement par la comtesse dâOlonne, dont il avait mal rempli lâattente amoureuse, sâexprime ainsi Je sortis brusquement de chez elle, et me retirai chez moi, oĂč, mâĂ©tant mis au lit, je tournai toute ma colĂšre contre la cause de mon malheur. Dâun juste dĂ©pit tout plein Je pris un rasoir en main Mais mon envie Ă©tait vaine, Puisque lâauteur de ma peine, Que la peur avait glacĂ©, Tout malotru, tout plissĂ©, Comme allant chercher son antre, SâĂ©tait sauvĂ© dans mon ventre. Ne pouvant donc lui rien faire, voici Ă peu prĂšs comme la rage me lui fit parler â HĂ© bien, traĂźtre ! quâas-tu Ă dire ? InfĂąme partie de moi-mĂȘme et vĂ©ritablement honteuse car on serait bien ridicule de te donner un autre nom dis-moi, tâai-je jamais obligĂ© Ă me traiter de la sorte ? Ă me faire recevoir le plus sanglant affront du monde ? Me faire abuser des faveurs que lâon me donne, et me donner, Ă vingt-deux ans, les infirmitĂ©s de la vieillesse !... â Mais en vain la colĂšre me faisait parler ainsi LâĆil attachĂ© sur le plancher, Rien ne le saurait toucher. Aussi, lui faire des reproches, Câest justement en faire aux roches... » Il suffit de jeter les yeux sur lâoriginal pour se convaincre quâici PĂ©trone parle en courtisan, et Rabutin en laquais. 3 Rogo te, mihi apodixin defunctoriam redde. â Apodixis, mot tirĂ© du grec apodeixis, dĂ©monstration, preuve, publication on appelait ainsi un certificat que le crĂ©ancier donnait Ă son dĂ©biteur, quand celui-ci lâavait payĂ©. Apodixis defunctoria, Ă©tait un congĂ© en forme, pour cause dâĂąge ou dâaffaiblissement, et, par extension, un extrait mortuaire. En effet, SuĂ©tone, dans la Vie de NĂ©ron, nous enseigne quâil y avait Ă Rome des registres, appelĂ©s rationes libitinĆ, oĂč lâon inscrivait le nom de ceux qui mouraient, et que lâextrait quâon en tirait se nommait apodixis defunctoria. CHAPITRE CXXXIV. 1 Quod purgamentum nocte calcasti in trivio, aut cadaver ? Les anciens jetaient trans caput, par-dessus leur tĂȘte, en certains endroits rĂ©servĂ©s, dans les carrefours, dans les courants dâeau, et dans la mer mĂȘme, purgamenta, les choses qui avaient servi Ă expier un crime ; parce quâils apprĂ©hendaient quâon ne marchĂąt dessus, et quâils croyaient que ceux Ă qui ce malheur arrivait, par hasard ou autrement, sâattiraient, par une espĂšce de contagion, la peine que mĂ©ritait le crime expiĂ©. Voyez, Ă ce sujet, Virgile, Ă©gl. VIII, v. 101 Fer cineres, Amarylli, foras rivoque fluenti, Transque caput jace ne respexeris. . . . Claudien, QuatriĂšme consulat dâHonorius, vers 330 Trans caput aversis manibus jaculator in altum Secum rapturas cantata piacula taedas ; et NĂ©mĂ©sien, Ă©glogue iv Quid prodest, quod me pagani mater Amyntae Ter vittis, ter fronde sacra, ter thure vaporo Lustravit, cineresque aversa effudit in amnem. 2 Aut cadaver. â Les anciens regardaient comme une trĂšs-grande impuretĂ©, quâil fallait expier, de toucher un corps mort. Cette superstition leur venait des Grecs, auxquels elle avait probablement Ă©tĂ© transmise par les HĂ©breux ; car nous lisons au livre des Nombres, chapitre 60, verset 9 Celui qui touchera un corps mort sera impur pendant sept jours ; mais sâil jette sur lui de cette eau le troisiĂšme jour et le septiĂšme, il sera purgĂ©. 3 Lorum in aqua. Expression proverbiale. Martial liv. VII, Ă©pigr. 58 lâa employĂ©e dans le mĂȘme sens . . . . . Madidoque simillima loro Inguina. . . . et livre X, Ă©pigramme 55 Loro quum similis jacet remisso. 4 LunĂŠ descendit imago, Carminibus deducta meis. Les anciens croyaient que les magiciennes avaient le pouvoir de faire descendre la lune du ciel par la force de leurs enchantements, et surtout en frappant sur des bassins dâairain. Ovide se moque ainsi de cette superstition, dans son poĂ«me des CosmĂ©tiques, versets 41-42 Et quamvis aliquis temesĆa removerit aera, Nunquam Luna suis excutietur equis. Cependant il sâest montrĂ© plus crĂ©dule dans lâĂ©lĂ©gie 1 du livre II des Amours v. 23-24 Carmina sanguineae deducunt cornua Lunae, Et revocant niveos Solis euntis equos. Ce dernier vers exprime la mĂȘme idĂ©e que ceux de PĂ©trone . . . . . Trepidusque furentes Flectere PhĆbus equos revoluto cogitur orbe. CHAPITRE CXXXV. 1 Musa BattiadĆ veteris. â Câest-Ă -dire la muse antique de Callimaque, parce que ce poĂ«te, fils de Battus, composa un poĂ«me sur HĂ©calĂšs. CHAPITRE CXXXVI. 1 Tales Herculea Stymphalidas arte coactas. â Les Stymphalides, oiseaux dâune prodigieuse grandeur, qui infestaient les bords du lac Stymphale, en Arcadie. Pausanias liv. VIII rapporte quâils persĂ©cutaient si cruellement les habitants de cette contrĂ©e, que ceux-ci suppliĂšrent Hercule de les en dĂ©livrer. Ce hĂ©ros en vint Ă bout par le secours de Minerve qui lui conseilla de faire un grand bruit en frappant sur des chaudrons ce qui rĂ©ussit ; car ces oiseaux, Ă©pouvantĂ©s, quittĂšrent le pays et se rĂ©fugiĂšrent dans lâĂźle dâArĂ©tie. PĂ©trone appelle ce stratagĂšme ars herculea, pour le distinguer des autres travaux dâHercule, qui avait coutume de vaincre par la force et non par lâadresse, vi, non arte. 2 Tribus nisi potionibus e lege siccatis. ConformĂ©ment Ă la loi des buveurs, qui ordonnait Ă chaque convive de boire trois, ou trois fois trois rasades, et quâAusone a ainsi formulĂ©e Ter bibe, vel toties ternos, sic mystica lex est. SuĂ©tone, dans la Vie dâAuguste, et Platon, dans sa RĂ©publique, font mention de cette coutume. CHAPITRE CXXXVII. 1 Occidisti Priapi delicias, anserem omnibus matronis acceptissimum. Lâoie Ă©tait consacrĂ©e Ă Priape, parce que, selon plusieurs auteurs anciens, et Pausanias, entre autres, ce ne fut pas en cygne, mais en oie que Jupiter se mĂ©tamorphosa pour sĂ©duire LĂ©da. Câest ce que lâon trouve exprimĂ© dâune maniĂšre positive dans le poĂ«me de Ciris, attribuĂ© Ă Virgile . . . . Formosior ansere LedĆ. 2 Atque esto, quidquid Servius, et Labeo. Servius Sulpicius, jurisconsulte trĂšs-estimĂ©, non-seulement pour son Ă©rudition, mais encore pour la vigueur avec laquelle il rĂ©sista aux entreprises de CĂ©sar, en disant librement ce quâil croyait avantageux pour la rĂ©publique. Quelques-uns de ses amis lui ayant reprĂ©sentĂ© le danger quâil courait Ă lutter contre un ennemi aussi puissant que CĂ©sar, il leur rĂ©pondit avec fermetĂ© Suum cuique judicium est. LabĂ©on, autre jurisconsulte fort considĂ©rĂ©. Appien, au livre de la Guerre civile, en parle comme dâun homme dâune intĂ©gritĂ© et dâune fermetĂ© admirables. Horace, au contraire, meilleur courtisan que philosophe, le traite de fou, dans sa troisiĂšme satire, pour avoir refusĂ© le consulat quâAuguste lui offrait. 3 Extraxit fortissimum jecur, et inde mihi futura prĆdixit. Lâauteur fait allusion aux aruspices, qui prĂ©disaient les choses futures par l'inspection du foie et du cĆur des animaux sacrifiĂ©s, dont ils tiraient de bons ou de mauvais augures, selon le bon ou le mauvais Ă©tat de ces parties. Câest pour cela que PĂ©trone dit fortissimum jecur ; peut-ĂȘtre serait-il mieux de lire fortissimum, trĂšs-gras, trĂšs-bien engraissĂ©, du verbe farcire, farcio, fartum. CHAPITRE CXXXVIII. 1 Ipse Paris, dearum litigantium judex. Câest ainsi que je lis ce passage avec Douza ; et non pas lividinantium, comme le porte lâĂ©dition de Burmann ; ni vitilitigantium, comme le voulait Thomas Munckerus, qui aurait dĂ» laisser ce vieux mot dans Caton, oĂč il Ă©tait allĂ© le dĂ©terrer ; ni, comme lâimprime Nodot, libidinantium, qui signifie se livrant aux dĂ©bauches, ce qui serait ici un contre-sens. Du reste, je ne crois pas que le jugement de Paris ait jamais fourni une allusion plus ingĂ©nieuse que celle des six vers du XXIXe fragment, ci-dessus citĂ© De pretio formae quum tres certamen laissent, Electusque Paris arbiter esset eis ; PrĆfecit Venerem Paridis censura duabus, Deque tribus victĆ succubuere duĆ. Cum tribus ad Paridem si quarta probanda venites De tribus a Paridi quarta probata fores. 2 Nec me contumeliae lassant. Quod verberatus sum, nescio, peint ici avec autant de grĂące que de sentiment cette patience infatigable des vrais amants, qui souffrent tout sans se plaindre de leurs maĂźtresses, mĂȘme les traitements les plus indignes. On trouve Ă ce sujet dans Properce, livre II, Ă©lĂ©gie 19 Ultro contemptus rogat, et peccasse fatetur Laesus, et invitis ipse redit pedibus ; et plus loin, dans la mĂȘme Ă©lĂ©gie Nil ego non patiar, nunquam ene injuria inutat. Ovide, dans son Art dâaimer liv. II, v. 533, fait Ă son disciple un prĂ©cepte de cet oubli des injures Nec maledicta puta, nec verbera ferre puellae, Turpe, nec ad teneros oscula ferre pedes. CHAPITRE CXXXIX. 1 Gemini satiavit numinis iram Telephus. â Les deux divinitĂ©s dont il est question ici sont Minerve et Bacchus. Pour lâintelligence de ce passage, mal compris par la plupart des commentateurs, je suis obligĂ© dâentrer dans quelques dĂ©tails sur lâhistoire fabuleuse de TĂ©lĂšphe, telle que la rapporte Apollodore, au livre III de lâOrigine des dieux. Hercule, passant par TĂ©gĂ©e, devint amoureux dâAuge, prĂȘtresse de Minerve, et lui fit violence. Elle devint mĂšre, et mit au monde un enfant quâelle cacha dans un bois qui environnait le temple de la dĂ©esse ; ce qui irrita tellement Minerve, quâelle envoya la stĂ©rilitĂ© dans le pays. Les oracles consultĂ©s rĂ©pondirent quâil y avait une impiĂ©tĂ© cachĂ©e dans le bois sacrĂ©. Il fut visitĂ© ; on y trouva lâenfant, et le pĂšre dâAuge le livra Ă Nauplius, pour le faire mourir. Mais celui-ci le remit Ă Teutras, roi de Mysie, qui le fit exposer sur le mont Parthenius, oĂč il fut allaitĂ© par une biche, en grec ĂXaoo ;, ce qui lui fit donner le nom de TĂ©lĂšphe. Ătant devenu grand, il se rendit Ă Delphes pour savoir quels Ă©taient ses parents, et, par le conseil de lâoracle, il prit le chemin de la Mysie, oĂč Teutras lâadopta pour son fils, et le dĂ©clara son hĂ©ritier. Il fut donc, comme on le voit, persĂ©cutĂ© dans son enfance par Minerve. Voici maintenant comment il Ă©prouva le courroux de Bacchus. Ce dieu protĂ©geait les Grecs lorsquâils se rendaient au siĂ©ge de Troie, TĂ©lĂšphe voulut dĂ©fendre contre eux le passage de la Mysie ; mais les pieds de son cheval sâempĂȘtrĂšrent dans un cep de vigne ; il tomba par terre, et fut blessĂ© par Achille, qui le guĂ©rit ensuite avec la mĂȘme lance dont il lâavait frappĂ©. Les commentateurs, qui ne connaissaient que la moitiĂ© de cette histoire, ont dit Ă ce sujet bien des absurditĂ©s ; ils prĂ©tendent, par exemple, que gemini numinis dĂ©signe ici Minerve, qui mĂ©ritait ce sur-nom comme Ă©tant Ă la fois la dĂ©esse des beaux-arts et des combats. 2 Teneo te inquit, qualem speraveram. Cette exclamation, teneo te ! je te tiens ! » lorsquâon rencontre quelquâun Ă lâimproviste, a passĂ© dans notre langue. Elle Ă©tait familiĂšre aux auteurs latins. ApulĂ©e MĂ©tamorphose, liv. x Teneo te, inquit, teneo meum palumbulum, meum passerem. TĂ©rence, dans son Heautontimorumenos,acte II, scĂšne 3 ANTIPHILA O mi Clinia, salve. CLINIAS. _____________Ut vales ? ANTIPHILA. Salvum advenisse gaudeo. CLINIAS. _____________________Teneone te, Antiphila, maxume animo exoptatam meo ? CHAPITRE CXL. 1 Philumene nomine, quae multas sĂŠpe hereditates officio ĂŠtatis extorserat. â JuvĂ©nal parle de ces gens qui extorquaient des testaments par de honteuses complaisances, satire I, vers 37 Quum te submoveant, qui testamenta merentur Noctibus. . . . . 2 Ut scias, me gratiosiorem esse quam Protesilaum, etc. â ProtĂ©silas, un des hĂ©ros grecs au siĂ©ge de Troie, dĂ©barqua le premier, et fut tuĂ© par Hector. Il Ă©tait fameux dans lâantiquitĂ© par le nombre de ses exploits amoureux. Laodamie, sa femme, lâaimait si Ă©perdument, que, pendant son absence, elle satisfaisait sa passion pour lui, en embrassant une statue de cire quâelle avait fait faire Ă sa ressemblance. Lorsquâil fut mort, elle obtint des dieux sa rĂ©surrection pour trois jours, selon Lucien ; cependant Hyginus assure quâelle nâen jouit que pendant trois heures. Trois heures ! câĂ©tait bien peu ; mais lâaimable revenant sĂ»t si bien mettre le temps Ă profit, que Laodamie mourut de plaisir entre ses bras. 3 Liberorumque experientiam in arte. PĂ©trone a dĂ©jĂ dit plus haut, en parlant du fils de lâhonnĂȘte PhilumĂšne, doctissimus puer, ce garçon bien appris. » Cela rappelle cette vieille Ă©pigramme sur une jeune fille, savante avant lâĂąge Hic jacet exutis Dionysia flebilis annis, Extremum tenui quĂŠ pede rupit iter ; Cujus in octavo lascivia surgere messe CĂŠperat, et dulces fingere nequitias. Quod si longa suĂŠ mansissent tempora vitae, Docrion in terris nulla puella foret. CHAPITRE CXLI. 1 Perusii idem fecerunt in ultima fame. â Au lieu de Perusii, Burmann lit Petavii, dâautres Petelini ; et ils sâappuient, pour dĂ©fendre celle leçon, sur plusieurs passages de Frontin StratagĂšmes, liv. IV, ch. 5, dâAthĂ©nĂ©e Deipnosophistes, liv. XII, de Tite-Live liv. XXIII, de Polybe liv. VII et de ValĂšre-Maxime liv. VI. Cependant, malgrĂ© ces imposantes autoritĂ©s, je pense, avec le docte Joseph Scaliger, quâil faut lire Perusii, et que câest ainsi que PĂ©trone avait Ă©crit. PĂ©rouse, comme on sait, est une ville de Toscane, bĂątie par les AchĂ©ens sur les bords du lac TrasimĂšne. L. Antoine y fut assiĂ©gĂ© par Auguste, qui ne parvint Ă sâemparer de la ville quâaprĂšs en avoir rĂ©duit les habitants Ă une si horrible famine, quâils furent obligĂ©s de se nourrir de chair humaine, comme le rapportent Tite-Live, livre CXXVI ; SuĂ©tone, dans la Vie dâAuguste, chapitre 15 ; Frontin, livre IV, chapitre 5. Ausone confirme encore lâopinion de Scaliger par ce passage de sa vingt-deuxiĂšme Ă©pĂźtre, oĂč il joint, comme PĂ©trone, les Sagontins aux PĂ©rousins Jamjam perusina et saguntina fame Etc. Câest Ă ce trait si connu que Lucain fait allusion par ces mots perusina fames. JuvĂ©nal sat. XV, v. 93 rapporte un trait semblable des Vascons ou Gascons de la ville de Calaguris, aujourdâhui Calahorra, dans lâEspagne Tarragonaise assiĂ©gĂ©s par PompĂ©e et MĂ©tellus, et rĂ©duits aux derniĂšres extrĂ©mitĂ©s, ils furent forcĂ©s, dit ValĂšre-Maxime, livre VII, chapitre 6, de faire un horrible festin de la chair de leurs femmes et de leurs enfants. Voici les vers de JuvĂ©nal Vascones, haec fama est, alimentis talibus olim Produxere animas sed res diversa, sed illic FortunĆ invidia est bellorumque ultima, casus Extremi, longĆ dira obsidionis egestas. Hujus enim, quod nunc agitur, miserabile debet Exemplum esse cibi sicut modo dicta mihi gens Post omnes herbas, post cuncta animalia, quidquid Cogebat vacui ventris furor, hostibus ipsis Pallorem ac maciem, et tenues miserantibus artus, Membra aliena fame laecrabant, esse parata Et sua. Quisnam hominum veniam dare, quisve deorum Viribus abnuerit dira atque immania passis, Et quibus illorum poterant ignoscere manes Quorum corporibus vescebantur ? etc. 2 Massilienses quoties pestilentia laborabant, etc. Ce passage de PĂ©trone est citĂ© par Servius, dans son commentaire sur ce passage du IIe livre de lâEnĂ©ide auri sacra fames. Lactance Placide, dans son commentaire sur le livre x de la ThĂ©baĂŻde de Stace, dit que cette coutume Ă©tait commune Ă tous les Gaulois, et fait une ample description des cĂ©rĂ©monie que lâon observait dans le sacrifice de ces victimes expiatoires Lustrare civitatem, dit-il, humana hostia gallicus mos est. Nam aliquis de elegantissimis pellicebatur prĆmiis, ut se ad hoc venderet qui anno toto publicis sumptibus alebatur purioribus cibis ; denique certo et solemni die per totam civitatem ductus ex urbe, extra pomĆria saxis occidebutur a populo. Si quelque lecteur trouvait la conclusion du roman satirique de PĂ©trone trop horrible et trop peu vraisemblable, ce passage de Lactance suffirait, je pense, pour justifier notre auteur. NOTES SUR LES FRAGMENTS ATTRIBUĂS A PĂTRONE. I. 1 Cedit crinibus aurum. â On trouve la mĂȘme idĂ©e dans une piĂšce attribuĂ©e Ă Gallus Pande, puella, pande capillulos Flavos, lucentes, ut aurum nitidum ; et dans Stace, AchillĂ©ide,livre I, vers 162 Fulvoque nitet coma gratior auro. 2 Ipsa tuos quum ferre velis per lilia gressus. Cette image gracieuse ne le cĂšde guĂšre Ă celle de VirgileEnĂ©ide,liv. VII, V. 808, lorsquâil dit, en parlant de Camille, reine des Volsques Illa vel intactae segetis per summa volaret Gramina, nec teneras cursu laesisset aristas. IV. 1 Transversosque rapit fama sepulta probris ? Ces mots transversos rapit rĂ©pondent Ă ce passage de Septimius Guerre de Troie, liv. I, ch. 7 PrĆda ac libidine transversi agebantur V. 1 Primus in orbe deos fecit timor. â Ce vers se trouve littĂ©ralement dans la ThĂ©baĂŻde de Stace, livre III, vers 661, et LucrĂšce a paraphrasĂ© la mĂȘme idĂ©e Nunc quĆ causa deum per magnas numina gentes Pervolgarit, et ararum compleverit urbes ; . . . . . . . . . Unde etiam nunc est mortalibus insitus horror, Qui delubra deum nova toto suscitat orbi Terrarum. . . . . . . . . . . . . . . . . . PrĆter eas cĆli rationes, ordine certo, Et varia annorum cernebant tempora verti ; Nec poterant, quibus id fieret, cognoscere, causis ; Ergo perfugium sibi habebant omnia divis Tradere, et illorum nutu facere omnia flecti. VIII. 1 Invenias quod quisque velit. â Bourdelot a insĂ©rĂ© cette Ă©pigramme dans le chapitre CXXVI du Satyricon, aprĂšs ces mots Nisi in equestribus sedeo. XI. 1 Si commissa verens avidus reserare minister. â PĂ©trone semble avoir empruntĂ© Ă Ovide MĂ©tamorphoses, liv. XI ces dĂ©tails sur la fable si connue des oreilles de Midas ; Ausone, dans sa vingt-troisiĂšme Ă©pĂźtre, la rapporte en ces termes Depressis scrobibus vitium regale minister Credidit, idque diu texit fidissima tellus. Inspirata dehinc vento cantavit arundo. XII. 1 Fallunt nos oculi, vagique sensus. â LucrĂšce Ă traitĂ© le mĂȘme sujet, liv. IV, V. 354 Quadratasque procul turres quum cernimus urbis, Propterea fit uti videantur sĆpe rotundĆ, Angulus obtusus quia longe cernitur omnis ; Sive etiam potius non cernitur, ac perit ejus Plaga, nec ad nostras acies perlabitur ictus. XIV. 1 Sic format lingua fĆtum, quum protulit ursa.â On lit dans Ovide MĂ©tamorphoses, liv. XV, V. 379 Nec catulus, partu quem reddidit ursa recenti, Sed male viva caro est ; lambendo mater in artus Fingit ; et in formam, quantam capit ipsa, reducit. 2 Et piscis nullo junctus amore parit. â Câest une des nombreuses erreurs des anciens sur la gĂ©nĂ©ration des animaux ; elle nâa pas besoin dâĂȘtre rĂ©futĂ©e, non plus que la prĂ©tendue virginitĂ© des mĂšres abeilles, que PĂ©trone, exprime ainsi trois vers plus loin Sic, sine concubitu, textis apis excita ceris Fervet, et audaci milite castra replet. Presque tous les traducteurs de Virgile ont prouvĂ© dans leurs notes lâabsurditĂ© de cette opinion, Ă propos de ces vers v. 198 et 199 du quatriĂšme livre des GĂ©orgiques Quod neque concubitu indulgent, nec corpora segnes In Venerem solvunt, aut fĆtus nixibus edunt XV. 1 Naufragus, ejecta nudus rate, quĆrit eodem, etc. â Ces vers ne semblent-ils pas inspirĂ©s par ceux-ci de Properce, liv. II, Ă©lĂ©g. 1, v. 43 ? Navita de ventis, de tauris narrat arator, Enumerat miles vulnera, pastor oves. 2 Grandine qui segetes et totum perdidit annum, â Ovide a dit de mĂȘme MĂ©tamorphoses,liv. I, v. 273 . . . . . Longique perit labor irritus anni. 1 XVII. 1 JudĆus et licet porcinum numen adoret, Et cĆli summas advocet auriculus. â PĂ©trone, par une mauvaise foi commune Ă tous les paĂŻens, qui accusaient les juifs et les chrĂ©tiens de toutes sortes de crimes et dâinfamies, prĂ©tend ici quâils adoraient la divinitĂ© sous la forme dâun porc, tandis que leur aversion pour cet animal immonde est un fait notoire. Peut-ĂȘtre prenaient-ils pour une preuve de respect religieux cette abstinence de la chair de porc. JuvĂ©nal est tombĂ© dans la mĂȘme erreur, lorsquâil dit Nec distare putant humana carne suillam. Quant Ă cette autre assertion de PĂ©trone, et cĆli summa advocet auriculas, on sait que Tacite, Appien dâAlexandrie, Molon et dâautres historiens profanes ont reprochĂ© aux juifs de conserver dans le sanctuaire de leur temple une tĂȘte dâĂąne dâor massif, qui Ă©tait lâobjet de leur culte le motif de ce culte disent les auteurs paĂŻens Ă©tait que les HĂ©breux, traversant le dĂ©sert sous la conduite de MoĂŻse, et dĂ©vorĂ©s par la soif, furent redevables de leur salut Ă lâinstinct de leurs Ăąnes, qui dĂ©couvrirent des sources dâeau oĂč tout le peuple de Dieu se dĂ©saltĂ©ra. Lâhistorien JosĂšphe et Tertullien ont dĂ©montrĂ© clairement lâabsurditĂ© de cette fable. Cependant les Romains dĂ©signaient les chrĂ©tiens ainsi que les juifs par le nom grossier dâasinarios, et, dans dâinfĂąmes caricatures exposĂ©es en public, ils reprĂ©sentaient le Christ avec des oreilles dâĂąne ; lâun de ses pieds se terminait par un sabot de corne ; il Ă©tait vĂȘtu dâune longue robe et portait un livre dans sa main ; et au-dessous de ces images monstrueuses ils mettaient cette inscription insolente Deus christianorum anoxĂštos. XIX. 1 Delos, jam stabili revincta terrĂŠ â Ce fragment est Ă©videmment imitĂ© de Virgile, EnĂ©ide, livre III, vers 73 Sacra mari colitur medio gratissima tellus Nereidum matri, et Neptuno Ăgeo Quam pius arcitenens, oras et littora circum Errantem, Gyaro celsa Myconoque revinxit, Immotamque coli dedit, et contemnere ventos. 2 Olim purpureo mari natabat. â Dans ce vers, purpureus signifie brillant, et non pas pourprĂ© ; câest encore une imitation de Virgile, GĂ©orgiques, livre IV, vers 373 In mare purpureum violentior effluit amnis. XXI. 1 Quando ponebam novellas arbores. â Parny semble avoir voulu imiter cette idĂ©e gracieuse dans ces vers Bel arbre, je viens effacer Ces deux noms quâune main trop chĂšre, Sur ton Ă©corce solitaire, Se plut elle-mĂȘme Ă tracer. Ne parte plus dâĂlĂ©onore ; Rejette ces chiffres menteurs ; Le temps a dĂ©suni les cĆurs Que ton Ă©corce unit encore. XXXI. 1 Nolo nuces, Amarylli, tuas, nec cerea prima. â Allusion Ă ces vers de la IIe Ă©glogue de Virgile Ipse ego cana legam tenera lanugine mala, Castaneasque nuces, mea quas Amaryllis amabat. Addam cerea pruna. . . . . XXXIII. 1 Quum mea me genitrix gravida gestaret in alvo. â Cette Ă©pigramme est, certes, un tour de force pour la prĂ©cision ; on ne peut dire plus en moins de mots. LâAnthologie entiĂšre, sâĂ©crie La Monnoye dans lâenthousiasme de lâadmiration, nâa rien de mieux tournĂ©, de plus fin, ni de plus joliment imaginĂ©. » Ćuvres choisies de La Monnoye, t. III, p. 418. La langue grecque est peut-ĂȘtre la seule jusquâici qui ait pu rendre avec grĂące les dix vers latins par dix vers Ă©quivalents ; et câest ainsi que Politien, Lascaris et La Monnoye ont su traduire agrĂ©ablement en grec lâĂ©pigramme de lâHermaphrodite. Nicolas Bourbon lâa refaite, je ne sais pourquoi, en latin ; elle se trouve dans ses NugĆ. Il sâen faut bien que cette copie vaille lâoriginal. Jean Doublet, mademoiselle de Gournay, et La Monnoye lui-mĂȘme, ont essayĂ© dâen donner chacun une traduction française. La premiĂšre est en seize vers irrĂ©guliers, la deuxiĂšme en dix-huit vers alexandrins, la troisiĂšme en quatorze vers de dix syllabes. Ainsi la plus courte des trois est dâun tiers plus longue que lâoriginal ; je la cite comme la meilleure, la voici Ma mĂšre enceinte, et ne sachant de quoi, Sâadresse aux dieux ; lĂ -dessus grandâbisbille. Apollon dit Câest un fils, selon moi ; Et selon moi, dit Mars, câest une fille ; Point, dit Junon, ce nâest fille ni fils. Hermaphrodite ensuite je naquis. Quant Ă mon sort, câest, dit Mars, le naufrage ; Junon, le glaive ; Apollon, le gibet. Quâarriva-t-il ? Un jour, sur le rivage, Je vois un arbre, et je grimpe au sommet Mon pied se prend ; la tĂȘte en lâeau je tombe, Sur mon Ă©pĂ©e. Ainsi, trop malheureux, A lâonde, au glaive, au gibet je succombe, Fille et garçon, sans ĂȘtre lâun des deux. M. de Guerle a essayĂ© de faire en français ce que Politien, Lascaris et La Monnoye ont fait en grec ; voici son imitation qui, Ă dĂ©faut dâautre mĂ©rite, a du moins celui de la prĂ©cision Ma mĂšre enceinte, un jour, vint consulter les dieux. Que dois-je mettre au jour ? â Un fils, dit Aphrodite, PhĂ©bus dit une fille ; â et Junon nul des deux. â Enfin, me voilĂ nĂ©. Que suis-je ? Hermaphrodite. Sur ma mort divisĂ©s, Pan me voue au gibet, Mars au glaive, Bacchus mâenvoie Ă la riviĂšre. Aucun ne faut. Un saule ornait une onde claire ; Jây grimpe. Sur ma brette, en glissant du sommet, Je tombe, nez dans lâeau, pieds en lâair, et rends lâĂąme, PercĂ©, noyĂ©, pendu, sans nul sexe, homme et femme. XXXIV. 1 Me nive candenti petiit modo Julia. â CharmĂ© de la dĂ©licatesse qui caractĂ©rise la pensĂ©e et lâexpression de lâĂ©pĂźgramme de PĂ©trone, La Monnoye a voulu la faire passer dans notre langue ; on va juger si la copie a conservĂ© les grĂąces de lâoriginal Que dans la neige il se trouve du feu, Pas nâaurais cru que cela se pĂ»t faire ; Mais lorsquâIris, par maniĂšre de jeu, Hier mâen jeta, jâĂ©prouvai le contraire. Par un effet qui nâest pas ordinaire, Mon cĆur dâabord brĂ»la du feu dâamour ; Or, si ce feu part du propre sĂ©jour OĂč le froid semble avoir Ă©lu sa place, Pour mâempĂȘcher de brĂ»ler nuit et jour, Nâusez, Iris, de neige ni de glace Mais, comme moi, brĂ»lez Ă votre tour. Longtemps avant La Monnoye, ClĂ©ment Marot avait imitĂ© la mĂȘme Ă©pigramme dans son style naĂŻf et badin Anne, par jeu, me jeta de la neige, Que je cuidois froide certainement Mais câĂ©toit feu, lâexpĂ©rience en ai-je, Car embrasĂ© je fus soudainement. Puisque le feu loge secrĂštement Dedans la neige, oĂč trouverai-je place Pour nâardre point ? Anne, ta seule grĂące Esteindre peult le feu que je sens bien, Non point par eau, par neige, ne par glace, Mais par sentir un feu pareil au mien. FIN DES NOTES. â TACITE, Annales, liv. XV, ch. 37. â Ibid., liv. XVI, ch. 14 et 18. â Huetiana, Jugement sur PĂ©trone. â Tacite, Annales, liv. XVI, ch. 14 et 18. â Vossius de Poetis latinis prĂ©tend que les vers de NĂ©ron nâĂ©taient pas Ă mĂ©priser ; et Voltaire dit quelque part, en parlant de cet empereur Ce jeune prince, aprĂšs tout, avait de lâesprit et des talents. » Mais Perse a rĂ©futĂ© dâavance ce sentiment par ce vers quâil applique Ă NĂ©ron, dans sa premiĂšre Satire Auriculas asini Mida rex habetâŠâŠ â Selon Tacite, NĂ©ron Ă©tait dâun extĂ©rieur agrĂ©able ; SuĂ©tone le fait difforme. Auquel ajouter foi ? â Lactance-Placide, Comment. in Stacii ThebaĂŻd. Il ne faut pas confondre, comme quelques-uns lâont fait, ce grammairien avec Lactance le Philosophe tous deux fleurirent sous Constantin. â Hist. litt. de France, in-4°, tome I. â Histoire secrĂšte de NĂ©ron. Câest le titre que Lavaur a donnĂ© Ă sa traduction du festin de Trimalchion. â Les disputes de ce genre ne sont pas rares chez les savants. Le Parnasse, selon Boccalin, fut longtemps partagĂ© entre Lambin et Manuce, pour un p il sâagissait de savoir sâil fallait Ă©crire consumptus ou consumtus. Que de veilles passa Politien Ă rechercher si lâon doit prononcer â Varron, citĂ© par CicĂ©ron dans ses Questions acadĂ©miques, liv. 1. â Rollin, Hist. ancienne. â Rapin, de Poesi. â Valesius, Dissert. sup. fragm. tugur. â Bayle, Ăclaircissements sur les obscĂ©nitĂ©s, etc. â Voltaire, Dictionnaire philosophique, au mot PĂ©trone. â Basnage, Histoire des ouvrages des savants. â Cette assertion de Basnage nâa rien qui mâĂ©tonne. Le doute des savants dont il parle Ă©tait-il au fond si dĂ©raisonnable ? Nâavait-on pas dĂ©jĂ vu les plus fins critiques pris pour dupes dans plus dâune occasion de cette nature ? Sans parler du tour de Michel-Ange, qui ne sait que Muret fit prendre â On connaĂźt lâĂ©quivoque de nom qui fit faire inutilement un long voyage Ă Henry Meibomius, professeur dans lâuniversitĂ© de Helmstadt. Le bruit venait de se rĂ©pandre câĂ©tait en 1691 quâon avait trouvĂ© un manuscrit complet de la satyre de PĂ©trone ; il nâen Ă©tait rien. Meibomius, ayant lu dans un itinĂ©raire dâItalie Petronius BononiĆ intiger asservatur, egoque ipsum meis oculis non sine admiratione vidi, il part aussitĂŽt de Lubeck pour aller voir cette merveille. Ă peine arrivĂ© Ă Bologne, il court chez le mĂ©decin Copponi quâil connaissait de rĂ©putation ; et lĂ , ouvrant son livre dont il avait exprĂšs marquĂ© la page, il lui demande si le fait est vĂ©ritable. TrĂšs-vĂ©ritable, rĂ©pond le mĂ©decin ; et je puis faire en sorte, par mon crĂ©dit, que votre curiositĂ© soit satisfaite. » Meibomius le suit avec une joie qui ne se peut exprimer ; mais quelle fut sa surprise, lorsque son guide, lâayant conduit Ă la porte de lâĂ©glise, le pria dâentrer, lui disant que câĂ©tait lĂ quâil trouverait ce quâil cherchait. Comment ! sâĂ©cria Meibomius, dans une Ă©glise, un livre aussi infĂąme ? â Que voulez-vous dire, interrompit Copponi, avec votre livre infĂąme ! Câest ici lâĂ©glise de Saint-PĂ©trone, Ă©vĂȘque et patron de Bologne ; on y garde son corps tout entier, et vous allez vous-mĂȘme le voir tout Ă lâheure. » Meibomius reconnut le quiproquo ; et Copponi de rire. â Lavaleterie, Ćuvres mĂȘlĂ©es de Saint-Ăvremond. â LâabbĂ© Margon fit mieux que de traduire le Festin de Trimalchion il le rĂ©alisa. Cet abbĂ©, fort gourmand de son naturel, ayant un jour reçu du rĂ©gent, je ne sais trop pour quel service secret, une gratification de 30,000 francs, imagina de la manger dans un souper, quâil pria son patron de lui laisser donner Ă Saint-Cloud. Il en fit la disposition, PĂ©trone Ă la main, et exĂ©cuta, avec la plus grande exactitude, le repas de Trimalchion. On surmonta toutes les difficultĂ©s Ă force de dĂ©penses. Le rĂ©gent eut la curiositĂ© dâaller surprendre les acteurs, et il avoua quâil nâavait jamais rien vu de si original. â BoisprĂ©aux ou Dujardin nâa pas trouvĂ© grĂące aux yeux de FrĂ©ron, qui sâĂ©crie Pourquoi BoisprĂ©aux a-t-il Ă©nervĂ© la force des pensĂ©es de PĂ©trone par des paraphrases insipides, Ă©teint le feu de ses idĂ©es par des tours froids et languissants, altĂ©rĂ© la charmante naĂŻvetĂ© de ses sentiments par un choix affectĂ© de mots prĂ©cieux ; substituĂ©, en un mot, Ă un original plein de vie une copie languissante et inanimĂ©e ? Nâest-ce pas imiter ce tyran dont il est parlĂ© dans Virgile, qui appliquait des corps morts Ă des corps vivants ? »
VidĂ©os DĂ©cĂšs de John Hillerman, le Higgins de "Magnum" L'acteur est mort jeudi Ă l'Ăąge de 84 ans. Son rĂŽle du majordome dans la sĂ©rie "Magnum", aux cĂŽtĂ©s de Tom Selleck, a fait de lui un personnage mythique. Personnage incontournable de la sĂ©rie tĂ©lĂ©visĂ©e Magnum, John Hillerman, qui incarnait Higgins face Ă Tom Selleck, est mort jeudi Ă l'Ăąge de 84 ans, a annoncĂ© Lori de Waal, son attachĂ©e de presse. Celui qui avait Ă©galement jouĂ© dans le film Chinatown de Roman Polanski est dĂ©cĂ©dĂ© ?de causes naturelles ? » chez lui Ă Houston au Texas. Le rĂŽle le plus cĂ©lĂšbre de ce Texan, qui a dĂ» travailler dur avec un coach pour perdre son accent, est donc paradoxalement celui du majordome britannique tirĂ© Ă quatre Ă©pingles et paternaliste Higgins, face Ă Tom Selleck qui jouait le dĂ©tective privĂ© dĂ©contractĂ© Magnum. Ce personnage sur huit saisons de Magnum, sĂ©rie parmi les plus populaires des annĂ©es 80, a valu un Emmy Award et un Golden Globe Ă John Hillerman, qui avait aussi fait des apparitions dans les sĂ©ries Arabesque, La croisiĂšre s'amuse ou Kojak. Il avait commencĂ© sa carriĂšre au théùtre avant d'ĂȘtre repĂ©rĂ© par le rĂ©alisateur Peter Bogdanovich qui l'a filmĂ© dans La DerniĂšre SĂ©ance et On s'fait la valise, docteur ? ? au dĂ©but des annĂ©es 1970. Il a aussi tournĂ© avec Jacques Deray, Mel Brooks et Clint Eastwood. Je m'abonne Tous les contenus du Point en illimitĂ© Vous lisez actuellement Bande-annonce de la sĂ©rie Magnum Soyez le premier Ă rĂ©agir Vous ne pouvez plus rĂ©agir aux articles suite Ă la soumission de contributions ne rĂ©pondant pas Ă la charte de modĂ©ration du Point.
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25 mai 2011 3 25 /05 /mai /2011 1538 Lieutenant Tanaka Le lieutenant Tanaka, d'origine japonaise, fait partie de la police hawaĂŻenne. Il s'occupe parfois d'enquĂȘtes dont se mĂȘle Magnum. Il lui arrive donc de le gĂȘner ou de l'interpeller, voire de l'envoyer en cellule. Mais la plupart du temps, il essaye de rĂ©soudre l'affaire avec Magnum. Ils sont donc bons amis, d'autant plus qu'ils soutiennent tous les deux les Tigres, une Ă©quipe de baseball. Il mourra dans l'Ă©pisode L'Ă©toffe d'un champion Tigers fan de la saison 8. Published by - dans les personnages de magnum 25 mai 2011 3 25 /05 /mai /2011 1536 Agatha Chumley Agatha est une amie trĂšs distinguĂ©e » d'Higgins. Elle l'aide Ă prĂ©parer les rĂ©ceptions. Elle est toujours gentille et serviable mais souvent ridicule par son attitude psycho-rigide. Published by - dans les personnages de magnum 25 mai 2011 3 25 /05 /mai /2011 1535 Lieutenant Maggie Poole AprĂšs la mort de Mac, c'est le lieutenant Poole qui fait Ă©galement partie de l'US Navy qui servira d'informateur Ă Magnum. Elle est plus rĂ©sistante que Mac aux pĂątisseries fines et Magnum est obligĂ© de jouer sur son bon cĆur. Published by - dans les personnages de magnum 25 mai 2011 3 25 /05 /mai /2011 1533 Lieutenant Mac Reynolds Mac Ă©tait avec Magnum au ViĂȘt Nam et ils sont restĂ©s amis depuis. Contrairement Ă Magnum, Mac est restĂ© dans l'US Navy et il peut ainsi fournir des informations Ă Magnum pour ses enquĂȘtes, tout en faisant attention Ă ne pas se faire surprendre par son supĂ©rieur, le Colonel Buck » Greene Lance LeGault, qui Ă©tait autrefois Ă©galement celui de Magnum mais qui ne lui porte aucune estime, voire lui est hostile. Ă cause des rĂ©ticences de Mac, Magnum doit souvent insister en utilisant son point faible la gourmandise. Il lui apporte toujours des glaces ou des gĂąteaux. Mac mourra au dĂ©but de la 3e saison de la sĂ©rie. Il sera tuĂ© dans l'explosion de la Ferrari de Robin Masters qui avait Ă©tĂ© piĂ©gĂ©e pour tuer Magnum. Mais plus tard dĂ©but de la 5e saison de la sĂ©rie, Magnum rencontrera le sosie de Mac qui l'aidera Ă son tour. Ce sosie s'appelle Jim mais Magnum, traumatisĂ©, l'appellera aussi Mac ! Published by - dans les personnages de magnum 25 mai 2011 3 25 /05 /mai /2011 1528 Orville Wilbur Richard Rick » Wright Magnum a Ă©galement rencontrĂ© Rick au ViĂȘt Nam il Ă©tait le mitrailleur de l'hĂ©licoptĂšre de Terry. Rick est le gĂ©rant du King Kamehameha Club dont Robin Masters est le propriĂ©taire parmi de nombreux autres clubs. Autrefois, Rick Ă©tait mĂȘlĂ© Ă des affaires louches et il le cache. Mais Magnum, lui, le sait et c'est son principal moyen de pression pour qu'il l'aide. Rick aide surtout Magnum Ă trouver des renseignements car il a gardĂ© des relations dans les milieux louches comme un vieil homme surnommĂ© Pic Ă glace » Elisha Cook dont le vrai nom Francis Hofstetler est rĂ©vĂ©lĂ© dans le seiziĂšme Ă©pisode de la saison 6 intitulĂ© "Cette Ăźle n'est pas assez grande", il est par ailleurs Ă noter que son nom original "Ice Pick" a donnĂ© lieu Ă plusieurs traductions et interprĂ©tations,"Ice Pick", en français "Pic Ă glace" ayant une sonoritĂ© proche de "As de pique" en français. Mais Magnum le sollicite aussi avec Terry pour aller sur le terrain. Et Ă chaque fois qu'il se bat avec quelqu'un, il perd le combat et se retrouve souvent amochĂ©. Ă la fin de la sĂ©rie, il va tomber amoureux d'une femme appelĂ©e Alice Cleopatra Cleo » Mitchell et dans le dernier Ă©pisode, il organise son mariage. Cependant on ne sait pas s'il se marie avec elle ou non car il hĂ©site Ă dire 'je le veux' » avant de finalement commencer Ă le dire mais le gĂ©nĂ©rique de fin coupe Ă ce moment-lĂ . Published by - dans les personnages de magnum 25 mai 2011 3 25 /05 /mai /2011 1522 tc Parfois aussi surnommĂ© » comme dans la VO, Terry est un pilote d'hĂ©licoptĂšre que Magnum a rencontrĂ© au ViĂȘt Nam. Il possĂšde une petite sociĂ©tĂ© de transport aĂ©rien nommĂ©e Island Hoppers et fait visiter aux touristes les Ăźles de l'archipel aux commandes de son Hughes 500. Entre deux vols, il s'occupe d'un groupe d'enfants, qui en Ă©change lui rendent de petits services, comme par exemple laver et briquer son hĂ©licoptĂšre. Mais son temps libre est rĂ©duit par les demandes de Magnum, qui le sollicite en effet sans cesse pour ses enquĂȘtes. Il lui demande souvent de le transporter avec son hĂ©lico, mais en fait, ça va souvent au-delĂ du simple voyage d'agrĂ©ment. GĂ©nĂ©ralement, il se prend une oĂč plusieurs balles dans la verriĂšre ou la carlingue de sa machine. C'est pour ça qu'il faut beaucoup de temps avant qu'il se dĂ©cide Ă accepter d'aider Magnum, d'autant que celui-ci ne paye ni les dĂ©gĂąts ni le carburant... Terry a Ă©tĂ© mariĂ© Ă une femme nommĂ©e Tina mais il a divorcĂ©. Il a un fils appelĂ© Bryant et une fille appelĂ©e Melody, fils dont il s'occupera Ă la fin de la sĂ©rie. Dans le dernier Ă©pisode il semblera se rĂ©concilier avec son ex-Ă©pouse. Published by - dans les personnages de magnum 25 mai 2011 3 25 /05 /mai /2011 1519 higgins Parfois surnommĂ© P'tit Bonhomme » par Magnum, Higgins est le majordome du domaine hawaĂŻen de Robin Masters. Il est d'origine anglaise et c'est un vrai gentleman. Il emploie, contrairement Ă Magnum, un langage trĂšs chĂątiĂ© voire ampoulĂ©. Il est toujours parfaitement habillĂ©, est trĂšs pointilleux et prend toujours soin de tout. C'est d'ailleurs pour cela qu'il s'Ă©nerve lorsque Magnum ne prend pas soin de la Ferrari 308 GTS de Monsieur Masters et roule avec sur les massifs de fleurs. Higgins porte une attention toute particuliĂšre Ă la sĂ©curitĂ© de la propriĂ©tĂ©. Pour cela, il a installĂ© un ensemble de dispositifs vidĂ©o et Ă©lectroniques, mais il a surtout ses deux fidĂšles compagnons dobermanns Ă qui il parle tout le temps il semblerait d'ailleurs qu'ils comprennent ce qu'il dit et dont Magnum a une peur bleue Zeus et Apollon. Il s'occupe de la rĂ©ception des hĂŽtes de Robin Masters, et il lui arrive parfois de participer aux enquĂȘtes de Magnum. Mais de toute façon, il est toujours lĂ pour lui donner des conseils car au fond, mĂȘme s'ils ne s'entendent pas toujours bien, ils sont de bons amis. Mais quand Higgins demande un service Ă Magnum, celui-ci en profite pour lui demander un extra, comme les clefs de la cave Ă vins, la tĂ©lĂ© grand Ă©cran ou encore la permission de jouer sur le terrain de tennis pendant deux semaines de suite... Higgins a servi pendant la seconde Guerre mondiale en Asie du Sud-Est et il parle souvent de stratĂ©gie militaire ou de son glorieux passĂ© avec son rĂ©giment il a mĂȘme construit une maquette en allumettes du Pont de la riviĂšre KwaĂŻ qu'il expose fiĂšrement sur un meuble de son bureau et que Magnum fera joyeusement exploser dans un Ă©pisode, ce qui ennuie tout le monde et en particulier Magnum. Ă la fin de la sĂ©rie, la possibilitĂ© qu'Higgins soit M. Masters est suggĂ©rĂ©e. Dans le dernier Ă©pisode Higgins avouera Ă Magnum qu'il est bien Robin Masters comme celui-ci le suspectait. Published by - dans les personnages de magnum 25 mai 2011 3 25 /05 /mai /2011 1501 thomas magnum Thomas Sullivan Magnum IV c'est un ancien officier de l'unitĂ© d'Ă©lite des SEAL de l'US Navy. C'est Ă son retour du ViĂȘt-Nam qu'il a dĂ©cidĂ© de devenir dĂ©tective privĂ©. Il habite dans la maison de Robin Masters, riche Ă©crivain Ă©nigmatique dont on ne verra jamais le visage et qui est le plus souvent absent de sa propriĂ©tĂ© d'Hawaii Orson Welles joue la voix de Robin Masters lorsqu'on l'entend au tĂ©lĂ©phone. Magnum se dispute rĂ©guliĂšrement avec Higgins qui est le majordome de la propriĂ©tĂ© car ils n'ont pas la mĂȘme façon de voir les choses. En effet, alors qu'Higgins a de bonnes maniĂšres » hĂ©ritĂ©es de son Ă©ducation rigide toute britannique, Magnum, lui, est trĂšs dĂ©contractĂ©. Il passe son temps Ă boire de la biĂšre devant un match de baseball Ă la tĂ©lĂ©vision, il est vĂȘtu en permanence d'un short et d'une chemise hawaĂŻenne, accompagnĂ©s d'une sempiternelle casquette de base-ball vissĂ©e sur son crane. Il n'est pas soigneux et "chez lui" c'est un vrai bazar. Il emporte toujours avec lui ses objets fĂ©tiches, Ă savoir un masque de gorille et un poulet en plastique. CĂŽtĂ© travail, on lui confie, Ă la grande surprise d'Higgins, un grand nombre d'affaires plus ou moins dangereuses. Mais il utilise -au sens propre comme figurĂ©- Ă chaque fois son ami Rick pour pĂȘcher des informations, Terry pour se dĂ©placer en hĂ©licoptĂšre, Mac pour pouvoir fouiller dans les ordinateurs de la Marine ou encore Carol Baldwin Kathleen Lloyd pour les affaires judiciaires, car elle est assistante du Procureur. Il fera aussi plusieurs fois Ă©quipe avec un autre dĂ©tective privĂ© plus ĂągĂ© nommĂ© Luther H. Gillis Eugene Roche, mais ils ne s'entendent pas toujours trĂšs bien car ils n'ont pas la mĂȘme façon de travailler. Magnum utilise vraiment tous les moyens pour rĂ©soudre ses enquĂȘtes, y compris entrer par effraction chez les suspects. Il est le plus souvent armĂ© d'un Colt M1911. Quand il est fatiguĂ© mĂȘme s'il se lĂšve Ă midi, il aime se baigner dans la piscine d'eau de mer de Robin Masters. Mis Ă part cela, il a Ă©tĂ© mariĂ© Ă une femme prĂ©nommĂ©e Michelle et il a une fille appelĂ©e Lily Catherine. Il croyait sa femme morte au dĂ©but de la sĂ©rie mais elle ne dĂ©cĂšdera en fait que dans la derniĂšre saison. Ă la fin du dernier Ă©pisode, Magnum se rĂ©engagera dans l'armĂ©e. Published by - dans les personnages de magnum
nom du majordome rigide dans magnum