Synopsis Ancien combattant de la Guerre du ViĂȘt Nam, Thomas Magnum s'occupe dĂ©sormais de la sĂ©curitĂ© d'une des propriĂ©tĂ©s de l'Ă©crivain Robin Masters, situĂ©e Ă  Oahu, dans l'archipel d'Hawaii. À la suite d'un pari perdu, l'auteur Ă  succĂšs lui laisse la jouissance des lieux ainsi que de sa Ferrari.. Magnum partage le domaine avec Jonathan Quayle Higgins III, un majordome Recherchedans la collection des cartes et plans; DisponibilitĂ© ; Filtres; Tri des rĂ©sultats de recherche; Premiers pas. Premiers pas; Ouvrir la recherche. Limiter la recherche. Terme recherchĂ©. Chercher. S'authentifier; ProgrĂšs-dimanche. 1982-5-2. Cahier 1. BibliothĂšque et Archives nationales du QuĂ©bec. Chicoutimi :[Ă©diteur non identifiĂ©],1964-2017. Cahier 1, JusteNiles, comme Cher. - Niles, la viande est un peu dure. - Ainsi est la vie, et puis on meurt. - Maxwell, c'est votre pire cauchemar ! - Oh, Lessolutions de Codycross Groupe 10 Grille 5 sont disponibles ici. Les solutions sont en lecture directe sur ce sujet. En face de chaque indice, il y a sa rĂ©ponse. Facile pour quelqu'un qui ne veut pas perdre sont temps Lenom « Hank » dans Hank Jr. et Hank3 vient de leur deuxiĂšme prĂ©nom, et non de leur prĂ©nom : Randall Hank Williams et Shelton Hank Williams respectivement. Le nom de famille officiel d'IV est Finchum d'aprĂšs sa mĂšre, car Ă  la naissance, il n'Ă©tait pas dans la vie de Hank 3. IV dit cependant qu'il envisage de changer son nom de famille Quelssont les noms des bouteilles de vin par taille ? VoilĂ  une question Ă  laquelle nous apportons une rĂ©ponse. Certaines bouteilles sont trĂšs petites et peu connues : la Piccola (0,20 litres), la Chopine (0,25 litres), ou encore la fillette (0,375 litres). Ensuite, passĂ©s ces formats, nous arrivons Ă  la bouteille classique de 0,75 litres. . Les solutions ✅ pour NOM DU MAJORDOME RIGIDE DANS MAGNUM de mots flĂ©chĂ©s et mots croisĂ©s. DĂ©couvrez les bonnes rĂ©ponses, synonymes et autres types d'aide pour rĂ©soudre chaque puzzle Voici Les Solutions de Mots CroisĂ©s pour "NOM DU MAJORDOME RIGIDE DANS MAGNUM " Higgins 4 0 Cela t'a-t-il aidĂ© ? 0 0 Partagez cette question et demandez de l'aide Ă  vos amis! Recommander une rĂ©ponse ? Connaissez-vous la rĂ©ponse? profiter de l'occasion pour donner votre contribution! Activer les notifications pour recevoir un e-mail lorsque quelqu'un rĂ©pond Ă  cette question Restez Ă  jour Similaires Nom Du Majordome Rigide Dans Magnum 7 Lettres Majordome Anglais Dans Magnum Majordome Magnum Majordome Dans Magnum Condition Du Majordome Condition Majordome Majordome Majordome DĂ©vouĂ© Du Capitaine Haddock PrĂ©nom Du Majordome Au Service De Batman Nom Du Majordome De Moulinsart Dans Tintin Dans Tintin, Le Majordome Du Capitaine Haddock Ouvrir Un Magnum Etui A Magnum Magnum Pour Ses Intimes Martin Chez Magnum Il A IncarnĂ© Magnum Dans Les AnnĂ©es 1980 Double Magnum Il Retient Le Champagne Dans Son Magnum Magnum À La Fin Il A Joue Magnum Tom Col De Magnum Cent Cinquante À Rome Et Dans Un Magnum David, Photographe Co CrĂ©ateur De Lagence Magnum Voiture De Magnum Dans La SĂ©rie À Son Nom Inscription gratuite Tu y es presque! Suis les indications dans le mail que nous t'avons envoyĂ© pour confirmer ton adresse. CrĂ©e ton Profil et rejoins notre communautĂ© Continuez Je dĂ©clare avoir lu et acceptĂ© les informations sur le traitement de mes donnĂ©es personnelles Obligatoire Ou Connectez-vous avecGoogle Vos questions EntourĂ©e De PrĂšs 8 Lettres Yzabelle - 27 AoĂ»t 2022 1539 Amenes 8 Lettres Yzabelle - 27 AoĂ»t 2022 1535 Soutenir Une ThĂ©orie Par Des Arguments 6 Lettres Anonyme - 27 AoĂ»t 2022 2142 Dents De Ceinture 8 Lettres Anonyme - 27 AoĂ»t 2022 2000 Synonyme De MĂ©priser Anonyme - 27 AoĂ»t 2022 1936 CĂ©tone Rhizomes Iris 4 Lettres Anonyme - 27 AoĂ»t 2022 1912 CĂ©tone Rhizomes Iris Anonyme - 27 AoĂ»t 2022 1911 Paradis De Pirates 8 Lettres Anonyme - 27 AoĂ»t 2022 1851 DĂ©finitions du Jour Qui N'a Pas Froid Aux Yeux 6 Lettres Les Chevaliers Le Recherchent 5 Lettres Pele Ou Tondu 3 Lettres École De Sorcellerie D'harry Potter EntourĂ©e De PrĂšs 8 Lettres Amenes 8 Lettres Locution Latines Signifiant A Plus Forte Raison 9 Lettres En Usage 6 Lettres Ville Natale De Bethoven Fait Un Boum Loin De Sentir Aussi Bon Que Le Cresson Des Fontaines Se Tient Bien Quand Il Fait Son Tour Avec L Aide Des Passants Lieu De Rassemblement 3 Lettres .... 5 Lettres Au Coeur Plein Daigreur Il Ny En A Pas Pour Les TraĂźtres ƒUVRES COMPLÈTES DE PÉTRONE AVEC LA TRADUCTION FRANÇAISE DE LA COLLECTION PANCKOUCKE PAR M. HÉGUIN DE GUERLE Ancien inspecteur de l’AcadĂ©mie de Lyon ET PRÉCÉDÉES DES RECHERCHES SCEPTIQUES SUR LE SATYRICON ET SON AUTEUR PAR J. N. M. DE GUERLE Ancien censeur au collĂšge Louis-le-Grand NOUVELLE ÉDITION TRÈS-SOIGNEUSEMENT REVUE PARIS GARNIER FRÈRES, LIBRAIRES-ÉDITEURS 6, RUE DES SAINTS-PÈRES. ET PALAIS-ROYAL, 215 1861 AVERTISSEMENT DU TRADUCTEUR Les amis des lettres classiques connaissent la traduction en vers du poĂ«me de la Guerre civile de PĂ©trone, par M. de Guerle, mon beau-pĂšre, et ses imitations des autres morceaux de poĂ©sie que renferme le Satyricon. Ces jolies piĂšces perdaient beaucoup de leur prix Ă  ĂȘtre ainsi isolĂ©es du roman satirique oĂč PĂ©trone les a si heureusement semĂ©es, et oĂč elles rĂ©pandent tant de charme et de variĂ©tĂ©. Le dĂ©sir de les replacer dans leur cadre naturel est ce qui m’a engagĂ© Ă  faire cette traduction. Ce qui, surtout, m’encourageait dans cette entreprise, c’est la mĂ©diocritĂ© de toutes les traductions du Satyricon publiĂ©es jusqu’à ce jour. En effet, sans parler de celle que l’on doit Ă  la plume infatigable de l’abbĂ© de Marolles, la plus mauvaise, peut-ĂȘtre, de toutes celles qu’il a faites, et ce n’est pas peu dire, Nodot et Lavaur, tous les deux bons latinistes, en s’imposant une fidĂ©litĂ© trop scrupuleuse, ont bien rendu la lettre, mais non l’esprit de PĂ©trone ; ils semblent avoir oubliĂ© qu’ils avaient Ă  reproduire un des Ă©crivains les plus dĂ©licats et les plus ingĂ©nieux de l’antiquitĂ© toutes les grĂąces du modĂšle, toute la vivacitĂ© de son coloris, disparaissent sous leur pinceau lourd et blafard. D’autres, comme BoisprĂ©aux Desjardins et M. Durand, ont voulu donner Ă  leur version une allure leste et dĂ©gagĂ©e ; mais, par une erreur encore plus grande, en habillant PĂ©trone Ă  la française, ils lui ont ĂŽtĂ© sa physionomie originale, et l’ont rendu mĂ©connaissable. PlacĂ© entre ces deux Ă©cueils, j’ai tĂąchĂ©, tout en suivant d’assez prĂšs le texte, que ma fidĂ©litĂ© n’eĂ»t rien de servile. Si je n’ai pu rendre tout l’éclat des morceaux saillants, j’ai quelquefois palliĂ© les dĂ©fauts de l’original. Sans doute cette version n’est qu’une bien pĂąle copie d’un brillant tableau ; mais je prie le lecteur de considĂ©rer que, si j’ai souvent Ă©chouĂ© dans mes efforts, c’est que j’avais Ă  lutter contre des obstacles presque insurmontables. La premiĂšre difficultĂ© qui se prĂ©sentait, c’était le choix d’un texte l’ouvrage de PĂ©trone a tellement souffert de l’injure des temps et de l’ignorance des copistes, qu’il offre Ă  chaque instant des passages mutilĂ©s ou corrompus, dont il est impossible de fixer le vĂ©ritable sens, malgrĂ© les doctes et laborieuses Ă©lucubrations des Reinesius, des Douza, des Gonsalle de Salas, des Barthius, des Heinsius, des Pithou, des Bourdelot, des Bouhier, des Burmann, et d’une foule d’autres savants illustres. Le texte de Burmann Amsterdam, 1733, l’édition Bipontine de 1790, et celle que M. Renouard a publiĂ©e en 1797, sous le format in-18, ont servi de base Ă  mon travail. Lorsque je m’en suis Ă©cartĂ©, c’est que j’avais, pour le faire, d’imposantes autoritĂ©s. Tout en reconnaissant, avec Burmann et BreugiĂšre de Barante, pour apocryphes les prĂ©tendus fragments du Satyricon trouvĂ©s Ă  Belgrade en 1688, et publiĂ©s par Nodot en 1692, je n’ai pas laissĂ© de les admettre dans mon texte, en les plaçant toutefois entre deux crochets, pour les distinguer de ce qui est entiĂšrement conforme aux manuscrits. J’ai suivi en cela l’édition Bipontine et l’opinion de Basnage ce critique cĂ©lĂšbre pense que ces fragments, qui remplissent d’énormes lacunes, donnent de la liaison et de la suite Ă  un ouvrage qui n’en avait pas, et rendent la lecture du Satyricon plus facile et plus agrĂ©able. Quant aux notes, je ne me suis fait aucun scrupule d’emprunter, soit aux commentateurs, soit aux traducteurs mes devanciers, tout ce qui, dans leurs remarques, se trouvait Ă  ma convenance j’ai surtout mis Ă  profit celles de Lavaur, qui se distinguent par une solide Ă©rudition. J’avais d’abord eu l’intention de faire prĂ©cĂ©der cette traduction d’une notice historique et littĂ©raire sur PĂ©trone la prĂ©face de Bourdelot m’offrait d’excellents matĂ©riaux pour ce travail ; mais, au moment de les mettre en Ɠuvre, je me suis rappelĂ© que mon beau-pĂšre avait publiĂ©, Ă  la suite de sa traduction de la Guerre civile, des Remarques sceptiques sur le Satyricon et sur son auteur, qui atteignaient parfaitement le but que je me proposais. J’ai donc pensĂ© que c’était la meilleure introduction que je pusse placer en tĂȘte de cet ouvrage. J’espĂšre que le lecteur sera de mon avis, et qu’il me saura grĂ© de reproduire ici cette ingĂ©nieuse dissertation, oĂč l’érudition la plus variĂ©e s’unit Ă  une critique fine et spirituelle. Le seul reproche que l’on pourrait faire Ă  l’auteur de ces Remarques, c’est de laisser le lecteur dans le doute, et de ne rien conclure ; mais le titre de sceptiques, qu’il leur a donnĂ©, rĂ©pond d’avance Ă  cette objection. Si j’osais, aprĂšs tant de savants qui se sont Ă©puisĂ©s en conjectures sur cet ouvrage, Ă©mettre mon opinion personnelle, je dirais Non, le Satyricon n’est pas la diatribe contre NĂ©ron, que PĂ©trone composa Ă  l’article de la mort, tandis que sa vie s’écoulait avec son sang la longueur de cette Satyre ne permet pas de le croire ; mais il est trĂšs-probable que quelque compilateur du moyen Ăąge aura rĂ©uni sous ce titre gĂ©nĂ©ral de Satyricon ou plutĂŽt de SatyricĂŽn, comme le veulent Rollin, Baillet et Burmann, tous les fragments Ă©pars des diffĂ©rents Ă©crits de PĂ©trone, tels que l’Albutia, l’Eustion et la diatribe en question, pour en former un corps d’ouvrage dĂšs lors, le dĂ©faut de plan et de suite dans ce roman serait facile Ă  expliquer. Non, ce n’est pas l’empereur NĂ©ron que PĂ©trone a reprĂ©sentĂ© sous le personnage de Trimalchion, mais bien plutĂŽt Tigellin, l’infĂąme Tigellin, cet homme sorti de la lie du peuple, qui, par la corruption de ses mƓurs et ses lĂąches adulations, prit en peu de temps un grand ascendant sur l’esprit de l’empereur, et fut le principal auteur de la disgrĂące de PĂ©trone. Celui-ci s’en vengea sans doute en homme d’esprit, et peignit cet ignoble favori du prince sous les traits d’un amphitryon fastueux et ridicule ; peut-ĂȘtre aussi le festin de Trimalchion est-il la parodie de cette fameuse orgie que NĂ©ron donna sur l’étang d’Agrippa, par les soins et sous la direction de Tigellin[1]. Dans tous les cas, il n’est pas douteux, selon moi, que le Satyricon ne soit, du moins en grande partie, l’ouvrage de ce mĂȘme PĂ©trone dont parle Tacite[2], et qui fut, Ă  la cour de NĂ©ron, l’arbitre du goĂ»t, arbiter elegantiarum, ce qui lui fit donner le surnom d’Arbiter, non pas comme une simple Ă©pithĂšte, mais comme un de ces surnoms si communs chez les Romains, et qu’on employait indiffĂ©remment en place du nom propre. Il ne me reste plus qu’un mot Ă  dire sur les fragments qui viennent Ă  la suite du Satyricon. Parmi tous ceux que l’on attribue Ă  PĂ©trone, je n’ai traduit que ceux qui m’ont paru prĂ©senter quelque intĂ©rĂȘt, sans m’occuper de leur plus ou moins d’authenticitĂ©. La plupart sont extraits du recueil intitulĂ© Veterum poetarum catalecta, publiĂ© par Joseph Scaliger en 1573, et que l’on a joint depuis Ă  presque toutes les Ă©ditions de PĂ©trone. HÉGUIN DE GUERLE. RECHERCHES SCEPTIQUES SUR LE SATYRICON ET SON AUTEUR __________________ PREMIÈRE PARTIE Si l’on en croit plusieurs savants, onze auteurs cĂ©lĂšbres ont portĂ© le nom de PĂ©trone malheureusement, il ne nous reste de chacun d’eux que des fragments. Parmi ces diffĂ©rents PĂ©trones, le plus illustre est distinguĂ© par le surnom d’Arbiter c’est Ă  lui qu’on doit le Satyricon, monument de littĂ©rature autrefois prĂ©cieux sans doute par son Ă©lĂ©gance et sa lĂ©gĂšretĂ©, puisque ses ruines mĂȘme ont encore de quoi plaire ; mais dont la clef, depuis longtemps perdue, ne se retrouvera probablement jamais, quoi qu’en aient dit quelques modernes antiquaires. Nul Ă©crivain, si l’on en excepte Aristote, n’a trouvĂ© peut-ĂȘtre autant d’interprĂštes[3] ; cependant il n’en est ni mieux compris, ni plus connu. De graves auteurs, qui ne doutent jamais, nous ont donnĂ© la vie de PĂ©trone bien circonstanciĂ©e. Le temps oĂč il vĂ©cut, la citĂ© qui le vit naĂźtre, les charges dont il fut honorĂ©, les ouvrages qu’il composa, le caractĂšre qui lui fut propre, la maniĂšre dont il mourut, rien n’est oubliĂ© ils connaissent PĂ©trone comme s’ils eussent Ă©tĂ© ses contemporains, ses compatriotes, ses amis. Et tout cela se trouve, selon eux, dans une page de Tacite ! Il s’agit ici d’un passage des Annales[4], relatif Ă  la mort du consul PĂ©trone. C’était, dit Tacite, un courtisan voluptueux, passant avec aisance des plaisirs aux affaires, et des affaires aux plaisirs. HabituĂ© Ă  donner le jour au sommeil, il partageait la nuit entre ses devoirs, la table et ses maĂźtresses. Idole d’une cour corrompue, qu’il charmait par son esprit, ses grĂąces et ses dĂ©penses, il y fut longtemps l’arbitre du goĂ»t, le modĂšle du bon ton, le favori du prince. Mais enfin, supplantĂ© par Tigellin son rival, il prĂ©vint, par une mort volontaire, la cruautĂ© de NĂ©ron. FidĂšle Ă©picurien, mĂȘme Ă  son dernier soupir, il regardait en souriant la vie s’échapper avec son sang de ses veines entr’ouvertes. Quelquefois il les faisait fermer un instant, pour s’entretenir quelques minutes de plus avec ses amis, non de l’immortalitĂ© de l’ñme ou des opinions des philosophes, mais de poĂ©sies badines, de vers lĂ©gers et galants. Loin d’imiter ces lĂąches victimes du tyran, qui baisaient en mourant la main de leur bourreau, et lĂ©guaient leurs biens Ă  leur avare assassin, il s’amusa dans ses derniers moments Ă  tracer un rĂ©cit abrĂ©gĂ© des dĂ©bauches de NĂ©ron ; il le peignit outrageant Ă  la fois la pudeur et la nature dans les bras de ses mignons et de ses prostituĂ©es. AprĂšs avoir adressĂ© Ă  NĂ©ron lui-mĂȘme ce testament accusateur, scellĂ© de l’anneau consulaire, il se laissa tranquillement expirer, et sembla s’endormir d’une mort naturelle. » Rien de plus beau que ce morceau de Tacite pour en sentir tout le mĂ©rite, il faut le lire dans l’original. Mais peut-il s’appliquer Ă  l’auteur du Satyricon ? VoilĂ  le point Ă  rĂ©soudre. On peut dire en faveur de l’affirmative 1° S’il est vrai que tout Ă©crivain se peigne dans ses ouvrages, la ressemblance est parfaite entre le courtisan et l’auteur. L’un donne le jour au sommeil et la nuit aux plaisirs ; l’autre prĂȘte Ă  ses acteurs cette maxime d’Aristippe Vivamus, dum licet esse, bene. Le premier ne disserte point comme Socrate, Ă  son dernier soupir, sur l’immortalitĂ© de l’ñme ; mais il rĂ©cite nonchalamment Ă  ses amis quelques strophes d’AnacrĂ©on ou d’Horace, et, sur le bord mĂȘme de la tombe, il semble jouer avec la mort ; le second nous peint de jeunes dĂ©bauchĂ©s, calmes sur un navire battu par l’orage, raillant, au milieu d’une mer en courroux, la piĂ©tĂ© tardive des matelots, et s’écriant au sein d’une orgie La crainte a fait les dieux. . . . . .Le favori disgraciĂ© adresse Ă  NĂ©ron, pour dernier adieu, une diatribe sanglante oĂč sont livrĂ©s Ă  l’opprobre, et ce tyran sans pudeur, et ses infĂąmes complices ; or, dans les scĂšnes symboliques du Satyricon, qui ne reconnaĂźt les nuits du Sardanapale romain et le scandale de sa cour ? 2° Pline et Plutarque confirment ce qu’avance Tacite touchant le luxe dĂ©licat de PĂ©trone et la satire dont il flĂ©trit en mourant les vices de NĂ©ron. Ils nous apprennent aussi qu’un moment avant d’expirer, PĂ©trone, pour dĂ©rober une coupe prĂ©cieuse Ă  l’aviditĂ© du tyran, la fit briser en sa prĂ©sence. 3° Terentianus Maurus cite PĂ©trone comme faisant un usage familier du vers ĂŻambe, et la lecture de PĂ©trone justifie la remarque de Terentianus or, ce poĂ«te Ă©crivait, dit-on, sous Domitien. PĂ©trone est donc antĂ©rieur Ă  ce prince. 4° Enfin, entre les rĂšgnes de NĂ©ron et de Domitien, nul auteur connu n’a portĂ© le nom de PĂ©trone ; car on ne peut citer Petronius aristocrates de MagnĂ©sie, philosophe contemporain de Perse, mais duquel il ne nous reste aucun ouvrage. Donc Terentianus, Tacite, Pline et Plutarque ont, sous le nom de PĂ©trone, dĂ©signĂ© un seul et mĂȘme homme ; donc l’auteur du Satyricon vĂ©cut dans le premier siĂšcle de l’ùre vulgaire ; donc il fut un personnage cĂ©lĂšbre Ă  la cour des empereurs, oĂč il se vit dĂ©corer des honneurs du consulat ; donc sa mort coĂŻncide avec la douziĂšme annĂ©e du rĂšgne de NĂ©ron ; donc le Satyricon est la peinture des vices de ce prince. Ce qui pourrait donner quelque poids Ă  cette opinion, c’est qu’elle fut celle de P. Pithou, justement surnommĂ© le Varron français dans le XVIe siĂšcle. Mais, d’abord, on peut opposer Ă  ce savant des savants non moins respectables, un Juste Lipse, un Petit, les deux Valois, puis Voltaire et beaucoup d’autres. Viennent ensuite quelques objections assez fortes contre le sentiment commun. Les voici j’en attends la solution. 1° C’est en vain qu’on invoquerait dans les deux PĂ©trones la ressemblance des noms. Le seul PĂ©trone qui se vit honorer du consulat sous NĂ©ron fut CaĂŻus Petronius Turpillianus ; Tacite et les fastes consulaires sont d’accord sur ce point. Or, l’auteur du Satyricon est Titus Petronius Arbiter. Cette double diffĂ©rence et de prĂ©noms et de surnoms suffirait seule pour dĂ©truire l’identitĂ© des personnes. Mais, dira-t-on, Tacite n’appelle-t-il pas son PĂ©trone elegantiĂŠ arbiter ? Oui, mais ces deux mots doivent ĂȘtre traduits par ceux-ci Arbitre du goĂ»t ; » ils ne forment donc lĂ  qu’une Ă©pithĂšte. SĂ©parez l’attribut du sujet, il ne vous restera qu’une abstraction. S’agit-il, au contraire, du Satyricon ? le mot seul Arbiter prĂ©sente l’idĂ©e complĂšte de son auteur ; il fait l’office de nom propre ; Arbiter et PĂ©trone sont alors synonymes. Aussi voyons-nous ces deux mots employĂ©s indiffĂ©remment l’un pour l’autre par Planciades Fulgence, DiomĂšde, Servius Honoratus, Macrobe, Victorin, Sidoine Apollinaire, saint JĂ©rĂŽme, et Terentianus Maurus lui-mĂȘme. C’est pour n’avoir pas fait cette remarque, que plusieurs savants ont errĂ©. 2° Il n’existe pas plus de paritĂ© entre les ouvrages qu’entre les personnes. La diatribe dont parle Tacite fut composĂ©e un instant avant la mort de son auteur. Elle Ă©tait donc fort courte, et contenait au plus quelques pages. Au moment oĂč ses forces et son gĂ©nie s’écoulaient avec son sang, restait-il au consul assez de verve pour improviser sur la guerre civile un poĂ«me de trois cents vers, qui, selon quelques Ă©crivains, valent seuls toute la Pharsale ? L’impromptu, sans doute, eĂ»t Ă©tĂ© merveilleux ; mais il serait venu Ă  contre-temps Lucain en eĂ»t Ă©tĂ© plus piquĂ© que NĂ©ron, et ce n’était pas Lucain que PĂ©trone voulait punir. Quoi qu’il en soit, si l’on en croit Douza, nous avons Ă  peine aujourd’hui la dixiĂšme partie du Satyricon ; cependant ce faible dĂ©bris, Ă©chappĂ© aux injures du temps, forme encore un volume assez considĂ©rable. Or, Ă  qui persuadera-t-on qu’un ouvrage de si longue haleine ait Ă©tĂ© conçu et dictĂ© en un seul jour, et par un homme Ă  l’agonie ? 3° La diatribe du favori disgraciĂ© Ă©tait la chronique du jour ; chronique scandaleuse, mais vĂ©ridique et basĂ©e sur des faits trop certains. Elle dĂ©nonçait Ă  l’indignation publique les turpitudes confiĂ©es au secret de la nuit. Les agents du crime et ses complices, leurs noms, leur sexe, leur Ăąge, les lieux qui le virent commettre, tout s’y trouvait dĂ©crit en peu de mots comme sans emblĂšme. Ainsi l’exigeait la vengeance le voile de l’énigme en eĂ»t Ă©moussĂ© les traits, et le raccourci du tableau donnait un jeu plus fort aux figures. Mais que voit-on dans le Satyricon ? LĂ , chaque acteur, sous un nom supposĂ©, voyage dans le pays des fables, raconte quelque aventure galante, fait tour Ă  tour, Ă  l’aide de rĂ©cits imaginaires, la satire de quelque vice, et jette le ridicule Ă  pleines mains sur les objets qui lui dĂ©plaisent. TantĂŽt on y dĂ©plore la corruption du goĂ»t, l’avilissement des beaux-arts, la chute de l’éloquence on y donne parfois d’excellents prĂ©ceptes de morale et de poĂ©sie. TantĂŽt l’auteur nous promĂšne sur les mers, Ă  travers les Ă©cueils ou les querelles des passagers ; puis tout Ă  coup, interrompant son rĂ©cit, il repose agrĂ©ablement l’esprit du lecteur sur l’épisode de la matrone d’ÉphĂšse, et donne aux prudes une leçon utile. Plus loin, il embouche fiĂšrement la trompette de Mars, dĂ©crit en vers ĂŻambes l’embrasement de Troie, ou consacre Ă  peindre les fureurs de la guerre civile la majestĂ© de l’hexamĂštre. Enfin son vol s’abaisse, et sa derniĂšre scĂšne nous prĂ©sente un fripon dupe de sa propre fourberie. En vĂ©ritĂ©, voir, dans ces jeux d’un esprit qui s’amuse, les dĂ©bauches d’un tyran et la vengeance d’une de ses victimes, c’est avoir l’Ɠil bien pĂ©nĂ©trant ! 4° Sous quel personnage du Satyricon NĂ©ron serait-il donc cachĂ© ? Encolpe et son cher Ascylte n’ont ni feu ni lieu ; ils sont rĂ©duits Ă  voler pour vivre. NĂ©ron est maĂźtre de l’univers ; le monde met en tremblant ses richesses aux pieds de ce tyran. Eumolpe est un pauvre poĂ«te maltraitĂ© de la fortune ; il fait d’assez bons vers qu’on bafoue NĂ©ron, bel esprit couronnĂ©, voit partout ses mĂ©chants vers applaudis [5] . Pour Trimalchion, c’est un vieillard cassĂ©, chauve, difforme, cacochyme, du reste assez bon homme. NĂ©ron est dans la fleur de l’ñge ; mais, sous les grĂąces extĂ©rieures de la jeunesse [6] , il cache un cƓur fĂ©roce. Trimalchion fut autrefois esclave en Asie ; le commerce a fait sa fortune NĂ©ron, nĂ© d’un sang illustre, petit-fils de Germanicus, fils adoptif d’un empereur, doit Ă  sa naissance, et non point Ă  son industrie, le pouvoir suprĂȘme dont il abuse. De plus, si le Satyricon est la peinture des nuits de NĂ©ron, si Trimalchion est NĂ©ron lui-mĂȘme, comme quelques-uns le prĂ©tendent, pourquoi l’ouvrage entier ne nous offre-t-il qu’une seule orgie nocturne ? Pourquoi Trimalchion n’y prĂ©side-t-il pas en personne ? Pourquoi n’en est-il pas mĂȘme un des acteurs subalternes ? Serait-ce lĂ  une finesse de l’art ? Mais, dans ce cas, comment l’empereur se serait-il reconnu dans ces hiĂ©roglyphes perpĂ©tuels ? D’ailleurs, pour couvrir d’opprobre NĂ©ron, le consul avait-il besoin de ces dĂ©tours ? et puisqu’il ne devait pas survivre Ă  son ouvrage, pouvait-il craindre de faire briller aux yeux du tyran l’éclat terrible de la vĂ©ritĂ© nue ? 5° Favori de la fortune et du prince, le consul se vit combler de richesses et d’honneurs ; mais, parmi les anciens Ă©crivains, nul n’a fait de notre PĂ©trone un magistrat romain, un second Lucullus, un courtisan de NĂ©ron, une victime de ses fureurs. Ce qui est bien plus dĂ©cisif encore, c’est le silence absolu des auteurs jusqu’au troisiĂšme siĂšcle. Martial, SuĂ©tone, Pline, JuvĂ©nal, Quintilien mĂȘme, qui a parlĂ© de presque tous ceux qui l’ont prĂ©cĂ©dĂ©, ne disent pas un mot du Satyricon, ni de Petronius Arbiter. Les premiers qui en aient fait mention sont DiomĂšde, Priscien, Victorin, Macrobe et saint JĂ©rĂŽme. 6° L’autoritĂ© du poĂ«te Terentianus Maurus ne prouve rien en fait d’époque, puisqu’on ignore quand il vĂ©cut lui-mĂȘme. 7° Lactance-Placide [7] accuse T. PĂ©trone d’avoir dĂ©robĂ© au troisiĂšme livre de la ThĂ©baĂŻde cet hĂ©mistiche fameux que nous y lisons encore aujourd’hui Primus in orbe deos fecit ce fut sous Trajan que mourut Stace son prĂ©tendu plagiaire lui est nĂ©cessairement postĂ©rieur ; il n’est donc pas le PĂ©trone dont Tacite a parlĂ©. 8° Les regrets de notre PĂ©trone sur la triste situation de la peinture, disparue, dit-il, jusqu’à la derniĂšre trace, au temps oĂč il vivait, picturĂŠ ne vestigium quidem reliquum, ne dĂ©montrent-ils pas jusqu’à l’évidence combien il est plus rĂ©cent que NĂ©ron, puisque Rome possĂ©dait encore des chefs-d’Ɠuvre de peinture et de sculpture sous le rĂšgne mĂȘme de Commode ? 9° Henri Valois fait vivre l’auteur du Satyricon sous Marc-AurĂšle ; Adrien, son frĂšre, sous Gallien ; Statilius, Bourdelot et Jean Leclerc, sous Constantin ; Lylio Giraldi, sous Julien ; d’autres, par une mĂ©prise assez plaisante, en ont fait un Ă©vĂȘque de Bologne, mort dans le cinquiĂšme siĂšcle, et qu’il plut au pape de canoniser. Le chantre un peu profane du plaisir ne s’attendait guĂšre, apparemment, que les dĂ©votes lui crieraient un jour Saint PĂ©trone, priez pour nous ! » Quoi qu’il en soit, Henri Valois, qui lui donne le plus d’antiquitĂ©, le place, comme on voit, environ un siĂšcle aprĂšs NĂ©ron. Il est bon de remarquer combien est moderne l’opinion qui le recule vers le milieu du premier siĂšcle. Avant P. Pithou, personne ne s’était avisĂ© d’appliquer le passage de Tacite Ă  l’auteur du Satyricon. Du moins, ce savant modeste ne l’a fait qu’en hĂ©sitant ; il donne son sentiment pour une simple conjecture. Si je ne me trompe, dit-il, l’auteur du Satyricon est le PĂ©trone dont Tacite a parlĂ©. » Ainsi ses premiers mots expriment l’incertitude. Ceux qui depuis ont d’abord partagĂ© son doute, ont trouvĂ© bientĂŽt plus commode de trancher que d’examiner ; ils ont jurĂ©, par paresse, in verba magistri. Mais, quoique les adversaires de cette opinion ne s’accordent point entre eux sur l’époque oĂč vĂ©cut T. PĂ©trone, le consentement unanime de ces derniers Ă  le faire postĂ©rieur aux douze CĂ©sars sar, n’en est pas moins par lui-mĂȘme une rĂ©futation suffisante du systĂšme opposĂ© ; et tout ce qui rĂ©sulte, en saine logique, de tant de variations, c’est qu’on ignore Ă  quel siĂšcle T. PĂ©trone appartient. 10° Ceux qui font de l’auteur du Satyricon un seigneur romain, n’ont pas mĂȘme daignĂ© motiver leur assertion, tant la chose leur paraĂźt claire. Sidoine Apollinaire n’est pourtant pas de leur avis. Il semble indiquer Marseille pour la patrie de notre PĂ©trone, ou du moins pour le lieu de sa rĂ©sidence ordinaire. Cette opinion paraĂźtrait plus probable encore, si, comme l’atteste Servius Maurus, il faut compter parmi les ouvrages de T. PĂ©trone, qui ne sont pas venus jusqu’à nous, une histoire des Marseillais. Elle est d’ailleurs soutenue par plusieurs savants estimables, tels que Lylio Giraldi, et Conrad Gesner, le Pline de l’Allemagne. MalgrĂ© ces considĂ©rations, Bouche attribue l’honneur d’avoir vu naĂźtre notre PĂ©trone au village de PĂ©truis, assez voisin de Sisteron et des rives de la Durance. Il se fonde sur ce que le nom latin de ce village est Vicus Petronii ; ce qu’il prouve en citant une inscription trouvĂ©e en 1560, et qui, en parlant d’un prĂ©fet du prĂ©toire assassinĂ© Ă  PĂ©truis, s’exprime en ces termes A sicariis nefandum facinus in vico Petronii, ad ripam DruentiĂŠ. D’aprĂšs cet exposĂ© impartial, voici, je crois, tout ce qu’on peut raisonnablement conclure 1° Nous n’avons rien de certain sur la personne de T. PĂ©trone. 2° Peut-ĂȘtre son berceau doit-il ĂȘtre placĂ© dans l’ancienne Provence, et c’est le sentiment qu’ont adoptĂ© les savants compilateurs de notre Histoire littĂ©raire[8]. 3o Le silence absolu des auteurs des deux premiers siĂšcles semble prouver qu’il leur est postĂ©rieur. 4o Les diffĂ©rents passages de T. PĂ©trone, rapportĂ©s par quelques Ă©crivains du troisiĂšme siĂšcle, dĂ©fendent, Ă  mon avis, de le placer au-dessous de DioclĂ©tien. 5o On se tromperait probablement fort peu en le faisant contemporain du philosophe Longin, ministre de la cĂ©lĂšbre ZĂ©nobie, et mis Ă  mort, l’an 273, par l’ordre du superbe AurĂ©lien. 6o Dans aucun cas, le Satyricon, dont quelques parties seulement sont parvenues jusqu’à nous, sous le nom de T. Petronius Arbiter, ne peut ĂȘtre le testament de mort du consul CaĂŻus Petronius Turpillianus, ni l’histoire secrĂšte de NĂ©ron [9]. Si l’on me reprochait d’avoir dĂ©truit sans réédifier Quelle nĂ©cessitĂ©, rĂ©pondrais-je, de bĂątir des systĂšmes ? Ne peut-on montrer au doigt l’erreur, parce qu’on ne se flatte point de tenir la vĂ©ritĂ© ? ____________ DEUXIÈME PARTIE AprĂšs avoir principalement cherchĂ© l’homme dans PĂ©trone, occupons-nous plus spĂ©cialement de son ouvrage. Ici, la mĂȘme incertitude va prĂ©sider, malgrĂ© nous, Ă  ce nouvel examen. ConsidĂ©rons attentivement les fragments de PĂ©trone sous leurs trois principaux rapports l’objet, la forme et le style. Au milieu des opinions contradictoires qui dĂ©jĂ  nous assiĂ©gent, nous saurons nous borner aux fonctions modestes de rapporteur ; c’est aux lecteurs Ă©clairĂ©s par la discussion qu’il appartient d’ĂȘtre juges. I OBJET DU SATYRICON J’ai rĂ©futĂ©, dans la premiĂšre partie, ceux qui regardent l’ouvrage de PĂ©trone comme la satire de NĂ©ron ; n’en parlons plus. D’autres ont cru reconnaĂźtre le vieux Claude dans Trimalchion, Agrippine dans Fortunata, Lucain dans Eumolpe, SĂ©nĂšque dans Agamemnon Tiraboski, Burmann et Dotteville semblent pencher de ce cĂŽtĂ©. Selon les deux Valois, le Satyricon n’est que le tableau ordinaire de la vie humaine, une vĂ©ritable MĂ©nippĂ©e, mĂȘlĂ©e de prose et de vers, dans le goĂ»t de Varron, une satire gĂ©nĂ©rale des ridicules et des vices qui appartiennent Ă  tous les peuples, Ă  tous les temps. Quelques-uns ont presque fait de PĂ©trone un casuiste ; ils y voient Ă  chaque page des sermons trĂšs-Ă©difiants, et le Satyricon est, Ă  leur avis, un traitĂ© complet de morale, qui vaut bien celui de Nicole c’est, du moins, ce que semble insinuer Burmann, quand il appelle PĂ©trone virum sanctissimum. L’ingĂ©nieux Saint-Évremond a rĂ©futĂ© d’une maniĂšre agrĂ©able ce dernier sentiment. À l’appui de cet Ă©crivain, Leclerc, toujours caustique, ajoute avec un peu d’humeur Que dirait-on d’un peintre qui, pour inspirer l’horreur du vice, tracerait avec toute la dĂ©licatesse possible les postures de l’ArĂ©tin ? » Enfin, si l’on en croit Macrobe, le Satyricon est un pur roman, dont l’unique but est de plaire. Je ne vois pas trop ce qu’on pourrait opposer Ă  l’autoritĂ© de Macrobe. Il fut l’écrivain du quatriĂšme siĂšcle le plus versĂ© dans la connaissance de l’antiquitĂ© ; sa sagacitĂ© dans la critique Ă©galait sa vaste Ă©rudition. Il vivait dans un temps oĂč l’on ne pouvait encore avoir perdu le secret du Satyricon, s’il eĂ»t renfermĂ© quelque mystĂšre. Son opinion individuelle peut donc ici passer pour celle de ses contemporains ; et, dans le cas oĂč l’une eĂ»t diffĂ©rĂ© de l’autre, un auteur aussi judicieux aurait-il manquĂ© d’exposer au lecteur les motifs qui l’engageaient Ă  s’écarter du sentiment gĂ©nĂ©ral ? Parmi les modernes, Huet, Leclerc, Basnage se sont rangĂ©s Ă  l’avis de Macrobe. DĂ©fions-nous de ces esprits systĂ©matiques ou malins, qui se plaisent Ă  torturer un auteur pour lui faire penser ce qu’ils eussent dit leur pupitre est, en fait de critique, le lit de fer de Procuste. La BruyĂšre riait sous cape des prĂ©tendues clefs ajustĂ©es Ă  ses CaractĂšres par des devins en dĂ©faut. Peut-ĂȘtre, un jour, tirant ArtamĂšne ou ClĂ©lie de la poussiĂšre, quelques savants en us les publieront tour Ă  tour, grossis de nouveaux tomes ; et, pour prouver que Louis XIV est Cyrus ou Porsenna, ils joindront aux fadeurs de ScudĂ©ry, avec leurs propres visions, les variorum des commentateurs. II FORME DU SATYRICON. L’Espagnol Joseph-Antoine-Gonsalle de Salas a fait jadis une belle dissertation sur ce seul mot Satyricon. Son Ă©tymologie est-elle grecque ou latine ? grande question parmi les Ă©rudits. Voici ce qu’Heinsius, Scaliger, et plusieurs autres, allĂšguent en faveur de la premiĂšre opinion. Les Grecs appelaient satyriques certains drames, moitiĂ© sĂ©rieux, moitiĂ© bouffons, dans lesquels les acteurs, le visage barbouillĂ© de lie, imitaient les danses grotesques, ainsi que les propos un peu lestes des divinitĂ©s des bois, et tournaient en ridicule, dans la personne des magistrats et des riches, les vĂ©ritables dieux de la terre. Ces drames eurent cours longtemps encore aprĂšs Thespis il nous en reste un modĂšle dans le PolyphĂšme d’Euripide. D’aprĂšs cette hypothĂšse, notre mot satyre vient du grec áœ°Ï…ÏÎżÏ›, Faune ou Satyre ; il doit alors s’écrire par un y. Casaubon, Spanheim et Dacier ne manquent point d’arguments pour combattre Heinsius et Scaliger. Ils dĂ©rivent satire du latin satura plat rempli de diffĂ©rents mets. Si vous demandez quelle analogie peut exister entre un plat rempli de diffĂ©rents mets et les satires d’Horace, par exemple, on vous rĂ©pond que ce genre de poĂ©sie est farci, pour ainsi dire, de quantitĂ© de choses diverses, comme s’exprime Ă©lĂ©gamment Porphyrion Multis et variis rebus hoc carmen refertum est. Ce raisonnement est fort ! Au compte de ces messieurs, que d’auteurs qui ne s’en doutent guĂšre sont des JuvĂ©nals ! que de satires sont des pots-pourris ! Quoi qu’il en soit, selon cette doctrine, de satura l’on a fait satira, comme on a fait optimus d’optumus, et maximus de maxumus. Vous voyez bien que, dans ce cas, on doit Ă©crire satire ; et que l’y est chassĂ© par l’i [10]. Le vulgaire des Ă©crivains, assez dĂ©nuĂ© d’érudition, a simplement distinguĂ© la satire en deux espĂšces. L’une, a-t-on dit, tend directement Ă  rĂ©former les mƓurs, ou Ă  ridiculiser les travers de l’esprit humain ; ceux qui la craignent l’accusent de misanthropie ou de malignitĂ©. C’est sans doute pour adoucir l’austĂ©ritĂ© du prĂ©cepte ou l’acerbe du sarcasme qu’elle emprunte Ă  la poĂ©sie les grĂąces de son langage. SƓur cadette de la comĂ©die, elle n’en diffĂšre que dans la forme. Elle est plus courte, et n’est pas essentiellement dramatique. Horace, JuvĂ©nal et Perse ont portĂ© dans Rome cette espĂšce de satire Ă  sa perfection ; elle n’a point dĂ©gĂ©nĂ©rĂ© en France sous la plume des Regnier, des Boileau, des Gilbert. La seconde espĂšce de satire est celle qu’on nomme MĂ©nippĂ©e. Le plus savant des Romains, Varron, la mit en honneur chez ses concitoyens. Si son but est Ă©galement d’instruire, elle y vise par des dĂ©tours plus cachĂ©s plaire est son premier dĂ©sir ; l’instruction chez elle n’est que secondaire. Ses tableaux plus variĂ©s embrassent toutes les scĂšnes de la vie, comme toutes les branches de la littĂ©rature. Son caractĂšre distinctif est un mĂ©lange agrĂ©able de prose et de vers. La fiction est son arme favorite ; sa marche approche de celle du roman, dont elle usurpe impunĂ©ment l’étendue. Elle caresse plus souvent qu’elle n’égratigne ; et, pour faire aimer la vertu, elle l’affuble quelquefois des livrĂ©es de la Folie. L’Apokolokyntosis de SĂ©nĂšque, le Misopogon de l’empereur Julien, la Consolation de BoĂ«ce sont autant de MĂ©nippĂ©es. La France peut leur comparer sans honte le Pantagruel de Rabelais, le Catholicon d’Espagne, la Pompe funĂšbre de Voiture, par Sarrazin. Aux yeux de ceux pour qui les disputes de mots ne sont que de doctes Ăąneries, Rome paraĂźtra peut-ĂȘtre redevable Ă  la GrĂšce de ces deux espĂšces de satires. Varron, de son aveu mĂȘme [11] , avait imitĂ© MĂ©nippe le Cynique ; et les satires du second genre s’appellent encore aujourd’hui MĂ©nippĂ©es, du nom du philosophe grec. Pour la satire du premier genre, elle fut Ă©videmment chez les Romains, dans son origine, une copie informe de ces tragi-comĂ©dies grecques, que les acteurs de Thespis allaient reprĂ©sentant de ville en ville sur des tombereaux. Avant qu’Épicharme de MĂ©gare eĂ»t inventĂ© la bonne comĂ©die, la Sicile, qui servait de lien commun entre la GrĂšce et l’Italie, avait portĂ© dans la seconde les satyriques de la premiĂšre. Elles succĂ©dĂšrent sur le théùtre des Romains aux danses des Étrusques, que des histrions toscans avaient jusqu’alors exĂ©cutĂ©es au son de la flĂ»te, mais sans les accompagner d’aucune piĂšce rĂ©glĂ©e qui reprĂ©sentĂąt une action. La satyre grecque, ainsi naturalisĂ©e chez les Romains, y fut encore longtemps mĂȘlĂ©e, comme dans son pays natal, de chants bouffons, de danses burlesques, de postures lascives, de railleries grossiĂšres. BientĂŽt Ennius essaya de la faire descendre du théùtre, pour la rendre plus dĂ©cente. Il la restreignit Ă  de simples discours en vers, destinĂ©s Ă  ĂȘtre lus dans des cercles d’amis. Mais, sous sa plume, elle ne changea que de forme ; Ă  l’exception du chant et de la danse, elle retint son nom, son fiel et sa gaietĂ©. Pacuvius, neveu d’Ennius, imita son oncle par complaisance ou par goĂ»t. Enfin parut Lucilius en faveur du sel et de la politesse qu’il rĂ©pandit dans cette composition nouvelle, il mĂ©rita d’en ĂȘtre appelĂ© l’inventeur. Ce n’est que dans ce sens qu’il faut entendre le GrĂŠcis intactum carmen d’Horace, et ces paroles de Quintilien Satira quidem tota nostra est, in qua primus insignem laudem ademptus est Lucilius ; la satire appartient tout entiĂšre Ă  Rome ; Lucilius s’y distingua le premier. » Au reste, les Grecs avaient aussi cette espĂšce de satire dont parle Quintilien ; ils lui avaient donnĂ© le nom de Silles ; et les fragments des Silles de Timon le Phliasien, sceptique cĂ©lĂšbre par ses vers mordants contre les dogmatiques, prouvent assez que la GrĂšce avait ses Lucile et ses Horace. N’étaient-ce donc pas une satire, ces ĂŻambes lancĂ©s par le Grec Sotade contre PtolĂ©mĂ©e-Philadelphe, ces ĂŻambes que Suidas appelle ϰύΜαÎčÎŽÎżÎč cyniques, sans pudeur ces ĂŻambes cruels qui mirent en fureur leur royale victime, et firent enfin prĂ©cipiter dans le Nil leur malheureux auteur ? Personne n’ignore que Lucile, Pacuvius, Ennius mĂȘme, ne parurent qu’aprĂšs PtolĂ©mĂ©e-Philadelphe ; or, Timon et Sotade florissaient sous ce prince. Les Grecs connurent donc la satire proprement dite ; ils la connurent donc mĂȘme avant les Romains. Ainsi la satire fut d’abord Ă  Rome ce qu’elle avait Ă©tĂ© dans AthĂšnes la seule diffĂ©rence qui la distingua par la suite chez ces deux peuples, c’est qu’en changeant de forme, elle retint en Italie son nom primitif, tandis qu’elle prenait tour Ă  tour chez les Grecs celui de Silles ou de MĂ©nippĂ©e. Les mots ne tiennent pas toujours ce que leur Ă©tymologie promet ; l’usage, ce tyran des langues, est plus fort que les grammairiens, et souvent l’expression est la mĂȘme, quand la chose a changĂ©. CharmĂ©s de la marche libre et facile que donnait Ă  la MĂ©nippĂ©e le mĂ©lange des vers et de la prose, les Romains s’accoutumĂšrent insensiblement Ă  dĂ©signer par son nom les Ă©crits revĂȘtus de la mĂȘme forme, quoique Ă©loignĂ©s de son caractĂšre original. Histoire, romans, philosophie, morale, tout fut bientĂŽt de son ressort. On oublia qu’elle Ă©tait nĂ©e caustique, pour ne plus voir en elle qu’une ingĂ©nieuse babillarde. Pourvu que, dans un mĂȘme ouvrage, elle semĂąt avec esprit et les vers et la prose, on lui pardonna de ne plus mĂ©dire ; en dĂ©pit de son changement, elle resta MĂ©nippĂ©e. Cette satire n’est donc point essentiellement mordante. Celle mĂȘme de Varron, quoique plus proche de son origine, montre rarement le vice couvert de ridicule ou d’opprobre. Sa philosophie badine plus qu’elle ne dogmatise ; elle cache sous les fleurs les Ă©pines de l’érudition ; et ses leçons de morale, elle ne les donne qu’en se jouant. La satire, chez PĂ©trone, est encore plus indulgente. Ne cherchez pas en elle un pĂ©dagogue enfant gĂątĂ© d’Épicure, sa malignitĂ© s’endort auprĂšs du vice aimable ; craignez qu’elle ne s’éveille aux sermons de la sagesse. PrĂšs de PĂ©trone, l’ñne d’ApulĂ©e est un Caton. Il censura fort bien les travers de son siĂšcle ; cependant il n’a pas l’honneur de siĂ©ger parmi les satiriques. Cet Ăąne, content de parler mieux que certains hommes, nĂ©gligea d’employer le langage des dieux ; et, je l’ai dĂ©jĂ  dit, il n’est point de MĂ©nippĂ©es sans le mĂ©lange de la prose et des vers. PĂ©trone ne pouvait choisir pour son roman une forme de composition plus variĂ©e, plus agrĂ©able que celle de la MĂ©nippĂ©e ; aussi n’y manqua-t-il point, et voilĂ  sans doute tout le mystĂšre du Satyricon. Quant Ă  la dĂ©sinence du mot, les Latins, selon Gonsalle de Salas, ont fait satyricon de satyra, comme ils faisaient epigrammation d’epigramma, elegidarion d’elegia le diminutif ne changeait rien d’essentiel dans l’objet principal de l’expression ; il annonçait seulement dans le dĂ©rivĂ© moins de prĂ©tention et plus d’enjouement. Peut-ĂȘtre aimerez-vous mieux la leçon de Rollin, Baillet, Burmann et autres ils font longue la derniĂšre syllabe de satyricĂŽn, et la prononcent comme l’omĂ©ga des Grecs. Dans cette hypothĂšse, le SatyricĂŽn serait un recueil de satires. Mais l’omicron n’en fait qu’un innocent badinage ; je suis pour l’omicron. III STYLE DU SATYRICON. Le style de PĂ©trone a trouvĂ© des censeurs, mĂȘme parmi les meilleurs juges en cette matiĂšre. Quoique PĂ©trone, dit Huet, paraisse avoir Ă©tĂ© un grand critique, et d’un goĂ»t exquis, son style pourtant ne rĂ©pond pas tout Ă  fait Ă  la dĂ©licatesse de son jugement. On y remarque quelque affectation ; il est un peu trop peint et trop Ă©tudiĂ© ; il dĂ©gĂ©nĂšre de cette simplicitĂ© naturelle et majestueuse, de l’heureux siĂšcle d’Auguste. Peut-ĂȘtre doit-il une partie de sa rĂ©putation Ă  la libertĂ© de ses portraits ; il aurait Ă©tĂ© moins lu, s’il avait Ă©tĂ© plus modeste. » Rollin porte Ă  peu prĂšs le mĂȘme jugement[12] ; et Rapin assure[13] que PĂ©trone, s’il donne quelquefois d’excellents prĂ©ceptes d’éloquence, ne les suit pas toujours. Valois [14] croyait remarquer dans son style un air un peu Ă©tranger ; il se servait mĂȘme de cet argument, pour prouver que notre auteur Ă©tait Gaulois, et qu’il vĂ©cut aprĂšs SuĂ©tone. Saumaise ne trouve dans les fragments de PĂ©trone que des extraits faits sans goĂ»t par quelques libertins obscurs du Bas-Empire. PĂ©trone, dit Bayle [15] , est moins dangereux dans ses tableaux trop nus, que dans les dĂ©licatesses dont Bussy-Rabutin les a revĂȘtus ; et la galanterie se prĂ©sente, dans les Amours des Gaules, sous des formes bien plus aimables que dans le Satyricon. » Aux yeux de Voltaire [16] , cet ouvrage n’est pas plus un modĂšle de style qu’il n’est l’histoire secrĂšte de NĂ©ron ; les suppĂŽts de nos tavernes tiennent, Ă  l’entendre, des discours plus honnĂȘtes que les convives de Trimalchion ; Ă  l’exception de quelques vers heureux, de deux ou trois contes agrĂ©ables, tout le livre n’est qu’un amas confus d’images ampoulĂ©es ou lascives, d’érudition ou de dĂ©bauches. Selon Baillet et Tiraboski, on y rencontre des tours ingĂ©nieux et de jolies pensĂ©es ; mais ces beautĂ©s sont obscurcies par l’inĂ©galitĂ© du style, par des mots barbares, par des rĂ©cits oĂč l’on ne comprend rien. C’est peut-ĂȘtre, ajoutent-ils, la faute des copistes ; mais l’ouvrage, en somme, ne mĂ©ritait pas les peines qu’on s’est donnĂ©es pour en rechercher et recoudre les lambeaux. Leclerc maltraite encore plus PĂ©trone. Mais c’est trop longtemps parler de ses dĂ©tracteurs ; Ă©coutons enfin ses panĂ©gyristes. À la tĂȘte des nombreux admirateurs de PĂ©trone, marchent Vossius et Douza, TurnĂšbe et Pithou, Briet et Ronsin. Les censures mĂȘme, hasardĂ©es contre PĂ©trone, sont mĂȘlĂ©es, disent-ils, d’éloges arrachĂ©s par la force de la vĂ©ritĂ© ; et, dans la bouche d’un ennemi, la louange est d’un bien plus grand poids que les reproches. Cette barbarie mĂȘme et cette bassesse d’expressions, qui paraissent dĂ©figurer quelquefois le style de PĂ©trone, sont, aux yeux de MĂ©nage, le chef-d’Ɠuvre de l’art ; il ne les a placĂ©es que dans la bouche des valets et des dĂ©bauchĂ©s sans dĂ©licatesse. Voyez, au contraire, avec quelle Ă©lĂ©gance il fait parler les gens de la bonne compagnie. PĂ©trone donne Ă  chacun de ses acteurs le langage qui lui convient. Ce mĂ©rite est d’autant plus prĂ©cieux, qu’il est plus rare ; et les ombres qu’un peintre habile rĂ©pand dans ses tableaux, en rendent les beautĂ©s plus saillantes. Barthius trouve rĂ©unies dans PĂ©trone seul, quand il n’est pas dĂ©figurĂ© par l’ignorance des copistes, toutes les finesses de Plaute, toutes les grĂąces de CicĂ©ron ; et Juste Lipse l’appelle auctor purissimĂŠ impuritatis. Telle Ă©tait l’admiration du vainqueur de Rocroi pour PĂ©trone, qu’il pensionnait un lecteur, uniquement chargĂ© de lui rĂ©citer le Satyricon. En parlant du poĂ«me de la Guerre civile, dans lequel PĂ©trone, dit-on, prĂ©tendit lutter contre Lucain, l’abbĂ© Desfontaines s’écrie Quelle finesse dans la peinture des vices des Romains et des dĂ©fauts de leur gouvernement ! que d’esprit dans ses fictions ! Ces beautĂ©s sont relevĂ©es par un style mĂąle et nerveux, en faveur duquel on doit pardonner au poĂ«te quelques fautes contre l’élocution, et certains traits qui sentent le rhĂ©teur. » FrĂ©ron, dont le goĂ»t fut presque toujours d’accord avec la raison, quand il ne jugea que les anciens, parle de PĂ©trone dans le sens de Desfontaines Il est riant, dit-il, dans ses descriptions, coulant, net et facile dans sa narration, admirable dans ses vers ; et, ce qui le caractĂ©rise plus particuliĂšrement, il est toujours fin et dĂ©licat en fait de galanterie, quand il parle de celle que la nature avoue. » Je fais grĂące des Ă©loges prodiguĂ©s Ă  PĂ©trone par ses diffĂ©rents traducteurs ils pourraient paraĂźtre suspects ; mais on me permettra, du moins, d’opposer Ă  ses censeurs le suffrage de Saint-Évremond. De tous les panĂ©gyristes de PĂ©trone, aucun n’eut plus de ressemblances morales avec son hĂ©ros que cet ingĂ©nieux Ă©picurien ; et comme nul n’apprĂ©cia notre auteur avec plus de connaissance de cause, nul aussi ne l’a vantĂ© avec plus d’esprit. Qu’on me permette de citer ce passage, malgrĂ© son Ă©tendue PĂ©trone est admirable partout, dans la puretĂ© de son style, dans la dĂ©licatesse de ses sentiments. Ce qui me surprend davantage est cette grande facilitĂ© Ă  nous donner ingĂ©nieusement toutes sortes de caractĂšres. TĂ©rence est peut-ĂȘtre l’auteur de l’antiquitĂ© qui entre le mieux dans le naturel des personnes j’y trouve cela Ă  redire, qu’il a trop peu d’étendue ; et tout son talent est bornĂ© Ă  faire bien parler des valets et des vieillards, un pĂšre avare, un fils dĂ©bauchĂ© voilĂ  oĂč s’étend la capacitĂ© de TĂ©rence. N’attendez de lui ni galanterie, ni passion, ni les sentiments, ni les discours d’un honnĂȘte homme. PĂ©trone, d’un esprit universel, trouve le gĂ©nie de toutes les professions, et se forme, comme il lui plaĂźt, Ă  mille naturels diffĂ©rents. S’il introduit un dĂ©clamateur, il en prend si bien l’air et le style, qu’on dirait qu’il a dĂ©clamĂ© toute sa vie. Rien n’exprime plus naĂŻvement le dĂ©sordre d’une vie dĂ©bauchĂ©e, que les querelles d’Encolpe et d’Ascylte sur le sujet de Giton. Quartilla ne reprĂ©sente-t-elle pas admirablement ces femmes prostituĂ©es, quarum sic accensa libido, ut sĂŠpius peterent viros quam a viris peterentur ? Les noces du petit Giton et de l’innocente Pannychis ne nous donnent-elles pas l’image d’une impudicitĂ© accomplie ? Tout ce que peut faire un faux dĂ©licat, un impertinent, vous l’avez sans doute au festin de Trimalchion. Quoi de mieux touchĂ©, dans le portrait d’Eumolpe, que la vanitĂ© des poĂ«tes, et cette manie de rĂ©citer leurs vers Ă  tout venant ? Est-il rien de plus naturel que le personnage de Chrysis ? toutes nos confidentes n’en approchent pas. Sans parler de sa premiĂšre conversation avec PolyƓnos, ce qu’elle lui dit de sa maĂźtresse sur l’affront qu’elle a reçu est d’une naĂŻvetĂ© inimitable. Quiconque a lu JuvĂ©nal, connaĂźt assez impotentiam matronarum, et leur mĂ©chante humeur, si quando vir aut familiaris infelicius cum ipsis rem habuerit. Mais il n’y a que PĂ©trone qui ait pu nous dĂ©crire CircĂ© si belle, si voluptueuse et si galante. EnothĂ©a, la prĂȘtresse de Priape, me ravit avec les miracles qu’elle promet, avec ses enchantements, ses sacrifices, sa dĂ©solation sur la mort de l’oie sacrĂ©e, et la maniĂšre dont elle s’apaise, quand PolyƓnos lui fait un prĂ©sent dont elle peut acheter une oie et des dieux, si bon lui semble. PhilumĂšne, cette honnĂȘte dame, n’est pas moins bonne, qui, aprĂšs avoir escroquĂ© plusieurs hĂ©ritages, dans la fleur de sa jeunesse et de sa beautĂ©, devenue vieille, et par consĂ©quent inutile Ă  tout plaisir, tĂąchait de continuer ce bel art par le moyen de ses enfants, qu’avec mille beaux discours elle introduisait auprĂšs des vieillards qui n’en avaient point ; enfin, il n’y a profession dont PĂ©trone ne suive admirablement le gĂ©nie. Il est poĂ«te, il est orateur, il est philosophe, quand il lui plaĂźt. Pour ses vers, j’y trouve une force agrĂ©able, une beautĂ© naturelle naturali pulchritudine carmen exsurgit ; en sorte que Douza ne saurait plus souffrir la fougue et l’impĂ©tuositĂ© de Lucain, quand il a lu la prise de Troie Jam decuma mƓstos, etc., ou l’essai sur la guerre civile Orbem jam totum, etc. Je ne sais si je me trompe, mais il me semble que LucrĂšce n’a pas traitĂ© si agrĂ©ablement la matiĂšre des songes Somnia quĂŠ mentes, etc. Et que peut-on comparer Ă  cette nuit voluptueuse, dont l’image remplit l’ñme de telle sorte, qu’on a besoin d’un peu de vertu pour s’en tenir aux simples impressions qu’elle fait sur l’esprit Qualis nox fuit illa, dii ! etc. Quoique le style de dĂ©clamateur semble ridicule Ă  PĂ©trone, il ne laisse pas de montrer beaucoup d’éloquence en ses dĂ©clamations ; et, pour faire voir que les plus dĂ©bauchĂ©s ne sont pas incapables de mĂ©ditations et de retour, la morale n’a rien de plus sĂ©rieux ni de mieux touchĂ© que les rĂ©flexions d’Encolpe sur l’inconstance des choses humaines et sur l’incertitude de la mort. Quelque sujet qui se prĂ©sente, on ne peut ni penser plus dĂ©licatement, ni s’exprimer avec plus de nettetĂ©. Souvent, en ses narrations, il se laisse aller au simple naturel, et se contente des grĂąces de la naĂŻvetĂ© ; quelquefois, il met la derniĂšre main Ă  son ouvrage, et il n’y a rien de si poli. Catulle et Martial traitent les mĂȘmes choses grossiĂšrement ; et si quelqu’un pouvait trouver le secret d’envelopper les ordures avec un langage pareil au sien, je rĂ©ponds pour les dames qu’elles donneraient des louanges Ă  sa discrĂ©tion. Mais ce que PĂ©trone a de plus particulier, c’est qu’à la rĂ©serve d’Horace, en quelques odes, il est peut-ĂȘtre le seul de l’antiquitĂ© qui ait su parler de galanterie. Virgile est touchant dans les passions ; les amours de Didon, les amours d’OrphĂ©e et d’Eurydice, ont du charme et de la tendresse ; toutefois il n’a rien de galant ; et la pauvre Didon, tant elle a l’ñme pitoyable, devient amoureuse du pieux ÉnĂ©e, au rĂ©cit de ses malheurs. Ovide est spirituel et facile, Tibulle dĂ©licat ; cependant il fallait que leurs maĂźtresses fussent plus savantes que mademoiselle de ScudĂ©ry ; car ils allĂšguent sans cesse les dieux, les fables, et des exemples tirĂ©s de l’antiquitĂ© la plus Ă©loignĂ©e ; ils promettent toujours des sacrifices, et je pense que Chapelain a pris d’eux la maniĂšre de brĂ»ler les cƓurs en holocauste. Lucien, tout ingĂ©nieux qu’il est, devient grossier, sitĂŽt qu’il parle d’amour ; ses courtisanes ont plutĂŽt le langage des lieux publics que les discours des ruelles. Autant que les autres nations nous le cĂšdent en galanterie, autant PĂ©trone l’emporte sur nous dans ce genre de mĂ©rite. Nous n’avons point de roman qui nous fournisse une histoire si agrĂ©able que la matrone d’ÉphĂšse ; rien de si dĂ©licat que les poulets de CircĂ© Ă  PolyƓnos. Toute leur aventure, soit dans l’entretien, soit dans les descriptions, a un caractĂšre fort au-dessus de la politesse de notre siĂšcle. Jugez cependant s’il eĂ»t traitĂ© dĂ©licatement une belle passion, puisque c’était une affaire de deux personnes qui, Ă  la premiĂšre vue, devaient goĂ»ter les derniers plaisirs. » Ce n’est pourtant pas sans quelque injustice peut-ĂȘtre, ou du moins sans un peu de prĂ©vention, que Saint-Évremond, aprĂšs Douza, semble Ă©lever au-dessus de la Pharsale l’Essai de PĂ©trone sur la Guerre civile, et mĂȘme son Fragment de la guerre de Troie. Mais, si le premier de ces morceaux, Ă  peine composĂ© de trois cents vers, ne peut ĂȘtre mis en parallĂšle avec un poĂ«me en dix chants, il n’en Ă©tincelle pas moins de beautĂ©s sublimes. Quant au fragment de la prise de Troie, son seul dĂ©faut peut-ĂȘtre est de rappeler un des plus beaux Ă©pisodes de l’EnĂ©ide sans le Laocoon de Virgile, celui de PĂ©trone pourrait passer pour un chef-d’Ɠuvre. VoilĂ  sans doute de quoi contre-balancer les reproches qu’on a pu faire au style de PĂ©trone. Je n’ai parlĂ© que de ses vers ; sa prose est peut-ĂȘtre plus Ă©lĂ©gante encore. Qui ne sait que La Fontaine lui doit son joli conte de la Matrone d’EphĂšse ? et Bussy-Rabutin, en transportant dans les Amours des Gaules l’épisode piquant de PolyƓnos et de CircĂ©, n’a changĂ© que le nom des acteurs. RĂ©sumons-nous 1° PĂ©trone, sans doute, n’a voulu faire qu’un roman ; 2° Le Satyricon peut ĂȘtre classĂ© parmi les MĂ©nippĂ©es ; 3° Son style est mĂȘlĂ© de beautĂ©s et de dĂ©fauts ; mais risquerait-on beaucoup, en attribuant les beautĂ©s Ă  PĂ©trone, et les dĂ©fauts Ă  ses copistes ? TROISIÈME PARTIE Nous venons de traiter, en quelque sorte, l’histoire ancienne du roman de PĂ©trone ; traçons maintenant en peu de mots l’histoire moderne de ses fragments. I DES PRINCIPALES ÉDITIONS DE PÉTRONE. Parmi les livres qui n’ont pu soustraire qu’une partie d’eux-mĂȘmes aux outrages du temps, le Satyricon est un de ceux qui ont le plus souffert. Ce qui nous en reste n’est, comme nous l’avons dĂ©jĂ  dit, qu’un mince dĂ©bris de cet ingĂ©nieux ouvrage. Il contenait plusieurs livres, divisĂ©s en plusieurs chapitres on peut citer, pour preuve de cette assertion, l’autoritĂ© des anciens glossaires et le tĂ©moignage des savants Daniel, Douza, Gonsalle, Saumaise, Burmann, etc. Encore le peu que nous avons du Satyricon ne nous est-il parvenu que par lambeaux. La premiĂšre antiquitĂ© ne nous en avait transmis, jusqu’en 1476, que des fragments successifs. Était-ce, comme le croit Nodot, des collections qu’un homme studieux avait faites de quelques lieux choisis de cette satire ? Dans cette supposition, ne peut-on pas dire, avec Huet, que ce recueil eut le sort de tant d’autres, celui de faire nĂ©gliger d’abord, puis bientĂŽt perdre entiĂšrement l’original, comme il est arrivĂ©, par exemple, Ă  Justin, abrĂ©viateur de Trogue-PompĂ©e ? Faut-il, comme d’autres le veulent, accuser les moines, si longtemps possesseurs exclusifs des dĂ©bris littĂ©raires de Rome et d’AthĂšnes, d’avoir mutilĂ© PĂ©trone dans les endroits que leur pudeur n’osait regarder sans rougir ? Saumaise ne le pense pas. Enfin, de ce que Jean de SarisbĂ©ry, Ă©vĂȘque de Chartres au XIIe siĂšcle, rapporte quelques fragments de PĂ©trone qui ne se trouvent dans aucune Ă©dition du Satyricon, peut-on conjecturer avec l’évĂȘque d’Avranches, ou que l’ouvrage de PĂ©trone subsistait encore Ă  cette Ă©poque en son entier, ou qu’il en existait du moins alors une collection manuscrite plus ample que celle que nous en avons ? Quoi qu’il en soit, la premiĂšre Ă©dition connue, et l’une des plus estimĂ©es de PĂ©trone, est celle publiĂ©e Ă  Milan, en 1477. Les deux Pithou, Ă  qui l’on doit la dĂ©couverte des fables de PhĂšdre, publiĂšrent, en 1587, quelques additions trouvĂ©es dans un manuscrit, pris Ă  Budes par Mathias Corvin. Soixante-seize ans aprĂšs, c’est-Ă -dire en 1663, Pierre Petit dĂ©terra Ă  Trau, en Dalmatie, dans la bibliothĂšque de Nicolas Cippius un manuscrit in-folio, dans lequel, Ă  la suite des poĂ©sies de Catulle, Tibulle et Properce, se trouvait un fragment considĂ©rable de PĂ©trone, contenant la suite du festin de Trimalchion. Il commence par ces mots Venerat jam tertius dies, et finit par ceux-ci ex incendio fugimus. La date du manuscrit Ă©tait du 20 novembre 1423 en tĂȘte du fragment, on lisait Petronii Arbitri fragmenta ex libro quintodecimo et decimo sexto. Les premiers mots de chaque chapitre Ă©taient Ă©crits avec de l’encre rouge, et les caractĂšres en Ă©taient bien lisibles. À peine ces fragments eurent-ils paru, imprimĂ©s pour la premiĂšre fois Ă  Padoue, en 1664, et l’annĂ©e suivante Ă  Paris, que soudain Ă©clata, dans la rĂ©publique des lettres, une espĂšce de guerre civile. On vit les Schaefer, en SuĂšde, les Reinesius et les Wagenseil, en Allemagne, les deux Valois et les Petit, en France, inonder, coup sur coup, le public de dissertations. Selon les uns, le fragment n’était qu’un enfant supposĂ© on ne pouvait, selon les autres, lui contester son adoption. Mantel, Lucius et Gradi s’en dĂ©clarĂšrent les premiers champions. L’auteur de la dĂ©couverte, cachĂ© sous le nom de Statilius, en dĂ©fendit Ă©loquemment l’authenticitĂ© dans une apologie latine ; il fit plus, il envoya le manuscrit du Fragment Ă  Grimani, ambassadeur de Venise Ă  Rome, et le pria de le soumettre Ă  l’examen des connaisseurs. Le 28 aoĂ»t 1668, une assemblĂ©e nombreuse de savants se rĂ©unit, Ă  ce sujet, dans le palais de l’ambassadeur. L’avis unanime fut que le manuscrit comptait au moins deux cents ans d’anciennetĂ© ; la date de sa transcription devait ĂȘtre Ă  peu prĂšs celle du temps oĂč fleurit PĂ©trarque, et la nature des caractĂšres et du vĂ©lin parut ĂȘtre une preuve incontestable de son authenticitĂ©. Le manuscrit, revenu en France, y excita de nouvelles contestations. De nouvelles confĂ©rences, tenues chez le grand CondĂ©, produisirent le mĂȘme rĂ©sultat. L’ouvrage fut alors dĂ©posĂ© dans la bibliothĂšque du roi ; et, malgrĂ© les doutes affectĂ©s de certains critiques obstinĂ©s qui se rendent difficilement Ă  l’évidence, il passa, dĂšs cette Ă©poque, pour ĂȘtre de PĂ©trone. On l’a constamment imprimĂ© depuis, comme tel, dans toutes les Ă©ditions du Satyricon. Cependant, plus de vingt ans aprĂšs cette dĂ©cision solennelle, la conviction, s’il faut en croire un critique cĂ©lĂšbre [17], n’était pas gĂ©nĂ©rale. L’arrĂȘt de partage, Ă©crivait-il en 1692, subsiste encore aujourd’hui peut-ĂȘtre subsistera-t-il jusqu’à la fin du monde, car la rĂ©publique des lettres n’a point de tribunal souverain qui prononce sans appel. » En cette mĂȘme annĂ©e, 1692, Nodot, officier français, fit imprimer Ă  Rotterdam, chez Leers, une Ă©dition de PĂ©trone, augmentĂ©e de nouveaux fragments. Ils avaient Ă©tĂ©, disait-il, trouvĂ©s Ă  Belgrade en 1688 un heureux hasard lui en avait procurĂ©, en 1690, une copie trĂšs-exacte ; et l’Europe, ajoutait-il, pouvait se glorifier dĂ©sormais de possĂ©der PĂ©trone tout entier. On avait rĂ©clamĂ© contre l’original de Trau jugez si la copie de Belgrade trouva des incrĂ©dules ! MalgrĂ© les lettres flatteuses des acadĂ©mies d’Arles et de NĂźmes, ainsi que de Charpentier, alors directeur de l’AcadĂ©mie française, malgrĂ© les petits vers de quelques poĂ«tes enthousiastes dont Nodot n’avait pas manquĂ© d’enfler son Ă©dition, les nouveaux fragments ne passĂšrent point pour un rare trĂ©sor, comme Nodot se plaisait Ă  les qualifier ; et, quoi qu’en ait dit Charpentier dans une missive latine que peu de personnes s’empressĂšrent de lire, la France, dont les armes victorieuses faisaient alors trembler l’Allemagne, s’honora beaucoup plus par la brillante campagne de 1690, que par la prĂ©tendue dĂ©couverte dont Nodot revendiquait la gloire. L’adversaire le plus obstinĂ© des nouveaux fragments fut BreugiĂšre de Barante, cĂ©lĂšbre avocat de Riom. Dans des observations publiĂ©es en 1694, il prĂ©tendit prouver que ces fragments n’étaient que de maladroites interpolations, ouvrage d’un moderne sans goĂ»t, et facilement reconnaissables Ă  de frĂ©quents gallicismes. Pourquoi d’ailleurs, si le Satyricon de Belgrade Ă©tait entier, n’y retrouvait-on pas, par exemple, le non bene semper olet qui bene semper olet, citĂ© par saint JĂ©rĂŽme comme appartenant Ă  PĂ©trone ? Burmann ne fut pas plus sensible au prĂ©sent que Nodot croyait avoir fait Ă  l’Europe. Il gourmanda mĂȘme assez rudement, sans respect pour les acadĂ©mies, ceux de leurs membres qui s’étaient laissĂ©, disait-il, trop grossiĂšrement surprendre Ă  de trompeuses apparences. Nodot rĂ©pondit en savant courroucĂ© on remarqua dans sa Contre-critique plus de prĂ©somption que de politesse, plus de pĂ©dantisme que de savoir, plus d’injures que de raisons. C’est ainsi que madame Dacier, mais dans une cause meilleure sans doute, avait dĂ©fendu contre Lamotte l’honneur d’HomĂšre, attaquĂ© par les modernes. Il faut avouer pourtant que la derniĂšre objection de BreugiĂšre de Barante n’était pas trop solide. Le pentamĂštre citĂ© par saint JĂ©rĂŽme ne pouvait-il pas avoir fait partie, non du Satyricon, mais de l’Eustion ou de l’Albutia, deux des ouvrages de PĂ©trone mentionnĂ©s par Planciade Fulgence, mais qui ne sont pas venus jusqu’à nous ? C’est aussi la solution qu’en donna Nodot. Quant aux gallicismes, n’en avait-on pas aussi reprochĂ© au fragment de Dalmatie, et n’avait-il pas nĂ©anmoins Ă©tĂ© reconnu pour antique ? Au reste, c’est toujours un mĂ©rite aux yeux de plus d’un lecteur que d’avoir rempli des lacunes. C’est du moins le sentiment de Basnage GrĂące Ă  Nodot, dit-il, la lecture de PĂ©trone est devenue plus commode on ne s’y trouve plus de temps Ă  autre, comme auparavant, dans un pays perdu. La liaison et la suite qui rĂšgnent dĂ©sormais dans le Satyricon, si elles ne sont pas l’ouvrage de son auteur, rendent du moins intelligible ce qui ne l’était pas. » Peu de personnes seront ici de l’avis de Basnage. MalgrĂ© les recherches des savants, PĂ©trone est encore incomplet [18] . Parmi ceux dont l’érudition a consacrĂ© quelques veilles Ă  fixer le vĂ©ritable sens de notre auteur dans les endroits difficiles ou corrompus, on distingue TornĂ©sius, Sambucus, Richard, Muret, Scioppius, Brassican, Junius, Vouwer, Pontanus, Pulman, Barthius, Arnaud, Lundorpius, Binet, Passerat, Lotichius, Goldast, Gonsalle, Hermann, les deux Daniel, les deux Douza, les deux Pithou, Bourdelot, Burmann et Bouhier. PostĂ©rieurement Ă  la plupart de ces commentateurs, l’abbĂ© SĂ©vin a rĂ©tabli un passage de PĂ©trone visiblement altĂ©rĂ© par l’ignorance des copistes, et sur lequel les meilleurs critiques semblent avoir errĂ©. Voici ce qu’on lit Ă  ce sujet dans les MĂ©moires de l’AcadĂ©mie des inscriptions et belles-lettres PĂ©trone, aprĂšs avoir donnĂ© de grands Ă©loges Ă  ces hommes illustres qui avaient consacrĂ© leurs veilles au bien de la sociĂ©tĂ©, ajoute Itaque, Hercula, omnium herbarum succos Democritus expressit ; et ne lapidum virgultorumque vis lateret, Ɠtatem inter experimenta consumpsit. La difficultĂ© roule sur Hercula. On ne rapporte point ici les diffĂ©rentes conjectures que ce mot a fait naĂźtre ; la plupart ne paraissent appuyĂ©es que sur des fondements peu solides. Dans le dessein de rehausser le prix de tant de dĂ©couvertes dues aux soins de DĂ©mocrite, PĂ©trone insinue que les travaux de ce fameux philosophe, dans l’art de la mĂ©decine, pouvaient entrer en parallĂšle avec ceux qui avaient rendu le nom d’Hercule si cĂ©lĂšbre dans la GrĂšce ; et par une comparaison fort Ă  la mode parmi les anciens, PĂ©trone n’aura pas cru pouvoir mieux exprimer sa pensĂ©e qu’en disant, pour dĂ©signer DĂ©mocrite, Hercules alter. C’est lĂ  sans doute ce qu’il faut lire, au lieu d’Hercula, qui ne signifie rien. » L’abbĂ© SĂ©vin appuie son sentiment sur divers passages de Plutarque, de CicĂ©ron et de Pline ; ils prouvent qu’en effet DĂ©mocrite fut souvent assimilĂ© Ă  Hercule. Il est Ă©tonnant qu’une restitution si naturelle et si facile en apparence, n’ait pas Ă©tĂ© proposĂ©e plus tĂŽt. Mais combien de secrets merveilleux ressemblent Ă  l’Ɠuf de Christophe Colomb ! Outre le Satyricon, Scaliger, Daniel et dom Rivet attribuent Ă  notre PĂ©trone l’Eustion, l’Albutia, et les petits poĂ«mes connus sous le nom de PriapĂ©es Lusus in Priapum, ainsi que les Ă©pigrammes revendiquĂ©es par les diffĂ©rents PĂ©trone, et dont Lotichius a grossi son recueil. Cependant Tillemont fait auteur de la plupart d’entre elles le poĂ«te Optatien Porphyre, qu’il ne faut pas confondre avec Porphyre le philosophe. Selon RaphaĂ«l de Volterre, on doit aussi faire honneur Ă  PĂ©trone d’un grand nombre de Fragments poĂ©tiques sur la mĂ©decine ; mais, comme l’observe Conrad Gesner, il est Ă©vident que l’on confond ici PĂ©trone avec Petrichius, qui, au rapport de Pline, a Ă©crit en vers sur les matiĂšres mĂ©dicales. Enfin, La Monnoie donne, sans hĂ©siter, Ă  PĂ©trone, la jolie Ă©pigramme latine de la Boule de neige, qu’Antoine Govea s’est appropriĂ©e, page 11 de son Recueil, imprimĂ© Ă  Lyon en 1540, chez SĂ©bastien Gryphius. Les bibliomanes, qui dĂ©sireraient avoir sous les yeux une nomenclature plus Ă©tendue des diverses Ă©ditions de PĂ©trone, peuvent consulter l’Histoire de la littĂ©rature française, par Labastide et d’Ussieux. II DES PRINCIPALES TRADUCTIONS FRANÇAISES DE PÉTRONE. Il semble qu’un auteur aussi galant que PĂ©trone ne pouvait manquer de trouver en France beaucoup de traducteurs ou d’imitateurs. Cependant nous ne sommes pas trĂšs riches de ce cĂŽtĂ©. Le premier morceau du Satyricon que l’on ait fait passer en notre langue est la Matrone d’ÉphĂšse, et c’est un moine qui s’en avisa. On la trouve sous le titre de Fable du chevalier et de la femme veuve, dans celles d’Ésope, d’Avianus et du Poge, publiĂ©es en français, l’an 1475, par frĂšre Julien des Augustins de Lyon, docteur en thĂ©ologie. Comme il n’existe point d’édition de PĂ©trone qui date de si loin, frĂšre Julien avait probablement tirĂ© cette fable de quelque manuscrit du Satyricon, enseveli dans la bibliothĂšque de son couvent ; mais il n’en dit rien. C’est sur le mĂȘme Ă©pisode que Brinon de Baumartin bĂątit, en 1614, sa tragi-comĂ©die de l’ÉphĂ©sienne. On en trouve aussi une imitation dans le QuatriĂšme discours de BrantĂŽme sur les femmes galantes ; une autre dans la trente-quatriĂšme lettre du Recueil Ă©pistolaire de MĂ©rĂ©. Tout le monde sait que La Fontaine a fait de la Matrone d’ÉphĂšse l’un de ses plus jolis contes. Saint-Évremond s’est Ă©galement amusĂ© Ă  traduire ce passage cĂ©lĂšbre sa traduction, assez littĂ©rale, est en prose, et suit immĂ©diatement sa Dissertation sur PĂ©trone. Elle a trouvĂ© un nouveau traducteur dans Lavaleterie [19] . On doit encore Ă  ce dernier une imitation du dĂ©but de PĂ©trone contre les dĂ©clamateurs. FrĂ©ron, dans ses Opuscules, a traduit le mĂȘme fragment. PrĂ©pĂ©tit de Grammont a mis en vers français ceux que dĂ©clame Agamemnon sur la poĂ©sie latine. Ces diffĂ©rents essais sont agrĂ©ables Ă  lire ; mais ils sont loin de soutenir la comparaison avec l’original, dont ils ne sont qu’une faible copie ; j’en excepte le conte de La Fontaine. Dans son Histoire amoureuse des Gaules, Bussy-Rabutin introduit le comte de Guiche racontant sa dolente aventure avec la comtesse d’Olonne. Ses rendez-vous, ses dĂ©sirs, son impatience amoureuse cruellement trompĂ©e par ses sens en dĂ©faut, ses serments de rĂ©parer sa faute, sa rechute involontaire, l’emportement de sa maĂźtresse, tout, jusqu’aux lettres des deux amants, est une traduction littĂ©rale des Amours de PolyƓnos et de CircĂ©. Rabutin n’avait point indiquĂ© la source oĂč sa plume trop maligne avait puisĂ© les parties offensĂ©es ne prirent point la raillerie, comme Joconde, en vĂ©ritables gens de cour. L’indiscret plagiaire pouvait acheter sa grĂące, en dĂ©celant dans PĂ©trone le principal et le premier coupable ; mais l’amour-propre du bel-esprit l’emporta ; il ne dit rien, et son silence lui valut la Bastille et l’exil. Nul peut-ĂȘtre n’était plus capable de faire parler PĂ©trone en français que Bussy-Rabutin. On assure qu’il l’avait entrepris de concert avec le marĂ©chal de Vivonne et le cĂ©lĂšbre abbĂ© de la Trappe ; mais les scrupules tardifs du dernier firent Ă©chouer ce projet. Il n’est personne qui ne connaisse la traduction en vers du poĂ«me de la Guerre civile, donnĂ©e en 1737 par le prĂ©sident Bouhier. Le public applaudit alors Ă  son Ă©lĂ©gance ; on y voudrait aujourd’hui plus de chaleur ; mais la critique la plus sĂ©vĂšre ne contestera jamais aux notes qui l’accompagnent le mĂ©rite du goĂ»t le plus pur et de l’érudition sans faste. Parmi les mille et une traductions dont l’infatigable abbĂ© de Marolles fit gĂ©mir les presses de son siĂšcle, on compte une version en prose du festin de Trimalchion, publiĂ©e en 1677, et non moins plate qu’infidĂšle. Goujet attribue encore Ă  l’abbĂ© de Marolles le PĂ©trone en vers français, imprimĂ© chez Barbin en 1667, d’aprĂšs l’édition latine de GabbĂ©ma. Marolles, dont la modestie n’était pas la vertu favorite, et qui se vantait avec complaisance d’avoir enfantĂ© cent trente trois mille cent vingt-quatre vers, se dĂ©guisa pourtant, dans ce recueil, sous les lettres M. L. D. B. ; mais il aurait dĂ» condamner ses vers maussades Ă  l’oubli, comme alors il y condamna son nom. On prĂ©tend, ajoute Goujet, que François Galaup de Chasteuil, Provençal, homme de beaucoup d’esprit, mort en 1678, avait traduit tout ce qui nous reste de PĂ©trone ; et Gui-Patin parle, dans ses Lettres, d’un savant qui, aprĂšs avoir rempli les lacunes du Satyricon, ne put obtenir la permission d’en publier une Ă©dition latine et française. Les Ă©diteurs des poĂ©sies de Lainez attribuent Ă  cet aimable Ă©picurien une traduction complĂšte du Satyricon ; elle s’est perdue manuscrite, et l’on ne peut que regretter cette perte. Les Fragments d’histoire et de littĂ©rature, imprimĂ©s Ă  la Haye, en 1706, parlent d’une autre traduction anonyme de la premiĂšre partie du Festin de Trimalchion, publiĂ©e en 1687. Le traducteur, dit-on dans ces Fragments, a trouvĂ© le secret de changer un auteur trĂšs-impur en un poĂ«te trĂšs-chaste, qui peut ĂȘtre lu par les dĂ©votes mĂȘmes dans leurs moments de loisir. » Beau service rendu Ă  PĂ©trone ! Fabricius, dans sa BibliothĂšque latine, fait mention d’une traduction plus complĂšte par Venette, auteur du Tableau de l’amour conjugal. Elle parut Ă  Amsterdam en 1697 ; mais elle Ă©tait dĂ©jĂ  devenue si rare au bout de quelques annĂ©es, que les compilateurs de l’Histoire littĂ©raire de France, malgrĂ© toutes leurs recherches, ne purent, de leur aveu mĂȘme, s’en procurer un seul exemplaire. Ce savant mĂ©decin avait aussi composĂ© un dictionnaire raisonnĂ© du Satyricon, pour en faciliter l’intelligence il est restĂ© manuscrit. Il est plus aisĂ© de se procurer la traduction du Festin de Trimalchion [20] , donnĂ©e par Lavaur, en 1726, sous le titre d’Histoire secrĂšte de NĂ©ron. Les notes et la prĂ©face en sont la partie la plus estimable. Nodot, dĂ©jĂ  connu par ses Fragments de Belgrade, voulut avoir l’honneur d’enrichir le public de ce qu’il appelait une traduction entiĂšre du Satyricon. Sa premiĂšre Ă©dition parut, en 1694, Ă  Cologne ; la seconde, plus estimĂ©e, est de 1713, Ă  Paris. On ne peut nier qu’il n’ait assez fidĂšlement rendu les pensĂ©es de l’original ; mais sa prose dĂ©nuĂ©e de grĂące et ses vers prosaĂŻques n’ont fait de PĂ©trone qu’un squelette pour ceux qui ne peuvent l’admirer dans sa langue. Ses notes historiques et critiques supposent plus de connaissance des usages antiques que d’habitude Ă  sentir les beautĂ©s des anciens. Son Ă©dition a du moins cela de recommandable pour les esprits superficiels, qu’elle est la seule qui rĂ©unisse Ă  un texte sans lacune apparente une traduction assez exacte, quoique fort maussade. En 1742 parut Ă  Londres, chez Nourse, une traduction nouvelle de PĂ©trone, par Dujardin, cachĂ© sous le nom de BoisprĂ©aux. Il a suivi, comme Nodot, le texte de Belgrade ; mais il s’est dispensĂ© de le joindre Ă  sa traduction. Elle est plus Ă©lĂ©gante, plus vive, plus enjouĂ©e que celle de son prĂ©dĂ©cesseur ; mais BoisprĂ©aux, moins fidĂšle que lui, tronque souvent l’original, mĂȘme dans sa prose, ce qui ne peut s’excuser. Sa plume, qu’il croit l’épĂ©e d’Alexandre, coupe le nƓud gordien qu’il eĂ»t fallu dĂ©lier. Est-ce pour se dĂ©rober au dĂ©savantage de la comparaison que BoisprĂ©aux a privĂ© du texte les admirateurs de PĂ©trone [21] ? Ce qui me plairait le plus dans son ouvrage serait la prĂ©face, si elle ne pouvait passer pour un plagiat de Saint-Évremond, qu’il ne daigne pas nommer. La derniĂšre traduction de PĂ©trone que je connaisse est celle de Durand, publiĂ©e par GĂ©rard, Paris, 1803 ; elle n’est pas plus exacte que celle de BoisprĂ©aux comme lui, le nouveau traducteur allonge, tronque l’original Ă  sa fantaisie, au point de le rendre quelquefois mĂ©connaissable. J’allais augmenter cette dissertation d’un beau chapitre sur la morale de PĂ©trone ; mais, me suis-je dit, ce titre seul menacerait d’un sermon, et ce siĂšcle n’aime pas les sermons. J’ai donc dĂ©chirĂ© mon chapitre. T. PÉTRONE LE SATYRICON DE T. PÉTRONE CHEVALIER ROMAIN __________ CHAPITRE I. Il y a bien longtemps que je vous promets le rĂ©cit de mes aventures ; je veux tenir aujourd’hui ma parole. Puisque nous voici rĂ©unis, moins pour nous livrer Ă  des dissertations savantes, que pour ranimer par des contes plaisants la gaietĂ© de nos entretiens, profitons, mes amis, de l’heureuse occasion qui nous rassemble. Fabricius VĂ©jento vient de vous entretenir, en homme d’esprit, des impostures sacerdotales. Il vous a peint les prĂȘtres prĂ©parant Ă  loisir leurs fureurs prophĂ©tiques, ou commentant avec impudence des mystĂšres qu’ils ne comprennent point. Mais[1] est-elle moins plaisante, la manie des dĂ©clamateurs ? Entendez-les s’écrier — Ces blessures honorables, c’est pour la libertĂ© que je les ai reçues ! Cet Ɠil qui me manque, c’est pour vous que je l’ai perdu ! Qui me donnera un guide pour me conduire vers mes enfants ? mes genoux cicatrisĂ©s[2] flĂ©chissent sous le poids de mon corps ! — Tant d’emphase serait supportable, si elle ouvrait Ă  leurs Ă©lĂšves la route de l’éloquence ; mais cette enflure de style, ce jargon sentencieux, Ă  quoi servent-ils ? Les jeunes gens, lorsqu’ils dĂ©butent au barreau, se croient transportĂ©s dans un nouveau monde. Ce qui fait de nos Ă©coliers autant de maĂźtres sots, c’est que tout ce qu’ils voient et entendent dans les Ă©coles ne leur offre aucune image de la sociĂ©tĂ©. Sans cesse on y rebat leurs oreilles de pirates en embuscade sur le rivage et prĂ©parant des chaĂźnes Ă  leurs captifs ; de tyrans dont les barbares arrĂȘts condamnent des fils Ă  dĂ©capiter leurs propres pĂšres ; d’oracles dĂ©vouant Ă  la mort trois jeunes vierges, et quelquefois plus, pour le salut des villes dĂ©peuplĂ©es par la peste. C’est un dĂ©luge de pĂ©riodes mielleuses agrĂ©ablement arrondies actions et discours, tout est saupoudrĂ© de sĂ©same et de pavot. CHAPITRE II. Nourri de pareilles fadaises, comment leur goĂ»t pourrait-il se former ? un cuistre sent toujours sa cuisine[1]. Ne vous en dĂ©plaise, Ô rhĂ©teurs, c’est de vous que date la chute de l’éloquence. En rĂ©duisant le discours Ă  une harmonie puĂ©rile, Ă  de vains jeux de mots, vous en avez fait un corps sans Ăąme, un squelette. On n’exerçait pas encore la jeunesse Ă  ces dĂ©clamations, quand le gĂ©nie des Sophocle et des Euripide crĂ©a pour la scĂšne un nouveau langage. Un pĂ©dant, croupi dans la poussiĂšre des classes, n’étouffait point encore le talent dans son germe, quand la muse de Pindare et de ses neuf rivaux osa faire entendre des chants dignes d’HomĂšre[2]. Et, sans citer les poĂ«tes, je ne vois point que Platon ni DĂ©mosthĂšne se soient exercĂ©s dans ce genre de composition. Semblable Ă  une vierge pudique, la vĂ©ritable Ă©loquence ne connaĂźt point le fard. Simple et modeste, elle s’élĂšve naturellement, et n’est belle que de sa propre beautĂ©. C’est depuis peu que ce dĂ©bordement d’expressions boursouflĂ©es a refluĂ© de l’Asie dans AthĂšnes. Astre malin, son influence meurtriĂšre a comprimĂ© chez la jeunesse les Ă©lans du gĂ©nie, et dĂšs lors les sources de la vĂ©ritable Ă©loquence se sont taries. À dater de cette Ă©poque, quel historien approcha de la perfection de Thucydide, de la renommĂ©e d’HypĂ©ride ? Citez-moi un seul vers oĂč le bon goĂ»t Ă©tincelle tous ces avortons littĂ©raires ressemblent Ă  ces insectes qu’un seul jour voit naĂźtre et mourir. La peinture a eu le mĂȘme sort, depuis que la prĂ©somptueuse Égypte abrĂ©gea les procĂ©dĂ©s et les rĂšgles de cet art sublime. — Je tenais un jour Ă  peu prĂšs ce langage, quand Agamemnon s’approcha de nous, et, d’un Ɠil curieux, chercha Ă  savoir quel Ă©tait l’orateur que la foule Ă©coutait avec tant d’attention. CHAPITRE III. Impatient de m’entendre pĂ©rorer si longtemps sous le portique, tandis qu’il venait de s’enrouer sans succĂšs dans sa classe, Agamemnon m’adressa ainsi la parole — Jeune homme, vos expressions ne sont pas dans le goĂ»t du jour. Vous avez du bon sens, qualitĂ© rare Ă  votre Ăąge ; je veux vous dĂ©voiler les secrets de mon art. Le vice de nos leçons n’est point la faute des professeurs. Devant des tĂȘtes sans cervelle, il faut bien qu’on dĂ©raisonne. Comme l’a dit CicĂ©ron, si l’enseignement n’est point agrĂ©able Ă  l’élĂšve, le maĂźtre reste bientĂŽt sans auditeurs. » Ainsi l’adroit parasite, qui veut ĂȘtre admis Ă  la table du riche, prĂ©pare d’avance un choix de contes agrĂ©ables pour les convives il ne peut parvenir Ă  son but sans tendre un piĂšge aux oreilles de ses auditeurs. Autrement, il en est du maĂźtre d’éloquence comme du pĂȘcheur qui, faute d’attacher Ă  ses hameçons l’appĂąt le plus propre Ă  attirer le poisson, se morfond sur un rocher, sans espoir de butin. CHAPITRE IV. Ainsi donc le blĂąme doit retomber sur les parents seuls, eux qui redoutent pour leurs enfants une Ă©ducation mĂąle et sĂ©vĂšre. Ils commencent par sacrifier, comme le reste, leur espĂ©rance mĂȘme Ă  l’ambition ; ensuite, pour arriver plus promptement au but de leurs dĂ©sirs, ils lancent dans le barreau ces apprentis orateurs ; et l’éloquence dont l’homme mĂ»r peut Ă  peine, de leur propre aveu, atteindre la hauteur, ils la rapetissent Ă  la taille d’un marmot. Avec plus de patience, les Ă©tudes seraient mieux graduĂ©es ; on verrait une jeunesse studieuse Ă©purer insensiblement son goĂ»t par la mĂ©ditation des bons livres, plier peu Ă  peu son Ăąme au joug de la sagesse, corriger impitoyablement son style, et Ă©couter avec une attention soutenue les modĂšles qu’elle veut imiter ; enfin, on la verrait refuser son admiration Ă  tout ce qui sĂ©duit ordinairement l’enfance. C’est alors que l’éloquence reprendrait et sa noblesse et son imposante majestĂ©. Mais aujourd’hui ces mĂȘmes hommes qui, dans leur enfance, traitent l’étude comme un jeu, dans leur adolescence sont la fable du barreau, et, pour comble de folie, parvenus Ă  la vieillesse, ne veulent point convenir du vice de leur premiĂšre Ă©ducation. Ce n’est pas que j’improuve tout Ă  fait cet art facile d’improviser, dont Lucilius est le pĂšre[1] ; je vais moi-mĂȘme vous en donner un exemple de ma façon CHAPITRE V. Le gĂ©nie est enfant de la frugalitĂ©. Toi dont l’orgueil aspire Ă  l’immortalitĂ©, De la table des grands fuis le luxe perfide. Les vapeurs de Bacchus offusquent la raison, _______Et la vertu rigide Devant le vice heureux, craint de courber son front. On ne doit point te voir assis sur un théùtre, ____CouronnĂ© de honteuses fleurs, Aux applaudissements d’une foule idolĂątre ____MĂȘler d’indĂ©centes clameurs. L’honneur t’appelle Ă  Naple ou dans le sein d’AthĂšne LĂ , ton premier encens fume pour Apollon, Et tu bois Ă  longs traits l’onde castalienne. Vers Socrate bientĂŽt la sagesse t’entraĂźne ;____Et dĂ©jĂ  ta main plus certaine, Saisit avec succĂšs la plume de Platon,____Ou les foudres de DĂ©mosthĂšne. À ton goĂ»t Ă©purĂ© le Parnasse latin Peut offrir Ă  son tour les plus parfaits modĂšles, Soit que ta lyre chante ou les guerres cruelles, Ou des fils de PĂ©lops le tragique festin. Virgile des hĂ©ros Ă©ternisa la gloire ; LucrĂšce Ă  la nature arracha son bandeau ;____CicĂ©ron tonnait au barreau ; Tacite des tyrans a flĂ©tri la mĂ©moire
. Pour Ă©galer un jour ces Ă©crivains ; c’est la source fĂ©conde D’oĂč tes vers, Ă  plein bord, couleront comme l’onde____D’un fleuve impĂ©tueux. CHAPITRE VI. Tandis que j’écoutais avidement Agamemnon, Ascylte m’avait quittĂ© sans que je m’en aperçusse. Tout en rĂ©flĂ©chissant sur cette longue tirade, je vis le portique subitement inondĂ© d’une troupe de jeunes Ă©tudiants. Ils venaient sans doute d’assister Ă  je ne sais quelle harangue qu’avait improvisĂ©e certain rhĂ©teur, en rĂ©ponse Ă  celle d’Agamemnon. L’un en critiquait les pensĂ©es, l’autre en tournait le style en ridicule, un troisiĂšme n’y trouvait ni plan, ni mĂ©thode. Moi, profitant de l’occasion, je m’esquive parmi la foule ; et me voilĂ  Ă  la poursuite de mon fugitif. Grand Ă©tait mon embarras ; les chemins m’étaient peu connus, et j’ignorais oĂč Ă©tait situĂ©e notre auberge. AprĂšs bien des dĂ©tours, je revenais toujours au point d’oĂč j’étais parti. Enfin, extĂ©nuĂ© de fatigue, inondĂ© de sueur, j’aborde une petite vieille qui vendait de grossiers lĂ©gumes. CHAPITRE VII. — Bonne mĂšre, lui dis-je, ne sauriez-vous point oĂč je demeure ? — Cette naĂŻvetĂ© la fit sourire. — Pourquoi non ? rĂ©pond-elle gaiement. — AussitĂŽt elle se lĂšve et marche devant moi. Je la suis, tentĂ© de la croire inspirĂ©e. ArrivĂ©s ensemble vers une ruelle obscure, la vieille leva le rideau d’une porte ; puis — VoilĂ  sans doute votre logis. — Je m’en dĂ©fendis, comme on pense. Pendant notre altercation, j’aperçois entre deux rangs d’écriteaux, et, au milieu de femmes nues, des promeneurs mystĂ©rieux. Trop tard alors je reconnus le piĂšge j’étais dans une maison de prostitution. Furieux contre la maudite vieille, je me couvre la tĂȘte d’un pan de ma robe ; et me voilĂ  courant de toute ma force Ă  travers cette infĂąme demeure, jusqu’à l’issue opposĂ©e. Je touchais au seuil de la porte, quand tout Ă  coup je donne du nez contre Ascylte. Le malheureux Ă©tait non moins fatiguĂ©, non moins mourant que moi. On eĂ»t dit que la vieille sorciĂšre avait pris Ă  tĂąche de nous rassembler lĂ  tous les deux. Je ne pus m’empĂȘcher de l’aborder en riant. — Eh ! bonjour, m’écriai-je ; que fais-tu donc dans cette honnĂȘte maison ? CHAPITRE VIII. — HĂ©las ! rĂ©pondit-il, en essuyant la sueur de son visage, si tu savais ce qui m’est arrivĂ© ! — Bon ! rĂ©pliquai-je, qu’y a-t-il de nouveau ? — Ascylte, d’une voix presque Ă©teinte, reprit en ces termes j’errais de rue en rue sans pouvoir retrouver mon gĂźte. Un vieillard d’un extĂ©rieur vĂ©nĂ©rable m’aborde, et, voyant mon inquiĂ©tude, s’offre obligeamment Ă  me remettre sur la voie. J’accepte ; nous traversons plusieurs rues dĂ©tournĂ©es, et nous voilĂ  dans cette maison. À peine arrivĂ©s, cet homme tire sa bourse d’une main, et de l’autre
. L’infĂąme ! il ose marchander mon dĂ©shonneur au poids de l’or. DĂ©jĂ  la digne hĂŽtesse de ce lieu avait reçu le prix d’un cabinet ; dĂ©jĂ  notre satyre me pressait d’un bras impudique. Sans la vigueur de ma rĂ©sistance, mon cher Encolpe, vous m’entendez
. ! — Pendant ce rĂ©cit d’Ascylte, survient prĂ©cisĂ©ment le vieillard en question, accompagnĂ© d’une femme assez jolie. S’adressant Ă  Ascylte — Dans cette chambre, dit-il, le plaisir vous attend ; rassurez-vous sur le genre du combat, le choix du rĂŽle est Ă  votre disposition. — La jeune femme, de son cĂŽtĂ©, me pressait Ă©galement de consentir Ă  la suivre. Nous nous laissĂąmes tenter ; et, sur les pas de nos guides, nous traversĂąmes plusieurs salles, théùtres lubriques des jeux de la voluptĂ©. À la fureur des combattants, on les eĂ»t crus ivres de satyrion[1]. À notre aspect, ils redoublĂšrent de postures lascives, pour nous engager Ă  les imiter. Tout Ă  coup l’un d’eux retrousse sa robe jusqu’à la ceinture, et, se prĂ©cipitant sur Ascylte, le renverse sur un lit voisin, et veut lui faire violence. Je vole au secours du pauvre patient, et nos efforts rĂ©unis triomphent sans peine de ce brutal assaillant. Ascylte gagne aussitĂŽt la porte et s’enfuit, me laissant seul en butte aux attaques de leur dĂ©bauche effrĂ©nĂ©e ; mais, supĂ©rieur en force et en courage, je sortis sain et sauf de ce nouvel assaut. CHAPITRE IX. Je parcourus presque toute la ville avant de retrouver mon gĂźte. Enfin, comme Ă  travers un Ă©pais brouillard, j’aperçus au coin d’une rue Giton debout sur la porte d’une auberge c’était la nĂŽtre. J’entre, il me suit. — Mon ami, lui dis-je, qu’avons-nous pour dĂźner ? — Pour toute rĂ©ponse, Giton s’assied sur le lit ; et ses larmes, qu’il essuie vainement, coulent en abondance. Ému de sa douleur, j’en veux connaĂźtre le sujet il s’obstine au silence ; j’insiste ; aux priĂšres je mĂȘle les menaces ; il se rend enfin ; et montrant Ascylte — Cet ami si fidĂšle[1], dit-il, ce compagnon de vos plaisirs, Ascylte a devancĂ© ici votre venue. Me trouvant seul, il a voulu faire outrage par la force Ă  ma pudeur. J’ai criĂ© Ă  la violence ; mais lui, tirant son Ă©pĂ©e Si tu fais la LucrĂšce, m’a-t-il dit, tu as trouvĂ© ton Tarquin. » — À ces mots, peu s’en fallut que je n’arrachasse les yeux au perfide. — Que rĂ©pondras-tu, m’écriai-je, infĂąme dĂ©bauchĂ©, plus vil que les plus viles courtisanes ! toi dont la bouche mĂȘme ne craint point de se souiller de la façon la plus honteuse ! — Ascylte affecte alors une indignation qu’il ne sentait guĂšre ; et, agitant ses bras d’une maniĂšre menaçante, il le prend sur un ton beaucoup plus haut que le mien — Oses-tu parler, vil gladiateur ! s’écrie-t-il Ă  son tour ; toi, lĂąche assassin de ton hĂŽte ! qui n’es Ă©chappĂ© que par miracles aux charniers de l’amphithéùtre ! Oses-tu parler, toi, voleur de nuit, qui, mĂȘme lorsque tu n’étais pas encore rĂ©duit Ă  l’impuissance, n’as jamais Ă©tĂ© aux prises avec une femme honnĂȘte ! toi qui, dans certain bosquet, m’as fait servir un jour de GanymĂšde Ă  ta lubricitĂ©, comme cet enfant t’en sert aujourd’hui dans ce cabaret. — Mais, repris-je, pourquoi t’esquiver pendant mon entretien avec Agamemnon ? CHAPITRE X. — ImbĂ©cile ! que voulais-tu que je fisse lĂ  ? Je mourais de faim ; pouvais-je m’arrĂȘter Ă  Ă©couter les sornettes d’un pĂ©dant, les rĂȘves d’un visionnaire ? Le scrupule te sied bien, quand, pour escroquer un souper, tu t’es fait le prĂŽneur d’un mĂ©chant poĂ«te. — Peu Ă  peu cette ridicule dispute se tourna en plaisanterie. Nous commençùmes Ă  parler plus doucement d’autres choses. Au fond pourtant la perfidie d’Ascylte ne me laissait pas sans rancune. — Tiens, lui dis-je, toute rĂ©flexion faite, nos humeurs ne sympathisent point. Partant, faisons deux lots de notre petit bagage, et que chacun de nous aille tenter fortune de son cĂŽtĂ©. Nous pouvons nous flatter l’un et l’autre de quelque mĂ©rite littĂ©raire ; mais, pour ne pas aller sur tes brisĂ©es, je chercherai quelque autre profession ; autrement, ce serait entre nous chaque jour de nouveaux dĂ©bats, et nous serions bientĂŽt la fable de toute la ville. — Soit, rĂ©pond Ascylte. Mais nous sommes invitĂ©s ce soir Ă  un grand souper en notre qualitĂ© de savants ; ne perdons pas une soirĂ©e si agrĂ©able, et demain, puisque vous le voulez, je saurai me pourvoir d’un gĂźte et d’un mignon. — Pourquoi remettre Ă  demain, rĂ©pliquai-je, cet arrangement qui nous convient Ă  tous deux ? — C’est l’amour qui me faisait dĂ©sirer si ardemment cette sĂ©paration. Depuis longtemps j’aspirais Ă  me dĂ©barrasser d’un tĂ©moin importun pour me livrer sans contrainte Ă  ma passion pour Giton. — Ascylte, piquĂ© au vif, sortit brusquement sans dire mot. Son dĂ©part prĂ©cipitĂ© Ă©tait d’un sinistre augure. Connaissant l’emportement de ce jeune homme, et la fougue de ses passions, je le suivis pour observer ses dĂ©marches et dĂ©jouer ses projets ; mais il se dĂ©roba bientĂŽt Ă  ma vue, et toutes mes recherches furent inutiles. CHAPITRE XI. AprĂšs avoir furetĂ© dans tous les quartiers de la ville, je rentrai au logis, et je me consolai dans les bras de Giton. Je l’enlaçai des plus Ă©troits embrassements, et mon bonheur, Ă©gal Ă  mes dĂ©sirs, fut vĂ©ritablement digne d’envie. Nous prĂ©ludions Ă  de nouveaux plaisirs, quand, arrivant Ă  pas de loup, Ascylte enfonce la porte avec fracas, et nous surprend, Giton et moi, au milieu de nos plus vives caresses. AussitĂŽt, remplissant notre Ă©troite demeure de ses Ă©clats de rire et de ses applaudissements, le perfide lĂšve gravement le manteau qui nous couvrait — Ah ! ah ! dit-il, que faisiez-vous lĂ , homme de bien[1] ? Quoi ! logĂ©s Ă  deux sous la mĂȘme couverture ! — Non content de ces sarcasmes, le coquin dĂ©tache sa ceinture de cuir, et le voilĂ  qui m’étrille, non de main morte, en ajoutant insolemment — Cela t’apprendra une autre fois Ă  ne pas rompre avec Ascylte ! — Tant d’audace m’atterra. Il fallut bien digĂ©rer en silence les Ă©pigrammes et les coups. Je pris donc la chose en plaisanterie c’était le plus prudent ; sans cela il eĂ»t fallu en venir Ă  un combat sĂ©rieux avec mon rival. Ma fausse gaietĂ© l’apaisa. — Encolpe, me dit-il en souriant, tu t’endors dans la mollesse, et tu ne songes pas que l’argent nous manque ! Ce qui nous reste est peu de chose. La ville n’offre aucune ressource dans les beaux jours ; la campagne nous sera, j’espĂšre, plus propice ; allons voir nos amis. — Quelque dur qu’il me fĂ»t d’avaler ainsi la pilule, je fis de nĂ©cessitĂ© vertu. Giton se chargea de notre mince bagage ; nous sortĂźmes de la ville, et nous nous dirigeĂąmes vers le chĂąteau de Lycurgue, chevalier romain. Ascylte avait eu jadis des bontĂ©s pour lui ; il nous reçut d’une maniĂšre affable ; nous trouvĂąmes bonne compagnie, et nous y passĂąmes le temps trĂšs-agrĂ©ablement. Parmi les femmes rĂ©unies en ce lieu, TryphĂšne Ă©tait la plus jolie. Elle Ă©tait venue avec un patron de vaisseau nommĂ© Lycas, possesseur de quelques domaines sur le bord de la mer. Si la table de Lycurgue n’était pas splendide, sa maison de campagne, en rĂ©compense, nous offrit Ă  profusion tous les autres plaisirs. Vous saurez d’abord que l’amour prit soin de nous assortir par couples. TryphĂšne Ă©tait belle elle me plut, et ne se montra pas rebelle Ă  mes vƓux. Mais, Ă  peine goĂ»tions-nous ensemble les premiers plaisirs, quand Lycas, s’écriant que je lui volais sa maĂźtresse, s’avisa d’exiger que je la remplaçasse auprĂšs de lui. Leur intrigue commençait Ă  vieillir, et il me proposa gaiement de l’indemniser par cet Ă©change. BientĂŽt son caprice pour moi devint une vĂ©ritable persĂ©cution ; mais mon cƓur brĂ»lait pour TryphĂšne, et je fermais l’oreille aux propositions de Lycas. Le refus irritant ses dĂ©sirs, il me suivait partout. Une nuit, il pĂ©nĂštre dans ma chambre ; se voyant rebutĂ©, il passe des priĂšres Ă  la violence mes cris furent si aigus, qu’ils rĂ©veillĂšrent les valets ; et, grĂące au secours de Lycurgue, j’échappai sain et sauf aux attaques de ce brutal. Voyant que la maison de Lycurgue opposait trop d’obstacles Ă  ses desseins, Lycas voulut m’attirer chez lui. Sur mon refus, il m’en fit de nouveau prier par TryphĂšne. Cette complaisance coĂ»ta d’autant moins Ă  la belle, qu’elle se flattait de trouver chez Lycas plus de libertĂ©. Je suivis enfin l’impulsion de l’amour, et voici ce que nous dĂ©cidĂąmes Lycurgue gardait Ascylte son ancien goĂ»t pour lui s’était rĂ©veillĂ© ; Giton et moi nous devions suivre Lycas. Il fut en outre convenu, entre Ascylte et moi, que le butin que chacun de nous pourrait faire dans l’occasion appartiendrait de droit Ă  la masse commune. Ravi de cet arrangement, l’impatient Lycas hĂąta notre dĂ©part. Nous prĂźmes donc sur le champ congĂ© de nos amis, et nous arrivĂąmes le mĂȘme jour chez Lycas. Il avait si bien pris ses mesures qu’il Ă©tait placĂ© Ă  cĂŽtĂ© de moi dans la route, et TryphĂšne, prĂšs de Giton. Il connaissait l’inconstance de cette femme ; c’était un piĂ©ge qu’il lui tendait ; elle y fut prise. PrĂšs de cet aimable enfant, le cƓur de TryphĂšne fut bientĂŽt en feu. Je ne tardai point Ă  m’en apercevoir ; et Lycas, comme on peut le croire, ne cherchait point Ă  m’en dissuader. Cette circonstance introduisit dans notre commerce moins de froideur de ma part, ce qui le combla de joie. Il espĂ©rait que le dĂ©pit me ferait oublier l’infidĂšle, et qu’il gagnerait sur mon cƓur ce qu’elle y perdait de son empire. Telle Ă©tait notre situation rĂ©ciproque chez Lycas. Si TryphĂšne se consumait d’amour pour Giton, Giton le lui rendait de son mieux, et leur flamme mutuelle Ă©tait un double tourment pour moi. Cependant Lycas, pour me plaire, inventait chaque jour de nouveaux plaisirs. Sa jeune Ă©pouse, l’aimable Doris, les embellissait en les partageant ; et ses grĂąces chassĂšrent enfin TryphĂšne de mon cƓur. Mes yeux languissants firent bientĂŽt Ă  Doris l’aveu de mon amour ; et ses regards plus animĂ©s me promirent un doux retour. Cette Ă©loquence muette, plus rapide, plus expressive que la parole, fut seule pendant quelque temps l’interprĂšte discret de nos dĂ©sirs. La jalousie de Lycas ne m’avait point Ă©chappĂ©, et l’amoureuse Doris ne pouvait ĂȘtre la dupe des attentions de son mari pour moi ; c’est ce qui nous forçait au silence. DĂšs notre premiĂšre entrevue, elle me communiqua ses soupçons. En avouant de bonne foi ce qu’il en Ă©tait, je fis adroitement valoir auprĂšs d’elle la rĂ©sistance sĂ©vĂšre que j’avais toujours opposĂ©e Ă  son mari. Mais, admirez les ressources de l’esprit fĂ©minin ! — Usons de ruse, me dit-elle ; et, pour possĂ©der Doris, souffrez que Lycas vous possĂšde. — Je suivis ce conseil, et je m’en trouvai bien. Cependant Giton, Ă©puisĂ© par TryphĂšne, tĂąchait de rĂ©parer ses forces par un peu de repos. L’inconstante alors revint Ă  moi. Mes rebuts changĂšrent son amour en fureur. Sans cesse attachĂ©e Ă  mes pas, elle eut bientĂŽt dĂ©couvert ma double intrigue avec les deux Ă©poux. Le goĂ»t du mari pour moi ne la sevrait de rien ; elle s’en inquiĂ©ta peu, mais elle rĂ©solut de troubler mes amours furtifs avec Doris. Elle court chez Lycas, et lui dĂ©voile tout le mystĂšre. DĂ©jĂ  la jalousie de cet homme, plus forte que son amour, mĂ©ditait une vengeance Ă©clatante. Heureusement Doris fut prĂ©venue Ă  temps par l’une des femmes de sa rivale, et, pour conjurer l’orage, nous suspendĂźmes nos rendez-vous et nos plaisirs. IndignĂ© de la perfidie de TryphĂšne et de l’ingratitude de Lycas, je rĂ©solus de quitter la place. L’occasion Ă©tait d’autant plus favorable que, la veille, un vaisseau richement chargĂ© d’offrandes pour la fĂȘte d’Isis avait Ă©chouĂ© sur la cĂŽte voisine. Je tins lĂ -dessus conseil avec Giton. Mon dessein ne pouvait que lui plaire ; car son Ă©tat de faiblesse ne lui valait plus auprĂšs de TryphĂšne que des dĂ©dains. Le lendemain donc, dĂšs la pointe du jour, nous gagnĂąmes le rivage de la mer. Nous montĂąmes Ă  bord d’autant plus aisĂ©ment que nous Ă©tions dĂ©jĂ  connus des gens prĂ©posĂ©s par Lycas Ă  la garde du navire. Pour mieux nous en faire les honneurs, ils se crurent obligĂ©s de nous accompagner partout. Tant de politesse ne faisait pas notre compte ; elle nous liait les mains. Aussi, laissant Giton avec eux, je m’esquive adroitement. Dans une chambre voisine de la poupe Ă©tait la statue de la dĂ©esse ; je m’y glisse. Une robe prĂ©cieuse la couvrait, et sa main portait un sistre d’argent ; j’enlĂšve le sistre et la robe. De lĂ , passant dans la cabine du pilote, je fais un paquet des meilleures nippes, puis, Ă  l’aide d’un cĂąble officieux, je m’élance hors du vaisseau. Giton seul avait observĂ© mes dĂ©marches ; il se dĂ©barrasse adroitement de ses gardes, et me rejoint un moment aprĂšs. DĂšs que je l’aperçus, je lui montrai ma proie, et nous convĂźnmes d’aller trouver Ascylte au plus tĂŽt ; mais nous ne pĂ»mes arriver que le lendemain Ă  la maison de Lycurgue. En abordant Ascylte, je le mis en peu de mots au fait de notre heureux larcin et des revers que nous avions Ă©prouvĂ©s dans nos amours. D’aprĂšs son conseil, je courus prĂ©venir l’esprit de Lycurgue en notre faveur ; je l’assurai que les nouvelles importunitĂ©s de Lycas avaient seules motivĂ© le secret et la promptitude de notre dĂ©part. Lycurgue, persuadĂ© par mon discours, jura de nous dĂ©fendre envers et contre tous. Ce ne fut qu’au rĂ©veil de TryphĂšne et de Doris qu’on s’aperçut de notre disparition. Chaque matin, nous assistions galamment Ă  la toilette de ces dames, et notre absence inattendue devait sembler Ă©trange. AussitĂŽt Lycas met ses gens en campagne ; les recherches se dirigent surtout vers la cĂŽte on apprend notre tournĂ©e sur le tillac du navire ; mais du vol point de nouvelles, car la poupe tournait le dos au rivage, et le pilote Ă©tait encore Ă  terre. Trop assurĂ© de notre Ă©vasion, Lycas, furieux, s’en prit Ă  Doris, qu’il crut en ĂȘtre la cause. Injures, menaces, coups mĂȘme, sans doute le brutal ne mĂ©nagea rien ; mais j’ignore les dĂ©tails je dirai seulement que l’auteur de tout ce vacarme, TryphĂšne, persuada Ă  Lycas de chercher ses fugitifs chez Lycurgue, oĂč nous aurions probablement trouvĂ© un asile elle s’offrit mĂȘme de l’accompagner dans cette poursuite, pour nous accabler d’outrages et jouir de notre confusion bien mĂ©ritĂ©e. DĂšs le lendemain, ils se mettent en route et arrivent au chĂąteau de Lycurgue. Nous venions d’en sortir avec notre hĂŽte, qui nous avait conduits Ă  la fĂȘte d’Hercule, qu’on cĂ©lĂ©brait dans un bourg voisin. À cette nouvelle, ils prennent la mĂȘme route, et nous nous rencontrons sous le portique du temple. Leur abord nous dĂ©concerta. Lycas querellait dĂ©jĂ  Lycurgue au sujet de notre fuite, mais une rĂ©ponse fiĂšre et menaçante lui ferma bientĂŽt la bouche. Fort de l’appui de Lycurgue, j’élĂšve la voix Ă  mon tour ; je reproche hautement Ă  Lycas les assauts scandaleux livrĂ©s Ă  ma pudeur par sa lubricitĂ©, tantĂŽt chez lui, tantĂŽt chez Lycurgue. TryphĂšne veut dĂ©fendre Lycas ; elle en fut bien punie ! Le bruit de notre querelle avait arrĂȘtĂ© les passants je dĂ©voile en leur prĂ©sence la turpitude de cette femme ; puis, montrant successivement et Giton et moi-mĂȘme — Vous le voyez, m’écriai-je ; sa pĂąleur et la mienne ne dĂ©posent que trop contre cette Messaline ! — AtterrĂ©s de voir que les rieurs Ă©taient pour nous, nos ennemis se retirent confus, mais jurant tout bas de se venger. Ne pouvant plus douter de la prĂ©vention de Lycurgue en notre faveur, Lycas et TryphĂšne rĂ©solurent de l’attendre chez lui, pour le dĂ©tromper de son erreur. La fĂȘte dura jusqu’au soir il Ă©tait trop tard pour aller coucher au chĂąteau. Lycurgue nous mena donc dans une petite maison de campagne, situĂ©e Ă  moitiĂ© chemin. Le lendemain, obligĂ© de retourner chez lui pour ses affaires, il partit sans nous Ă©veiller. En arrivant au chĂąteau, il y trouva Lycas et TryphĂšne qui l’attendaient ; ils surent le circonvenir avec tant d’adresse, qu’ils lui arrachĂšrent une promesse de nous livrer entre leurs mains. Naturellement cruel et sans foi, Lycurgue ne songea plus qu’aux moyens d’exĂ©cuter son perfide projet. Il fut arrĂȘtĂ© que Lycas irait chercher main-forte, tandis que Lycurgue nous ferait garder Ă  vue dans sa maison de campagne. À peine arrivĂ©, il nous aborde avec autant de sĂ©vĂ©ritĂ© que Lycas lui-mĂȘme ; ensuite, croisant gravement les bras, il nous accuse d’avoir impudemment calomniĂ© son ami ; puis, sans vouloir mĂȘme entendre son cher Ascylte en notre faveur, il le pousse hors de la chambre oĂč nous Ă©tions couchĂ©s, nous y renferme Ă  double tour, reprend avec Ascylte la route du chĂąteau, et nous laisse lĂ  sous bonne garde jusqu’à son retour. Pendant la route, Ascylte essaya vainement de flĂ©chir l’ñme de Lycurgue priĂšres, larmes, caresses, rien ne peut l’émouvoir. Il rĂȘve alors aux moyens de briser nos fers. OutrĂ© de la duretĂ© de Lycurgue, il refuse dĂšs le soir mĂȘme de partager son lit, et parvient ainsi Ă  exĂ©cuter plus aisĂ©ment le projet qu’il avait mĂ©ditĂ©. Voyant les gens de Lycurgue ensevelis dans leur premier sommeil, Ascylte charge notre bagage sur ses Ă©paules, s’échappe par une brĂšche de mur qu’il avait remarquĂ©e, arrive avec l’aube du jour au pied-Ă -terre qui nous servait de prison, y pĂ©nĂštre sans obstacle, et le voilĂ  dans notre chambre. Les gardes avaient eu soin d’en fermer la porte ; mais la serrure n’était que de bois, et n’offrait que peu de rĂ©sistance un morceau de fer qu’il y introduisit suffit pour l’ouvrir. En dĂ©pit de notre mauvaise fortune, nous dormions sur l’une et l’autre oreilles, et il ne fallut pas moins que la chute des verrous pour nous rĂ©veiller. Heureusement ce bruit ne fut entendu que de nous fatiguĂ©s d’avoir veillĂ© toute la nuit, nos Argus continuĂšrent de ronfler comme auparavant. AprĂšs un court rĂ©cit de ce qu’il avait fait en notre faveur, Ascylte n’eut pas besoin de nous montrer la porte. Tout en nous habillant Ă  la hĂąte, il me vint en idĂ©e de tuer nos gardes et de piller la maison. Ascylte, Ă  qui j’en fis part, approuva le pillage — Mais point de sang, dit-il, si l’on peut sortir d’ici sans en rĂ©pandre. Je connais les ĂȘtres du logis, suivez-moi. — À ces mots, il nous conduit vers un riche garde-meuble dont il nous ouvre les portes, et nous dĂ©valisons Ă  l’envi les effets les plus prĂ©cieux. Le jour qui commençait Ă  poindre nous avertit de dĂ©camper ; nous prĂźmes un chemin dĂ©tournĂ© ; et quand nous fĂźmes halte, nous Ă©tions hors de toute atteinte. Reprenant enfin haleine, Ascylte nous fit part de la joie qu’il avait Ă©prouvĂ©e Ă  piller la maison de Lycurgue, le plus avare des mortels. Il n’avait pas tort de maudire ce ladre. Mauvais vin et maigre chĂšre, jamais le moindre cadeau, voilĂ  comme les complaisances d’Ascylte avaient Ă©tĂ© payĂ©es telle Ă©tait la lĂ©sine du personnage, qu’au milieu de ses richesses immenses, il se refusait mĂȘme le nĂ©cessaire Vers une eau dĂ©sirĂ©e, ou sur un fruit voisin, Toujours Tantale avance ou la bouche ou la main Toujours le fruit, rebelle Ă  la main qui le touche, Recule, et l’eau perfide a fui loin de sa est l’avare entourĂ© d’ des yeux seuls qu’il boit, qu’il mange
. Pauvre insensĂ© ! pour prix de ce repas Ă©trange,____Meurs de faim sur ton coffre-fort ! Ascylte voulait rentrer le mĂȘme jour Ă  Naples. Je lui fis sentir son imprudence la justice probablement y serait bientĂŽt sur nos traces ; mais quelques jours d’absence dĂ©payseraient nos espions, et nos fonds nous permettaient de courir la campagne. Il revint Ă  mon avis. Dans le voisinage, s’élevait un hameau peuplĂ© de jolies maisons de plaisance, oĂč plusieurs de nos amis Ă©taient venus passer la belle saison ; mais, Ă  moitiĂ© chemin, surpris tout Ă  coup par une grosse pluie, nous courĂ»mes nous rĂ©fugier dans une auberge de village qui se trouvait sur la route, et dans laquelle un grand nombre de passants Ă©taient venus chercher un abri contre l’orage. Confondus dans la foule, personne ne prenait garde Ă  nous. Tandis que nous guettions l’occasion de faire un coup de main, Ascylte aperçoit Ă  terre un petit sac qui le tente ; il le ramasse sans ĂȘtre vu de personne, et y trouve plusieurs piĂšces d’or. Joyeux d’un si bon augure, mais craignant les rĂ©clamations, nous gagnons une porte de derriĂšre. Un valet y sellait des chevaux ; ayant apparemment oubliĂ© quelque chose, il les quitta pour retourner Ă  l’écurie. Profitant de son absence, je dĂ©tache d’une des selles un superbe manteau ; puis, filant le long des masures jusqu’à la forĂȘt prochaine, nous disparaissons tout Ă  coup. RassurĂ©s enfin par l’épaisseur du bois, nous songeĂąmes Ă  cacher notre or, tant dans la crainte des voleurs, que de peur de passer pour tels. Nous nous dĂ©terminĂąmes Ă  le coudre dans la doublure d’une vieille robe, et je la mis sur mes Ă©paules. Ascylte se chargea du manteau que j’avais dĂ©robĂ©, et, par des routes dĂ©tournĂ©es, nous nous acheminĂąmes vers la ville. Mais, au sortir du bois, une voix sinistre frappe nos oreilles — Ils ne peuvent, disait-on, nous Ă©chapper ; ils sont entrĂ©s dans la forĂȘt ; partageons-nous, nous les prendrons plus aisĂ©ment. — Ces mots furent pour nous un coup de foudre. Soudain, Ascylte et Giton de fuir vers la ville Ă  travers les buissons, et moi de rebrousser chemin. La peur me donnait des ailes. Dans la chaleur de la course, ma chĂšre robe, dĂ©positaire de mon or, avait glissĂ© de dessus mes Ă©paules, sans que je m’en aperçusse. BientĂŽt, rendu, hors d’haleine, je m’étends au pied d’un arbre, pour respirer un peu. Alors seulement mes yeux s’ouvrent sur ma perte la douleur me rend mes forces ; je me lĂšve pour chercher mon trĂ©sor. Temps perdu ! peine inutile ! le corps brisĂ©, le dĂ©sespoir dans l’ñme, je m’enfonce au plus fort du bois. LĂ , quatre heures entiĂšres, je reste seul, absorbĂ© dans ma mĂ©lancolie. Cependant, pour m’arracher aux sombres pensĂ©es que m’inspirait cette affreuse solitude, je cherche une issue pour en sortir. À quelques pas de lĂ , un campagnard s’offre Ă  ma rencontre. J’eus besoin alors de tout mon courage, et, par bonheur, il ne fut point en dĂ©faut. J’aborde mon homme d’un air ferme — Depuis tantĂŽt, lui dis-je, Ă©garĂ© dans cette forĂȘt, je cherche vainement le chemin de la ville ; voulez-vous bien me l’enseigner ? — J’étais plus pĂąle que la mort, et crottĂ© jusqu’à l’échine. Mon Ă©tat lui fit pitiĂ©. AprĂšs m’avoir demandĂ© si je n’avais rencontrĂ© personne dans la forĂȘt, il se contenta de ma rĂ©ponse nĂ©gative, et me remit obligeamment sur la grande route. Nous allions nous quitter, quand deux de ses camarades vinrent lui faire ce rapport — Nous avons en vain battu le bois jusqu’en ses derniers recoins ; nous n’avons rien dĂ©couvert, si ce n’est cette mĂ©chante tunique que voici. — On se figure sans peine que je n’eus pas l’audace de la rĂ©clamer, quoique j’en connusse le prix mieux que personne. Qu’on juge cependant de mon dĂ©pit secret, Ă  l’aspect de ces rustres, possesseurs de mon trĂ©sor dont ils ignoraient la valeur ! Ma lassitude allait toujours croissant, et je repris lentement le chemin de la ville. Il Ă©tait tard, quand j’y arrivai. EntrĂ© dans la premiĂšre auberge, je trouve Ascylte, plus mort que vif, Ă©tendu sur un mauvais grabat ; je tombe moi-mĂȘme sur un autre lit, sans pouvoir profĂ©rer un seul mot. Ascylte cherche en vain sur mes Ă©paules le prĂ©cieux fardeau dont je m’étais chargĂ© ; il se trouble — Qu’as-tu fait de notre robe ? — s’écrie-t-il avec prĂ©cipitation. La voix me manqua, et un regard douloureux fut d’abord toute ma rĂ©ponse. BientĂŽt pourtant, un peu rĂ©confortĂ©, je lui fis, comme je pus, le rĂ©cit de mon triste accident. Il le prit pour un pur badinage. En vain je jure par tous les dieux, en vain un torrent de larmes vient appuyer mes serments ; il s’obstine Ă  n’en rien croire, s’imaginant que je voulais lui escroquer sa part du trĂ©sor. PrĂ©sent Ă  cette scĂšne, Giton pleurait, et sa tristesse augmentait la mienne. Pour surcroĂźt de malheur, je pensais Ă  la justice qui nous talonnait. Je parlai de mes craintes ; Ascylte s’en moqua, parce qu’il s’était heureusement tirĂ© d’affaire — D’ailleurs, disait-il, inconnus dans cette ville, qui viendrait nous y dĂ©terrer ? nous n’avons Ă©tĂ© vus de personne. — NĂ©anmoins, pour avoir un prĂ©texte de garder la chambre, nous jugeĂąmes prudent de feindre une maladie ; mais, les fonds venant Ă  manquer, il fallut dĂ©loger plus tĂŽt que nous ne l’avions rĂ©solu, et vendre quelques nippes pour subsister. CHAPITRE XII. Dans ce dessein, nous prĂźmes, vers le soir, le chemin du marchĂ©. Il Ă©tait abondamment fourni de marchandises pour la plupart d’assez mince valeur, mais dont l’obscuritĂ© couvrait la coupable origine de son voile officieux. Nous avions eu soin d’apporter le manteau que nous avions volĂ©. L’occasion ne pouvant ĂȘtre plus favorable, nous nous Ă©tablĂźmes dans un coin ; et lĂ , nous Ă©talĂąmes un pan de notre marchandise, espĂ©rant que son Ă©clat pourrait attirer les chalands. En effet, bientĂŽt s’approche un campagnard dont les traits ne m’étaient pas inconnus ; une jeune femme l’accompagnait. Tandis qu’ils Ă©taient occupĂ©s Ă  considĂ©rer attentivement notre manteau, Ascylte jette par hasard les yeux sur les Ă©paules de cet homme, et reste muet de surprise. De mon cĂŽtĂ©, je n’étais pas sans Ă©motion ; plus j’envisageais l’individu, plus il m’offrait de ressemblance avec celui qui avait trouvĂ© ma robe dans le bois. Je ne me trompais pas, c’était lui-mĂȘme. Ascylte ne savait s’il devait en croire ses yeux. Pour ne rien hasarder, il accoste le campagnard ; et, sous prĂ©texte de marchander cette robe, il la lui tire doucement de dessus les Ă©paules, et l’examine attentivement. CHAPITRE XIII. O fortunĂ© hasard ! le bonhomme ne s’était pas mĂȘme avisĂ© d’en visiter les coutures ; et ce n’était que par maniĂšre d’acquit qu’il se dĂ©terminait Ă  la mettre en vente, comme une guenille de mendiant. Voyant que notre trĂ©sor Ă©tait intact et que le marchand n’avait pas une mine bien redoutable, Ascylte me tire Ă  part — Bonne nouvelle ! me dit-il Ă  l’oreille ; le trĂ©sor est retrouvĂ© cette robe, si je ne me trompe, a fidĂšlement conservĂ© nos espĂšces. Que ferons-nous ? Ă  quel titre revendiquer notre bien ? — À ces mots, double fut ma joie si, d’un cĂŽtĂ©, nous ressaisissions notre proie, de l’autre, j’étais lavĂ© d’un honteux soupçon. — Point de mĂ©nagements ! rĂ©pondis-je ; que la justice en dĂ©cide ; et si cet homme refuse de restituer de bon grĂ© ce qui ne lui appartient pas, il faut le faire assigner. CHAPITRE XIV. Ascylte ne fut pas de cet avis. — La voie de la justice n’est pas trop sĂ»re, me dit-il. Qui nous connaĂźt ici ? qui voudrait ajouter foi Ă  notre dĂ©position ? Il est dur de racheter son bien qu’on reconnaĂźt entre les mains d’autrui ; mais quand nous pouvons, Ă  peu de frais, recouvrer notre trĂ©sor, faut-il nous embarquer dans un procĂšs douteux ? OĂč l’or est tout-puissant, Ă  quoi servent les lois ? Faute d’argent, hĂ©las ! le pauvre perd ses droits. À sa table frugale, en public, si sĂ©vĂšre, Le cynique, en secret, met sa voix Ă  l’enchĂšre[1] ; ThĂ©mis mĂȘme se vend, et sur son tribunal Fait pencher sa balance au grĂ© d’un vil mĂ©tal. — D’ailleurs Ă  l’exception de quelque menue monnaie, Ă  peine suffisante pour acheter des lupins et des pois chiches, notre bourse Ă©tait vide. Ainsi donc, de peur que notre proie ne vĂźnt Ă  nous Ă©chapper, nous consentĂźmes Ă  lĂącher la main sur le prix du manteau, sĂ»rs de gagner d’un cĂŽtĂ© beaucoup plus que nous ne perdions de l’autre. Nous voilĂ  donc Ă  dĂ©ployer notre marchandise. La jeune femme qui, couverte d’un voile, accompagnait le campagnard, aprĂšs avoir examinĂ© le manteau Ă  loisir, le saisit Ă  deux mains, puis s’écrie de toutes ses forces — Je tiens mes voleurs ! — Étourdis de cette apostrophe, nous, Ă  notre tour, de faire main basse sur le haillon sale et dĂ©chirĂ©, et de nous Ă©crier aussi — Cette robe que vous tenez lĂ  nous appartient. — Mais la partie n’était pas Ă©gale ; la foule, attirĂ©e par nos cris, riait de nos prĂ©tentions rĂ©ciproques ; car c’était un vĂȘtement superbe que notre partie adverse revendiquait, et nous ne rĂ©clamions qu’une misĂ©rable guenille qui ne mĂ©ritait pas mĂȘme d’ĂȘtre rapiĂ©cĂ©e. Mais Ascylte vint Ă  bout de faire cesser les rires, et obtint enfin du silence. CHAPITRE XV. — Évidemment, dit-il, l’expĂ©rience nous apprend que chacun tient Ă  ce qu’il a qu’ils nous rendent notre robe, et qu’ils reprennent leur manteau. — Le manant et sa compagne Ă©taient prĂšs d’agrĂ©er l’échange, quand deux officiers de justice, qui ressemblaient Ă  des voleurs de nuit, voulant s’approprier le manteau, demandent Ă  haute voix qu’on dĂ©pose provisoirement entre leurs mains les objets en litige. La justice, disaient-ils, prononcera demain sur ce diffĂ©rend. Il importait peu, selon ces messieurs, de connaĂźtre la partie lĂ©sĂ©e ; il fallait, avant tout, dĂ©terrer les vĂ©ritables voleurs. L’avis du sĂ©questre allait passer ; mais voici que, du milieu de la foule, sort un homme au front chauve et garni d’excroissances charnues, une espĂšce de solliciteur de procĂšs, qui, s’emparant du manteau, promet de le reprĂ©senter le lendemain. Le but de ces coquins Ă©tait Ă©videmment, une fois que le manteau serait entre leurs mains, de le faire disparaĂźtre et de nous empĂȘcher, par la crainte d’une accusation de vol, de comparaĂźtre Ă  l’assignation. C’était bien aussi ce que nous voulions Ă©viter le hasard servit les deux parties Ă  souhait. OutrĂ© de nous voir faire tant de bruit pour un mĂ©chant haillon, le campagnard jette la robe au nez d’Ascylte ; et, pour mettre fin aux dĂ©bats, il demande le dĂ©pĂŽt, en main tierce, du manteau, cause unique du procĂšs. Nous, certains d’avoir ressaisi notre petit trĂ©sor, nous gagnons l’auberge Ă  toutes jambes. LĂ , qu’on juge de notre joie ! nous pĂ»mes gloser Ă  notre aise, Ă  huis clos, sur la finesse et des gens de justice et de notre partie adverse ils avaient Ă©tĂ© si ingĂ©nieux Ă  nous rendre notre argent ! Nous dĂ©cousions la robe, pour en tirer notre or, quand nous entendĂźmes quelqu’un demander Ă  notre hĂŽte quels Ă©taient les gens qui venaient d’entrer chez lui. Cette question ne me plut guĂšre Ă  peine son auteur fut-il sorti, que je courus m’informer de l’objet de sa visite. — C’est, me rĂ©pondit notre hĂŽte, un huissier du prĂ©teur ; sa charge consiste Ă  inscrire sur les registres publics les noms des Ă©trangers il vient d’en voir entrer deux chez moi, dont il n’a point encore pris les noms ; c’est pourquoi il venait s’informer du lieu de leur naissance et de leur profession. — Cette explication que l’hĂŽte me donna sans avoir l’air d’y mettre aucune importance, me fit naĂźtre des inquiĂ©tudes sur le peu de sĂ»retĂ© de notre gĂźte. Pour prĂ©venir toute fĂącheuse aventure, nous rĂ©solĂ»mes de sortir aussitĂŽt de l’auberge, et de n’y rentrer qu’à la nuit. En notre absence, nous laissĂąmes Ă  Giton le soin de prĂ©parer notre souper. Nous voilĂ  donc en marche, Ă©vitant avec soin les rues frĂ©quentĂ©es, et cherchant les quartiers dĂ©serts. ArrivĂ©s vers le soir dans un endroit Ă©cartĂ©, nous rencontrĂąmes deux femmes voilĂ©es, d’assez bonne tournure ; les ayant suivies de loin, Ă  pas de loup, nous les vĂźmes entrer dans une espĂšce de petit temple d’oĂč partait un bruit confus de voix qui semblaient sortir du fond d’un antre. La curiositĂ© nous y fit entrer aprĂšs elles. LĂ , nous vĂźmes un troupeau de femmes qui, pareilles Ă  des Bacchantes, couraient, agitant dans leurs mains droites de petites figures de Priape. Nous ne pĂ»mes en voir davantage. À notre aspect inattendu, le bataillon femelle poussa un cri si Ă©pouvantable, que la voĂ»te du temple en trembla. Elles voulaient nous saisir ; mais, rapides comme l’éclair, nous prĂźmes la fuite vers notre auberge. CHAPITRE XVI. Nous soupions tranquillement, grĂące aux soins de Giton. Tout Ă  coup la porte retentit de coups redoublĂ©s. — Qui frappe ? demandĂąmes-nous en tremblant. — Ouvrez, rĂ©pondit-on, vous le saurez. — Pendant ce dialogue, la serrure tomba d’elle-mĂȘme, et la porte, en s’ouvrant, offrit Ă  nos regards une femme voilĂ©e. Elle entre c’était prĂ©cisĂ©ment la compagne de l’homme au manteau. — Vous pensiez donc vous jouer de moi ? nous dit-elle. Je suis la suivante de Quartilla vous avez profanĂ© le sanctuaire oĂč elle cĂ©lĂ©brait les mystĂšres de Priape ; elle vient en personne vous demander un moment d’entretien. Ne craignez rien, pourtant loin de vouloir vous accuser et vous punir d’une erreur involontaire, elle remercie les dieux d’avoir conduit dans cette contrĂ©e des jeunes gens aussi bien Ă©levĂ©s. CHAPITRE XVII. Nous gardions encore le silence, ne sachant que penser de l’aventure, quand nous vĂźmes entrer Quartilla elle-mĂȘme, accompagnĂ©e d’une jeune fille. Elle s’assied sur mon lit, et verse un torrent de pleurs. Nous, stupĂ©faits de ce dĂ©sespoir mĂ©thodique, nous attendions, sans mot dire, quel en serait le rĂ©sultat. Enfin s’arrĂȘte le dĂ©bordement de ses larmes. Elle lĂšve son voile, nous regarde d’un Ɠil sĂ©vĂšre, et, joignant les mains avec tant de force que ses doigts en craquĂšrent — Audacieux mortels ! s’écrie-t-elle, qui vous a donc si bien appris le mĂ©tier de fourbes et de fripons ? En vĂ©ritĂ©, j’ai pitiĂ© de vous ! on n’ose point impunĂ©ment porter un regard curieux sur nos mystĂšres impĂ©nĂ©trables ; il y a dans ce pays tant de divinitĂ©s protectrices, que les hommes y sont plus rares que les dieux. Ce n’est pas nĂ©anmoins la vengeance qui m’amĂšne j’oublie mon injure en faveur de votre Ăąge, et j’aime Ă  ne voir de votre part qu’une imprudence excusable dans un crime irrĂ©missible. TourmentĂ©e, cette nuit, d’un frisson mortel, et craignant un accĂšs de fiĂšvre tierce je cherchai dans le sommeil un remĂšde Ă  mon mal. Les dieux m’ont ordonnĂ© en songe de m’adresser Ă  vous ; vous possĂ©dez la recette qui convient Ă  ma guĂ©rison. Ma santĂ© n’est pas cependant ce qui m’inquiĂšte davantage un plus grand chagrin me dĂ©vore ; si vous ne le calmez, il faudra que j’en meure. Je tremble que l’indiscrĂ©tion naturelle Ă  votre age ne vous pousse Ă  rĂ©vĂ©ler ce que vos yeux ont vu dans le sanctuaire de Priape, et ne vous fasse initier un vulgaire profane dans les secrets des dieux. J’embrasse vos genoux ! Ă©coutez ma voix suppliante ! Que nos cĂ©rĂ©monies nocturnes ne deviennent point, par votre faute, la fable du public ! ne portez point le jour dans l’ombre de nos antiques mystĂšres[1], de ces mystĂšres inconnus mĂȘme Ă  plusieurs de nos initiĂ©s. CHAPITRE XVIII. AprĂšs cette fervente supplication, les larmes de Quartilla recommencent Ă  couler ; de longs soupirs s’échappent de sa poitrine ; elle se jette sur mon lit, qu’elle presse contre son sein et contre son visage. Moi, tour Ă  tour Ă©mu de compassion et de crainte — Rassurez-vous, lui dis-je ; vous n’avez rien Ă  redouter. Aucun de nous ne divulguera le secret de votre culte ; et notre courtoisie, d’accord avec les dieux, saura guĂ©rir, mĂȘme au pĂ©ril de notre vie, le mal qui vous tourmente. — À cette promesse, Quartilla reprit un peu de gaietĂ©. Elle me couvre de baisers, et, passant des larmes Ă  la joie la plus vive, elle promĂšne une main folĂątre dans les boucles de ma chevelure — MĂ©chants, dit-elle, je fais la paix avec vous ; entre nous, plus de procĂšs. Malheur Ă  vous, si vous eussiez refusĂ© d’ĂȘtre mes mĂ©decins ! mes vengeurs Ă©taient prĂȘts, et demain votre chĂątiment eĂ»t expiĂ© l’injure des dieux et la mienne. _____Il est beau de donner la loi, _____La recevoir est un outrage,_____Et j’aime Ă  n’obĂ©ir qu’à mĂ©pris est l’arme du sage À l’oubli d’une offense on connait un grand cƓur Le vainqueur qui pardonne est doublement vainqueur. — Tout Ă  coup, Ă  cet accĂšs poĂ©tique, succĂšdent des battements de mains et des Ă©clats de rire si immodĂ©rĂ©s, qu’ils nous effrayĂšrent. La servante, qui Ă©tait arrivĂ©e la premiĂšre, imita sa maĂźtresse ; la jeune fille, qui Ă©tait entrĂ©e avec Quartilla, en fit autant. CHAPITRE XIX. Tandis que tout retentissait des accĂšs de leur bruyante gaietĂ©, nous cherchions Ă  deviner la cause d’un si brusque changement. Nos regards incertains se portaient tantĂŽt sur ces trois femmes, et tantĂŽt sur nous-mĂȘmes. Quartilla reprend enfin la parole — Mes ordres sont donnĂ©s, dit-elle de tout le jour, personne n’entrera dans cette auberge, et vous pouvez, sans crainte des importuns, m’administrer le fĂ©brifuge que vous m’avez promis. — À ces mots, qu’on se peigne l’embarras d’Ascylte pour moi, je sentis circuler dans mes veines toutes les glaces du nord, et je ne pus prononcer une seule parole. Ce qui pourtant me rassurait un peu sur les tristes suites de cette aventure, c’était notre nombre quelque mal intentionnĂ©es qu’elles fussent, que pouvaient trois femmelettes contre trois hommes qui, sans ĂȘtre des Hercules, avaient du moins l’avantage du sexe. Certes, nous nous prĂ©sentions au combat avec des forces supĂ©rieures[1], et j’avais dĂ©jĂ  ainsi formĂ© mon ordre de bataille, en cas d’hostilitĂ©s j’opposais Ascylte Ă  la suivante, Giton Ă  la jeune fille, Ă  Quartilla moi-mĂȘme. Tandis que je faisais ces rĂ©flexions, Quartilla s’approche de moi, et rĂ©clame le remĂšde que je lui avais promis ; mais, trompĂ©e dans son attente, elle sort furieuse ; un instant aprĂšs elle rentre, et, par son ordre, des inconnus nous saisissent et nous transportent dans un palais magnifique. Pour le coup, muets d’étonnement, nous perdimes entiĂšrement courage, et, dans notre malheur, nous crĂ»mes notre mort rĂ©solue. CHAPITRE XX.— Au nom des dieux, madame ! m’écriai-je, si l’on en veut Ă  notre vie, qu’on nous l’arrache d’un seul coup ! Quelque coupables que nous puissions paraĂźtre, nous ne mĂ©ritons pas de pĂ©rir dans de pareilles tortures. — Pour toute rĂ©ponse, PsychĂ© c’était la suivante Ă©tend sur le parquet un Ă©lĂ©gant tapis, et, par ses caresses, tente de rĂ©chauffer mes sens mortellement engourdis. Pendant ce temps, Ascylte se tenait la tĂȘte cachĂ©e dans son manteau. Le malheureux n’avait que trop appris Ă  ses dĂ©pens ce qu’il en coĂ»te parfois aux curieux ! BientĂŽt, tirant de son sein deux rubans, PsychĂ© nous en attache tour Ă  tour et les pieds et les mains. — À quoi bon, lui dis-je, me garrotter ainsi ? Pour arriver Ă  ses fins, votre maitresse choisit mal ses moyens. — D’accord, rĂ©pondit-elle ; mais j’ai sous la main un spĂ©cifique plus prompt et plus sĂ»r. — À ces mots, elle apporte un vase plein de satyrion. Tout en folĂątrant et en dĂ©bitant mille contes plaisants, elle m’en fait avaler les trois quarts ; puis, se rappelant la froideur d’Ascylte Ă  toutes ses avances, elle lui jette le reste sur le dos, sans qu’il s’en aperçoive. Ascylte, voyant que la conversation languissait — Et moi ? dit-il ; me trouvez-vous donc indigne de boire Ă  cette coupe ? — Trahie par un sourire qui m’échappa, PsychĂ© rĂ©pond en battant des mains — Jeune homme ! le vase Ă©tait Ă  ta portĂ©e ; tu l’as vidĂ© seul jusqu’à la derniĂšre goutte ! — Bon ! reprit Quartilla ; Encolpe n’a-t-il pas bu toute la dose ? — Cette plaisanterie nous fit rire par son Ă -propos, et Giton lui-mĂȘme ne put tenir plus longtemps son sĂ©rieux. La petite fille, se jetant alors au cou de cet aimable enfant, l’accabla de baisers qu’il reçut de fort bonne grĂące. CHAPITRE XXI. Encore si, dans notre malheur, il nous eĂ»t Ă©tĂ© libre d’appeler du secours ! Mais, d’abord, personne n’était lĂ  pour nous dĂ©fendre ; et puis, dĂšs que je faisais mine de vouloir crier, PsychĂ©, saisissant l’aiguille qui soutenait sa coiffure, m’en piquait impitoyablement les joues, tandis qu’armĂ©e d’un pinceau imbibĂ© de satyrion, la petite fille en barbouillait le pauvre Ascylte. Pour nous achever, entre un de ces baladins qui se prostituent pour de l’argent. Sa robe, d’un vert foncĂ©, Ă©tait relevĂ©e jusqu’à la ceinture ; tantĂŽt ses reins, agitĂ©s de lascives contorsions, nous heurtaient violemment ; tantĂŽt sa bouche infecte nous souillait d’affreux baisers. Enfin Quartilla, qui prĂ©sidait Ă  notre supplice, une verge de baleine Ă  la main, et la robe retroussĂ©e, touchĂ©e de nos souffrances, fit signe qu’on nous donnĂąt quartier. Nous jurĂąmes, par tout ce qu’il y a de plus saint, de ne jamais rĂ©vĂ©ler cet horrible secret. Ensuite parurent plusieurs courtisanes qui nous frottĂšrent le corps d’une huile parfumĂ©e. Oubliant alors notre fatigue, nous endossons des robes de festin, et nous passons dans la salle voisine, oĂč trois lits Ă©taient dressĂ©s autour d’une table servie avec la plus grande magnificence. InvitĂ©s Ă  prendre place, nous dĂ©butons par d’excellentes entrĂ©es, que nous arrosons largement d’un falerne dĂ©licieux. Ensuite diffĂ©rents services se succĂšdent avec profusion ; et dĂ©jĂ  nos yeux, appesantis par le sommeil, commençaient Ă  se fermer — Qu’est-ce Ă  dire ? s’écrie Quartilla, croyez-vous ĂȘtre ici pour dormir ? cette nuit est due tout entiĂšre au culte de Priape. CHAPITRE XXII. Toujours piquĂ©e des rebuts d’Ascylte, et le voyant tout Ă  fait assoupi, accablĂ© qu’il Ă©tait de tant de fatigues, PsychĂ© s’amuse Ă  lui barbouiller les lĂšvres et les Ă©paules avec du charbon, et lui couvre la figure d’un masque de suie ; mais il n’en sentit rien. Moi-mĂȘme, harassĂ© des persĂ©cutions que j’avais souffertes, je commençais Ă  goĂ»ter les douceurs du sommeil. Toute la valetaille, tant dans l’intĂ©rieur qu’au dehors de la salle, en faisait autant. Vous eussiez vu l’un Ă©tendu sous les pieds des convives, l’autre adossĂ© contre un mur, un troisiĂšme couchĂ© sur le seuil de la porte, tous pĂȘle-mĂȘle, tĂȘte contre tĂȘte. Les lampes, Ă©puisĂ©es, ne donnaient plus qu’une lueur pĂąle et mourante, lorsque deux fripons de Syriens se glissĂšrent Ă  tĂątons dans la salle, pour escamoter une bouteille de vin tandis qu’ils se la disputent avec acharnement prĂšs d’une table couverte d’argenterie, elle Ă©clate dans leurs mains. Table, vaisselle, tout est renversĂ© ; et une coupe, en tombant d’assez haut, va briser la tĂȘte d’une servante qui dormait sur un lit voisin. La douleur du coup lui arrache un cri subit. Une partie de nos ivrognes se rĂ©veillent, et voilĂ  les deux larrons dĂ©couverts ! Se voyant pris sur le fait, les rusĂ©s Syriens se laissent adroitement tomber au pied d’un lit. À les entendre ronfler, on eĂ»t dit qu’ils dormaient lĂ  depuis deux heures. DĂ©jĂ , rĂ©veillĂ© par ce vacarme, le maĂźtre d’hĂŽtel avait ranimĂ© les lampes expirantes ; dĂ©jĂ  les valets, frottant leurs yeux encore appesantis par le sommeil, reprenaient leur service, lorsqu’une joueuse de cymbales achĂšve, avec sa bruyante musique, de rĂ©veiller les plus paresseux. CHAPITRE XXIII. On se remet donc Ă  table de plus belle Quartilla porte de nouvelles santĂ©s ; le son des cymbales excite la gaietĂ© des convives. Alors survint un baladin, le plus insipide de tous les hommes, et digne commensal d’un pareil logis. AprĂšs avoir battu des mains pour marquer la mesure, il entonne la chanson suivante Aimables impudiques, GanymĂšdes nouveaux, Audacieux cyniques, Complaisantes Saphos ! Le plaisir nous rassemble ; Aimons en libertĂ© Par tous les sens ensemble, Buvons la voluptĂ© ! En achevant ces vers, l’effrontĂ© m’applique un immonde baiser ; bientĂŽt mĂȘme, usurpant une moitiĂ© de mon lit, il Ă©carte, malgrĂ© moi, le vĂȘtement qui me couvrait, et s’efforce longtemps, mais en vain, de m’exciter au plaisir. De son front coulaient des ruisseaux de sueur mĂȘlĂ©e de fard ; et ses joues, dont le blanc remplissait les rides, semblaient un vieux mur dont le plĂątre fond Ă  la pluie. CHAPITRE XXIV. Je ne pus retenir plus longtemps mes larmes ; et, le cƓur navrĂ© de tristesse — Madame, dis-je Ă  Quartilla, est-ce bien lĂ  l’EmbasicĂšte que vous m’aviez promis ? — 0 l’habile homme ! rĂ©pondit-elle en frappant doucement des mains ; la question est spirituelle ! EmbasicĂšte ne veut-il pas dire incube. Cela vous Ă©tonne ? — Du moins, rĂ©pliquai-je, jaloux de voir mon camarade plus heureux que moi, souffrirez-vous qu’Ascylte, bien tranquille sur son lit, savoure seul en paix les douceurs du repos ? — À la bonne heure ! dit-elle, qu’Ascylte y passe Ă  son tour[1]. — AussitĂŽt fait que dit mon Ă©cuyer change de monture, et le voilĂ  qui, sous le poids de ses impures caresses, broie les membres de mon pauvre compagnon. TĂ©moin de cette scĂšne, Giton riait aux Ă©clats. Quartilla n’avait pas manquĂ© de le considĂ©rer avec attention — À qui appartient, dit-elle, ce jeune Adonis ? — C’est mon frĂšre, lui rĂ©pondis-je. — Pourquoi donc, reprit-elle, n’est-il pas encore venu m’embrasser ? — À ces mots, elle le fait approcher, le baise tendrement ; et, glissant sa main sous la robe de Giton, elle parcourt ses attraits novices, puis elle ajoute — Ce bijou servira demain Ă  me donner l’avant-goĂ»t du plaisir. Pour aujourd’hui, servie par un hercule, je ne me rabats point sur un pygmĂ©e. CHAPITRE XXV. À ces mots, PsychĂ©, s’étant approchĂ©e de sa maĂźtresse, lui dit en riant je ne sais quels mots Ă  l’oreille — Oui ! oui ! s’écrie tout Ă  coup Quartilla ; l’idĂ©e est heureuse. Pourquoi pas ? Quelle plus belle occasion peut s’offrir de dĂ©livrer Pannychis du fardeau de sa virginitĂ© ? — Sans plus attendre, on introduit une jeune fille assez jolie, qui ne paraissait pas avoir plus de sept ans la mĂȘme qui Ă©tait venue Ă  notre auberge avec Quartilla. AussitĂŽt tous les assistants d’applaudir et de presser l’accomplissement de ce mariage. Moi, frappĂ© de stupeur, j’allĂ©guai, d’une part, la timiditĂ© de Giton ; de l’autre, l’ñge trop tendre de Pannychis. — Lui, disais-je, n’osera tenter le combat ; elle, ne pourra le soutenir — Bon ! rĂ©pondit Quartilla, Ă©tais-je donc plus formĂ©e quand, pour la premiĂšre fois, je reçus les caresses d’un homme ? Je veux mourir, si je me souviens d’avoir jamais Ă©tĂ© vierge ! Enfant, je folĂątrais avec des marmots de ma taille ; un peu plus grande, j’eus des amants plus hommes ; c’est ainsi que je suis parvenue Ă  l’ñge oĂč vous me voyez. VoilĂ , sans doute, l’origine du proverbe Qui l’a bien portĂ© veau Peut le porter taureau[1]. — Craignant donc qu’en mon absence il n’arrivĂąt pis Ă  Giton, je me levai pour assister Ă  la cĂ©rĂ©monie. CHAPITRE XXVI. DĂ©jĂ , par les soins de PsychĂ©, s’avançait Pannychis, le front couvert du voile de l’hymen ; dĂ©jĂ  notre baladin ouvrait la marche, un flambeau Ă  la main, et une longue file de femmes ivres marchait derriĂšre lui en battant des mains ; dĂ©jĂ  la couche nuptiale, ornĂ©e par elles, n’attendait plus que les deux Ă©poux. ÉchauffĂ©e par l’image du plaisir, Quartilla se lĂšve brusquement, saisit Giton dans ses bras, et l’entraĂźne vers la chambre Ă  coucher. Le fripon s’y prĂȘtait de fort bonne grĂące ; la jeune fille n’était rien moins que triste elle avait entendu sans pĂąlir le mot d’hymen. Pour laisser le champ libre aux combattants, nous restĂąmes sur le seuil de la porte. La curieuse Quartilla l’avait laissĂ©e malicieusement entr’ouverte, et son Ɠil libertin contemplait avec aviditĂ© les Ă©bats du couple novice. BientĂŽt, pour me faire jouir du mĂȘme spectacle, elle m’attire doucement Ă  elle ; or, comme dans cette attitude nos joues se touchaient, cela lui donnait de frĂ©quentes distractions, et de temps en temps elle tournait la bouche de mon cĂŽtĂ© pour me dĂ©rober un baiser furtivement. Las des importunitĂ©s de cette femme, je songeais Ă  m’en dĂ©livrer par la fuite. Ascylte, informĂ© de mon dessein, l’approuva beaucoup ; c’était aussi sa seule ressource contre les persĂ©cutions de PsychĂ©. Rien n’était plus facile, si Giton n’eĂ»t Ă©tĂ© enfermĂ© avec Pannychis ; mais nous voulions l’emmener pour le soustraire Ă  la lubricitĂ© de ces Messalines. Pendant que nous cherchions quelque expĂ©dient, Pannychis tombe du lit ; entraĂźnĂ©e par son poids, Giton la suit dans sa chute. Heureusement, il en fut quitte pour la peur ; mais, blessĂ©e lĂ©gĂšrement Ă  la tĂȘte, Pannychis jette les hauts cris. Quartilla, effrayĂ©e, vole Ă  son secours ; nous de dĂ©taler aussitĂŽt vers notre auberge ; et bientĂŽt, Ă©tendus dans nos lits, nous passĂąmes Ă  bien dormir le reste de la nuit. Le lendemain, au sortir du logis, nous rencontrĂąmes deux de nos ravisseurs Ascylte en attaque un avec fureur, et l’étend Ă  terre griĂšvement blessĂ© ; puis il vient aussitĂŽt m’aider Ă  presser le second ; mais il se dĂ©fendait si bravement, qu’il nous blessa l’un et l’autre, lĂ©gĂšrement Ă  la vĂ©ritĂ©, et parvint Ă  s’échapper sans la moindre Ă©gratignure. Nous touchions au jour marquĂ© par Trimalchion, jour oĂč, dans un souper splendide, il devait affranchir un grand nombre d’esclaves. Mais, Ă©charpĂ©s comme nous l’étions, nous trouvĂąmes plus Ă  propos de fuir que de rester tranquilles en ce lieu. Rentrant donc au plus tĂŽt Ă  l’auberge, nous nous mĂźmes au lit, et nous pansĂąmes avec du vin et de l’huile nos blessures, heureusement peu profondes. Cependant, nous avions laissĂ© un de nos ravisseurs sur le carreau ; la crainte d’ĂȘtre reconnus nous donnait de mortelles inquiĂ©tudes. Tandis que, tout pensifs, nous rĂȘvions aux moyens de conjurer l’orage, un valet d’Agamemnon vint interrompre nos tristes rĂ©flexions — Eh bien ! nous dit-il, ignorez-vous chez qui l’on dĂźne aujourd’hui ? c’est chez Trimalchion[1], chez cet homme opulent dont la salle Ă  manger est ornĂ©e d’une horloge prĂšs de laquelle un esclave, la trompette Ă  la main, l’avertit de la fuite du temps et de la vie. — AussitĂŽt, oubliant tous nos maux passĂ©s, nous nous habillons Ă  la hĂąte ; et Giton, qui jusqu’alors avait bien voulu nous servir de valet, reçoit l’ordre de nous suivre au bain. CHAPITRE XXVII. DĂšs que nous fĂ»mes sortis, nous commençùmes Ă  rĂŽder de tous cĂŽtĂ©s, ou plutĂŽt Ă  folĂątrer. Des joueurs Ă©taient rĂ©unis en cercle nous nous en approchons, et le premier objet qui frappe notre vue est un vieillard au front chauve, vĂȘtu d’une tunique rousse, et jouant Ă  la paume avec de jeunes esclaves aux cheveux longs et flottants[1]. Nous ne savions qu’admirer le plus, ou la beautĂ© de ces enfants, ou la mollesse de ce vieux bouc, qui jouait en pantoufles avec des balles vertes. DĂšs qu’une de ces balles avait touchĂ© la terre, on la jetait au rebut un de ses gens, postĂ© prĂšs des joueurs avec une corbeille bien garnie, leur en fournissait sans cesse de nouvelles. Entre autres choses bizarres, nous vĂźmes, aux deux extrĂ©mitĂ©s du jeu, deux eunuques, dont l’un portait un pot de nuit d’argent, l’autre comptait les balles, non pas celles que les joueurs se renvoyaient les uns aux autres, mais celles qui tombaient Ă  terre. Tandis que nous admirions cette magnificence, MĂ©nĂ©las vint Ă  nous — VoilĂ , nous dit-il, en dĂ©signant Trimalchion, voilĂ  celui qui vous traite aujourd’hui ; ce que vous voyez n’est que le prĂ©lude du souper. — Il allait en dire davantage, quand Trimalchion fait craquer ses doigts[2]. À ce signal du maĂźtre, l’un des eunuques approche, le bassin Ă  la main. Trimalchion soulage sa vessie, fait signe qu’on lui serve de l’eau, en mouille lĂ©gĂšrement l’extrĂ©mitĂ© de ses doigts, et les essuie aux cheveux d’un esclave[3]. CHAPITRE XXVIII. On ne finirait pas de raconter toutes les singularitĂ©s qui nous frappĂšrent. Enfin, nous nous rendĂźmes aux Thermes, et lĂ , nous passĂąmes promptement du bain chaud au rafraĂźchissoir. On venait de parfumer Trimalchion, et les frottoirs dont on l’essuyait Ă©taient, non pas de lin, mais du molleton le plus doux. Trois garçons Ă©tuvistes sablaient le falerne en sa prĂ©sence ; et comme, en se disputant Ă  qui boirait le plus, ils en rĂ©pandaient beaucoup Ă  terre — Buvez, buvez Ă  ma santĂ©, leur dit Trimalchion, il est de mon cru[1] ! — BientĂŽt on l’enveloppa d’une peluche Ă©carlate, puis on le plaça dans une litiĂšre prĂ©cĂ©dĂ©e de quatre valets de pied Ă  livrĂ©es magnifiques, et d’une chaise Ă  porteurs[2] oĂč figuraient les dĂ©lices de Trimalchion c’était un petit vieillard prĂ©coce, chassieux, plus laid que Trimalchion lui-mĂȘme. Tandis qu’on l’emportait, un musicien s’approcha de lui avec une petite flĂ»te ; et, penchĂ© Ă  son oreille, comme s’il lui eĂ»t confiĂ© quelque secret, il ne cessa d’en jouer pendant toute la route. DĂ©jĂ  rassasiĂ©s d’admiration, nous suivĂźmes en silence, et nous arrivĂąmes avec Agamemnon Ă  la porte du palais, sur le fronton duquel Ă©tait placĂ© un Ă©criteau avec cette inscription TOUT ESCLAVE QUI SORTIRA SANS L’AUTORISATION DU MAÎTRE RECEVRA CENT COUPS DE FOUET. Sous le vestibule mĂȘme se tenait le portier, habillĂ© de vert, avec une ceinture couleur cerise il Ă©cossait des pois dans un plat d’argent. Au-dessus du seuil Ă©tait suspendue une cage d’or renfermant une pie au plumage bigarrĂ©, qui saluait de ses cris ceux qui entraient. CHAPITRE XXIX. Pour moi, bouche bĂ©ante, j’admirais tout cela, quand, Ă  la gauche de l’entrĂ©e, prĂšs de la loge du portier, j’aperçus un Ă©norme dogue enchaĂźnĂ©, au-dessus duquel Ă©tait Ă©crit, en lettres capitales gare, gare le chien[1] ! Ce n’était un dogue qu’en peinture ; mais sa vue me causa un tel effroi, que je faillis tomber Ă  la renverse et me casser les jambes ; et mes compagnons de rire. Cependant, je recouvrai mes esprits, et je continuai l’examen des sujets peints Ă  fresque sur la muraille. On y voyait un marchĂ© d’esclaves qui portaient leurs titres suspendus Ă  leur cou[2], et Trimalchion lui-mĂȘme qui, les cheveux flottants, et un caducĂ©e Ă  la main, entrait dans Rome, conduit par Minerve. Plus loin, il Ă©tait reprĂ©sentĂ© prenant des leçons de calcul, puis devenant trĂ©sorier le peintre avait eu soin d’aider, par des inscriptions trĂšs dĂ©taillĂ©es, l’intelligence des spectateurs. À l’extrĂ©mitĂ© de ce portique, Mercure enlevait notre hĂ©ros par le menton, et le plaçait sur le siĂšge le plus Ă©levĂ© d’un tribunal. PrĂšs de lui s’empressait la Fortune avec une Ă©norme corne d’abondance ; et les trois Parques filaient ses destins avec des fils d’or. Je remarquai aussi une troupe d’esclaves qui, sous la conduite d’un maĂźtre, s’exerçaient Ă  la course. Dans un angle du portique, je vis encore une vaste armoire qui renfermait un reliquaire oĂč Ă©taient placĂ©s des Lares d’argent, une statue de VĂ©nus en marbre, et une boĂźte d’or d’assez grande dimension[3], qui, disait-on, renfermait la premiĂšre barbe de Trimalchion. Alors, je me mis Ă  interroger le concierge. — Quelles sont, lui dis-je, ces peintures que je vois au centre du portique ? — L’Iliade et l’OdyssĂ©e, me rĂ©pondit-il ; sur la gauche, vous voyez un combat de gladiateurs. CHAPITRE XXX. Nous n’avions pas le temps d’examiner Ă  loisir toutes ces curiositĂ©s. DĂ©jĂ  nous Ă©tions arrivĂ©s Ă  la salle du festin, Ă  l’entrĂ©e de laquelle se tenait l’intendant de la maison, recevant des comptes ce qui m’étonna le plus, ce fut d’apercevoir, sur le chambranle de la porte, des faisceaux surmontĂ©s de haches, et dont l’extrĂ©mitĂ© infĂ©rieure se terminait par une espĂšce d’éperon de galĂšre en airain, sur lequel Ă©tait Ă©crit À GAÏUS POMPÉE TRIMALCHION SÉVIR AUGUSTAL CINNAME SON TRÉSORIER. Cette inscription Ă©tait Ă©clairĂ©e par une double lampe suspendue Ă  la voĂ»te. J’aperçus aussi deux tablettes attachĂ©es aux deux battants de la porte ; l’une, si j’ai bonne mĂ©moire, portait ces mots LE III, ET LA VEILLE DES CALENDES DE JANVIER, GAÏUS NOTRE MAÎTRE SOUPE EN VILLE. l’autre reprĂ©sentait le cours de la lune, les sept planĂštes, les jours fastes et nĂ©fastes, indiquĂ©s par des points de diffĂ©rentes couleurs. Au moment oĂč, enivrĂ©s de tant de merveilles, nous nous disposions Ă  entrer dans la salle du banquet, un esclave, spĂ©cialement chargĂ© de cet emploi, nous cria — Du pied droit ! — Il y eut parmi nous un moment de confusion, dans la crainte que quelqu’un des convives ne franchĂźt le seuil sans prendre le pas d’ordonnance. Enfin, nous partions tous ensemble du pied droit, quand tout Ă  coup un autre esclave, dĂ©pouillĂ© de ses vĂȘtements, tombe Ă  nos pieds, et nous supplie de le soustraire au chĂątiment dont il est menacĂ© sa faute, Ă  l’entendre, Ă©tait trĂšs lĂ©gĂšre tandis que le trĂ©sorier Ă©tait au bain, chargĂ© de la garde de ses habits, il les avait laissĂ© prendre ; mais ils valaient Ă  peine dix sesterces, nous dit-il. Faisant donc volte-face, et toujours partant du pied droit, nous allons vers le trĂ©sorier ; nous le trouvons Ă  son bureau, qui comptait de l’or, et nous le supplions instamment de faire grĂące Ă  ce pauvre esclave. — C’est moins la perte que j’ai faite, nous dit-il, en jetant sur nous un regard orgueilleux, que la nĂ©gligence de ce misĂ©rable qui m’irrite. Le vĂȘtement qu’il m’a laissĂ© prendre Ă©tait une robe de banquet[1] elle m’avait Ă©tĂ© donnĂ©e par un de mes clients, le jour anniversaire de ma naissance ; elle Ă©tait assurĂ©ment de pourpre Tyrienne ; mais elle avait dĂ©jĂ  Ă©tĂ© lavĂ©e une fois. Quoi qu’il en soit, je vous accorde la grĂące du coupable. CHAPITRE XXXI. Reconnaissants d’une si grande clĂ©mence, nous Ă©tions Ă  peine entrĂ©s dans la salle du festin, quand ce mĂȘme esclave, pour lequel nous venions d’intercĂ©der, se prĂ©cipite vers nous, et, pour nous remercier de cet acte d’humanitĂ©, nous applique tant et de si vigoureux baisers, que nous ne savions oĂč nous en Ă©tions. — Du reste, nous dit-il, vous allez bientĂŽt connaĂźtre que vous n’avez pas obligĂ© un ingrat c’est moi qui sers le vin du maĂźtre, et j’en dispose Ă  mon grĂ©. — Lorsque, aprĂšs tous ces retards, nous fĂ»mes enfin placĂ©s Ă  table, des esclaves Ă©gyptiens[1] nous versĂšrent sur les mains de l’eau de neige[2], et furent bientĂŽt remplacĂ©s par d’autres qui nous lavĂšrent les pieds et nous nettoyĂšrent les ongles avec une admirable dextĂ©ritĂ© ce que faisant, ils ne gardaient pas le silence, mais ils chantaient, tout en s’acquittant d’un si triste office. Curieux de savoir si les autres esclaves faisaient ainsi leur service en chantant, je demande Ă  boire aussitĂŽt un esclave empressĂ© m’apporte une coupe, en accompagnant cette action d’un chant aigre et discordant ainsi faisaient tous les gens de la maison lorsqu’on leur demandait quelque chose. Vous eussiez cru ĂȘtre au milieu d’un chƓur de pantomimes plutĂŽt qu’à la table d’un pĂšre de famille. Cependant, on apporte le premier service, qui Ă©tait on ne peut plus splendide ; car dĂ©jĂ  tout le monde Ă©tait Ă  table, Ă  l’exception de Trimalchion, Ă  qui, contre l’usage, on avait rĂ©servĂ© la place d’honneur. Sur un plateau destinĂ© aux hors-d’Ɠuvre Ă©tait un petit Ăąne en bronze de Corinthe, portant un bissac qui contenait d’un cĂŽtĂ© des olives blanches, de l’autre des noires. Sur le dos de l’animal Ă©taient deux plats d’argent sur le bord desquels Ă©taient gravĂ©s le nom de Trimalchion et le poids du mĂ©tal[3]. Des arceaux en forme de ponts soutenaient des loirs assaisonnĂ©s avec du miel et des pavots[4]. Plus loin, des saucisses brĂ»lantes sur un gril d’argent ; et, au-dessous du gril, des prunes de Syrie et des grains de grenade. CHAPITRE XXXII. Nous Ă©tions plongĂ©s dans cet ocĂ©an de dĂ©lices, lorsqu’aux accents d’une symphonie parut Trimalchion lui-mĂȘme, portĂ© par des esclaves qui le posĂšrent bien mollement sur un lit garni de petits coussins. À cet aspect imprĂ©vu, nous ne pĂ»mes nous empĂȘcher de rire Ă©tourdiment. Il fallait voir sa tĂȘte chauve s’échappant d’un voile de pourpre[1], et son cou affublĂ© d’une vaste serviette, en forme de laticlave, qui s’étendait sur tous les vĂȘtements dont il Ă©tait chargĂ©, et retombait en franges des deux cĂŽtĂ©s. Il portait aussi, au petit doigt de la main gauche, un grand anneau dorĂ©, et, Ă  l’extrĂ©mitĂ© du doigt suivant, un anneau de plus petite dimension, mais d’or pur, Ă  ce qu’il me parut, et parsemĂ© d’étoiles d’acier. Ce n’est pas tout pour nous Ă©blouir de l’éclat de ses richesses, il dĂ©couvrit son bras droit, ornĂ© d’un bracelet d’or, Ă©maillĂ© de lames de l’ivoire le plus brillant. CHAPITRE XXXIII. — Amis, nous dit-il, en se nettoyant la bouche avec un cure-dent d’argent[1], si je n’avais suivi que mon goĂ»t, je ne serais pas venu si tĂŽt vous rejoindre ; mais, pour ne pas retarder plus longtemps vos plaisirs par mon absence, je me suis arrachĂ© volontairement Ă  un jeu qui m’amusait beaucoup permettez-moi donc, je vous prie, de finir ma partie. — En effet, il Ă©tait suivi d’un esclave portant un damier de bois de tĂ©rĂ©binthe et des dĂ©s de cristal ; et, ce qui me parut le comble du raffinement, au lieu de dames blanches et noires, il se servait de piĂšces d’or et d’argent. Tandis qu’en jouant il enlevait tous les pions de son adversaire, on nous sert, sur un plateau, une corbeille dans laquelle Ă©tait une poule de bois sculptĂ©, qui, les ailes ouvertes et Ă©tendues en cercle, semblait rĂ©ellement couver des Ɠufs. AussitĂŽt deux esclaves s’en approchĂšrent, aux accords de l’éternelle symphonie ; et, fouillant dans la paille, en retirĂšrent des Ɠufs de paon qu’ils distribuĂšrent aux convives. Cette scĂšne attira les regards de Trimalchion — Amis, nous dit-il ; c’est par mon ordre qu’on a mis des Ɠufs de paon sous cette poule. Et, certes, j’ai lieu de craindre qu’ils ne soient dĂ©jĂ  couvis ; essayons toutefois s’ils sont encore mangeables. — On nous servit, Ă  cet effet, des cuillers qui ne pesaient pas moins d’une demi-livre, et nous brisĂąmes ces Ɠufs, recouverts d’une pĂąte lĂ©gĂšre, qui imitait parfaitement la coquille. J’étais sur le point de jeter celui qu’on m’avait servi, car je croyais y voir remuer un poulet, lorsqu’un vieux parasite m’arrĂȘta — Il y a lĂ  dedans, me dit-il, je ne sais quoi d’excellent. — Je cherche donc dans la coquille, et j’y trouve un becfigue bien gras, enseveli dans des jaunes d’Ɠufs poivrĂ©s. CHAPITRE XXXIV. Cependant Trimalchion, interrompant sa partie, se fit apporter successivement tous les mets qu’on nous avait servis. Il venait de nous annoncer Ă  haute voix que, si quelqu’un de nous dĂ©sirait retourner au vin miellĂ©[1], il n’avait qu’à parler ; lorsqu’à un nouveau signal donnĂ© par l’orchestre, un chƓur d’esclaves enleva en cadence les entrĂ©es. Au milieu du tumulte que causa le service, un plat d’argent vint Ă  tomber ; un esclave, croyant bien faire, le ramasse. Trimalchion, qui s’en aperçoit, fait appliquer Ă  l’officieux serviteur de vigoureux soufflets, pour punir sa gaucherie, et ordonne que l’on rejette Ă  terre ce mĂȘme plat d’argent[2], qu’un valet vient balayer avec les autres ordures. Alors entrĂšrent deux Éthiopiens Ă  longue chevelure, portant deux petites outres pareilles Ă  celles dont on se sert pour arroser l’amphithéùtre, et, au lieu d’eau, ils nous versĂšrent du vin sur les mains. Comme on s’extasiait sur cet excĂšs de luxe, notre hĂŽte s’écria — Mars aime l’égalitĂ©. — En consĂ©quence, il exige que chacun des convives ait sa table Ă  lui seul — Par ce moyen, ajouta-t-il, ces esclaves puants, n’étant plus entassĂ©s, nous suffoqueront moins. — AussitĂŽt on apporte des flacons de cristal soigneusement cachetĂ©s[3] ; au cou de chacun d’eux Ă©tait suspendue une Ă©tiquette ainsi conçue FALERNE OPIMIEN DE CENT ANS. Tandis que nous parcourions des yeux les Ă©tiquettes, Trimalchion battant des mains — HĂ©las ! s’écria-t-il, hĂ©las ! il est donc vrai, le vin vit plus longtemps que l’homme ! Buvons donc comme des Ă©ponges ; le vin, c’est la vie celui que je vous offre est du vĂ©ritable opimien hier, j’avais Ă  souper meilleure compagnie, et le vin qu’on servit Ă©tait moins bon. — Tandis que, tout en buvant, nous admirions en dĂ©tail la somptuositĂ© du festin, un esclave posa sur la table un squelette d’argent[4], si bien imitĂ©, que les vertĂšbres et les articulations se mouvaient avec facilitĂ© dans tous les sens. Lorsque l’esclave eut fait jouer deux ou trois fois les ressorts de cet automate, et lui eut fait prendre plusieurs attitudes, Trimalchion se mit Ă  dĂ©clamer Que l’homme est peu de chose, hĂ©las ! et de ses ans____Que la trame est courte et fragile ! La tombe est sous nos pas ; mais, dans leur vol agile, Sachons, par le plaisir, embellir nos instants. CHAPITRE XXXV. Cette espĂšce d’élĂ©gie fut interrompue par l’arrivĂ©e du second service, dont la magnificence ne rĂ©pondit pas Ă  notre attente. Cependant, un nouveau prodige attira bientĂŽt tous les regards c’était un surtout en forme de globe, autour duquel Ă©taient reprĂ©sentĂ©s les douze signes du zodiaque, rangĂ©s en cercle[1]. Au-dessus de chacun d’eux, le maĂźtre d’hĂŽtel avait placĂ© des mets qui, par leur forme ou leur nature, avaient quelque rapport avec ces constellations sur le BĂ©lier, des pois chiches ; sur le Taureau, une piĂšce de bƓuf ; sur les GĂ©meaux, des rognons et des testicules ; sur le Cancer, une simple couronne ; sur le Lion, des figues d’Afrique ; sur la Vierge, une matrice de truie ; au-dessus de la Balance, un peson qui, d’un cĂŽtĂ©, soutenait une tourte, de l’autre, un gĂąteau ; au-dessus du Scorpion, un petit poisson de mer ; au-dessus du Sagittaire, un liĂšvre ; une langouste sur le Capricorne ; sur le Verseau, une oie ; deux surmulets sur les Poissons. Au centre de ce beau globe, une touffe de gazon artistement ciselĂ©e supportait un rayon de miel. Un esclave Ă©gyptien nous prĂ©sentait Ă  la ronde du pain chaud dans un petit four d’argent ; et, chemin faisant, ce mĂȘme esclave tirait de son rauque gosier un hymne en l’honneur de je ne sais quelle infusion de laser et de vin. Nous nous disposions tristement Ă  attaquer des mets aussi grossiers, quand Trimalchion — Si vous voulez m’en croire, mangeons[2], nous dit-il ; vous avez devant vous le plus succulent du repas. CHAPITRE XXXVI. Il dit ; et, au son des instruments, quatre esclaves s’élancent vers la table, et enlĂšvent, en dansant, la partie supĂ©rieure de ce globe. Soudain se dĂ©couvre Ă  nos yeux un nouveau service des volailles engraissĂ©es[1], une tĂ©tine de truie, un liĂšvre avec des ailes sur le dos, qui figurait PĂ©gase. Nous remarquĂąmes aussi, dans les angles de ce surtout, quatre satyres qui portaient de petites outres d’oĂč s’écoulait une saumure poivrĂ©e[2], dont les flots allaient grossir l’euripe oĂč nageaient des poissons tout accommodĂ©s[3]. À cette vue, tous les valets d’applaudir, et nous de les imiter. Ce fut alors avec un rire de satisfaction que nous attaquĂąmes ces mets exquis. Trimalchion, enchantĂ© comme nous de cette surprise mĂ©nagĂ©e par le cuisinier — Coupez ! s’écria-t-il. — AussitĂŽt s’avance un Ă©cuyer tranchant qui se met Ă  dĂ©couper les viandes, en observant dans tous ses gestes la mesure de l’orchestre[4], avec une telle exactitude, que l’on eĂ»t dit un conducteur de chars parcourant l’arĂšne aux sons de l’orgue hydraulique. Cependant Trimalchion disait toujours avec les plus douces inflexions de voix — Coupez, coupez. — Soupçonnant quelque fine plaisanterie dans ce mot si souvent rĂ©pĂ©tĂ©, je n’hĂ©sitai pas Ă  demander Ă  mon plus proche voisin le sens de cette Ă©nigme. Il avait Ă©tĂ© souvent tĂ©moin de semblables scĂšnes — Vous voyez bien, me rĂ©pondit-il, cet esclave chargĂ© de dĂ©couper ? CoupĂ© est son nom. Ainsi toutes les fois que notre hĂŽte lui dit Coupez ! du mĂȘme mot il appelle et il commande. CHAPITRE XXXVII. Mon appĂ©tit Ă©tant complĂštement satisfait, je me tournai tout Ă  fait vers mon voisin, pour entendre plus aisĂ©ment ses rĂ©ponses ; et, aprĂšs une foule de questions qui n’avaient pour but que d’engager la conversation — Quelle est, lui dis-je, cette femme que je vois sans cesse aller et venir de tous cĂŽtĂ©s ? — C’est la femme de Trimalchion[1] on l’appelle Fortunata, et jamais nom ne fut mieux mĂ©ritĂ©, car elle mesure l’or au boisseau. — Qu’était-elle avant son mariage ? — Sauf votre respect[2], vous n’eussiez pas voulu recevoir de sa main un morceau de pain. Mais je ne sais ni pourquoi ni comment elle est parvenue Ă  cette Ă©lĂ©vation Trimalchion ne voit que par ses yeux, Ă  un tel point, que, si elle lui disait qu’il fait nuit Ă  midi, il le croirait. Ce CrĂ©sus est si riche, qu’il ne connaĂźt pas toute l’étendue de ses biens ; mais cette bonne mĂ©nagĂšre veille Ă  tous les dĂ©tails de sa fortune vous la trouvez toujours oĂč vous l’attendiez le moins. Elle est sobre, tempĂ©rante, de bon conseil ; mais c’est une langue de vipĂšre, une vĂ©ritable pie domestique[3]. Quand elle aime, elle aime bien ; mais aussi quand elle hait, c’est de toute son Ăąme[4]. Trimalchion possĂšde de si vastes domaines, qu’ils lasseraient les ailes d’un milan. Il entasse les intĂ©rĂȘts des intĂ©rĂȘts, et l’on voit plus d’argent dans la loge de son portier, que personne de nos jours n’en possĂšde pour tout patrimoine. Quant Ă  ses esclaves, oh ! oh ! par ma foi, je ne crois pas que la dixiĂšme partie d’entre eux connaisse son maĂźtre. Mais la crainte qu’il leur inspire est telle, qu’avec une simple houssine il les ferait tous entrer dans un trou de souris. CHAPITRE XXXVIII. Mais gardez-vous de croire qu’il ait besoin de rien acheter ; il trouve dans ses domaines tout ce qu’il lui faut la laine, la cire, le poivre ; vous demanderiez chez lui du lait de poule qu’on vous en servirait aussitĂŽt. Ses brebis ne lui donnaient qu’une laine de mĂ©diocre qualitĂ© ; il a fait acheter des bĂ©liers Ă  Tarente[1] pour renouveler ses troupeaux. Pour avoir dans ses ruches du miel attique ; il a fait venir du mont Hymette des essaims, et il espĂšre que les abeilles du pays deviendront meilleures par leur croisement avec celles de la GrĂšce. Ces jours derniers ne s’est-il pas avisĂ© d’écrire qu’on lui envoyĂąt des Indes de la graine de champignons[2] ! Bien plus, il n’y a pas, dans ses haras, une seule mule qui n’ait pour pĂšre un onagre[3]. Vous voyez bien tous ces lits ? il n’y en a pas un dont la laine ne soit teinte en pourpre ou en Ă©carlate. Est-il un mortel plus heureux ! Quant Ă  ces affranchis, ses anciens compagnons de servitude[4], n’allez pas les mĂ©priser ils nagent dans l’opulence. Remarquez celui qui occupe la derniĂšre place au bas cĂŽtĂ© de la table il possĂšde aujourd’hui huit cents grands sesterces ; naguĂšre c’était moins que rien ; il Ă©tait obligĂ© de porter du bois pour vivre. On assure pour moi j’ignore si le fait est vrai, mais je l’ai entendu dire qu’ayant eu derniĂšrement l’adresse de s’emparer du chapeau d’un incube, il a trouvĂ© un trĂ©sor. Si, en effet, quelque dieu lui a fait ce prĂ©sent, je ne lui porte pas envie. Il n’en est pas moins un affranchi de fraĂźche date ; mais il ne s’en trouve pas plus mal. Aussi, derniĂšrement, a-t-il fait mettre cette inscription sur sa porte C. POMPÉE DIOGÈNE, DEPUIS LES CALENDES DE JUILLET, A MIS EN LOCATION LA CHAMBRE QU’IL HABITAIT, PARCE QU’IL VIENT D’ACHETER UNE MAISON POUR LUI-MÊME. Quel est, continuai-je, celui qui occupe la place destinĂ©e aux affranchis ? comme il se soigne, le gaillard ! — Je ne lui en fais pas reproche ; il avait dĂ©cuplĂ© son patrimoine ; mais ses affaires ont mal tournĂ© il n’a pas sur la tĂȘte un cheveu qui lui appartienne ; et cependant ce n’est pas sa faute, car il n’y a pas sur la terre un plus honnĂȘte homme, mais bien celle de quelques fripons d’affranchis qui l’ont dĂ©pouillĂ© jusqu’au dernier sou. Car dĂšs que la marmite est renversĂ©e[5], et que la fortune dĂ©cline, les amis disparaissent aussitĂŽt. — Et par quel honnĂȘte mĂ©tier est-il parvenu au rang qu’il occupe maintenant ? — Le voici il Ă©tait entrepreneur de funĂ©railles. Sa table Ă©tait servie comme celle d’un roi on y voyait des sangliers entiers encore couverts de leurs soies[6], des piĂšces de pĂątisserie, des oiseaux rares, des cerfs, des poissons, des liĂšvres. On rĂ©pandait chez lui plus de vin sous la table que bien d’autres n’en ont dans leurs celliers. — Mais c’est un rĂȘve qu’une pareille extravagance. — Aussi, lorsqu’il vit son crĂ©dit chanceler, de peur que ses crĂ©anciers ne s’imaginassent qu’il en Ă©tait aux expĂ©dients, il fit afficher cet avis JULIUS PROCULUS VENDRA A L’ENCAN LE SUPERFLU DE SON MOBILIER. CHAPITRE XXXIX. Trimalchion interrompit cet agrĂ©able entretien[1]. On avait dĂ©jĂ  enlevĂ© le second service, et, le vin excitant la gaietĂ© des convives, la conversation Ă©tait devenue gĂ©nĂ©rale. Alors notre hĂŽte, les coudes appuyĂ©s sur la table[2] — Égayons notre vin, mes amis, et buvons assez pour mettre Ă  la nage les poissons que nous avons mangĂ©s. Pensez-vous, dites-moi, que je me contente des mets qu’on nous a servis dans les compartiments de ce surtout que vous avez vu ? Qu’est-ce Ă  dire ? Connaissez-vous si peu les ruses d’Ulysse[3] ? Mais sachons cependant entremĂȘler aux plaisirs de la table les dissertations savantes[4]. Que la cendre de mon bienfaiteur repose en paix ! c’est Ă  lui que je dois de jouer le rĂŽle d’un homme parmi mes semblables. Aussi l’on ne peut rien me servir qui m’étonne par sa nouveautĂ© par exemple, je puis, mes chers amis, vous expliquer l’allĂ©gorie de ce globe. Le ciel est le sĂ©jour de douze divinitĂ©s dont il prend tour Ă  tour les diffĂ©rentes figures[5]. TantĂŽt il est sous l’influence du BĂ©lier, et tous ceux qui reçoivent le jour sous cette constellation possĂšdent de nombreux troupeaux et de la laine en abondance. Ils sont, en outre, entĂȘtĂ©s, sans pudeur ; ils aiment Ă  heurter les gens[6]. Ce signe prĂ©side Ă  la naissance de la plupart des Ă©tudiants et des dĂ©clamateurs. — Nous applaudĂźmes Ă  la fine plaisanterie de notre astrologue[7] ; aussi s’empressa-t-il d’ajouter — Le Taureau vient ensuite rĂ©gner sur les cieux alors naissent les gens hargneux, les bouviers et ceux qui n’ont d’autre occupation que de paĂźtre comme des brutes. Ceux qui naissent sous le signe des GĂ©meaux aiment Ă  s’accoupler comme les deux chevaux d’un char, les deux taureaux d’une charrue et les deux organes de la gĂ©nĂ©ration ; ils brĂ»lent Ă©galement pour les deux sexes. Pour moi, j’ai reçu le jour sous le signe du Cancer ; comme cet animal amphibie, je marche sur plusieurs pieds, et mes possessions s’étendent sur l’un et l’autre Ă©lĂ©ment aussi, je n’ai placĂ© sur ce signe qu’une couronne, pour ne pas dĂ©figurer mon horoscope[8]. Sous le Lion naissent les grands mangeurs et ceux qui aiment Ă  dominer ; sous la Vierge, les hommes effĂ©minĂ©s, poltrons et destinĂ©s Ă  porter des fers ; sous la Balance, les bouchers, les parfumeurs, et tous ceux qui vendent leurs marchandises au poids ; sous le Scorpion, les empoisonneurs et les meurtriers ; sous le Sagittaire, ces gens Ă  l’Ɠil louche, qui semblent regarder les lĂ©gumes et dĂ©crochent le lard ; sous le Capricorne, les portefaix, dont la peau devient calleuse Ă  force de travail ; sous le Verseau, les cabaretiers et les gens Ă  tĂȘte de citrouille[9] ; sous les Poissons enfin, les cuisiniers et les rhĂ©teurs[10]. Ainsi tourne le monde, comme une meule, et ce mouvement de rotation nous apporte toujours quelque malheur, soit qu’il nous fasse naĂźtre ou mourir. Quant au gazon que vous voyez au milieu du globe, et au rayon de miel dont il est couvert, ce n’est pas sans raison ; car la terre, notre commune mĂšre, arrondie comme un Ɠuf, occupe le centre de l’univers et elle renferme dans son sein tous les biens dĂ©sirables, dont le miel est l’emblĂšme. CHAPITRE XL. Admirable ! s’écriĂšrent Ă  la fois tous les convives, en levant les mains au ciel chacun de nous jurait qu’Hipparque ni Aratus ne mĂ©ritaient d’ĂȘtre comparĂ©s Ă  Trimalchion. Ce concert d’éloges fut interrompu par l’entrĂ©e de valets qui Ă©tendirent sur nos lits des tapis oĂč Ă©taient reprĂ©sentĂ©s en broderie des filets, des piqueurs avec leurs Ă©pieux, enfin, tout l’attirail de la chasse. Nous ne savions encore ce que cela signifiait, lorsque tout Ă  coup un grand bruit se fait entendre au dehors, et des chiens de Laconie, s’élançant dans la salle, se mettent Ă  courir autour de la table. Ils Ă©taient suivis d’un plateau sur lequel on portait un sanglier de la plus haute taille. Sa hure Ă©tait coiffĂ©e d’un bonnet d’affranchi ; Ă  ses dĂ©fenses Ă©taient suspendues deux corbeilles tissues de petites branches de palmier, l’une remplie de dattes de Syrie, l’autre de dattes de la ThĂ©baĂŻde[1]. Des marcassins faits de pĂąte cuite au four entouraient l’animal, comme s’ils eussent voulu se suspendre Ă  ses mamelles, et nous indiquaient assez que c’était une laie les convives Ă  qui on les offrit eurent la permission de les emporter. Cette fois, ce ne fut pas ce mĂȘme CoupĂ©, que nous avions vu dĂ©pecer les autres piĂšces, qui se prĂ©senta pour faire la dissection du sanglier, mais un grand estafier, Ă  longue barbe, dont les jambes Ă©taient enveloppĂ©es de bandelettes, et qui portait un habit de chasseur. Tirant son couteau de chasse, il en donne un grand coup dans le ventre du sanglier soudain, de son flanc entr’ouvert, s’échappe une volĂ©e de grives. En vain les pauvres oiseaux cherchent Ă  s’échapper en voltigeant autour de la salle ; des oiseleurs, armĂ©s de roseaux enduits de glu, les rattrapent Ă  l’instant, et, par l’ordre de leur maĂźtre, en offrent un Ă  chacun des convives. Alors Trimalchion — Voyez un peu si ce glouton de sanglier n’a pas avalĂ© tout le gland de la forĂȘt. — AussitĂŽt les esclaves courent aux corbeilles suspendues Ă  ses dĂ©fenses, et nous distribuent, par portions Ă©gales, les dattes de Syrie et de ThĂ©baĂŻde. CHAPITRE XLI. Au milieu de tout ce mouvement, comme j’avais une place un peu sĂ©parĂ©e des autres, je me livrais Ă  une foule de rĂ©flexions sur ce sanglier que l’on avait servi coiffĂ© d’un bonnet d’affranchi. AprĂšs avoir Ă©puisĂ© toutes les conjectures les plus ridicules, je me hasardai Ă  interroger de nouveau ce mĂȘme voisin qui m’avait dĂ©jĂ  servi d’interprĂšte, et Ă  lui exposer la cause de mon embarras — Comment ! me dit-il ; mais votre esclave pourrait sans peine vous expliquer cela ; car ce n’est pas une Ă©nigme. Rien de plus simple, en effet. Ce sanglier fut servi hier sur la fin du repas ; les convives rassasiĂ©s le renvoyĂšrent sans y toucher ; c’était lui rendre sa libertĂ© aussi le voyez-vous reparaĂźtre aujourd’hui sur la table avec les attributs d’un affranchi. — Honteux de mon ignorance, je bornai lĂ  mes questions, dans la crainte de passer pour un homme qui n’avait jamais mangĂ© en bonne compagnie. Pendant cet entretien, un jeune esclave d’une grande beautĂ©, couronnĂ© de pampre et de lierre, faisait le tour de la table avec une corbeille de raisins qu’il prĂ©sentait aux convives. Se donnant tour Ă  tour les noms de Bromius, de LyĂŠus et d’Evius, il chantait d’une voie aiguĂ« des vers que son maĂźtre avait composĂ©s. À ces accents, Trimalchion se tournant vers lui — Bacchus, lui dit-il, sois libre[1]. — L’esclave aussitĂŽt dĂ©coiffe le sanglier de son bonnet, et le pose sur sa tĂȘte. — Alors Trimalchion ajouta — Vous avouerez que, chez moi, Bacchus est le pĂšre de la libertĂ©, puisque je viens de l’affranchir. — Nous applaudĂźmes Ă  ce bon mot du patron, et chacun Ă  la ronde couvrit de baisers le jeune esclave. PressĂ© de satisfaire un besoin secret, Trimalchion quitta la table. Son dĂ©part, en nous dĂ©livrant d’un tyran importun, ranima la conversation des convives. L’un d’entre eux, le premier, ayant demandĂ© des raisins Ă  Bacchus — Qu’est-ce qu’un jour ? s’écria-t-il, un espace insensible Ă  peine a-t-on le temps de se retourner, que dĂ©jĂ  la nuit vient. Ainsi donc rien de plus sage que de passer directement du lit Ă  la table. On n’a pas encore eu le temps de se refroidir, et l’on n’a pas besoin d’un bain pour se rĂ©chauffer toutefois, une boisson chaude est le meilleur des manteaux. J’ai bu comme un Thrace, aussi je ne sais plus ce que je dis, et le vin m’a brouillĂ© la cervelle. CHAPITRE XLII. Seleucus, l’interrompant, prit la parole en ces termes — Ni moi non plus, je ne me baigne pas tous les jours ; c’est lĂ  un mĂ©tier de foulon. L’eau a des dents invisibles qui rongent chaque jour notre corps et le minent insensiblement ; mais quand je me suis garni l’estomac d’une coupe de vin miellĂ©, je me moque du froid. D’ailleurs, je n’ai pas pu me baigner aujourd’hui, car j’ai assistĂ© Ă  des funĂ©railles, Ă  celles d’un homme aimable[1], de cet excellent Chrysanthe, qui vient de rendre l’ñme. Il m’appelait encore il n’y a qu’un instant ; il me semble qu’il est lĂ  et que je lui parle. HĂ©las ! hĂ©las ! l’homme n’est qu’une outre enflĂ©e de vent ! c’est moins qu’une mouche car cet insecte a du moins quelques propriĂ©tĂ©s ; mais nous, nous ne sommes que des bulles d’eau. Que dirait-on, si Chrysanthe n’eĂ»t pas observĂ© un rĂ©gime sĂ©vĂšre ? Pendant cinq jours, il n’est pas entrĂ© dans sa bouche une goutte d’eau, pas une miette de pain, et cependant il s’en est allĂ© ! Mais il a eu un trop grand nombre de mĂ©decins, ou, plutĂŽt, il a succombĂ© Ă  son mauvais destin car un mĂ©decin ne peut que soulager l’esprit[2]. Quoi qu’il en soit, il a Ă©tĂ© enterrĂ©, on peut le dire, avec les plus grands honneurs, sur son lit de festin, enveloppĂ© de belles couvertures il y avait un grand nombre de pleureuses Ă  son convoi. Il a affranchi quelques esclaves ; eh bien, son Ă©pouse a fait Ă  peine semblant de verser quelques larmes. Qu’aurait-elle fait, s’il ne l’avait pas si bien traitĂ©e ? Mais les femmes ! qu’est-ce que les femmes ? elles sont de la nature du milan leur faire le moindre bien, c’est comme si l’on le jetait dans un puits. Un vieil attachement devient pour elles une prison insupportable. CHAPITRE XLIII. Il y eut alors un certain PhilĂ©ros qui s’écria — Ne pensons qu’aux vivants ! Chrysanthe a eu le sort qu’il mĂ©ritait il a vĂ©cu honorablement, on l’a traitĂ© honorablement aprĂšs sa mort qu’a-t-il Ă  se plaindre ? Il n’avait pas un sou Ă  son dĂ©but, et il eĂ»t ramassĂ© avec ses dents une obole dans un tas de fumier aussi, s’est-il arrondi peu Ă  peu, et s’est accru comme un rayon de miel. Je crois, sur ma foi ! qu’il laisse cent mille sesterces, et le tout en argent comptant. Cependant je vous dirai toute la vĂ©ritĂ© sur son compte, car je suis la franchise mĂȘme[1]. Il avait la parole dure ; il Ă©tait grand bavard, et c’était la discorde en personne[2]. Son frĂšre Ă©tait un homme de cƓur, tout Ă  ses amis ; sa main Ă©tait libĂ©rale, et sa table ouverte Ă  tout le monde. À son dĂ©but, il n’était pas bien solide sur ses jambes ; mais il prit un maintien plus ferme Ă  la premiĂšre vendange il vendit son vin au prix qu’il voulut ; et, ce qui le fit surtout marcher la tĂȘte haute, c’est qu’il fit un hĂ©ritage dont il sut s’approprier une part plus considĂ©rable que celle qui lui avait Ă©tĂ© laissĂ©e. Alors Chrysanthe, furieux contre son frĂšre, n’a-t-il pas fait la sottise de lĂ©guer son patrimoine Ă  je ne sais quel intrigant, venu je ne sais d’oĂč ! Fuir ses parents, c’est s’expatrier soi-mĂȘme ; mais aussi il Ă©coutait ses affranchis comme des oracles ce sont eux qui l’ont engagĂ© dans cette mauvaise voie. On ne peut rien faire de raisonnable quand on se laisse trop facilement persuader, surtout un homme qui est dans le commerce toutefois, il est vrai de dire qu’il a fait de grands gains pendant sa vie, car il a reçu ce qui ne lui Ă©tait pas mĂȘme destinĂ©. Ce fut un vrai fils de la fortune. Dans ses mains le plomb se changeait en or ; mais rien n’est difficile aux personnes Ă  qui tout vient Ă  souhait. À quel Ăąge croyez-vous qu’il soit mort ? Ă  soixante-dix ans et plus. Mais il avait une santĂ© de fer, et portait son Ăąge Ă  merveille il avait le poil noir comme un corbeau. Je l’avais connu autrefois fort dĂ©bauchĂ© ; et vieux, c’était encore un fier gaillard ; il ne respectait ni l’ñge, ni le sexe ; tout lui Ă©tait bon, fĂ»t-ce un chien coiffĂ©. Qui pourrait l’en blĂąmer ? Le plaisir d’avoir joui, c’est tout ce qu’il emporte avec lui dans la tombe. CHAPITRE XLIV. Ainsi parla PhilĂ©ros ; GanymĂšde reprit en ces mots — Tous ces vains propos n’intĂ©ressent ni le ciel ni la terre ; et personne de vous ne songe Ă  la famine qui nous menace. Je vous jure que, de toute la journĂ©e, je n’ai pu trouver Ă  me procurer une bouchĂ©e de pain. Quelle en est la cause ? la sĂ©cheresse qui dure toujours il me semble que je suis Ă  jeun depuis un an. Malheur aux Ă©diles qui s’entendent avec les boulangers ! Aide-moi, je t’aiderai, voilĂ  ce qu’ils se disent entre eux aussi le menu peuple souffre, pendant que ces sangsues nagent dans l’abondance. Oh ! si nous avions encore parmi nous de ces hommes dĂ©terminĂ©s que je trouvai ici Ă  mon retour d’Asie ! C’est alors qu’il faisait bon vivre ! La Sicile intĂ©rieure avait Ă©prouvĂ© la mĂȘme disette la sĂ©cheresse avait brĂ»lĂ© les moissons de cette contrĂ©e, qu’on eĂ»t dite en butte au courroux de Jupiter. Mais Ă  cette Ă©poque vivait Safinius je m’en souviens, quoique je fusse bien jeune alors il demeurait auprĂšs du vieil aqueduc. Ce n’était point un homme, mais un vĂ©ritable tonnerre partout oĂč il passait, il mettait tout en combustion. D’ailleurs, cƓur droit, d’un commerce sĂ»r, ami dĂ©vouĂ© ; vous eussiez pu, sans crainte, jouer Ă  la mourre avec lui les yeux fermĂ©s[1]. C’est au forum qu’il fallait le voir ! il vous pilait ses adversaires comme dans un mortier. Il n’usait pas de dĂ©tours en parlant, mais il allait droit son chemin. Lorsqu’il plaidait au barreau, sa voix grossissait peu Ă  peu comme le son du clairon ; et jamais cependant on ne l’a vu ni suer ni cracher il avait le tempĂ©rament sec des Asiatiques[2]. Et comme il Ă©tait affable ! il rendait toujours un salut et appelait chacun par son nom on l’eĂ»t pris pour un simple citoyen comme nous. Aussi, pendant son Ă©dilitĂ©, les vivres Ă©taient pour rien. À cette Ă©poque, deux hommes affamĂ©s n’auraient pu manger un pain d’un sou ; aujourd’hui, ceux qu’on nous vend au mĂȘme prix ne sont pas gros comme l’Ɠil d’un bƓuf. HĂ©las ! hĂ©las ! tout va de mal en pire dans ce pays ; tout y croĂźt comme la queue d’un veau, en rĂ©trĂ©cissant. Peut-on s’en Ă©tonner ? Nous avons pour Ă©dile un homme de nĂ©ant qui donnerait notre vie pour une obole. Aussi fait-il bombance chez lui, et reçoit-il plus d’argent en un jour qu’un autre n’en possĂšde pour tout son patrimoine. Je pourrais citer telle affaire qui lui a valu mille deniers d’or. Oh ! si nous avions un peu de sang dans les veines, il ne nous mĂšnerait pas de la sorte ! Mais tel est le peuple aujourd’hui brave comme un lion au logis, timide, au dehors, comme un renard. Quant Ă  moi, j’ai dĂ©jĂ  mangĂ© le prix de mes habits ; et, si la disette continue, je serai forcĂ©, pour vivre, de vendre ma pauvre bicoque. Que devenir en effet, si ni les dieux ni les hommes ne prennent pitiĂ© de cette colonie ? Le ciel me soit en aide ! je crois que tout cela arrive par la volontĂ© des immortels ; car, de nos jours, personne ne pense qu’il y ait un dieu au ciel plus de jeĂ»nes ; on estime Jupiter moins que rien ; mais tous, les yeux tournĂ©s vers la terre, ne songent qu’à compter leur or. Autrefois, les femmes, pieds nus, les cheveux Ă©pars, le front voilĂ©, et surtout l’ñme pure, allaient, sur les coteaux, implorer Jupiter Pluvieux. AussitĂŽt la pluie tombait par torrents[3], et tout le monde se livrait Ă  la joie. Mais maintenant il n’en est pas ainsi oubliĂ©s dans leurs temples, les dieux ont toujours les pieds enveloppĂ©s de laine comme des souris ; aussi, pour prix de notre impiĂ©tĂ©, nos champs restent stĂ©riles. CHAPITRE XLV. Parle mieux, je te prie, dit Échion, homme de pauvre apparence[1] tout n’est qu’heur et malheur, comme disait ce paysan qui avait perdu un cochon bigarrĂ© ce qui n’arrive pas aujourd’hui arrivera demain ; ainsi va le monde. Certes, il n’y aurait pas de meilleur pays que le nĂŽtre, s’il Ă©tait habitĂ© par d’honnĂȘtes gens ; il souffre en ce moment, mais il n’est pas le seul. Il ne faut pas nous montrer si difficiles le soleil luit pour tout le monde. Si tu Ă©tais ailleurs, tu dirais qu’ici les cochons se promĂšnent tout rĂŽtis. N’allons-nous pas avoir, dans trois jours, un spectacle magnifique ? un combat, non pas de simples gladiateurs, mais oĂč l’on verra figurer un grand nombre d’affranchis[2] ! Titus, mon maĂźtre, est un homme magnanime ; il a la tĂȘte chaude, et vous verrez quelque chose d’extraordinaire d’une maniĂšre ou de l’autre je le connais mieux que personne, moi qui suis de sa maison. Ce ne sera pas un combat pour rire[3] ; mais il donnera aux combattants du fer bien trempĂ© ; ils n’auront pas la facultĂ© de fuir, et les spectateurs verront un vĂ©ritable carnage au milieu de l’arĂšne. Il a de quoi fournir Ă  de pareilles dĂ©penses son pĂšre, en mourant, lui a laissĂ© plus de trente millions de sesterces. Quand bien mĂȘme il en dĂ©penserait quatre cent mille mal Ă  propos, sa fortune n’en souffrira pas, et il se fera une rĂ©putation impĂ©rissable de gĂ©nĂ©rositĂ©. Il a dĂ©jĂ  quelques petits chevaux barbes et une conductrice de chars Ă  la gauloise[4] ; il a pris Ă  son service le trĂ©sorier de Glycon qui s’est laissĂ© surprendre dans les bras de sa maĂźtresse[5]. Vous rirez bien de voir le peuple prendre parti dans cette affaire, les uns pour le mari jaloux, les autres pour l’amant favorisĂ©. Quant Ă  Glycon, qui ne vaut pas un sesterce, il a fait jeter aux bĂȘtes son trĂ©sorier[6]. C’est se livrer au ridicule. En quoi cet esclave est-il coupable ? il a dĂ» obĂ©ir aux volontĂ©s de sa maĂźtresse. C’était plutĂŽt cette femme impudique qui mĂ©ritait d’ĂȘtre mise en piĂšces par les taureaux[7] ; mais quand on ne peut frapper l’ñne, on frappe le bĂąt. Comment, d’ailleurs, Glycon pouvait-il espĂ©rer que la fille d’HermogĂšne fĂźt jamais une bonne fin ? cela Ă©tait aussi impossible que de couper les ongles d’un milan au plus haut de son vol ; tel pĂšre, tel fils, dit le proverbe[8]. Glycon ! Glycon ! tu as tendu la joue ; aussi, tant que tu vivras, on y verra une tache que la mort seule peut effacer du reste, les fautes sont personnelles. Je flaire d’avance le festin que Mammea doit nous donner ; il y aura, j’espĂšre, deux deniers d’or pour moi et pour les miens. Si Mammea nous fait cette gĂ©nĂ©rositĂ©, puisse-t-il supplanter entiĂšrement Norbanus dans la faveur publique ! Vous le verrez, j’en suis certain, voler Ă  pleines voiles vers la fortune. Et, de bonne foi, quel bien nous a fait ce Norbanus ? Il nous a offert en spectacle de misĂ©rables gladiateurs louĂ©s Ă  vil prix, et dĂ©jĂ  si vieux, si dĂ©crĂ©pits, qu’un souffle les eĂ»t renversĂ©s. J’ai vu des athlĂštes plus redoutables pĂ©rir en combattant contre les bĂȘtes, Ă  la clartĂ© des flambeaux ici l’on semblait assister Ă  un combat de coqs. L’un Ă©tait si lourd, qu’il ne pouvait se traĂźner ; l’autre avait les pieds tortus ; un troisiĂšme[9], qui remplaça celui qui venait de pĂ©rir, Ă©tait lui-mĂȘme Ă  moitiĂ© mort, car il avait dĂ©jĂ  les nerfs coupĂ©s. Il n’y en eut qu’un seul, Thrace de nation, qui fit assez bonne contenance ; encore ce gladiateur novice semblait-il rĂ©pĂ©ter la leçon de son maĂźtre. À la fin, ils se firent tous quelque blessure[10] pour terminer le combat. Ce n’était, en effet, que des gladiateurs Ă  la douzaine, des poltrons, s’il en fut jamais. Cependant Norbanus me dit, en sortant Je vous ai donnĂ© un beau spectacle ! » — Et moi, je vous ai applaudi. Comptons maintenant, et vous verrez que je vous ai donnĂ© plus que je n’ai reçu. Une main lave l’autre. CHAPITRE XLVI. Il me semble, Agamemnon, vous entendre dire Que nous dĂ©bite lĂ  ce bavard importun ? » Mais pourquoi vous, qui parlez si bien, gardez-vous le silence ? Vous avez plus d’éducation que nous, et vous riez de nos discours, Ă  nous autres pauvres ignorants. Je n’ignore pas que vous ĂȘtes trĂšs fier de votre savoir. Mais quoi ? ne pourrai-je pas quelque jour vous persuader de venir Ă  la campagne visiter notre humble chaumiĂšre ? nous y trouverons, j’espĂšre, de quoi manger des poulets, des Ɠufs. Nous y passerons agrĂ©ablement le temps, quoique, cette annĂ©e, l’intempĂ©rie de la saison ait ruinĂ© toutes les rĂ©coltes. Il y aura toujours de quoi satisfaire notre appĂ©tit. À propos, je vous Ă©lĂšve un futur disciple dans mon petit Cicaro[1] il sait dĂ©jĂ  quatre parties de l’oraison ; s’il vit, il sera sans cesse Ă  vos cĂŽtĂ©s comme un petit esclave car, dĂšs qu’il a un moment de loisir, il ne lĂšve pas la tĂȘte de dessus son livre. Il est trĂšs intelligent et d’un bon caractĂšre je n’ai Ă  lui reprocher qu’un goĂ»t trop vif pour les oiseaux. Je lui ai dĂ©jĂ  tuĂ© trois chardonnerets, et je lui ai dit que la belette les avait mangĂ©s il en a cependant trouvĂ© d’autres. Il se plaĂźt aussi beaucoup Ă  faire des vers. Au reste, il a dĂ©jĂ  laissĂ© de cĂŽtĂ© le grec, et il commence Ă  se livrer avec beaucoup d’ardeur au latin, quoique son maĂźtre soit un pĂ©dant qui s’en fait trop accroire, et qui ne sait se fixer Ă  rien il ne manque pas assurĂ©ment de connaissances, mais il ne travaille pas assez. Mon fils a aussi un autre maĂźtre, qui n’est pas un grand docteur sans doute, mais qui enseigne avec beaucoup de soin ce qu’il ne sait pas. Il vient ordinairement chez moi les jours de fĂȘte, et se contente du moindre salaire. J’ai achetĂ© depuis peu pour ce cher enfant des livres de chicane[2], parce que je veux qu’il ait quelque teinture du droit, pour diriger les affaires de la maison. C’est lĂ  un vĂ©ritable gagne-pain ! Quant aux belles-lettres, il n’en a dĂ©jĂ  la tĂȘte que trop farcie. S’il regimbe, eh bien ! j’ai rĂ©solu de lui faire apprendre quelque profession utile, comme celle de barbier ou de crieur public, ou tout au moins d’avocat[3] ; un mĂ©tier enfin qu’il ne puisse perdre qu’avec la vie. Aussi je lui rĂ©pĂšte chaque jour Mon fils aĂźnĂ©, crois-moi, tout ce que tu apprends n’est que pour toi seul. Regarde l’avocat PhilĂ©ros s’il n’avait pas Ă©tudiĂ©, il mourrait de faim aujourd’hui. NaguĂšre encore, ce n’était qu’un pauvre portefaix ; maintenant, il lutte de richesses avec Norbanus lui-mĂȘme. La science est un vrai trĂ©sor, et un mĂ©tier nourrit toujours son maĂźtre. » CHAPITRE XLVII. Tels Ă©taient les contes en l’air qu’ils dĂ©bitaient tour Ă  tour, lorsque Trimalchion rentra. AprĂšs avoir essuyĂ© les parfums qui coulaient de son front, il se lava les mains, et, l’instant d’aprĂšs — Excusez-moi, dit-il, mes amis ; depuis plusieurs jours mon ventre ne fait pas bien ses fonctions, et les mĂ©decins n’y connaissent rien. Cependant j’ai reçu quelque soulagement d’une infusion d’écorce de grenade et de sapin dans du vinaigre. J’espĂšre toutefois que l’orage qui grondait dans mes entrailles va se calmer ; autrement mon estomac retentirait d’un bruit semblable aux mugissements d’un taureau. Au reste, si quelqu’un de vous Ă©prouve un pareil besoin, il aurait tort de se gĂȘner personne de nous n’est exempt de cette infirmitĂ©. Pour moi, je ne crois pas qu’il y ait un plus grand tourment que celui de se contraindre en pareil cas. Jupiter lui-mĂȘme nous ordonnerait en vain cet effort. Vous riez, Fortunata ! vous, dont les bruyantes dĂ©tonations m’empĂȘchent toutes les nuits de fermer l’Ɠil. Jamais je n’ai empĂȘchĂ© mes convives de prendre Ă  table toutes les libertĂ©s qui pouvaient les soulager. Les mĂ©decins dĂ©fendent aussi de se retenir ; et si l’un de vous se sentait pressĂ© par un besoin plus urgent, il trouvera dehors de l’eau, une chaise, enfin une garde-robe complĂšte. Croyez-m’en, lorsque les flatuositĂ©s de l’estomac remontent au cerveau, tout le corps s’en ressent. J’ai vu plusieurs personnes mourir ainsi, faute de parler, par une fausse modestie. — Nous remerciĂąmes notre amphitryon de sa gĂ©nĂ©rositĂ© et de son indulgence extrĂȘmes ; et, pour ne pas Ă©touffer de rire, nous eĂ»mes recours Ă  de frĂ©quentes rasades. Mais, hĂ©las ! nous ne savions pas que nous n’étions encore parvenus qu’à la moitiĂ© de ce splendide et interminable festin. En effet, lorsque l’on eut desservi les tables au son des instruments, nous vĂźmes entrer dans la salle trois cochons blancs, muselĂ©s et ornĂ©s de clochettes. L’esclave qui les conduisait nous apprit que l’un avait deux ans, l’autre trois, et que le dernier Ă©tait dĂ©jĂ  vieux. Pour moi, je pensais que ces animaux qu’on venait d’introduire Ă©taient de ces porcs acrobates[1] qu’on voit figurer dans les cirques, et qu’ils allaient nous faire voir quelques tours merveilleux. Mais Trimalchion, dissipant notre incertitude — Lequel des trois, nous dit-il, voulez-vous manger ? on va vous l’apprĂȘter sur-le-champ. Des cuisiniers de campagne font cuire un poulet, un faisan ou d’autres bagatelles ; mais les miens font bouillir Ă  la fois un veau tout entier[2]. Qu’on appelle le cuisinier ! — et, sans nous laisser l’embarras du choix, il lui ordonne de tuer le porc le plus vieux. Puis, Ă©levant la voix — De quelle dĂ©curie es-tu[3] ? lui dit-il. — De la quarantiĂšme. — Es-tu nĂ© chez moi ou achetĂ© ? — Ni l’un, ni l’autre. Je vous ai Ă©tĂ© lĂ©guĂ© par le testament de Pansa. — Fais donc en sorte de me servir promptement ce cochon ; sinon, je te fais relĂ©guer dans la dĂ©curie des valets de basse-cour. — Le cuisinier n’eut pas plutĂŽt entendu cette menace d’un maĂźtre dont il connaissait le pouvoir, qu’il partit, entraĂźnant le porc vers sa cuisine. CHAPITRE XLVIII. Trimalchion, jetant alors sur nous un regard paternel — Si ce vin n’est pas de votre goĂ»t, je vais le faire remplacer par d’autre. Ou bien, prouvez-moi que vous le trouvez bon, en y faisant honneur. GrĂące au ciel, je ne l’achĂšte pas ; car tout ce qui flatte ici votre goĂ»t, je le rĂ©colte dans une de mes mĂ©tairies que je n’ai pas encore visitĂ©e. On dit qu’elle est situĂ©e dans les environs de Terracine et de Tarente[1]. À propos, j’ai envie de joindre la Sicile Ă  quelques terres que j’ai de ce cĂŽtĂ©, afin que, lorsqu’il me prendra fantaisie de passer en Afrique, je puisse y aller sans sortir de mes domaines. Mais vous, Agamemnon, dites-moi quelle est la dĂ©clamation que vous avez prononcĂ©e aujourd’hui ? Tel que vous me voyez, si je ne plaide pas au barreau, j’ai cependant appris les belles-lettres par principes. Et n’allez pas croire que j’aie perdu le goĂ»t de l’étude au contraire, j’ai trois bibliothĂšques, une grecque, et deux latines. Faites-moi donc l’amitiĂ© de me donner l’analyse de votre dĂ©clamation. — Agamemnon avait Ă  peine prononcĂ© ces mots Un pauvre et un riche Ă©taient ennemis, » quand Trimalchion, l’interrompant — Qu’est-ce qu’un pauvre ? lui dit-il. — Excellente plaisanterie ! reprit Agamemnon ; — et il lui dĂ©bita je ne sais quelle discussion savante ; Ă  quoi Trimalchion rĂ©pliqua sur-le-champ — Si c’est un fait rĂ©el, ce n’est pas une matiĂšre Ă  discuter ; et si ce n’est pas un fait rĂ©el, ce n’est rien du tout. — Voyant que nous nous rĂ©pandions en Ă©loges sur ce raisonnement et d’autres de la mĂȘme force — Je vous prie, poursuivit-il, mon cher Agamemnon, vous souvenez-vous des douze travaux d’Hercule ? savez-vous la fable d’Ulysse ? comment le Cyclope lui abattit le pouce avec une baguette ? Que de fois j’ai lu tout cela dans HomĂšre, quand j’étais tout petit ! Croiriez-vous que, moi qui vous parle, j’ai vu de mes propres yeux la sibylle de Cumes suspendue dans une fiole ; et lorsque les enfants lui disaient Sibylle, que veux-tu ? » elle rĂ©pondait Je veux mourir. » CHAPITRE XLIX. Trimalchion n’avait pas encore dĂ©bitĂ© toutes ses extravagances, lorsqu’on servit un Ă©norme porc sur un plateau qui couvrit une grande partie de la table. La compagnie aussitĂŽt de se rĂ©crier sur la diligence du cuisinier ; chacun jurait qu’il aurait fallu plus de temps Ă  un autre pour cuire un poulet ; et ce qui augmentait encore notre surprise, c’est que ce cochon nous paraissait beaucoup plus gros que le sanglier qu’on nous avait servi un peu auparavant. Cependant, Trimalchion l’examinant avec une attention toujours croissante — Que vois-je ? dit-il ; ce porc n’est pas vidĂ© ! non, certes, il ne l’est pas. Courez, et faites-moi venir ici le cuisinier. — Le pauvre diable s’approche de la table, et, en tremblant, confesse qu’il l’a oubliĂ©. — Comment, oubliĂ© ! s’écrie Trimalchion en fureur. Ne dirait-on pas, Ă  l’entendre, qu’il a seulement nĂ©gligĂ© de l’assaisonner de poivre et de cumin ? Allons, drĂŽle, habit bas ! — AussitĂŽt le coupable est dĂ©pouillĂ© de ses vĂȘtements et placĂ© entre deux bourreaux. Sa mine triste et piteuse attendrit l’assemblĂ©e, et chacun s’empresse d’implorer sa grĂące — Ce n’est pas, disait-on, la premiĂšre fois que pareille chose arrive ; veuillez, nous vous en prions, lui pardonner pour aujourd’hui ; mais, si jamais il y retombe, personne de nous n’intercĂ©dera en sa faveur. — Je ne pus me dĂ©fendre de traiter avec une sĂ©vĂ©ritĂ© beaucoup plus grande un pareil oubli ; et me penchant vers Agamemnon, je lui dis Ă  l’oreille — Cet esclave doit ĂȘtre un grand drĂŽle. Oublier de vider un cochon ! par tous les dieux ! je ne lui pardonnerais pas mĂȘme d’oublier de vider un poisson. — Il n’en fut pas de mĂȘme de Trimalchion ; car, se dĂ©ridant tout Ă  coup — Eh bien ! lui dit-il en riant, puisque tu as si peu de mĂ©moire, vide Ă  l’instant ce porc devant nous. — Le cuisinier remet sa tunique, se saisit d’un couteau, et, d’une main tremblante, ouvre en plusieurs endroits le ventre de l’animal. Soudain, entraĂźnĂ©s par leur propre poids, des monceaux de boudins et de saucisses se font jour Ă  travers ces ouvertures qu’ils Ă©largissent en sortant. CHAPITRE L. À la vue de ce prodige inattendu, tous les esclaves d’applaudir et de s’écrier Vive Gaius ! Le cuisinier eut l’honneur de boire en notre prĂ©sence ; de plus, il reçut une couronne d’argent. Or, comme la coupe dans laquelle il buvait Ă©tait d’airain de Corinthe, et qu’Agamemnon en examinait de prĂšs le mĂ©tal, Trimalchion lui dit — Je suis le seul au monde qui possĂšde du vĂ©ritable Corinthe. — D’aprĂšs son impertinence ordinaire, je m’attendais qu’il allait affirmer qu’on lui apportait tout exprĂšs de Corinthe des vases pour son usage ; mais il s’en tira mieux que je ne pensais. — Vous allez peut-ĂȘtre, dit-il, me demander comment il se fait que je possĂšde seul de vĂ©ritables vases de Corinthe ? rien de plus simple c’est que l’ouvrier qui me les fabrique s’appelle Corinthe or, qui peut se vanter d’avoir des ouvrages de Corinthe, si ce n’est celui qui a Corinthe au nombre de ses esclaves ? Mais n’allez pas toutefois me prendre pour un ignorant. Je sais tout aussi bien que vous l’origine premiĂšre de ce mĂ©tal. AprĂšs la prise de Troie, Annibal[1], homme rusĂ© et fieffĂ© voleur, fit main basse sur toutes les statues d’airain, d’or et d’argent qu’il put trouver, les fit jeter pĂȘle-mĂȘle sur un vaste bĂ»cher, et y mit le feu de leur fonte naquit ce mĂ©tal mĂ©langĂ©. Ce fut une mine que les orfĂšvres exploitĂšrent pour faire des plats, des bassins et des figurines. Ainsi l’airain de Corinthe est nĂ© de l’alliage de ces trois mĂ©taux, et n’est pourtant ni or, ni argent, ni cuivre. Permettez-moi de vous dire que j’aimerais mieux pour mon usage des vases de verre ; je sais que ce n’est pas l’opinion gĂ©nĂ©rale. Si le verre Ă©tait mallĂ©able, je le prĂ©fĂ©rerais Ă  l’or mĂȘme tel qu’il est, on le mĂ©prise aujourd’hui. CHAPITRE LI. Il y eut cependant autrefois un ouvrier qui fabriqua un vase de verre[1] que l’on ne pouvait briser. Il fut admis Ă  l’honneur de l’offrir en don Ă  CĂ©sar. Ensuite, l’ayant repris des mains de l’empereur, il le jeta sur le pavĂ©. Le prince, Ă  cette vue, fut effrayĂ© au delĂ  de toute expression ; mais, lorsque l’ouvrier ramassa le vase, il n’était que lĂ©gĂšrement bossuĂ©, comme l’eĂ»t Ă©tĂ© un vase d’airain. Tirant alors un petit marteau de sa ceinture, notre homme, sans se presser, le rĂ©pare avec adresse et lui rend sa forme premiĂšre. Cela fait, il crut voir l’Olympe s’ouvrir devant lui, surtout lorsque l’empereur lui dit Quelque autre que toi sait-il l’art de fabriquer du verre semblable ? Prends bien garde Ă  ce que tu vas dire ! » L’ouvrier ayant rĂ©pondu que lui seul possĂ©dait ce secret, CĂ©sar lui fit trancher la tĂȘte sous prĂ©texte que, si cet art venait Ă  se rĂ©pandre, l’or perdrait toute sa valeur. CHAPITRE LII. Pour moi, je suis trĂšs curieux d’ouvrages d’argent ; j’ai de ce mĂ©tal des coupes qui contiennent environ une urne, plus ou moins le ciseau y a gravĂ© Cassandre Ă©gorgeant ses fils[1] ; les cadavres de ces enfants sont d’une si grande vĂ©ritĂ©, qu’on dirait la nature. Je possĂšde une aiguiĂšre que le cĂ©lĂšbre Mys a lĂ©guĂ©e Ă  mon patron on y voit DĂ©dale enfermant NiobĂ© dans le cheval de Troie. J’ai aussi des coupes reprĂ©sentant les combats d’HermĂ©ros et de PĂ©tracte, toutes du plus grand poids ; car, voyez-vous, ce que j’ai une fois achetĂ©, je ne le cĂšde Ă  aucun prix. — Tandis qu’il divaguait de la sorte, un valet laisse tomber une coupe ; Trimalchion se tournant vers lui — Allons, vite, punis-toi toi-mĂȘme de ton Ă©tourderie. — DĂ©jĂ  l’esclave ouvrait la bouche pour implorer sa clĂ©mence, quand Trimalchion — Quelle grĂące me demandes-tu ? ne dirait-on pas que je te veux du mal ? Je te conseille seulement de prendre garde Ă  ne plus ĂȘtre si Ă©tourdi. — Enfin, cĂ©dant Ă  nos priĂšres, il lui pardonna. L’esclave ne fut pas plutĂŽt parti, que Trimalchion se mit Ă  courir autour de la table en criant — Plus d’eau ! plus d’eau ! le vin seul doit entrer cĂ©ans ! — Nous accueillĂźmes par des applaudissements cette plaisante saillie de notre hĂŽte, surtout Agamemnon, qui savait comment il fallait s’y prendre pour ĂȘtre invitĂ© de nouveau Ă  sa table. EncouragĂ© par nos Ă©loges, Trimalchion se mit gaiement Ă  boire de plus belle ; et bientĂŽt, Ă  moitiĂ© ivre — Aucun de vous, dit-il, n’invite ma chĂšre Fortunata Ă  danser ; personne cependant ne figure la cordace avec plus de grĂące[2]. — Puis le voilĂ  lui-mĂȘme qui, levant les bras au-dessus de sa tĂȘte, contrefait les gestes du bouffon Syrus, et toute la valetaille de chanter en chƓur — Par Jupiter, c’est admirable ! par Jupiter, rien n’est plus beau ! » — Et notre homme allait se donner en spectacle Ă  toute la compagnie, si Fortunata, s’approchant de son oreille, ne lui eĂ»t reprĂ©sentĂ© sans doute que de pareilles niaiseries Ă©taient indignes d’un homme de son importance. Je n’ai jamais vu d’humeur plus inĂ©gale tantĂŽt il se contenait par respect pour Fortunata, tantĂŽt il revenait Ă  ses ignobles penchants. CHAPITRE LIII. Mais, au moment oĂč il allait se livrer Ă  sa passion pour la danse, il fut interrompu par l’entrĂ©e d’un greffier qui, du mĂȘme ton dont il aurait dĂ©bitĂ© les actes de Rome, lut ce qui suit — Le VII des calendes de juillet, il est nĂ© dans le domaine de Cumes, qui appartient Ă  Trimalchion, trente garçons et quarante filles. On a transportĂ© des granges dans les greniers cinq cent mille boisseaux de froment ; on a accouplĂ© cinq cents bƓufs. Le mĂȘme jour l’esclave Mithridate a Ă©tĂ© mis en croix pour avoir blasphĂ©mĂ© contre le gĂ©nie tutĂ©laire de GaĂŻus, notre maĂźtre. Le mĂȘme jour, on a reportĂ© dans la caisse dix millions de sesterces dont il n’a pas Ă©tĂ© possible de faire emploi. Le mĂȘme jour, il y a eu dans les jardins de PompĂ©e un incendie qui a pris naissance chez le fermier Nasta. — Qu’est-ce Ă  dire ? demanda Trimalchion ; depuis quand m’a-t-on achetĂ© les jardins de PompĂ©e ? — Depuis l’annĂ©e derniĂšre, rĂ©pondit le greffier, et c’est pour cela qu’on ne les a pas encore portĂ©s en compte. — Trimalchion, bouillant de colĂšre, s’écria — Quels que soient Ă  l’avenir les domaines que l’on m’achĂšte, si l’on ne m’en donne pas avis dans les six mois, je dĂ©fends qu’on me les porte en compte. — Alors, on lut les ordonnances des Ă©diles et les testaments des gardes des forĂȘts[1], qui dĂ©shĂ©ritaient Trimalchion, en s’excusant de le faire[2]. Ensuite venaient le rĂŽle de ses fermiers, et l’histoire d’une affranchie rĂ©pudiĂ©e par l’inspecteur des domaines qui l’avait surprise en flagrant dĂ©lit avec un garçon de bains — il Ă©tait dit pourquoi le majordome avait Ă©tĂ© exilĂ© Ă  BaĂŻes ; comment le trĂ©sorier avait Ă©tĂ© convaincu de malversation ; — suivait le jugement intervenu entre les valets de chambre. Au beau milieu de cette lecture, entrĂšrent des danseurs de corde. Un de ces insipides baladins dressa une Ă©chelle, et ordonna Ă  un jeune enfant d’en grimper tous les Ă©chelons, jusqu’au dernier, en dansant et en chantant ; de passer Ă  travers des cercles enflammĂ©s, et de soutenir une cruche avec ses dents. Trimalchion seul admirait ces tours de force, en regrettant qu’un si bel art fĂ»t si mal rĂ©compensĂ©. — Il n’y a, dans la vie, disait-il, que deux sortes de spectacles que j’aie plaisir Ă  voir les voltigeurs et les combats de cailles ; quant Ă  tous les autres animaux et bouffons, ce sont de vĂ©ritables attrape-nigauds. — J’ai fait une fois la folie d’acheter une troupe de comĂ©diens ; mais j’ai voulu qu’ils se bornassent Ă  reprĂ©senter des farces atellanes, et j’ai donnĂ© l’ordre Ă  mon chef d’orchestre de ne jouer que des airs latins. CHAPITRE LIV. Au moment oĂč Trimalchion dĂ©bitait ces niaiseries, l’enfant du baladin tomba sur lui. AussitĂŽt toute la valetaille de jeter de grands cris, et les convives de l’imiter, non qu’ils fussent touchĂ©s de la souffrance d’un ĂȘtre aussi dĂ©goĂ»tant, car chacun d’eux eĂ»t Ă©tĂ© ravi de lui voir rompre le cou ; mais ils craignaient que le festin ne finĂźt tristement, et qu’ils ne fussent obligĂ©s de pleurer aux funĂ©railles d’un Ă©tranger[1]. Cependant Trimalchion poussait de longs gĂ©missements, et se penchait sur son bras, comme s’il y eĂ»t reçu une blessure grave. Les mĂ©decins accoururent ; mais la plus empressĂ©e Ă©tait Fortunata, qui, les cheveux Ă©pars et une potion Ă  la main, s’écriait qu’elle Ă©tait la plus misĂ©rable, la plus infortunĂ©e des femmes. Quant Ă  l’enfant dont la chute avait causĂ© cet accident, il se traĂźnait Ă  nos genoux en implorant son pardon loin d’ĂȘtre Ă©mu de ses priĂšres, je craignais seulement que ce ne fĂ»t encore une comĂ©die dont le dĂ©nouement amĂšnerait quelque pĂ©ripĂ©tie ridicule ; car je n’avais pas encore oubliĂ© l’histoire du cuisinier qui avait oubliĂ© de vider le porc. Aussi je parcourais des yeux toute la salle pour voir si les murs n’allaient pas s’entr’ouvrir pour livrer passage Ă  quelque apparition inattendue. Ce qui me confirma dans cette opinion, ce fut de voir chĂątier un esclave parce que, pour bander le bras malade de son maĂźtre, il s’était servi de laine blanche, et non de laine Ă©carlate. Je ne me trompais guĂšre ; car, au lieu de punir cet enfant, Trimalchion rendit un arrĂȘt par lequel il lui rendait la libertĂ©, pour qu’il ne fĂ»t pas dit qu’un personnage de son importance eĂ»t Ă©tĂ© blessĂ© par un esclave. CHAPITRE LV. Nous applaudĂźmes Ă  cet acte de clĂ©mence, et nous fĂźmes des raisonnements Ă  perte de vue sur l’instabilitĂ© des choses humaines. — Cela est vrai, dit Trimalchion ; et un pareil accident ne se passera pas sans donner lieu Ă  quelque impromptu. — AussitĂŽt il demanda ses tablettes, et, sans trop se torturer l’esprit, il nous rĂ©cita les vers suivants — Les biens, les maux sont incertains. Comme le sort qui nous gouverne. Buvons ! dans les flots de falerne, Esclaves, noyez nos chagrins. — Cette Ă©pigramme amena la conversation sur les poĂ«tes, et depuis longtemps on s’accordait Ă  donner la palme Ă  Marsus de Thrace[1], lorsque Trimalchion s’adressant Ă  Agamemnon — Dites-moi, je vous prie, mon maĂźtre, quelle diffĂ©rence vous trouvez entre CicĂ©ron et Publius[2] ? Le premier, selon moi, est plus Ă©loquent ; mais l’autre est plus moral. Que peut-on, par exemple, dire de mieux que ces vers ? Le luxe a vaincu Rome, et, sous d’indignes lois, La mollesse asservit la maĂźtresse des rois. Jadis, sous l’humble chaume, en des vases d’argile, La faim assaisonnait un mets simple et facile. Sous des lambris dorĂ©s, et dans un seul repas, L’un dĂ©vore aujourd’hui les fruits de vingt climats. Pour lui Chio[3] mĂ»rit sa liqueur purpurine ; La poule numidique enrichit sa cuisine ; L’oiseau cher Ă  Junon, si fier de son Ă©clat, S’engraisse pour flatter son palais dĂ©licat ; Que dis-je ? la cigogne, aimable voyageuse, Vient orner Ă  son tour sa table somptueuse. L’autre voit sans courroux, chez vingt adorateurs, Sa femme promener ses lubriques ardeurs. Le digne Ă©poux ! aussi, voyez comme elle brille ! La perle orne son front, l’émeraude y scintille ; Un voile transparent, de ses secrets appas, Dessine les contours, et ne les cache pas. Mais ces tissus, PhrynĂ©, gĂȘnent encore la vue[4] Ose enfin au public te montrer toute nue ! CHAPITRE LVI. Quel est, selon vous, ajouta-t-il, le mĂ©tier le plus difficile de tous, aprĂšs celui des lettres ? Pour moi, je pense que c’est la mĂ©decine et la banque en effet, le mĂ©decin sait ce que l’homme a dans ses entrailles, et quand la fiĂšvre doit se dĂ©clarer ; ce qui ne m’empĂȘche pas de haĂŻr ces docteurs qui me prescrivent trop souvent le bouillon de canard le banquier, Ă  travers l’argent, sait dĂ©couvrir l’alliage du cuivre. Il y a deux espĂšces d’animaux muets trĂšs laborieux, le bƓuf et la brebis le bƓuf, Ă  qui nous sommes redevables du pain que nous mangeons ; la brebis, dont la laine nous donne ces habits dont nous sommes si fiers. Et cependant, ĂŽ comble de l’ingratitude ! l’homme n’hĂ©site pas Ă  manger la brebis, oubliant qu’il lui doit sa tunique. Je pense aussi qu’elles ont un instinct divin, ces abeilles qui Ă©laborent le miel, bien qu’on prĂ©tende qu’elles le reçoivent de Jupiter. Mais aussi font-elles de violentes piqĂ»res ce qui prouve que la plus grande douceur est toujours accompagnĂ©e de quelque amertume. — DĂ©jĂ  Trimalchion tranchait du philosophe, lorsque l’on fit circuler autour de la table un vase qui contenait des billets de loterie. Un esclave, chargĂ© de cet emploi, lisait Ă  haute voix les lots qui Ă©taient Ă©chus Ă  chacun des convives[1] Argent, cause de tous les crimes[2] ! on apporta un jambon sur lequel il y avait un huilier ; Cravate ! on apporta une corde de potence ; Absinthe et Affronts ! on apporta des fraises sauvages, un croc et une pomme[3]. Pour un billet ainsi conçu Poireaux et PĂšches, un convive reçut un fouet et un couteau ; pour un autre Passereaux et Chasse-mouche, des raisins secs et du miel attique ; pour un autre Robe de festin et Robe de ville, un gĂąteau, et des tablettes ; pour un autre Canal et mesure d’un pied, on apporta un liĂšvre et une pantoufle ; pour un autre enfin MurĂšne et Lettre, un rat d’eau liĂ© avec une grenouille, et un paquet de poirĂ©e. Nous rĂźmes longtemps de ces lots bizarres, et de mille autres semblables, dont j’ai perdu la mĂ©moire. CHAPITRE LVII. Cependant Ascylte, levant les mains au ciel, se moquait, sans contrainte, de toutes ces niaiseries, dont il riait Ă  gorge dĂ©ployĂ©e. Cette conduite irrita un des affranchis de Trimalchion, celui-lĂ  mĂȘme qui Ă©tait Ă  table au-dessus de moi — Qu’as-tu donc Ă  rire, pĂ©core ? s’écria-t-il. Est-ce que la magnificence de mon maĂźtre n’est point de ton goĂ»t ? Sans doute tu es plus riche que lui, et tu fais meilleure chĂšre ? Que les lares protecteurs de cette maison me soient en aide ! si j’étais auprĂšs de lui, je l’aurais dĂ©jĂ  empĂȘchĂ© de braire. Voyez un peu le bel avorton, pour se moquer des autres ! il m’a tout l’air d’un vagabond de nuit, qui ne vaut pas la corde qui servira Ă  le pendre ! Si je lĂąchais autour de lui le superflu de ma boisson, il ne saurait par oĂč s’enfuir. Certes, je ne me mets pas aisĂ©ment en colĂšre ; mais quand on se fait brebis, le loup vous mange. Il rit ! qu’a-t-il Ă  rire ? On ne se choisit pas un pĂšre. Je vois Ă  ta robe que tu es chevalier romain, et moi je suis le fils d’un roi. Pourquoi donc, diras-tu, as-tu Ă©tĂ© au service d’autrui ? Parce qu’il m’a plu de me mettre en servitude, et que j’ai mieux aimĂ© ĂȘtre citoyen romain que roi tributaire. Mais je compte maintenant vivre de telle sorte, que je ne serai plus le jouet de personne. Je suis un homme parmi les hommes, et je marche tĂȘte levĂ©e, je ne dois pas un sou Ă  qui que ce soit. Je n’ai jamais reçu d’assignation ; jamais un crĂ©ancier ne m’a dit au forum Rends-moi ce que tu me dois. J’ai achetĂ© des terres ; j’ai des lingots dans mon coffre-fort ; je nourris vingt bouches chaque jour sans compter mon chien. J’ai rachetĂ© ma femme, afin qu’un maĂźtre n’eĂ»t plus le droit de prendre sa gorge pour essuie main on m’a confĂ©rĂ© gratuitement la dignitĂ© de sĂ©vir, et j’espĂšre n’avoir pas Ă  rougir, aprĂšs ma mort, de ma conduite en ce monde. Mais toi, tu as de si mauvaises affaires, que tu n’oses pas regarder derriĂšre toi. Tu vois un pou sur ton voisin, et tu ne vois pas un scorpion sur toi. Il n’y a qu’un homme de ta trempe qui puisse nous trouver ridicules. Voici Agamemnon, ton maĂźtre, homme plus ĂągĂ© que toi, qui cependant se plaĂźt dans notre sociĂ©tĂ© va, tu n’es qu’un bambin ; et si l’on te pressait le bout du nez, il en sortirait encore du lait. Veux-tu te taire, cruche fĂȘlĂ©e, cuir mouillĂ©, qui, pour ĂȘtre plus souple, n’en es pas meilleur. Si tu es plus riche que les autres, dĂźne deux fois, soupe deux fois. Pour moi, j’estime plus ma conscience que tous les trĂ©sors du monde. M’a-t-on jamais rĂ©clamĂ© deux fois une chose due ? J’ai servi quarante ans ; mais qui pourrait dire si j’étais esclave ou libre ? Je n’étais encore qu’un enfant, et j’avais une longue chevelure, quand je vins dans cette colonie Ă  cette Ă©poque, la basilique n’était pas encore bĂątie. Je fis tous mes efforts pour contenter mon maĂźtre, homme puissant et Ă©levĂ© en dignitĂ©, qui valait mieux dans son petit doigt que toi dans toute ta personne je ne manquais pas d’ennemis dans sa maison qui cherchaient Ă  me supplanter ; mais, grĂące Ă  mon bon gĂ©nie, j’ai surnagĂ©, et j’ai recueilli le prix de mes efforts car il est plus facile de naĂźtre dans une condition libre, que d’y arriver par son mĂ©rite. Eh bien ! pourquoi restes-tu la bouche bĂ©ante comme un bouc devant une statue de Mercure ? CHAPITRE LVIII. Lorsqu’il eut fini de parler, Giton, placĂ© Ă  table au-dessous de lui, et qui depuis longtemps se mourait d’envie de rire, Ă©clata tout Ă  coup si bruyamment, que l’antagoniste d’Ascylte, l’ayant aperçu, tourna contre cet enfant toute sa colĂšre — Et toi aussi, lui-dit-il, tu ris, petite pie huppĂ©e ? Voici les Saturnales ! Sommes-nous donc, je te prie, au mois de dĂ©cembre ? Quand as-tu payĂ© l’impĂŽt du vingtiĂšme pour ĂȘtre libre ? Voyez un peu l’audace de ce gibier de potence, vraie pĂąture de corbeaux ! Puisse Jupiter faire tomber tout son courroux sur toi et sur ton maĂźtre qui ne sait pas te faire taire ! puissĂ©-je perdre le goĂ»t du pain, si je ne t’épargne par respect pour notre hĂŽte, mon ancien camarade ! sans sa prĂ©sence, je t’aurais chĂątiĂ© sur-le-champ. Nous nous trouvons bien traitĂ©s ici ; mais il n’en est pas de mĂȘme de ton dĂ©bauchĂ© de maĂźtre, qui ne sait pas te faire rentrer dans ton devoir. On a bien raison de dire tel maĂźtre, tel valet. J’ai peine Ă  me contenir ; car, de ma nature, j’ai la tĂȘte chaude, et quand je suis une fois lancĂ©, je ne connais personne, pas mĂȘme ma propre mĂšre. C’est bien ! je te rencontrerai ailleurs, reptile ! ver de terre ! PuissĂ©-je voir ma fortune renversĂ©e de fond en comble, si je ne force ton maĂźtre Ă  se cacher dans un trou de souris ! et je ne t’épargnerai pas non plus oui, certes, quand bien mĂȘme tu appellerais Ă  ton secours le grand Jupiter, je t’allongerai encore ta chevelure d’une aune toi et ton digne maĂźtre, vous tomberez tous deux sous ma griffe. Ou je ne me connais pas, ou tu perdras pour longtemps l’envie de me railler, quand tu aurais une barbe d’or, comme nos dieux. J’attirerai les malĂ©fices de la sorciĂšre Sagana sur toi et sur celui qui le premier a pris soin de ton Ă©ducation. Je n’ai pas appris, moi, la gĂ©omĂ©trie, la critique, et autres bagatelles semblables ; mais je connais le style lapidaire, et je sais faire la division en cent parties, selon le mĂ©tal, le poids, la monnaie. Enfin, si tu veux, nous ferons, toi et moi, une gageure. Voyons, je t’abandonne le choix du sujet. Je veux te convaincre que ton pĂšre a perdu son argent Ă  te faire Ă©tudier, quoique tu saches la rhĂ©torique. Dis-moi quel est celui de nous qui vient lentement et qui va loin. Paye-moi, et je te le dirai. Quel est celui qui court et qui ne bouge pas de place ? quel est celui qui croĂźt et devient plus petit ? Tu t’agites, tu restes la bouche bĂ©ante, tu te dĂ©mĂšnes comme une souris dans un pot de nuit. Tais-toi donc, ou ne moleste pas un homme qui vaut mieux que toi, et qui ne s’était pas aperçu que tu fusses au monde. Crois-tu donc m’en imposer avec tes bagues couleur de buis, que tu as sans doute volĂ©es Ă  ta maĂźtresse ? Que Mercure nous soit en aide ! allons tous deux sur la place, et empruntons de l’argent tu verras si cet anneau de fer que je porte a quelque crĂ©dit. Ah ! le joli garçon ! il est confus comme un renard mouillĂ© ! PuissĂ©-je gagner tant d’argent et mourir en si bonne rĂ©putation, que le peuple bĂ©nisse ma mĂ©moire, comme il est vrai que je te poursuivrai partout, jusqu’à ce que je t’aie fait condamner par les magistrats. C’est aussi un joli garçon, que celui qui t’a si bien appris Ă  vivre ! Mufrius, notre maĂźtre, nous disait car nous aussi, nous avons Ă©tudiĂ© ; Mufrius nous disait Votre devoir est-il fini ? allez tout droit Ă  la maison, sans regarder autour de vous, sans injurier ceux qui sont plus ĂągĂ©s que vous, sans compter les Ă©choppes autrement, on ne parvient Ă  rien. » Pour moi, je rends grĂąces aux dieux du savoir-faire qui m’a Ă©levĂ© au rang que j’occupe. CHAPITRE LIX. Ascylte commençait Ă  rĂ©pondre Ă  ces invectives, quand Trimalchion, charmĂ© de l’éloquence de son affranchi — Laissez lĂ , leur dit-il, les injures, et ne songez qu’à vous rĂ©jouir. Toi, HermĂ©ros, tu devrais Ă©pargner ce jeune homme le sang lui bout dans les veines ; montre-toi le plus raisonnable dans ces sortes de combats, tout l’avantage est pour celui qui cĂšde lorsque tu venais d’ĂȘtre chaponnĂ©, cocorico, tu n’étais pas plus raisonnable que lui. Nous ferons bien mieux de reprendre notre humeur facile et joyeuse, en attendant les HomĂ©ristes. — Au mĂȘme instant, une troupe de ces comĂ©diens entra, en faisant retentir les boucliers du choc des lances Trimalchion, pour les Ă©couter, s’assied sur un carreau ; mais Ă  peine les HomĂ©ristes eurent-ils commencĂ© Ă  dĂ©clamer des vers grecs, selon leur coutume, que, par un nouveau caprice, il se mit Ă  lire Ă  haute voix un livre latin. Puis bientĂŽt, faisant faire silence — Savez-vous, nous dit-il, quelle est la fable qu’ils reprĂ©sentent ? DiomĂšde et GanymĂšde Ă©taient deux frĂšres ; HĂ©lĂšne Ă©tait leur sƓur. Agamemnon l’enleva, et lui substitua une biche, pour ĂȘtre immolĂ©e Ă  Diane. Ainsi HomĂšre, dans ce poĂ«me, nous raconte les combats des Troyens et des Parentins. Agamemnon fut vainqueur, et donna sa fille IphigĂ©nie en mariage Ă  Achille. Cette union fut cause qu’Ajax perdit la raison, comme on va vous l’expliquer tout Ă  l’heure. — Trimalchion parlait encore, quand les HomĂ©ristes jetĂšrent un grand cri, et des valets accoururent, portant sur un plat immense un veau bouilli, qui avait un casque sur la tĂȘte. DerriĂšre venait Ajax, qui, l’épĂ©e nue, et imitant les gestes d’un furieux, le dĂ©coupa dans tous les sens ; puis, avec la pointe de son Ă©pĂ©e, en distribua successivement tous les morceaux aux convives Ă©merveillĂ©s. CHAPITRE LX. Nous eĂ»mes Ă  peine le temps d’admirer sa dextĂ©ritĂ© ; car tout Ă  coup le plancher supĂ©rieur vint Ă  craquer avec un si grand bruit[1], que toute la salle du festin en trembla. ÉpouvantĂ©, je me levai, dans la crainte que quelque danseur de corde ne tombĂąt sur moi du plafond les autres convives, non moins surpris, levĂšrent les yeux en l’air, pour voir quelle nouvelle apparition leur venait du ciel. Soudain, le lambris s’entr’ouvre, et un vaste cercle, se dĂ©tachant de la coupole, descend sur nos tĂȘtes, et nous offre, dans son contour, des couronnes d’or, et des vases d’albĂątre remplis de parfums[2]. InvitĂ©s Ă  accepter ces prĂ©sents, nous jetons les yeux sur la table, et nous la voyons couverte, comme par enchantement, d’un plateau garni de gĂąteaux une figure de Priape, en pĂątisserie[3], en occupait le centre ; selon l’usage, il portait une grande corbeille pleine de raisins et de fruits de toute espĂšce. DĂ©jĂ  nous Ă©tendions une main avide vers ce splendide dessert, quand un nouveau divertissement vint ranimer notre gaietĂ© languissante au plus lĂ©ger toucher, de tous ces gĂąteaux, de tous ces fruits jaillissaient des flots de safran[4] qui, nous sautant au visage, nous inondaient d’une liqueur incommode. PersuadĂ©s que ce Priape avait quelque chose de sacrĂ©, nous fĂźmes dĂ©votement les libations d’usage, et, nous levant sur notre sĂ©ant, nous criĂąmes Le ciel protĂšge l’empereur, pĂšre de la patrie ! AprĂšs cet acte de religion, voyant quelques-uns des convives faire main basse sur les fruits, nous suivĂźmes leur exemple, moi surtout qui pensais ne pouvoir jamais en donner assez Ă  mon cher Giton. Sur ces entrefaites, trois esclaves, vĂȘtus de tuniques blanches, entrĂšrent dans la salle deux d’entre eux posĂšrent sur la table des dieux Lares, qui avaient des bulles d’or suspendues Ă  leur cou ; le troisiĂšme, portant dans sa main une coupe pleine de vin, fit le tour de la table, et prononça Ă  haute voix ces mots Aux dieux propices ! Or ces dieux, disait-il, s’appelaient Cerdon, FĂ©licion et Lucron[5]. On fit ensuite circuler une image trĂšs-ressemblante de Trimalchion ; et voyant que chacun la baisait Ă  la ronde, nous n’osĂąmes nous dispenser d’en faire autant. CHAPITRE LXI. DĂšs que tous les convives se furent souhaitĂ© mutuellement la santĂ© du corps et celle de l’esprit, Trimalchion, se tournant vers NicĂ©ros, lui dit — Vous que j’ai toujours vu Ă  table un vĂ©ritable boute-en-train, je ne sais pourquoi vous vous taisez aujourd’hui, et ne parlez pas mĂȘme Ă  voix basse. Voyons, pour me faire plaisir, racontez-nous quelqu’une de vos aventures. — CharmĂ© de ce compliment amical, NicĂ©ros rĂ©pondit — Que jamais je n’obtienne un sourire de la Fortune, si depuis longtemps je ne tressaille de joie Ă  la vue du bonheur dont vous semblez jouir ! Livrons-nous donc sans contrainte Ă  la gaietĂ©. Je vais vous raconter une histoire, bien que je craigne d’ĂȘtre en butte aux sarcasmes de ces savants. À eux permis ; ils peuvent rire, cela ne m’îtera pas une obole mieux vaut laisser rire de soi que de rire des autres. Ayant ainsi parlĂ©. . . . . il commença son rĂ©cit en ces termes — J’étais encore en service, et nous habitions cette petite rue oĂč est maintenant la maison de Gaville. LĂ , par la volontĂ© des dieux, je tombai amoureux de la femme de TĂ©rence, le cabaretier. Vous avez tous connu MĂ©lisse de Tarente ; c’était bien le plus joli nid de baisers qui fĂ»t au monde. Toutefois, sur mon honneur, ce n’était point un amour charnel ou l’attrait du plaisir qui m’attachait Ă  elle ; c’étaient plutĂŽt ses bonnes qualitĂ©s. Jamais elle ne me refusait rien ; elle allait au-devant de tous mes vƓux. Je lui confiais mes petites Ă©conomies, et je n’eus jamais Ă  me repentir de ma confiance. Son mari mourut Ă  la campagne. Alors, je me mis l’esprit Ă  la torture pour inventer quelque moyen d’aller la rejoindre. C’est dans les circonstances critiques que l’on connaĂźt ses vĂ©ritables amis. CHAPITRE LXII. Par un heureux hasard, mon maĂźtre Ă©tait allĂ© Ă  Capoue vendre quelques nippes d’assez bon dĂ©bit. Profitant de cette occasion, je persuadai Ă  notre hĂŽte de m’accompagner jusqu’à cinq milles de lĂ . C’était un soldat, brave comme Pluton. Nous nous mettons en route au premier chant du coq la lune brillait, et on y voyait clair comme en plein midi. Chemin faisant, nous nous trouvĂąmes parmi des tombeaux. Soudain, voilĂ  mon homme qui se met Ă  conjurer les astres ; moi, je m’assieds, et je fredonne un air, en comptant les Ă©toiles. Puis, m’étant retournĂ© vers mon compagnon, je le vis se dĂ©pouiller de tous ses habits, qu’il dĂ©posa sur le bord de la route. Alors, la mort sur les lĂšvres, je restai immobile comme un cadavre. Mais jugez de mon effroi, quand je le vis pisser tout autour de ses habits, et, au mĂȘme instant, se transformer en loup. Ne croyez pas que je plaisante ; je ne mentirais pas pour tout l’or du monde. Mais oĂč donc en suis-je de mon rĂ©cit ? m’y voici. Lorsqu’il fut loup, il se mit Ă  hurler, et s’enfuit dans les bois. D’abord, je ne savais oĂč j’étais ; ensuite, je m’approchai de ses habits pour les emporter ils Ă©taient changĂ©s en pierres. Si jamais homme dut mourir de frayeur, c’était moi. Cependant, j’eus le courage de tirer mon Ă©pĂ©e, et j’en frappai l’air de toute ma force, pour Ă©carter les malins esprits tout le long du chemin, jusqu’à la maison de ma maĂźtresse. DĂšs que j’en eus franchi le seuil, je faillis rendre l’ñme une sueur froide me coulait de tous les membres ; mes yeux Ă©taient morts, et l’on eut toutes les peines du monde Ă  me faire revenir. Ma chĂšre MĂ©lisse me tĂ©moigna son Ă©tonnement de me voir arriver Ă  une heure si avancĂ©e Si vous Ă©tiez venu plus tĂŽt, me dit-elle, vous nous auriez Ă©tĂ© d’un grand secours ; un loup a pĂ©nĂ©trĂ© dans la bergerie, et a Ă©gorgĂ© tous nos moutons c’était une vĂ©ritable boucherie. Mais, bien qu’il se soit Ă©chappĂ©, il n’a pas eu Ă  s’applaudir de son expĂ©dition ; car un de nos valets lui a passĂ© sa lance Ă  travers le cou. » À ce rĂ©cit, je vous laisse Ă  penser si j’ouvris de grands yeux ; et, comme le jour venait de paraĂźtre, je courus Ă  toutes jambes vers notre maison, comme un marchand dĂ©troussĂ© par des voleurs. Lorsque j’arrivai Ă  l’endroit oĂč j’avais laissĂ© les vĂȘtements changĂ©s en pierres, je n’y trouvai que du sang. Mais, en entrant au logis, je trouvai mon soldat Ă©tendu sur un lit il saignait comme un bƓuf, et un mĂ©decin Ă©tait occupĂ© Ă  lui panser le cou. Je reconnus alors que c’était un loup-garou[1] ; et, Ă  dater de ce jour, on m’aurait assommĂ© plutĂŽt que de me faire manger un morceau de pain avec lui. Libre Ă  ceux qui ne veulent pas me croire d’en penser ce qu’ils voudront ; mais, si je mens, que les gĂ©nies qui veillent sur vous m’accablent de leur colĂšre ! CHAPITRE LXIII. Ce rĂ©cit nous laissa tous saisis d’étonnement — Je vous crois, dit Trimalchion, et votre histoire m’a tellement frappĂ©, que les cheveux m’en ont dressĂ© sur la tĂȘte. Je connais NicĂ©ros, mes amis ; il ne s’amuserait point Ă  nous dĂ©biter des sornettes ; ce n’est point un hĂąbleur, et il mĂ©rite toute votre confiance. Je vais moi-mĂȘme vous raconter quelque chose d’horrible et d’aussi extraordinaire que de voir un Ăąne marcher sur un toit[1]. Je portais encore une longue chevelure car, dĂšs mon enfance, j’ai toujours menĂ© une vie voluptueuse[2], quand Iphis, mes plus chĂšres dĂ©lices, vint Ă  mourir c’était, sur ma parole, un vrai bijou, un enfant charmant, ayant tout pour lui. Tandis que sa pauvre mĂšre s’abandonnait Ă  sa douleur, et que nous Ă©tions plusieurs auprĂšs d’elle occupĂ©s Ă  la consoler, tout Ă  coup des sorciĂšres[3] firent entendre au dehors un bruit semblable Ă  celui de chiens qui poursuivent un liĂšvre. Nous avions alors parmi nous un Cappadocien, homme de haute taille et d’un courage Ă  toute Ă©preuve il eĂ»t attaquĂ© Jupiter, armĂ© de sa foudre. Tirant donc son sabre d’un air rĂ©solu, et roulant avec soin son manteau autour de son bras gauche, il sort en courant de la maison, rencontre une de ces sorciĂšres, et lui passe son Ă©pĂ©e au travers du corps, comme qui dirait ici que les dieux prĂ©servent ce que je touche[4] !. Un gĂ©missement frappa nos oreilles ; mais, pour ne pas mentir, nous ne vĂźmes pas les sorciĂšres. En rentrant, notre brave se jeta sur un lit tout son corps Ă©tait couvert de taches livides, comme s’il eĂ»t Ă©tĂ© battu de verges ; c’est qu’il avait Ă©tĂ© touchĂ© par une mauvaise main. Nous fermons la porte, et nous reprenons auprĂšs du dĂ©funt nos tristes fonctions ; mais, au moment oĂč la mĂšre se jetait sur le corps de son fils pour l’embrasser, ĂŽ surprise ! elle ne voit, elle ne touche qu’une espĂšce de mannequin rempli de paille, qui n’avait ni cƓur ni entrailles, enfin rien d’humain. Sans doute les sorciĂšres avaient emportĂ© l’enfant, et lui avaient substituĂ© ce vain simulacre. Dites-moi, je vous prie, si l’on peut, d’aprĂšs cela, nier l’existence de ces femmes habiles dans les malĂ©fices, qui, pendant la nuit, mettent tout sens dessus dessous. Cependant notre grand Cappadocien ne recouvra jamais sa couleur naturelle ; et mĂȘme, Ă  quelques jours de lĂ , il mourut frĂ©nĂ©tique. CHAPITRE LXIV. Notre Ă©tonnement redouble avec notre crĂ©dulitĂ© ; et, baisant religieusement la table, nous conjurons les sorciĂšres de rester chez elles, et de ne pas nous troubler dans notre retour au logis. DĂ©jĂ , tant j’étais ivre, je voyais se multiplier Ă  l’infini le nombre des lumiĂšres, et toute la salle du festin changer d’aspect, lorsque Trimalchion dit Ă  Plocrime — En vĂ©ritĂ©, je ne te conçois pas, tu ne nous racontes rien ; tu ne dis rien pour nous amuser. Cependant, je t’ai connu un aimable convive ; tu chantais Ă  ravir, tu nous dĂ©clamais des dialogues en vers ! hĂ©las ! le charme de nos desserts s’en est allĂ©. — Il est vrai, rĂ©pondit Plocrime, que j’ai bien enrayĂ© depuis que je suis devenu goutteux. Autrefois, quand j’étais jeune, je chantais jusqu’à m’en rendre poitrinaire ! Et la danse ! et les scĂšnes de comĂ©die ! et les tours de force ! je n’avais pas mon pareil pour tout cela, si ce n’est ApellĂšte[1]. — À ces mots, mettant sa main sur sa bouche, il nous fit entendre un horrible sifflement, qu’il nous dit ensuite ĂȘtre une imitation des Grecs. Trimalchion, Ă  son tour, aprĂšs avoir essayĂ© de contrefaire les joueurs de flĂ»te, se tourna vers l’objet de ses amours, qu’il appelait CrĂ©sus. C’était un petit esclave chassieux, qui avait les dents toutes sales ; il s’amusait alors Ă  envelopper d’un ruban vert une petite chienne noire, et grasse Ă  faire peur. Ayant posĂ© sur son lit un pain d’une demi-livre, il le faisait avaler, bon grĂ© mal grĂ©, Ă  la pauvre bĂȘte. Cela fut cause que Trimalchion, se souvenant de Scylax, le gardien de sa maison et de sa famille, ordonna de l’amener. L’instant d’aprĂšs, nous vĂźmes entrer un chien d’une taille Ă©norme il Ă©tait enchaĂźnĂ© ; mais un coup de pied du portier l’avertit de se coucher, et il s’étendit devant la table. Trimalchion lui jeta du pain blanc en disant — Il n’y a personne dans ma maison qui m’aime plus que cet animal. — CrĂ©sus, piquĂ© des louanges prodiguĂ©es Ă  Scylax, pose sa chienne Ă  terre, et l’agace de toutes ses forces contre lui. Alors Scylax, selon l’instinct de sa race, remplit toute la salle du bruit de ses horribles aboiements, et faillit mettre en piĂšces la Perle c’était le nom de la chienne de CrĂ©sus ; mais le tumulte ne se borna pas Ă  cette querelle, car un des lustres tomba sur la table, et, brisant tous les vases qui s’y trouvaient, couvrit d’huile bouillante quelques-uns des convives. Trimalchion, pour ne pas paraĂźtre affectĂ© de cette perte, embrassa son mignon, et lui ordonna de grimper sur son dos. AussitĂŽt fait que dit CrĂ©sus enfourche sa monture, et lui frappe du plat de la main sur les Ă©paules ; puis, ouvrant les doigts de l’autre main, il s’écrie en riant — Cornes ! cornes ! combien sont-elles[2] ? — Trimalchion, aprĂšs avoir subi pendant quelque temps cette espĂšce de pĂ©nitence, donna l’ordre de remplir de vin un grand vase, et d’en verser Ă  tous les esclaves qui Ă©taient assis Ă  nos pieds, avec cette restriction — Si quelqu’un d’entre eux, dit-il, refusait de boire, qu’on lui jette le vin sur la tĂȘte je suis sĂ©vĂšre pendant le jour ; mais maintenant, vive la joie ! CHAPITRE LXV. AprĂšs cet acte de familiaritĂ©, on servit les mattĂ©es[1], dont le souvenir seul, vous pouvez m’en croire, me soulĂšve encore le cƓur car, au lieu de grives, on offrit Ă  chacun de nous une poularde grasse, des Ɠufs d’oie chaperonnĂ©s ; et Trimalchion nous pria avec beaucoup d’instances d’y goĂ»ter, assurant que les poulardes Ă©taient dĂ©sossĂ©es. Nous en Ă©tions lĂ  du festin, lorsqu’un licteur frappa Ă  la porte, et un nouveau convive, vĂȘtu d’une robe blanche, entra dans la salle, suivi d’un nombreux cortĂšge. Saisi d’une crainte respectueuse Ă  l’aspect de ce personnage, je crus que c’était le prĂ©teur. Dans cette pensĂ©e, j’allais me lever et descendre pieds nus sur le carreau[2]. Mais Agamemnon, riant de mon empressement — Fou que vous ĂȘtes, me dit-il, ne vous dĂ©rangez pas ; ce n’est rien ; c’est le sĂ©vir Habinnas, marbrier de son mĂ©tier, et qui passe pour un habile ouvrier en fait de tombeaux. — RassurĂ© par ces paroles, je me remis les coudes sur la table, non sans toutefois admirer l’entrĂ©e majestueuse du sĂ©vir. Il Ă©tait dĂ©jĂ  entre deux vins, et, pour se soutenir, s’appuyait sur l’épaule de sa femme ; de son front, ornĂ© de plusieurs couronnes, coulaient des ruisseaux de parfums qui lui tombaient sur les yeux. Il se mit sans façon Ă  la place d’honneur, et sur-le-champ demanda du vin et de l’eau chaude. CharmĂ© de son bachique enjouement, Trimalchion demanda aussi une plus grande coupe, et s’informa d’Habinnas comment on l’avait traitĂ© dans la maison d’oĂč il sortait. — Nous avons eu tout Ă  souhait, rĂ©pondit-il il ne nous manquait que vous ; car mon cƓur Ă©tait ici. Du reste, je vous jure, tout s’est trĂšs bien passĂ©. Scissa cĂ©lĂ©brait avec magnificence la neuvaine de Misellus[3], un de ses esclaves, qu’il n’avait affranchi qu’à l’article de la mort[4] outre l’impĂŽt du vingtiĂšme qu’il y gagne, il a trouvĂ©, je pense, une bonne succession ; car on n’estime pas Ă  moins de cinquante mille Ă©cus les biens du dĂ©funt. Toutefois, nous avons fait un repas trĂšs agrĂ©able, quoiqu’il nous ait fallu verser sur ses os la moitiĂ© de notre vin[5]. CHAPITRE LXVI. Mais enfin que vous a-t-on servi ? reprit Trimalchion. — Je vais vous le dire, si je puis ; car j’ai si bonne mĂ©moire qu’il m’arrive souvent d’oublier mon propre nom. Nous avons eu d’abord, au premier service, un porc couronnĂ© de boudins, et entourĂ© de saucisses, des gĂ©siers trĂšs-bien accommodĂ©s, des citrouilles, et du pain bis de mĂ©nage, que je prĂ©fĂšre au pain blanc, parce qu’il est fortifiant, laxatif, et me fait aller oĂč vous savez sans douleur. Le second service se composait d’une tarte froide[1], arrosĂ©e d’un miel d’Espagne chaud et dĂ©licieux aussi je n’ai pas touchĂ© Ă  la tarte ; quant au miel, je m’en suis lĂ©chĂ© les doigts. Alentour Ă©taient des pois chiches, des lupins, des noix Ă  foison, mais seulement une pomme pour chaque convive ; cependant j’en ai pris deux ; et, tenez, les voici roulĂ©es dans ma serviette car si je n’apportais quelque petit cadeau de ce genre Ă  mon esclave favori, il y aurait du bruit Ă  la maison. Mais ma femme me fait souvenir d’un mets que j’allais oublier. On servit devant nous un morceau d’ourson, et Scintilla en ayant goĂ»tĂ© sans savoir ce que c’était, faillit vomir jusqu’à ses entrailles pour moi, j’en ai mangĂ© plus d’une livre, car il avait un fumet de sanglier Ă  s’y mĂ©prendre. En effet, me disais-je, si les ours mangent les hommes, Ă  plus forte raison les hommes doivent manger les ours. Enfin, nous avons eu un fromage mou, du vin cuit, quelques escargots, des tripes hachĂ©es, des foies en caisses, des Ɠufs chaperonnĂ©s, des raves, de la moutarde, un petit plat de coquillages, des biscuits, une couple de jeunes thons ; on fit aussi circuler, dans une petite nacelle, des olives marinĂ©es, que quelques convives nous disputĂšrent grossiĂšrement Ă  coups de poing quant au jambon, nous le renvoyĂąmes sans y toucher. CHAPITRE LXVII. Mais dites-moi, GaĂŻus, je vous prie, pourquoi Fortunata n’est-elle pas des nĂŽtres ? — Pourquoi ? ne la connaissez-vous pas ? Elle ne boirait pas mĂȘme un verre d’eau avant d’avoir serrĂ© l’argenterie et distribuĂ© aux esclaves la desserte du repas. — Je le sais ; mais si elle ne se met pas Ă  table, je vais me retirer. — Et, en effet, il faisait dĂ©jĂ  le geste de se lever, lorsqu’à un signal donnĂ© par leur maĂźtre, tous les esclaves se mirent Ă  appeler Fortunata Ă  trois et quatre reprises. Elle arriva enfin. Sa robe, retroussĂ©e par une ceinture vert-pĂąle, laissait apercevoir en dessous sa tunique couleur cerise, ses jarretiĂšres en torsade d’or et ses mules ornĂ©es de broderies du mĂȘme mĂ©tal. AprĂšs avoir essuyĂ© ses mains au mouchoir qu’elle portait autour du cou, elle se plaça sur le mĂȘme lit qu’occupait l’épouse d’Habinnas, Scintilla, qui lui en tĂ©moigna sa satisfaction. Fortunata l’embrassa et lui dit — Quel bonheur de vous voir ! — Ensuite elles en vinrent Ă  un tel degrĂ© d’intimitĂ©, que Fortunata, dĂ©tachant de ses gros bras les bracelets dont ils Ă©taient ornĂ©s, les offrit Ă  l’admiration de Scintilla. Enfin elle ĂŽta jusqu’à ses jarretiĂšres ; elle ĂŽta mĂȘme le rĂ©seau de sa coiffure qu’elle assura ĂȘtre filĂ© de l’or le plus pur. Trimalchion, qui le remarqua, fit apporter tous les bijoux de sa femme. — Voyez, dit-il, quel est l’attirail d’une femme ! c’est ainsi que nous nous dĂ©pouillons pour elles, sots que nous sommes ! Ces bracelets doivent peser six livres et demie ; j’en ai moi-mĂȘme un de dix livres que j’ai fait faire avec les milliĂšmes vouĂ©s Ă  Mercure. — Et, pour nous montrer qu’il n’en imposait pas, il fit apporter une balance, et tous les convives furent forcĂ©s de vĂ©rifier le poids de chacun de ces bracelets. Scintilla, non moins vaine, dĂ©tache de son cou une cassolette d’or, Ă  laquelle elle donnait le nom de Felicion, et en tire deux pendants d’oreille, qu’elle fait Ă  son tour admirer Ă  Fortunata. — GrĂące Ă  la gĂ©nĂ©rositĂ© de mon mari, personne, dit-elle, n’en a de plus beaux. — Parbleu ! dit Habinnas, ne m’as-tu pas ruinĂ© de fond en comble pour t’acheter ces babioles de verre ? Certes, si j’avais une fille, je lui ferais couper les oreilles. S’il n’y avait pas de femmes au monde, nous mĂ©priserions tout cela comme de la boue ; mais toutes nos remontrances n’y font que de l’eau claire. — Cependant, les deux amies, dĂ©jĂ  Ă©tourdies par le vin, se mettent Ă  rire entre elles, et, dans leur ivresse, se jettent au cou l’une de l’autre. Scintilla vante les soins diligents que Fortunata donne Ă  son mĂ©nage ; Fortunata, le bonheur de Scintilla et les bons procĂ©dĂ©s de son mari. Mais, tandis qu’elles se tiennent ainsi Ă©troitement embrassĂ©es, Habinnas se lĂšve en tapinois ; et, saisissant Fortunata par les pieds, lui fait faire la culbute sur le lit. — Ah ! ah ! s’écria-t-elle, en voyant ses jupons retroussĂ©s par-dessus ses genoux. Soudain elle se rajuste ; et, se jetant dans les bras de Scintilla, cache sous son mouchoir un visage que la rougeur rendait encore plus laid. CHAPITRE LXVIII. Quelques instants aprĂšs, Trimalchion ordonna de servir le dessert. Les esclaves enlevĂšrent aussitĂŽt toutes les tables, et en apportĂšrent de nouvelles ; ensuite, ils rĂ©pandirent sur le plancher de la sciure de bois teinte avec du safran et du vermillon, et, ce que je n’avais encore vu nulle part, de la pierre spĂ©culaire rĂ©duite en poudre. Alors Trimalchion — J’aurais pu, nous dit-il, me contenter de ce service, car vous avez devant vous les secondes tables ; mais s’il y a quelques friandises, qu’on nous les apporte. — Sur ces entrefaites, un esclave Ă©gyptien qui servait de l’eau chaude se mit Ă  imiter le chant du rossignol ; mais bientĂŽt Trimalchion ayant criĂ© — Un autre ! — la scĂšne change. — Un esclave qui Ă©tait couchĂ© aux pieds d’Habinnas, sans doute par l’ordre de son maĂźtre, dĂ©clama d’une voix de Stentor les vers suivants La flotte des Troyens, sur la plaine liquide, Suit le chemin tracĂ© par le ciel qui la guide. Jamais sons plus aigres n’écorchĂšrent mes oreilles ; car, outre que le barbare haussait ou baissait de ton, toujours Ă  contretemps, il mĂȘlait Ă  son rĂ©cit des vers empruntĂ©s aux farces atellanes ; si bien que, grĂące Ă  lui, Virgile me dĂ©plut pour la premiĂšre fois. Enfin, n’en pouvant plus, il s’arrĂȘta. — Et cependant, nous dit Habinnas, croiriez-vous qu’il n’a jamais rien appris ? seulement je l’ai envoyĂ© quelquefois entendre les bateleurs ; c’est ainsi qu’il s’est formĂ©. Aussi n’a-t-il pas son pareil, quand il veut contrefaire les muletiers ou les charlatans. Mais c’est surtout dans les cas urgents que brille son gĂ©nie. Il est Ă  la fois cordonnier, cuisinier, pĂątissier ; enfin c’est un homme universel. Il n’a que deux petits dĂ©fauts, et c’est bien dommage, car sans cela ce serait un garçon accompli il est circoncis, et il ronfle comme un sabot ; il est vrai qu’il louche aussi un peu. Mais qu’importe ? c’est le regard de VĂ©nus ; c’est pour cela qu’il me plaĂźt. En considĂ©ration de ce prĂ©tendu dĂ©faut dans la vue, je ne l’ai payĂ© que trois cents deniers. CHAPITRE LXIX. Scintilla, interrompant son mari — Vous ne nous parlez pas de tous les mĂ©tiers que fait ce scĂ©lĂ©rat d’esclave il est aussi votre mignon ; mais je ferai en sorte qu’il porte la marque de son infamie. — Trimalchion se prit Ă  rire. — Je reconnais bien lĂ , dit-il, le Cappadocien il ne se refuse rien ; et, certes, ce n’est pas moi qui l’en blĂąmerai, car il n’a pas son pareil. Pour vous, Scintilla, ne vous montrez pas si jalouse. Croyez-en un vieux renard qui vous connaĂźt bien, vous autres femmes. Puissiez-vous me voir toujours sain et sauf, comme il est vrai que je m’escrimais souvent avec MammĂ©a, la femme de mon maĂźtre ; au point que celui-ci, qui en eut soupçon, me relĂ©gua dans une de ses mĂ©tairies. Mais chut ! j’en ai dĂ©jĂ  trop dit. — Prenant cela pour un Ă©loge, le maraud de valet tira de sa robe une espĂšce de cornet Ă  bouquin, et, pendant plus d’une demi-heure, il imita les joueurs de flĂ»te. Habinnas, la main posĂ©e sur sa lĂšvre infĂ©rieure, l’accompagnait en sifflant. Enfin cet esclave en vint Ă  ce point d’impertinence, que, s’avançant au milieu de la salle, tantĂŽt, avec des roseaux fendus, il parodiait les musiciens ; tantĂŽt, couvert d’une casaque et le fouet Ă  la main, Ă  ses discours, Ă  ses gestes, on eĂ»t dit un muletier. Cela dura jusqu’au moment oĂč Habinnas, l’appelant auprĂšs de lui, l’embrassa et lui offrit Ă  boire, en disant — De mieux en mieux, Massa ! je te fais prĂ©sent d’une paire de bottines. — Nous n’eussions pas vu le terme de toutes ces pauvretĂ©s, si l’on n’eĂ»t enfin apportĂ© le dernier service, composĂ© d’un pĂątĂ© de grives, de raisins secs et de noix confites. Ensuite vinrent des coings lardĂ©s de clous de girofle qui ressemblaient Ă  des hĂ©rissons. Tout cela Ă©tait encore supportable ; mais voilĂ  qu’on nous sert un nouveau plat si monstrueux, que nous eussions mieux aimĂ© mourir de faim que d’y goĂ»ter. Chacun de nous eĂ»t jurĂ© que c’était une oie grasse entourĂ©e de poissons et d’oiseaux de toute espĂšce. Trimalchion nous dĂ©trompa en disant — Tout ce que vous voyez dans ce plat est fait de la chair d’un seul animal. — Pour moi, en homme expĂ©rimentĂ©, je crus deviner sur-le-champ ce que c’était ; et me tournant vers Agamemnon — Je suis bien trompĂ©, si tout cela n’est pas artificiel, ou fait de terre cuite j’ai vu Ă  Rome, pendant les Saturnales, des festins entiers reprĂ©sentĂ©s de la mĂȘme maniĂšre. CHAPITRE LXX. Je n’avais pas fini de parler, quand Trimalchion ajouta — PuissĂ©-je voir s’augmenter, non pas mon embonpoint, mais mon patrimoine, comme il est vrai que mon cuisinier a fait tout cela avec de la chair de porc ! Je ne crois pas qu’il existe au monde un homme plus prĂ©cieux. Voulez-vous qu’il vous fasse du ventre d’une truie un poisson, une colombe avec le lard, une tourterelle avec le jambon, une poule avec les intestins ? vous n’avez qu’à parler. Aussi, j’ai imaginĂ© pour lui un nom superbe je l’ai appelĂ© DĂ©dale. Et pour rĂ©compenser son mĂ©rite, je lui ai fait venir de Rome des couteaux d’acier de Norique. — Et sur-le-champ il se fit apporter ces couteaux, les contempla avec admiration, et nous donna la permission d’en essayer le tranchant sur nos joues. Dans le mĂȘme instant, entrĂšrent deux esclaves qui faisaient semblant de s’ĂȘtre pris de querelle Ă  la fontaine ; en effet, ils portaient encore des cruches suspendues Ă  leur cou. Ce fut en vain que Trimalchion voulut prononcer sur leur diffĂ©rend, ils refusĂšrent de se soumettre Ă  sa sentence ; mais chacun d’eux frappa de son bĂąton la cruche de son adversaire. StupĂ©faits de l’insolence de ces ivrognes, nous regardions attentivement leur combat, lorsque nous vĂźmes tomber de leurs cruches brisĂ©es des huĂźtres et des pĂ©toncles qu’un esclave recueillit sur un plat et nous offrit Ă  la ronde. L’habile cuisinier, pour Ă©galer cette ingĂ©nieuse magnificence, nous apporta des escargots sur un gril d’argent, en accompagnant cette action des sons affreux de sa voix chevrotante. J’ai honte de rapporter les dĂ©tails suivants. Par un raffinement inouĂŻ jusqu’alors, des esclaves Ă  longue chevelure apportĂšrent des parfums dans un bassin d’argent, en frottĂšrent les pieds des convives, aprĂšs leur avoir d’abord entrelacĂ© les jambes de guirlandes depuis la cuisse jusqu’au talon. Ensuite ils versĂšrent le surplus de ces parfums liquides dans les amphores Ă  vin et dans les lampes. DĂ©jĂ  Fortunata avait commencĂ© Ă  figurer quelques danses, et Scintilla, trop ivre pour parler, l’applaudissait du geste, lorsque Trimalchion s’écria — Philargyre, et toi, Carrion, qui es un des plus fameux champions de la faction verte, je vous permets de vous mettre Ă  table. Minophile, dis Ă  ta femme qu’elle s’y mette aussi. — Il dit ; et soudain toute la valetaille de la maison envahit la salle du festin ; peu s’en fallut qu’ils ne nous renversassent de nos lits pour s’en emparer. Ce mĂȘme cuisinier, qui d’un porc avait fait une oie, s’était placĂ© au-dessus de moi ; je le reconnus aussitĂŽt Ă  l’odeur fĂ©tide de saumure et de sauce qu’il exhalait. Non content d’ĂȘtre Ă  table, il se mit aussitĂŽt Ă  parodier le tragĂ©dien ÉphĂ©sus, et voulut ensuite gager contre son maĂźtre que, s’il Ă©tait de la faction verte, il remporterait le premier prix Ă  la prochaine course du cirque. CHAPITRE LXXI. CharmĂ© de ce dĂ©fi, Trimalchion nous dit — Mes amis, les esclaves sont des hommes comme nous ; ils ont sucĂ© le mĂȘme lait, quoique la Fortune les ait traitĂ©s en marĂątre. Cependant, je veux que, bientĂŽt et de mon vivant, ils goĂ»tent l’eau des hommes libres. Enfin, je les affranchis tous par mon testament. Je lĂšgue en outre Ă  Philargyre un fonds de terre et sa femme ; Ă  Carrion, un pĂątĂ© de maisons avec le produit du vingtiĂšme et un lit garni. Quant Ă  ma chĂšre Fortunata, je l’institue ma lĂ©gataire universelle, et je la recommande Ă  tous mes amis. Et, si je publie Ă  l’avance mes derniĂšres volontĂ©s, c’est afin que toutes les personnes de ma maison me chĂ©rissent dĂšs Ă  prĂ©sent comme si j’étais mort. — Tous les esclaves aussitĂŽt de rendre grĂące Ă  la gĂ©nĂ©reuse bontĂ© de leur maĂźtre ; mais lui, prenant la chose au sĂ©rieux, fit apporter son testament, et le lut d’un bout Ă  l’autre, au milieu des gĂ©missements de tous ses domestiques. Ensuite, se tournant vers Habinnas — Qu’en dites-vous, mon cher ami ? HĂ© bien, bĂątissez-vous mon tombeau d’aprĂšs le plan que je vous ai donnĂ© ? je vous recommande surtout de mettre l’image de ma petite chienne aux pieds de ma statue, puis des couronnes, des vases de parfums, et tous les combats que j’ai livrĂ©s, afin que je doive Ă  votre habile ciseau la gloire de vivre aprĂšs ma mort. Je veux en outre que le terrain oĂč je serai inhumĂ© ait cent pieds de long sur la voie publique, et deux cents sur la campagne car je prĂ©tends que l’on plante autour de ma sĂ©pulture toutes sortes d’arbres Ă  fruits, et surtout beaucoup de vignes. En effet, rien n’est plus absurde que d’avoir de notre vivant des maisons trĂšs-soignĂ©es, et de nĂ©gliger celles oĂč nous devons demeurer bien plus longtemps. Mais, avant toute chose, je veux que l’on y grave cette inscription MON HÉRITIER N’A AUCUN DROIT SUR CE MONUMENT. Au reste, je mettrai bon ordre, par mon testament, Ă  ce qu’il ne soit fait aucune injure Ă  mes restes. Un de mes affranchis sera prĂ©posĂ© Ă  la garde de mon tombeau, pour empĂȘcher les passants de venir y faire leurs ordures. Je vous prie, Habinnas, qu’on y voie figurer des vaisseaux voguant Ă  pleines voiles, et moi-mĂȘme, assis sur un tribunal et vĂȘtu de la robe prĂ©texte, avec cinq anneaux d’or aux doigts, et distribuant au peuple un sac d’argent ; car vous savez que j’ai donnĂ© un repas public et deux deniers d’or Ă  chaque convive. ReprĂ©sentez-y, si bon vous semble, des salles Ă  manger, et le peuple en foule se livrant au plaisir. À ma droite, vous placerez la statue de Fortunata, tenant une colombe, et conduisant en laisse une petite chienne ; puis mon cher Cicaron ; puis de larges amphores hermĂ©tiquement bouchĂ©es, de peur que le vin ne se rĂ©pande. Vous pouvez aussi y sculpter une urne brisĂ©e, sur laquelle un enfant versera des pleurs. Au centre du monument, vous tracerez un cadran solaire, disposĂ© de telle sorte que tous ceux qui regarderont l’heure soient forcĂ©s, bon grĂ©, mal grĂ©, de lire mon nom. Quant Ă  l’épitaphe, examinez soigneusement si celle-ci vous semble convenable ICI REPOSE C. POMPEIUS TRIMALCHION, DIGNE ÉMULE DE MÉCÈNE ; EN SON ABSENCE, IL FUT NOMMÉ SÉVIR ; BIEN QU’IL PUT OCCUPER UN RANG DANS TOUTES LES DÉCURIES, IL REFUSA CET HONNEUR ; PIEUX, VAILLANT, FIDÈLE, NÉ PAUVRE, IL S’ÉLEVA À UNE GRANDE FORTUNE ; IL A LAISSÉ TRENTE MILLIONS DE SESTERCES, ET N’A JAMAIS ASSISTÉ AUX LEÇONS DES PHILOSOPHES. PASSANT, JE TE SOUHAITE LE MÊME SORT. CHAPITRE LXX. En achevant cette lecture, Trimalchion se mit Ă  verser un torrent de larmes ; Fortunata pleurait aussi, Habinnas de mĂȘme ; enfin tous les esclaves, comme s’ils eussent assistĂ© au convoi de leur maĂźtre, remplissaient la salle de leurs lamentations. Je commençais moi-mĂȘme Ă  m’attendrir, lorsque Trimalchion reprit tout Ă  coup — Eh bien donc, mes amis, convaincus que nous devons tous mourir, que ne jouissons-nous de la vie ? Maintenant, pour mettre le comble Ă  nos plaisirs, allons nous jeter dans le bain. J’en ai fait l’essai, et vous n’aurez pas Ă  vous en repentir, car il est chaud comme un four. — Bravo ! bravo ! rĂ©pondit Habinnas, d’un jour en faire deux, voila ce que j’aime. — Et, se levant pieds nus, il suivit Trimalchion enchantĂ©. Pour moi, regardant Ascylte — Que ferons-nous ? lui dis-je ; la vue seule du bain est capable de me faire mourir sur le coup. — Dites comme eux, rĂ©pondit Ascylte ; et, tandis qu’ils se rendent au bain, Ă©chappons-nous dans la foule. — J’approuve son idĂ©e, et, conduits par Giton, nous traversons le vestibule, et nous gagnons la porte. Nous allions sortir, lorsqu’un Ă©norme chien, quoique enchaĂźnĂ©, nous causa une telle frayeur par ses aboiements, qu’Ascylte, en s’enfuyant, tomba dans un vivier ; et moi, qui, mĂȘme Ă  jeun, avais eu peur d’un dogue en peinture, non moins ivre que mon compagnon, en voulant le secourir, je tombai dans l’eau avec lui. Heureusement, le concierge vint nous dĂ©livrer de ce pĂ©ril ; sa prĂ©sence suffit pour faire taire le chien, et il nous tira tout tremblants du vivier. Giton, plus avisĂ© que nous, avait trouvĂ© un admirable expĂ©dient pour se garantir des attaques du chien il lui avait jetĂ© tous les bons morceaux que nous lui avions donnĂ©s pendant le repas ; aussi l’animal, occupĂ© Ă  dĂ©vorer la pĂąture qu’il lui offrait, s’était-il calmĂ© sur-le-champ. Cependant, transis de froid, nous demandĂąmes Ă  notre libĂ©rateur de nous ouvrir la porte. — Vous vous trompez beaucoup, nous dit-il, si vous croyez sortir par oĂč vous ĂȘtes entrĂ©s. Jamais les convives ne repassent deux fois par la mĂȘme porte on entre par un cĂŽtĂ©, on sort par l’autre. CHAPITRE LXXIII. Que faire ? comment trouver l’issue de ce labyrinthe oĂč, pour notre malheur, nous Ă©tions enfermĂ©s ? Nous venions dĂ©jĂ  de nous baigner malgrĂ© nous prenant donc notre parti, nous prions le concierge de nous conduire au bain nous quittons nos habits, que Giton fait sĂ©cher Ă  l’entrĂ©e, et l’on nous introduit dans une Ă©tuve fort Ă©troite, espĂšce de citerne Ă  rafraĂźchir, oĂč Trimalchion se tenait debout, tout nu, et, dans cette posture, dĂ©bitait, avec sa forfanterie ordinaire, d’insipides discours que nous fĂ»mes forcĂ©s d’écouter. Il disait que rien n’était plus agrĂ©able que de se baigner loin d’une foule importune ; que cette Ă©tuve avait Ă©tĂ© jadis une boulangerie. Enfin, las de rester sur ses jambes, il s’assit ; mais, par malheur, cette salle avait un Ă©cho qui lui donna l’idĂ©e de chanter le voilĂ  donc qui fait trembler la voĂ»te de ses hurlements entrecoupĂ©s des hoquets de l’ivresse, et Ă  Ă©corcher des airs qui, au dire de ceux qui y comprenaient quelque chose, Ă©taient des chansons de MĂ©nĂ©crate. Quelques-uns des convives couraient autour de sa baignoire en se tenant par la main ; d’autres se chatouillaient mutuellement, et poussaient des cris Ă  fendre le crĂąne. Ceux-ci, les mains liĂ©es, tĂąchaient de ramasser Ă  terre des anneaux ; ceux-lĂ , un genou en terre, se renversaient la tĂȘte en arriĂšre, et s’efforçaient de toucher l’extrĂ©mitĂ© de leurs orteils. Laissant donc tous ces ivrognes se divertir Ă  leur maniĂšre, nous descendĂźmes dans la cuve que l’on prĂ©parait pour Trimalchion. Lorsque les fumĂ©es du vin furent dissipĂ©es, on nous conduisit dans une autre salle, oĂč Fortunata avait fait disposer tous les apprĂȘts d’un splendide repas. Les lustres qui ornaient le plafond Ă©taient soutenus par de petites figures de pĂȘcheurs en bronze ; les tables Ă©taient d’argent massif, les coupes d’argile dorĂ©e ; et devant nous Ă©tait une outre d’oĂč le vin coulait en abondance. — Amis, nous dit Trimalchion, c’est aujourd’hui que l’on coupe la premiĂšre barbe de mon esclave favori ; c’est un garçon de bonne conduite et que j’aime beaucoup, soit dit sans offenser personne. Buvons donc comme des Ă©ponges, et que le jour nous trouve encore Ă  table. CHAPITRE LXXIV. Comme il disait ces mots, un coq vint Ă  chanter. Tout dĂ©concertĂ©, Trimalchion ordonna aussitĂŽt aux esclaves de rĂ©pandre du vin sous la table, et d’en arroser aussi les lampes ; il passa mĂȘme son anneau de la main gauche Ă  la droite — Ce n’est pas sans raison, dit-il, que ce hĂ©raut du jour nous donne l’alarme ; il y a, j’en suis certain, quelque incendie prĂȘt Ă  Ă©clater dans les environs, ou quelqu’un qui va rendre l’ñme. Loin de nous ce prĂ©sage ! Je promets une rĂ©compense au premier qui m’apportera ce prophĂšte de malheur. — À peine il achevait, qu’on lui apporta un coq du voisinage. Trimalchion le condamne Ă  ĂȘtre fricassĂ©. DĂ©dale, cet habile cuisinier qui naguĂšre d’un porc avait fait des oiseaux et des poissons, le coupe en morceaux, le jette dans un chaudron ; et, tandis qu’il l’arrose d’eau bouillante, Fortunata broie du poivre dans un mortier de buis. Ce service Ă©tant terminĂ©, Trimalchion se tourna vers les esclaves — Eh quoi ! leur dit-il, vous n’avez pas encore soupĂ© ? allez, et que d’autres viennent vous remplacer. — Une nouvelle troupe d’esclaves se prĂ©sente aussitĂŽt ; les uns, en se retirant, criaient — Adieu, GaĂŻus ! — Les autres, en entrant — Bonjour, GaĂŻus ! — DĂšs ce moment, adieu tous nos plaisirs ! Parmi les nouveaux venus se trouvait un esclave d’une figure assez agrĂ©able Trimalchion s’en empare et le couvre de mille baisers. Fortunata, rĂ©clamant alors ses droits d’épouse, accable d’injures son mari, et crie Ă  haute voix qu’il est bien ordurier, bien infĂąme, de se livrer ainsi sans contrainte Ă  ses honteux penchants. Enfin, Ă  tous ces noms elle ajoute celui de — Chien ! — Trimalchion, confus, exaspĂ©rĂ© de cet outrage, lance une coupe Ă  la tĂȘte de Fortunata. Celle-ci se met Ă  crier, comme s’il lui eĂ»t crevĂ© un Ɠil, et se cache le visage dans ses mains tremblantes. Scintilla, consternĂ©e de cet accident, la reçoit dans ses bras, et la couvre de son corps. Un esclave obligeant s’empresse d’approcher de sa joue malade un vase d’eau glacĂ©e ; Fortunata, la tĂȘte penchĂ©e sur ce vase, gĂ©mit et verse un torrent de larmes. Mais Trimalchion, loin d’en ĂȘtre Ă©mu — Eh quoi ! dit-il, cette coureuse ne se souvient-elle plus que je l’ai tirĂ©e de la huche Ă  pĂ©trir ? que je lui ai donnĂ© un rang dans le monde ? La voilĂ  qui s’enfle comme une grenouille ! elle crache en l’air, et cela lui retombe sur le nez. C’est une bĂ»che, et non pas une femme. On sent toujours la fange oĂč l’on est nĂ©. Le ciel me soit en aide ! je rabattrai le caquet de cette Cassandre qui veut porter les chausses. Elle oublie sans doute que lorsque je n’avais pas encore un sou vaillant, j’ai pu trouver des partis de dix millions de sesterces. Vous savez, Habinnas, que c’est la vĂ©ritĂ©. Hier encore, Agathon, le parfumeur, me tirant Ă  l’écart, me dit Je vous conseille de ne pas laisser pĂ©rir votre race. » Et moi, par une dĂ©licatesse outrĂ©e, pour ne pas paraĂźtre volage, je me coupe ainsi bras et jambes. C’est bien je ferai en sorte qu’aprĂšs ma mort tu gratteras la terre avec tes ongles pour me ravoir ; et pour que, dĂšs aujourd’hui, tu saches tout le tort que tu t’es fait Ă  toi-mĂȘme, je vous dĂ©fends, Habinnas, de placer sa statue sur mon tombeau, car je veux reposer en paix dans mon dernier asile. Bien plus, pour lui prouver que j’ai le pouvoir de punir qui m’offense, je ne veux pas qu’elle m’embrasse aprĂšs ma mort. CHAPITRE LXXV. Lorsqu’il eut ainsi fulminĂ© contre sa femme, Habinnas le conjura de se calmer. — Personne de nous, lui dit-il, n’est exempt de commettre des fautes ; nous ne sommes pas des dieux, mais des hommes. — Scintilla lui adressait en pleurant la mĂȘme priĂšre — Au nom de votre gĂ©nie tutĂ©laire, mon cher GaĂŻus, lui disait-elle tendrement, laissez-vous flĂ©chir ! — Trimalchion ne pouvant plus retenir ses larmes — Habinnas, dit-il, par tous les vƓux que je forme pour votre fortune, crachez-moi au visage, je vous en supplie, si j’ai tort dans cette affaire ! J’ai embrassĂ©, il est vrai, cet excellent jeune homme, mais ce n’est pas pour sa beautĂ©, c’est pour ses bonnes qualitĂ©s. Il sait les dix parties de l’oraison ; il lit Ă  livre ouvert. Avec ce qu’il Ă©pargne chaque jour sur sa nourriture, il a amassĂ© de quoi payer sa libertĂ©, et de ses Ă©conomies il s’est achetĂ© une armoire et deux coupes n’est-il pas digne de mon affection ? Mais madame s’y oppose. C’est lĂ  ton dernier mot, pendarde ! Crois-moi, ronge en paix l’os que je te jette, oiseau de proie ; et ne me fais pas trop enrager, ma mignonne, ou je pourrais bien faire quelque coup de ma tĂȘte ! Tu me connais, quand j’ai une fois rĂ©solu quelque chose, cela tient comme un clou dans une poutre. Mais pensons plutĂŽt Ă  jouir de la vie. Allons, mes amis, vive la joie ! Je n’étais Ă  mon dĂ©but qu’un simple affranchi comme vous ; mon mĂ©rite seul m’a conduit oĂč vous voyez. C’est le cƓur qui fait l’homme ; je ne donnerais pas un fĂ©tu de tout le reste. J’achĂšte loyalement, je vends de mĂȘme. Je laisse Ă  d’autres le soin de faire mon Ă©loge. Lorsque je suis au comble du bonheur, pourquoi viens-tu encore m’étourdir de tes pleurnicheries, ivrognesse ? je te ferai pleurer pour quelque chose. Mais, comme je vous le disais, c’est ma bonne conduite qui m’a fait parvenir Ă  la fortune. Quand j’arrivai d’Asie, je n’étais pas plus haut que ce chandelier auquel je me mesurais chaque jour ; et, pour faire pousser plus promptement ma barbe, je me frottais les lĂšvres avec l’huile d’une lampe. Cependant j’ai fait pendant quatorze ans les dĂ©lices de mon maĂźtre, et je n’en rougis pas, car mon devoir Ă©tait de lui obĂ©ir. J’étais en mĂȘme temps le favori de ma maĂźtresse. Vous comprenez ce que cela veut dire. Je me tais, car je n’aime pas Ă  me faire valoir. CHAPITRE LXXVI. Enfin, par la volontĂ© des dieux, je devins maĂźtre dans la maison ; alors, je commençai Ă  vivre Ă  ma fantaisie. Que vous dirai-je ? mon maĂźtre me fit son hĂ©ritier conjointement avec CĂ©sar, et je recueillis un patrimoine de sĂ©nateur. Mais l’homme ne sait jamais borner son ambition. Je me mis alors en tĂȘte de faire du commerce. Pour abrĂ©ger, vous saurez que je fis construire cinq vaisseaux que je chargeai de vin ; c’était, Ă  cette Ă©poque, de l’or en barre. Je les expĂ©diai pour Rome ; mais, comme si c’eĂ»t Ă©tĂ© un fait exprĂšs, ils firent tous naufrage. Ce n’est point un conte, mais la pure vĂ©ritĂ© ; la mer, en un seul jour, m’engloutit pour trente millions de sesterces. Vous croyez peut-ĂȘtre que je perdis courage ; non, ma foi ! cette perte me mit en goĂ»t de tenter encore la fortune ; et malgrĂ© cet Ă©chec rĂ©cent, j’équipai de nouveaux vaisseaux, plus grands, plus solides que les premiers, et qui partirent sous de meilleurs auspices ; si bien que chacun vanta mon intrĂ©piditĂ©. Vous savez que les plus gros vaisseaux sont ceux qui luttent avec le plus d’avantage contre les flots. Je chargeai donc ma nouvelle flotte de vin, de lard, de fĂšves, de parfums de Capoue et d’esclaves. Dans cette circonstance, Fortunata me donna une grande preuve de dĂ©vouement elle vendit tous ses bijoux, toutes ses robes, et de leur produit me mit dans la main cent piĂšces d’or qui furent la source de ma nouvelle fortune. On va vite en affaires, lorsque le ciel vous aide en une seule course, je gagnai, de compte rond, dix millions de sesterces. Je commençai par racheter toutes les terres qui avaient appartenu Ă  mon maĂźtre, je bĂątis ensuite un palais, et j’achetai des bĂȘtes de somme pour les revendre. Tout ce que j’entrepris me rĂ©ussit Ă  souhait. DĂšs que je me vis plus riche Ă  moi seul que tout le pays ensemble, laissant lĂ  mes registres, je quittai le commerce, et je me contentai de prĂȘter de l’argent Ă  intĂ©rĂȘt aux nouveaux affranchis. J’étais mĂȘme sur le point de renoncer entiĂšrement aux affaires, lorsque j’en fus dĂ©tournĂ© par un astrologue qui vint par hasard dans cette colonie. Il Ă©tait Grec de naissance, et se nommait SĂ©rapa il semblait inspirĂ© par les dieux. Il me rappela mĂȘme plusieurs circonstances de ma vie que j’avais oubliĂ©es, et qu’il me raconta de fil en aiguille. J’aurais cru qu’il lisait dans mes entrailles, s’il avait pu me dire ce que j’avais mangĂ© la veille Ă  souper. En un mot, on eĂ»t jurĂ© qu’il ne m’avait pas quittĂ© de sa vie. CHAPITRE LXXVII. Mais, Habinnas, vous Ă©tiez prĂ©sent, je pense, lorsqu’il me dit De moins que rien vous ĂȘtes devenu un riche propriĂ©taire vous n’ĂȘtes pas heureux en amis ; vous n’obligez que des ingrats ; vous possĂ©dez de vastes domaines ; vous nourrissez une vipĂšre dans votre sein. » Que vous dirai-je enfin ? Il assura que j’avais encore Ă  vivre trente ans, quatre mois et deux jours il ajouta que je recueillerais bientĂŽt un hĂ©ritage. VoilĂ  ce que j’ai appris de ma destinĂ©e ; et, si j’ai le bonheur de joindre l’Apulie Ă  mes domaines, je croirai avoir bien employĂ© ma vie. En attendant, par la protection de Mercure, j’ai fait bĂątir ce palais. Jadis, vous le savez, ce n’était qu’une baraque, maintenant c’est un temple. Il renferme quatre salles Ă  manger, vingt chambres Ă  coucher, deux portiques de marbre ; et, dans l’étage supĂ©rieur, un autre appartement ; la chambre oĂč je couche ; celle de cette mĂ©gĂšre on y trouve en outre une trĂšs-belle loge de concierge, et cent chambres d’amis. Enfin, lorsque Scaurus vient dans ce pays, il aime mieux descendre chez moi que partout ailleurs ; et pourtant il a sur le bord de la mer un logement chez son pĂšre. Il y a encore dans ma maison plusieurs autres piĂšces que je vais vous faire voir tout Ă  l’heure. Croyez-moi, mes amis, on ne vaut que ce que l’on a ; soyez riches, on vous estimera. C’est ainsi que moi, votre ami, qui n’étais naguĂšre qu’une grenouille je suis maintenant aussi puissant qu’un roi. Cependant, Stichus, apporte ici les vĂȘtements funĂ©raires dans lesquels je veux ĂȘtre enseveli ; apporte aussi les parfums, et un Ă©chantillon de cette amphore de vin dont je veux qu’on arrose mes os. CHAPITRE LXXVIII. Stichus ne se fit pas attendre, et rentra bientĂŽt dans la salle avec une couverture blanche et une robe prĂ©texte. Trimalchion nous les fit manier pour voir si elles Ă©taient tissues de bonne laine ; puis il ajouta en souriant — Prends bien garde, Stichus, que les rats ou les vers ne s’y mettent ; car je te ferais brĂ»ler vif. Je veux ĂȘtre inhumĂ© avec pompe, afin que le peuple bĂ©nisse ma mĂ©moire. — Ayant ainsi parlĂ©, il dĂ©boucha une fiole de nard, et nous en fit tous frictionner. — J’espĂšre, nous dit-il, que ce parfum me fera autant de plaisir aprĂšs ma mort que j’en Ă©prouve maintenant Ă  le sentir. — Ensuite, il fit verser du vin dans un grand vase, et nous dit — Figurez-vous que vous ĂȘtes invitĂ©s au repas de mes funĂ©railles. — Ces dĂ©goĂ»tantes libations nous soulevaient le cƓur, quand Trimalchion, qui Ă©tait ivre mort, s’avisa, pour nous procurer un nouveau plaisir, de faire entrer dans la salle des joueurs de cor ; puis, se plaçant sur un lit de parade, la tĂȘte appuyĂ©e sur une pile de coussins — Supposez, dit-il, que je suis mort, et faites-moi une belle oraison funĂšbre. — Soudain les cors sonnĂšrent un air lugubre. Un entre autres, le valet de cet entrepreneur de convois, qui Ă©tait le plus honnĂȘte homme de la bande, fit entendre des sons si aigus, qu’il mit en rumeur tout le voisinage ; de sorte que les gardes du quartier, croyant que le feu Ă©tait Ă  la maison de Trimalchion, en brisĂšrent tout Ă  coup les portes, et, pleins de zĂšle, se prĂ©cipitĂšrent en tumulte dans l’intĂ©rieur avec de l’eau et des haches. Pour nous, profitant de cette occasion favorable, et, sous un prĂ©texte frivole, prenant congĂ© d’Agamemnon, nous nous sauvĂąmes Ă  toutes jambes, comme d’un vĂ©ritable incendie. CHAPITRE LXXIX. N’ayant pas de flambeaux pour nous guider, nous errions Ă  l’aventure. Il Ă©tait minuit, et le silence qui rĂ©gnait partout ne nous laissait aucun espoir de rencontrer quelqu’un qui nous procurĂąt de la lumiĂšre. Pour surcroĂźt de malheur, nous Ă©tions ivres, et nous ignorions les chemins qui, en cet endroit, sont difficiles Ă  trouver, mĂȘme en plein jour. Aussi ne fut-ce qu’aprĂšs avoir marchĂ© pendant prĂšs d’une heure, Ă  travers les gravois et les cailloux qui nous mirent les pieds en sang, que l’adresse de Giton nous tira enfin de ce mauvais pas. En effet, la veille, en plein midi, craignant de s’égarer, il avait eu la sage prĂ©caution de marquer, chemin faisant, tous les piliers et toutes les colonnes avec de la craie dont la blancheur, victorieuse des plus Ă©paisses tĂ©nĂšbres, nous indiqua la route que nous cherchions. ArrivĂ©s au logis, nouvel embarras. Notre vieille hĂŽtesse, qui avait passĂ© la nuit Ă  boire avec des voyageurs, dormait si profondĂ©ment, qu’on aurait pu la brĂ»ler vive sans la rĂ©veiller. Nous courions donc grand risque de coucher Ă  la porte, si le hasard n’eĂ»t conduit en ce lieu un des messagers de Trimalchion. Cet homme, riche pour son Ă©tat il possĂ©dait dix chariots, se lassa bientĂŽt d’appeler en vain, et, brisant la porte de l’auberge, il nous fit entrer avec lui par la brĂšche. Je ne fus pas plutĂŽt dans ma chambre, que je me mis au lit avec mon cher Giton. Le repas succulent que je venais de faire avait allumĂ© dans mes veines un feu dĂ©vorant que je ne pus Ă©teindre qu’en me plongeant dans un ocĂ©an de voluptĂ©s Dieu d’amour, quelle nuit ! quels transports ravissants ! Rien ne pouvait calmer la fiĂšvre de nos sens ; Nos lĂšvres s’unissaient dans des baisers de flamme, __Et, pour jouir, nous ne formions qu’une Ăąme. Ah ! que ne puis-je encore, au grĂ© de mon dĂ©sir, ______Dans les bras de ce que j’aime, ______GoĂ»ter ce bonheur suprĂȘme, ______Et mourir Ă  l’instant mĂȘme, ______Mais y mourir de plaisir ! J’avais tort, cependant, de me fĂ©liciter de mon sort ; car, profitant du sommeil lĂ©thargique oĂč le vin m’avait plongĂ©, Ascylte, toujours fertile en inventions pour me nuire, enleva Giton d’entre mes bras engourdis par l’ivresse, et le porta dans son lit. LĂ , foulant aux pieds tous les droits humains, il usurpa sans scrupule des plaisirs qui n’étaient dus qu’à moi, et s’endormit sur le sein de Giton, qui ne sentit pas, ou peut-ĂȘtre feignit de ne pas sentir l’injure qu’Ascylte me faisait. À mon rĂ©veil, je cherchai vainement dans ma couche solitaire l’objet de mon amour pour me venger des deux parjures, je fus tentĂ© de leur passer mon Ă©pĂ©e au travers du corps, et de les envoyer du sommeil Ă  la mort ; mais enfin, prenant le plus sage parti, je rĂ©veillai Giton Ă  coups de houssine ; puis, jetant sur Ascylte un regard farouche — ScĂ©lĂ©rat, lui dis-je, puisque, par un lĂąche attentat, tu as violĂ© les lois de l’amitiĂ©, prends ce qui t’appartient, pars, et cesse de souiller ces lieux de ta prĂ©sence. — Ascylte parut y consentir ; mais dĂšs que nous eĂ»mes partagĂ© nos nippes de bonne foi — Maintenant, dit-il, partageons aussi cet enfant. CHAPITRE LXXX. Je crus d’abord que c’était une plaisanterie, et qu’il allait partir ; mais lui, tirant son Ă©pĂ©e d’une main fratricide — Tu ne jouiras pas seul, s’écria-t-il, de ce trĂ©sor que tu prĂ©tends t’approprier. Il faut que j’en aie aussi ma part, et ce glaive va sur-le-champ me la donner. — Je saute aussi sur mon Ă©pĂ©e, et, roulant mon manteau autour de mon bras[1], je me mets en garde. Pendant ces transports furieux, le malheureux enfant embrassait nos genoux, et, baignĂ© de larmes, nous suppliait de ne pas faire de cette mĂ©chante auberge le théùtre d’une nouvelle ThĂ©baĂŻde, de ne pas souiller du sang d’un frĂšre nos mains qu’unissait naguĂšre la plus tendre intimitĂ©. — Oui, s’écria-t-il, si la mort d’un de nous est nĂ©cessaire, voici ma gorge, frappez, plongez-y vos Ă©pĂ©es ; c’est Ă  moi de mourir, Ă  moi qui ai brisĂ© les liens de votre amitiĂ© mutuelle. — DĂ©sarmĂ©s par ces priĂšres, nous remĂźmes nos Ă©pĂ©es dans le fourreau. Ascylte, prenant alors l’initiative — J’ai trouvĂ©, dit-il, un expĂ©dient pour nous mettre d’accord. Que Giton soit Ă  celui qu’il prĂ©fĂ©rera ; laissons-le, du moins, choisir librement celui de nous deux qu’il veut pour son frĂšre. — Plein de confiance dans l’anciennetĂ© de mes liaisons avec cet enfant, qui semblaient m’unir Ă  lui par une sorte de parentĂ©, j’acceptai avec empressement le parti qu’Ascylte me proposait, et je m’en rapportai au jugement de Giton ; mais lui, sans balancer, sans paraĂźtre hĂ©siter un seul instant, choisit Ascylte pour son frĂšre. FoudroyĂ© par cet arrĂȘt, je n’eus pas mĂȘme l’idĂ©e de disputer Giton par la voie des armes, et, tombant sur mon lit, je me serais donnĂ© la mort, si je n’eusse craint d’augmenter le triomphe de mon rival. Fier du succĂšs, Ascylte sort avec le trophĂ©e de sa victoire, laissant un ancien camarade, le compagnon de sa bonne comme de sa mauvaise fortune, qu’hier encore il appelait son ami, seul et sans secours dans un pays Ă©tranger. L’amitiĂ© n’a d’attraits qu’autant qu’elle est utile. Comme au jeu l’échec quitte ou suit l’échec mobile, Tel, l’ami qu’à son grĂ© la fortune conduit, Nous sourit avec elle, avec elle nous fuit. Telle encor, sur la scĂšne affichant la sagesse[2], La plus vile PhrynĂ© parle, agit en LucrĂšce Mais baissez le rideau, le rĂŽle est terminĂ© LucrĂšce disparaĂźt, et fait place Ă  PhrynĂ©. CHAPITRE LXXXI. Cependant je sĂ©chai bientĂŽt mes larmes ; et craignant que, pour comble de malheur, MĂ©nĂ©las, notre rĂ©pĂ©titeur[1], ne me trouvĂąt seul dans cette auberge, je fis un paquet de mes hardes, et j’allai tristement me loger dans un quartier peu frĂ©quentĂ©, sur le bord de la mer. LĂ , je restai trois jours sans sortir le souvenir de mon abandon et des mĂ©pris de Giton me revenait sans cesse Ă  l’esprit ; je me frappais la poitrine en poussant des sanglots dĂ©chirants ; et, dans mon violent dĂ©sespoir, je m’écriais souvent Pourquoi la terre ne s’est-elle pas ouverte pour m’engloutir ? pourquoi la mer, si funeste mĂȘme aux innocents, m’a-t-elle Ă©pargnĂ© ? J’ai tuĂ© mon hĂŽte, et cependant j’ai Ă©chappĂ© au chĂątiment ; je me suis sauvĂ© de l’arĂšne oĂč l’on me croyait mort, et, pour prix de tant d’audace, me voilĂ  seul, abandonnĂ© comme un mendiant, comme un exilĂ©, dans cette mĂ©chante auberge d’une ville grecque ! Et quel est celui qui me plonge dans cette horrible solitude ? un jeune homme souillĂ© de toute espĂšce de dĂ©bauches, qui, de son propre aveu, a mĂ©ritĂ© d’ĂȘtre banni de son pays ; qui n’a dĂ» sa libertĂ© et son affranchissement qu’aux plus honteuses complaisances ; dont les faveurs furent vendues Ă  l’encan, et que l’on acheta, le sachant homme, pour s’en servir comme d’une fille. Et que dirai-je, grands dieux ! de cet autre, de ce Giton, qui prit la robe de femme Ă  l’époque oĂč l’on prend la toge virile ; qui, dĂšs sa plus tendre enfance, renonça aux attributs de son sexe ; qui, dans une prison, s’abandonna aux caresses des plus vils esclaves ; qui, aprĂšs avoir passĂ© de mes bras dans ceux d’un rival, abandonne tout Ă  coup un ancien ami, et, comme une vile prostituĂ©e, ĂŽ honte ! dans l’espace d’une seule nuit, sacrifie tout Ă  sa nouvelle passion ? Maintenant, couple heureux, ils passent les nuits entiĂšres dans les plus douces Ă©treintes. Peut-ĂȘtre mĂȘme qu’en ce moment, Ă©puisĂ©s par l’excĂšs du plaisir, ils se raillent de mon triste abandon. Les lĂąches ! ils ne jouiront pas impunĂ©ment de leur trahison. Ou je ne suis pas un homme, et un homme libre, ou je laverai mon outrage dans leur sang infĂąme. CHAPITRE LXXXII. A ces mots, je ceins mon Ă©pĂ©e, et, de peur que mes forces ne trahissent mon ardeur belliqueuse, pour augmenter ma vigueur je fais un repas plus copieux que de coutume ; puis, prenant mon essor, je m’élance hors du logis, et, comme un furieux, je parcours Ă  grands pas tous les portiques. Je marchais d’un air effarĂ©, avec des gestes menaçants ; je ne respirais que sang, que carnage ; Ă  chaque instant je portais la main Ă  la garde de mon Ă©pĂ©e, de cette Ă©pĂ©e vouĂ©e aux furies vengeresses. Un soldat me remarqua ; j’ignore si c’était un vagabond ou un voleur de nuit — Qui es-tu, camarade ? me dit-il ; quelle est ta lĂ©gion, ta centurie ? — Moi, sans me troubler, je me forgeai sur-le-champ une lĂ©gion et un centurion. — Allons donc, rĂ©pondit-il, est-ce que dans votre troupe les soldats portent des souliers de baladin ?[1] — La rougeur de mon visage et le tremblement de tous mes membres trahirent bientĂŽt mon imposture. — Bas les armes ! et prends garde Ă  toi, me cria le soldat. — Me voyant ainsi dĂ©sarmĂ© et privĂ© de tout moyen de vengeance, je rebroussai chemin vers mon auberge ; ma colĂšre se calma peu Ă  peu, et je ne tardai pas Ă  savoir bon grĂ© Ă  ce coupe-jarret de son audace. CHAPITRE LXXXIII. Ce ne fut toutefois qu’avec peine que je triomphai du dĂ©sir de me venger, et je passai une partie de la nuit dans une grande agitation. Vers le point du jour, pour chasser ma tristesse et le souvenir de mon injure, je sortis et je parcourus de nouveau tous les portiques. J’entrai dans une galerie ornĂ©e de divers tableaux trĂšs-remarquables. J’en vis, de la main de Zeuxis, qui rĂ©sistaient encore Ă  l’injure du temps, et je remarquai des Ă©bauches de ProtogĂšne, qui disputaient de vĂ©ritĂ© avec la nature elle-mĂȘme, et que je n’osai toucher qu’avec un frissonnement religieux. Je me prosternai devant des grisailles d’Apelles espĂšce de peinture que les Grecs appellent monochrome. Les contours des figures Ă©taient dessinĂ©s avec tant d’art et de naturel, que l’on eĂ»t cru que le peintre avait trouvĂ© le secret de les animer[1]. Ici, sur les ailes d’un aigle, on voyait un dieu s’élever au plus haut des airs. LĂ , l’innocent Hylas repoussait les caresses d’une lascive NaĂŻade. Plus loin, Apollon dĂ©plorait le meurtre commis par sa main, et dĂ©corait sa lyre dĂ©tendue d’une fleur d’hyacinthe nouvellement Ă©close. Au milieu de toutes ces peintures de l’amour, oubliant que j’étais dans un lieu public, je m’écriai Ainsi donc l’amour n’épargne pas mĂȘme les dieux ! Jupiter, ne trouvant dans les cieux aucune beautĂ© digne de son choix, descend sur la terre pour satisfaire ses caprices ; mais du moins il n’enlĂšve Ă  personne un objet aimĂ©. La Nymphe qui ravit Hylas eĂ»t sans doute imposĂ© silence Ă  sa passion, si elle eĂ»t pensĂ© qu’Hercule viendrait le rĂ©clamer. Apollon fit revivre dans une fleur l’enfant qu’il adorait ; enfin toutes les fables sont pleines d’amoureuses liaisons qui ne sont point traversĂ©es par des rivaux ; mais moi, j’ai admis dans mon intimitĂ© un hĂŽte plus cruel encore que Lycurgue. Tandis que je prodiguais aux vents mes plaintes inutiles, je vis entrer dans la galerie un vieillard Ă  cheveux blancs, dont le visage annonçait la rĂ©flexion et semblait promettre quelque chose de grand, mais dont la mise n’était pas trĂšs-soignĂ©e tout dans son extĂ©rieur trahissait au premier abord un de ces hommes de lettres qui, pour l’ordinaire, sont en butte Ă  la haine des gens riches. Il s’arrĂȘta prĂšs de moi — Je suis poĂ«te, me dit-il, et, je me flatte, poĂ«te de quelque mĂ©rite, s’il faut en croire ceux qui m’ont dĂ©cernĂ© des couronnes publiques[2] il est vrai qu’on les accorde souvent par faveur Ă  des ignorants. Pourquoi donc, me direz-vous, ĂȘtes-vous si mal vĂȘtu[3] ? Par cela mĂȘme que je suis poĂ«te ; l’amour des lettres n’a jamais enrichi personne Le marchand qui brava les fureurs de Neptune, AprĂšs mille dangers, arrive Ă  la fortune ; Mars de l’or des vaincus enrichit le vainqueur ; Aux frais d’un vil CrĂ©sus s’engraisse un vil flatteur ; Tandis que tour Ă  tour, trafiquant du scandale, Un fat Ă  vingt beautĂ©s vend sa flamme banale[4]. Seul, hĂ©las ! le savant, dans ce siĂšcle pervers, Ébloui par l’appĂąt d’une gloire stĂ©rile, Mal nourri, mal vĂȘtu, sans patron, sans asile, Invoque les beaux-arts dans leurs temples dĂ©serts. CHAPITRE LXXXIV. Cela n’est que trop vrai qu’un philosophe, ennemi du vice, marche droit son chemin dans le sentier de la vie, le contraste de ses mƓurs avec celles du siĂšcle lui attire aussitĂŽt la haine gĂ©nĂ©rale qui pourrait, en effet, approuver dans autrui les vertus qu’il n’a pas ?. Ensuite, ceux qui sont uniquement occupĂ©s du soin d’amasser des richesses veulent persuader Ă  tous les hommes que cet or qu’ils possĂšdent est le souverain bien. Qu’on prĂŽne donc, disent-ils, tant qu’on voudra, les hommes de lettres, pourvu que, dans l’opinion publique, ils cĂšdent le pas aux hommes d’argent. — Je ne sais comment il se fait que la pauvretĂ© soit sƓur du gĂ©nie, dis-je Ă  Eumolpe en soupirant. — Vous avez raison, reprit le vieillard, de dĂ©plorer le sort des gens de lettres. — Ce n’est pas cela, rĂ©pliquai-je, qui me fait soupirer ; j’ai bien d’autres sujets d’affliction ! — Et, par ce penchant naturel qui nous porte Ă  dĂ©poser nos chagrins dans le sein d’autrui, je lui fis sur-le-champ le rĂ©cit de ma triste aventure, et je lui peignis sous les plus odieuses couleurs la perfidie d’Ascylte. — PlĂ»t au ciel ! ajoutai-je en gĂ©missant, que l’ennemi cruel qui me force Ă  la continence fĂ»t assez honnĂȘte homme pour se laisser attendrir ; mais c’est un scĂ©lĂ©rat endurci qui en remontrerait aux dĂ©bauchĂ©s de profession ! — Ma franchise ingĂ©nue me gagna le cƓur de ce vieillard il se mit Ă  me consoler ; et, pour faire diversion Ă  mon chagrin, il me raconta en ces termes une aventure galante de sa jeunesse. CHAPITRE LXXXV. Dans un voyage que je fis en Asie Ă  la suite d’un questeur[1], je logeai chez un habitant de Pergame. Je me plaisais beaucoup chez mon hĂŽte, moins Ă  cause de l’élĂ©gance des appartements que de la beautĂ© merveilleuse de son fils. J’eus recours Ă  cet expĂ©dient, pour que le bon pĂšre ne soupçonnĂąt pas la vive passion que m’inspirait cet enfant. Toutes les fois qu’il Ă©tait question Ă  table de l’amour des jolis garçons, je me rĂ©pandais en invectives si violentes contre cet infĂąme usage, je dĂ©fendais d’un ton si sĂ©vĂšre que l’on tĂźnt devant moi ces discours obscĂšnes qui blessaient, disais-je, mes chastes oreilles, que tous, et surtout la mĂšre de mon Ă©lĂšve, me regardaient comme un des sept sages. Je fus donc bientĂŽt chargĂ© de le conduire au gymnase je rĂ©glais ses Ă©tudes, je lui donnais des leçons ; et je recommandais par-dessus toutes choses Ă  ses parents de n’admettre chez eux aucun sĂ©ducteur de la jeunesse. Un jour de fĂȘte, aprĂšs avoir terminĂ© nos travaux plus tĂŽt qu’à l’ordinaire, nous Ă©tions couchĂ©s dans la salle Ă  manger car la nonchalance, suite ordinaire d’un long et joyeux festin, nous avait empĂȘchĂ©s de remonter dans notre chambre ; lorsque, vers le milieu de la nuit, je m’aperçus que mon Ă©lĂšve ne dormait pas. Je fis alors Ă  voix basse cette priĂšre Ă  VĂ©nus O dĂ©esse ! si je puis embrasser cet aimable enfant, sans qu’il le sente, je fais vƓu de lui donner demain une paire de colombes ! L’espiĂšgle n’eut pas plutĂŽt entendu quel Ă©tait le prix de cette faveur, qu’il se mit Ă  ronfler. Pendant qu’il feignait de dormir, je m’approchai de lui, et je lui dĂ©robai plusieurs baisers. Content de cet essai, je me levai de bonne heure le lendemain, et, pour combler son attente, je lui apportai une belle paire de colombes. C’est ainsi que je m’acquittai de ma promesse. CHAPITRE LXXXVI. La nuit suivante, encouragĂ©s par sa facilitĂ©, mes vƓux changĂšrent de nature Si je puis, disais-je, promener sur son corps une main lascive, sans qu’il le sente, pour rĂ©compense de sa docilitĂ©, je lui donnerai deux coqs gaulois des plus acharnĂ©s au combat. À cette promesse, le bel enfant s’approcha de lui-mĂȘme il semblait, je crois, apprĂ©hender que je ne m’endormisse. Pour dissiper son inquiĂ©tude, je parcourus tout son corps avec un plaisir au delĂ  de toute expression. Puis, dĂšs que le jour parut, je le comblai de joie en lui apportant ce que je lui avais promis. DĂšs que la troisiĂšme nuit vint ouvrir une nouvelle carriĂšre Ă  mon audace, je m’approchai de l’oreille du prĂ©tendu dormeur Dieux immortels ! m’écriai-je, faites que je puisse, au grĂ© de mes vƓux, goĂ»ter dans ses bras une jouissance complĂšte, sans, toutefois, qu’il en sente rien ; et, pour prix de tant de bonheur, je lui donnerai demain un beau bidet de MacĂ©doine. Jamais mon Ă©lĂšve ne dormit d’un sommeil plus profond. D’abord je promenai mes mains avides sur son sein d’albĂątre, puis je le couvris d’ardents baisers ; enfin je concentrai tous mes vƓux dans le siĂ©ge mĂȘme du plaisir. Le lendemain, assis dans sa chambre, il attendait avec impatience mon offrande ordinaire. Il n’est pas aussi facile, vous le savez, d’acheter un bidet que des colombes et des coqs gaulois outre la dĂ©pense, je craignais qu’un cadeau de cette importance ne rendit ma gĂ©nĂ©rositĂ© suspecte Ă  ses parents. Donc, aprĂšs m’ĂȘtre promenĂ© quelques heures, je rentrai chez mon hĂŽte les mains vides, et, pour tout prĂ©sent, je donnai un baiser Ă  mon jeune ami ; mais lui me saute au cou pour m’embrasser, et, jetant de tous cĂŽtĂ©s des regards inquiets — Mon cher maĂźtre, dit-il, oĂč donc est le bidet ? — La difficultĂ© d’en trouver un beau m’a forcĂ©, lui rĂ©pondis-je, Ă  diffĂ©rer cette emplette ; mais, d’ici Ă  peu de jours, je tiendrai ma parole. — L’enfant comprit fort bien ce que cela voulait dire, et l’expression de son visage trahit son secret mĂ©contentement. CHAPITRE LXXXVII. Bien que mon manque de foi m’eĂ»t fermĂ© ce cƓur oĂč j’avais su m’ouvrir un accĂšs, je ne tardai pas cependant Ă  reprendre les mĂȘmes libertĂ©s. En effet, quelques jours aprĂšs, un heureux hasard m’ayant de nouveau procurĂ© l’occasion que j’épiais, dĂšs que je vis son pĂšre profondĂ©ment endormi, je priai ce cher enfant de faire sa paix avec moi, en me laissant lui procurer plaisir pour plaisir ; enfin j’employai tous les arguments qu’inspire une ardente passion ; mais, pour toute rĂ©ponse, il me dit du ton le plus courroucĂ© — Dormez, ou je vais appeler mon pĂšre. — Il n’est point d’obstacle dont ne triomphe une audace persĂ©vĂ©rante. Tandis qu’il me menace d’éveiller son pĂšre, je me glisse dans son lit ; il ne m’oppose qu’une faible rĂ©sistance, et je lui arrache les plaisirs qu’il me refusait. Il parut prendre goĂ»t Ă  cette violence, et se plaignant, pour la forme, de ce que, par mon ingratitude, je l’avais exposĂ© aux railleries de ses camarades, auxquels il avait vantĂ© ma gĂ©nĂ©rositĂ© — Pour vous prouver, ajouta-t-il, que je ne vous ressemble pas, vous pouvez recommencer, si cela vous plaĂźt. — La paix Ă©tant faite et mon pardon obtenu, j’usai de la permission qu’il m’accordait, et je m’endormis dans ses bras. Mais l’adolescent, dĂ©jĂ  mĂ»r pour l’amour, et que l’ardeur de l’ñge excitait au plaisir, ne se tint pas pour content de cette double Ă©preuve. Il m’éveilla donc — Eh quoi ! me dit-il, vous ne demandez plus rien ? — Je me sentais encore un reste de vigueur ; je m’évertuai donc du mieux que je pus, et, couvert de sueur, hors d’haleine, je parvins enfin Ă  satisfaire son envie ; mais alors, Ă©puisĂ© par cette triple jouissance, je me rendormis. Une heure n’était pas Ă©coulĂ©e, qu’en me pinçant, il me dit — Est-ce que nous en restons lĂ  ? — FatiguĂ© d’ĂȘtre si souvent rĂ©veillĂ©, j’entrai dans un violent accĂšs de colĂšre, et, lui rendant la monnaie de sa piĂšce — Dormez, lui dis-je Ă  mon tour, ou j’éveille votre pĂšre. CHAPITRE LXXXVIII. RanimĂ© par ce rĂ©cit plaisant, je me mis Ă  interroger le vieillard, plus instruit que moi, sur l’ñge de chacun de ces tableaux et sur le sujet de quelques-uns dont je ne pouvais me rendre compte. Je lui demandai ensuite Ă  quelles causes il attribuait la dĂ©cadence des beaux-arts dans notre siĂšcle, et surtout de la peinture qui a disparu jusqu’à la derniĂšre trace. — L’amour des richesses, me rĂ©pondit-il, a produit ce triste changement. Chez nos ancĂȘtres, lorsque le mĂ©rite seul Ă©tait en honneur, on voyait fleurir les beaux-arts, et les hommes se disputaient Ă  l’envi la gloire de transmettre aux siĂšcles suivants toutes les dĂ©couvertes utiles. Alors on vit DĂ©mocrite, l’Hercule de la science, distiller le suc de toutes les plantes connues, et passer sa vie entiĂšre Ă  faire des expĂ©riences pour connaĂźtre Ă  fond les propriĂ©tĂ©s diverses des minĂ©raux et des vĂ©gĂ©taux. Eudoxe vieillit sur le sommet d’une haute montagne pour observer de plus prĂšs les mouvements du ciel et des astres ; et Chrysippe prit trois fois de l’ellĂ©bore[1] pour purifier son esprit et le rendre plus apte Ă  de nouvelles dĂ©couvertes. Mais, pour en revenir Ă  l’art plastique, Lysippe[2] mourut de faim, en se bornant Ă  perfectionner les contours d’une seule statue ; et Myron, qui fit, pour ainsi dire, passer dans le bronze l’ñme humaine et l’instinct des animaux, ne trouva personne qui voulĂ»t accepter son hĂ©ritage. Pour nous, plongĂ©s dans la dĂ©bauche et l’ivrognerie, nous n’osons pas mĂȘme nous Ă©lever Ă  la connaissance des arts inventĂ©s avant nous ; superbes dĂ©tracteurs de l’antiquitĂ©, nous ne professons que la science du vice dont nous offrons Ă  la fois l’exemple et le prĂ©cepte. Qu’est devenue la dialectique ? l’astronomie ? la morale, cette route certaine de la sagesse ? Qui voit-on aujourd’hui entrer dans un temple, et invoquer les dieux pour atteindre Ă  la perfection de l’éloquence, ou pour dĂ©couvrir les sources cachĂ©es de la philosophie ? On ne leur demande pas mĂȘme la santĂ©. Suivez cette foule qui monte au Capitole avant mĂȘme d’atteindre le seuil du temple, l’un promet une offrande, s’il a le bonheur d’enterrer un riche parent ; l’autre, s’il dĂ©couvre un trĂ©sor ; un troisiĂšme, s’il parvient, avant de mourir, Ă  entasser trente millions de sesterces. Que dis-je ? n’a-t-on pas vu souvent le sĂ©nat lui-mĂȘme, le sĂ©nat, l’arbitre de l’honneur et de la justice, vouer mille marcs d’or Ă  Jupiter ? et ne semble-t-il pas encourager la cupiditĂ©, lorsqu’il tĂąche ainsi, Ă  prix d’argent, de se rendre le ciel favorable ? Cessez donc de vous Ă©tonner de la dĂ©cadence de la peinture, puisque les dieux et les hommes trouvent plus de charmes dans la vue d’un lingot d’or que dans tous les chefs-d’Ɠuvre d’Apelles, de Phidias et de tous ces radoteurs de Grecs, comme ils les appellent. Mais je vois que ce tableau qui reprĂ©sente la prise de Troie absorbe toute votre attention je vais donc tĂącher de vous en donner l’explication dans le langage des Muses. CHAPITRE LXXXIX. Pergame, aprĂšs dix ans de siĂ©ge, de carnage, Bravait encor des Grecs le superbe courage. Ces Grecs si fiers, armĂ©s sur la foi de Calchas, Comptaient en frĂ©missant leurs stĂ©riles combats, Mais l’oracle a parlĂ© sous la hache abattues, L’Ida voit ses forĂȘts Ă  ses pieds descendues. De leurs dĂ©bris formĂ©, terrible, menaçant, Un cheval monstrueux s’élĂšve ; et dans son flanc Mille guerriers cachĂ©s contre dix ans d’offense MĂ©ditent sans honneur une lĂąche vengeance. D’Atride cependant la flotte a disparu. Ilion ! Ă  la paix tu crus ton sol rendu. Fatal aveuglement ! ces voiles fugitives, Un perfide Ă  dessein rejetĂ© sur tes rives, Ce coursier que des Grecs le repentir pieux, Pour les calmer, dit-il, offre enfin Ă  tes dieux Tout flattait ta pensĂ©e ; et l’heureuse Phrygie Ressaisit en espoir le sceptre de l’Asie. DĂ©jĂ  de ses remparts le peuple, Ă  flots pressĂ©s, S’élance ; humide encor des pleurs qu’il a versĂ©s, Son Ɠil sur chaque objet librement se promĂšne Il sourit, mais son cƓur se rassure avec peine ; Et dans ce camp dĂ©sert, si longtemps redoutĂ©, Un reste de frayeur se mĂȘle Ă  sa gaietĂ©. Laocoon paraĂźt. Pontife de Neptune, Vers ce cheval hideux dont l’aspect l’importune, Il marche, tourmentĂ© d’un noir pressentiment. Ses cheveux sur son sein descendent tristement, Et la cendre a souillĂ© sa barbe vĂ©nĂ©rable. Fuyez, fuyez ! dit-il d’une voix lamentable, Ce prĂ©sent vient des Grecs, c’est le don de la mort ! » À ces mots, de sa main, qu’anime un noble effort, Un trait part
 Mais quel dieu rend ce trait inutile ? Il tombe, et meurt au pied du colosse immobile Un vain peuple applaudit Ă  cet arrĂȘt des cieux. La hache cependant porte un coup plus heureux Le monstre est Ă©branlĂ© ; ses entrailles mugissent ; Sous leur abri douteux les Grecs tremblants pĂąlissent Le cri qu’en cet instant leur arrache la peur Redouble des Troyens la pieuse ferveur, Et, dans ses murs livrĂ©s, tout un peuple avec joie Introduit ces captifs qui vont conquĂ©rir Troie. La ruse a triomphĂ© ! mais un prodige affreux Vient alors de la foule Ă©pouvanter les yeux. Des bords oĂč TĂ©nĂ©dos s’élĂšve au sein de l’onde, Un bruit sourd est parti
 la mer s’émeut et gronde Le flot poursuit le flot qui murmure et s’enfuit Tel Neptune se plaint dans l’ombre de la nuit, Quand la rame, docile Ă  la main qui la guide, De ses coups redoublĂ©s fend la plaine liquide. Tout Ă  coup, dĂ©ployant leurs immenses anneaux, Deux serpents monstrueux s’avancent sur les eaux Sous leurs bonds convulsifs, en temps Ă©gaux pressĂ©e, L’onde Ă©cume, et jaillit jusqu’aux cieux Ă©lancĂ©e Leurs yeux, rouges de sang, lancent d’affreux Ă©clairs, Qui semblent de leurs feux incendier les mers, Leurs sifflements aigus font trembler le rivage. Tout tremble. Cependant, sur cette mĂȘme plage, Deux frĂšres, fruits jumeaux d’un hymen plein d’appas, Du pontife, leur pĂšre, avaient suivi les pas RevĂȘtus comme lui de la robe sacrĂ©e, Du bandeau phrygien leur tĂȘte Ă©tait parĂ©e. Mais les monstres dĂ©jĂ , sur leur proie Ă©lancĂ©s, D’inextricables nƓuds les tiennent enlacĂ©s. Les enfants vainement, de leurs mains impuissantes, Repoussent des serpents les tĂȘtes menaçantes ; Et tous deux, s’oubliant en ce combat cruel, Se prĂȘtent l’un Ă  l’autre un secours mutuel Ils succombent tous deux. Et toi, malheureux pĂšre ! Toi qui vois dĂ©chirer, par la dent meurtriĂšre, Le corps de ces enfants qui te doivent le jour, Pour les sauver, hĂ©las ! tu n’as que ton amour. Mais que peut ton courage et l’ardeur qui t’anime ? Le pontife, Ă  son tour, remplaçant la victime, Tombe, et, roulant aux pieds des autels profanĂ©s, Vers les murs d’Ilion, des dieux abandonnĂ©s, Il tourne en gĂ©missant sa mourante paupiĂšre. PhĂ©bĂ© venait d’atteindre au haut de sa carriĂšre, Et son char, dans les cieux, s’avançait escortĂ© Des astres moins brillants qu’éclipsait sa clartĂ©. Dans le sommeil profond que procure l’ivresse, Les Troyens oubliaient leurs dangers et la GrĂšce. InsensĂ©s ! ils rĂȘvaient un heureux lendemain. Mais du cheval fĂ©cond le flanc s’ouvre, et soudain, Libre de sa prison, une nombreuse Ă©lite Dans les murs de Priam court et se prĂ©cipite Tel, affranchi du mors, vole un coursier fougueux, L’Ɠil fier, et de ses crins battant ses flancs poudreux. DĂ©jĂ  le sang ruisselle, et le glaive homicide Moissonne les Troyens comme un troupeau timide Engourdis par le vin, ils passent sans effort De la mort du sommeil au sommeil de la mort ; Et, sur l’autel de Troie, une torche allumĂ©e Fournit les feux vengeurs dont Troie est consumĂ©e. CHAPITRE XC. A peine Eumolpe achevait son rĂ©cit, que ceux qui se promenaient sous les portiques firent pleuvoir sur lui une grĂȘle de pierres[1]. AccoutumĂ© Ă  de pareils suffrages, il se couvrit la tĂȘte, et s’enfuit hors du temple. Craignant qu’on ne me prĂźt aussi pour un poĂ«te, je le suivis de loin jusqu’au bord de la mer lĂ , dĂšs que je me vis hors de la portĂ©e des coups, je m’arrĂȘtai, et, apostrophant Eumolpe — D’oĂč vous vient, lui dis-je, cette manie ? il y a Ă  peine deux heures que nous sommes ensemble, et, au lieu de parler comme tout le monde, vous ne m’avez dĂ©bitĂ© que des vers. Je ne m’étonne plus si le peuple vous poursuit Ă  coups de pierres. Je vais faire aussi ma provision de cailloux, et, toutes les fois que cet accĂšs vous prendra, je vous tirerai du sang de la tĂȘte. — Il secoua les oreilles et rĂ©pondit — Jeune homme, ce n’est pas d’aujourd’hui seulement que l’on me traite de la sorte je ne parais jamais sur le théùtre, pour rĂ©citer quelques vers, sans recevoir un pareil accueil des spectateurs. Quoi qu’il en soit, pour n’avoir pas aussi maille Ă  partir avec vous, je consens Ă  me sevrer de ce plaisir tout le reste du jour. — Et moi, rĂ©pliquai-je, si vous tenez en bride votre PĂ©gase, je vous promets un bon souper[2]. — Puis je confiai Ă  la gardienne de mon chĂ©tif logis le soin de mon chĂ©tif repas, et je me rendis au bain avec Eumolpe. CHAPITRE XCI. En y entrant, j’aperçus Giton appuyĂ© contre la muraille et tenant dans ses mains des frottoirs et des racloirs d’étuviste[1]. À son air triste et abattu, on devinait sans peine que c’était contre son grĂ© qu’il servait Ascylte. Tandis que je le regardais attentivement pour m’assurer que c’était bien lui, il m’aperçut, et, tournant vers moi son visage oĂč brillait la joie la plus vive — GrĂące, mon frĂšre ! s’écria-t-il ; ayez pitiĂ© de moi ! Ici, je ne vois plus briller les armes, et je puis vous faire connaĂźtre mes vrais sentiments. DĂ©livrez-moi de la tyrannie d’un brigand sanguinaire, et, pour me punir de l’arrĂȘt que j’ai prononcĂ© contre vous, infligez-moi le plus sĂ©vĂšre chĂątiment ; mais n’est-ce pas dĂ©jĂ , pour le malheureux Giton, un supplice assez cruel que d’avoir perdu votre affection ? — Je lui ordonne de cesser ses plaintes, de peur d’attirer l’attention des curieux ; puis, laissant Eumolpe dans le bain oĂč il dĂ©clamait dĂ©jĂ  un de ses poĂ«mes, j’entraĂźne Giton hors de ces lieux par une obscure et fĂ©tide issue ; et nous fuyons Ă  toutes jambes vers mon auberge. LĂ , fermant la porte sur nous, je me prĂ©cipite dans ses bras, et, par d’ardents baisers, je sĂšche les pleurs dont ses joues sont inondĂ©es. Nous restĂąmes longtemps sans pouvoir profĂ©rer une seule parole car cet aimable enfant se brisait la poitrine Ă  force de sanglots. — Quelle honte pour moi, lui disais-je, de t’aimer encore aprĂšs ton lĂąche abandon ! je cherche en vain dans mon cƓur la profonde blessure que tu y as faite, et je n’en trouve plus mĂȘme la cicatrice. Comment te justifier de m’avoir ainsi quittĂ© pour voler Ă  de nouvelles amours ? avais-je mĂ©ritĂ© un tel affront ? — Giton, voyant que je l’aimais encore, prit une contenance plus hardie. — Cependant, poursuivis-je, je n’ai point cherchĂ© d’autre arbitre que toi pour juger qui, d’Ascylte ou de moi, mĂ©ritait le mieux ton amour ; mais je supprime de justes plaintes, j’oublie tout, pourvu que ton repentir soit sincĂšre. — En prononçant ces mots, je gĂ©missais et je versais un torrent de larmes. Giton, m’essuyant le visage avec son manteau, me dit — Soyez juste, mon cher Encolpe ; j’en appelle Ă  votre mĂ©moire. Est-ce moi qui vous ai abandonnĂ© ? et ne vous ĂȘtes-vous pas trahi vous-mĂȘme ? je l’avouerai franchement et sans dĂ©tour, quand je vous vis tous deux les armes Ă  la main, je me rangeai du cĂŽtĂ© du plus fort. — À ces mots, je me jetai Ă  son cou, et je baisai la bouche d’oĂč Ă©tait sortie une rĂ©ponse si sensĂ©e ; puis, pour mieux le convaincre que je lui pardonnais le passĂ©, et que mon amour pour lui Ă©tait aussi vif et aussi sincĂšre que jamais, je lui prodiguai les plus tendres caresses. CHAPITRE XCII. Il Ă©tait nuit close, et la femme avait ponctuellement exĂ©cutĂ© mes ordres pour le souper, lorsque Eumolpe vint frapper Ă  ma porte. — Combien ĂȘtes-vous ? lui demandai-je. — Et, avant d’ouvrir, je regardai par le trou de la serrure si Ascylte n’était pas avec lui. Quand je vis qu’il Ă©tait seul, je lui ouvris sur-le-champ. DĂšs qu’il fut entrĂ©, il se jeta sur un lit de repos, et, apercevant Giton qui dressait la table, il me fit un signe de tĂȘte, et me dit — Je vous fais mon compliment de votre GanymĂšde il faut nous divertir ce soir. — Un dĂ©but si gaillard ne me plut nullement, et je craignis d’avoir reçu chez moi un second Ascylte. Eumolpe n’en resta pas lĂ  ; car Giton lui ayant prĂ©sentĂ© Ă  boire — Je t’aime plus, lui dit-il, que tous les mignons que j’ai vus au bain. — Puis, vidant la coupe d’un seul trait — Je n’ai jamais Ă©tĂ© si altĂ©rĂ©, poursuivit-il ; car, en me baignant, j’ai failli ĂȘtre assommĂ©, parce que, pour distraire ceux qui Ă©taient assis autour du bassin, j’ai essayĂ© de leur dĂ©clamer un de mes poĂ«mes. ChassĂ© du bain, comme je l’ai si souvent Ă©tĂ© du théùtre, je vous cherchais dans tous les coins, et je criais Ă  tue-tĂȘte Encolpe ! Encolpe ! quand du cĂŽtĂ© opposĂ©, un jeune homme tout nu et qui avait perdu ses habits se mit Ă  crier aussi fort que moi, et d’une voix qu’animait la colĂšre Giton ! Giton ! Il y avait cependant cette diffĂ©rence entre nous, que les valets du bain se moquaient de moi comme d’un fou, et me contrefaisaient insolemment, tandis que la foule nombreuse qui l’entourait lui prodiguait les applaudissements et les tĂ©moignages d’une respectueuse admiration. Il faut vous dire que la nature l’a si richement dotĂ© des attributs de la virilitĂ©, qu’à la grandeur de ses proportions on le prendrait pour Priape lui-mĂȘme[1]. O le vigoureux champion ! je crois qu’il pourrait soutenir une lutte amoureuse deux jours entiers sans discontinuer. Aussi ne fut-il pas longtemps dans l’embarras ; car je ne sais quel chevalier romain, connu, m’a-t-on dit, pour un infĂąme dĂ©bauchĂ©, le voyant courir ainsi tout nu, le couvrit de son manteau et l’emmena chez lui, sans doute pour s’assurer le monopole de cette bonne fortune. Mais moi, je n’aurais pas mĂȘme pu retirer mes habits du vestiaire[2], si je n’eusse produit un tĂ©moin qui affirma qu’ils m’appartenaient. Tant il est vrai qu’on fait plus de cas des dons du corps que de ceux de l’esprit[3] ! — A chaque mot que disait Eumolpe, je changeais de couleur car si l’accident arrivĂ© Ă  mon ennemi m’avait rĂ©joui d’abord, j’étais dĂ©solĂ© de le voir ainsi tourner Ă  son avantage. Toutefois, comme si j’eusse Ă©tĂ© complĂštement Ă©tranger Ă  cette aventure, je gardai le silence sur mes relations avec Ascylte, et je dĂ©taillai Ă  Eumolpe le menu de notre souper, A peine avais-je cessĂ© de parler, qu’on nous servit. Ce n’était que des mets assez communs, mais substantiels et nutritifs notre poĂ«te famĂ©lique les dĂ©vora avec une effrayante aviditĂ©. Lorsqu’il fut enfin rassasiĂ©, il se prit Ă  moraliser, et se rĂ©pandit en invectives contre ces hommes qui dĂ©daignent tout ce qui est d’un usage commun et vulgaire, et n’estiment que ce qui est rare. CHAPITRE XCIII. Par une dĂ©pravation vraiment dĂ©plorable, dit-il, on mĂ©prise les jouissances faciles, et on se passionne avec entĂȘtement pour celles qui nous semblent interdites Je ne veux point d’une facile gloire L’obstacle ajoute un lustre Ă  la victoire. Aux bords du Phase habite le faisan VoilĂ  son prix. La poule numidique A vu le jour dans les sables d’Afrique Pour un gourmet, c’est un morceau friand. Pauvre canard, ta chair est fine et molle ; FidĂšle oison, des fureurs du Gaulois Ton cri jadis sauva le Capitole ; Mais humblement vous croissez sous nos toits Vous n’ĂȘtes bons qu’à nourrir des bourgeois. Du bout du monde, oĂč le sort l’a fait naĂźtre[1], La sargue accourt ; on l’achĂšte Ă  grands frais ; Et le barbeau, de la table du maĂźtre, Ne fait qu’un saut Ă  celle des valets. La raretĂ© fait le prix de la chose Le cinnamome, enfant d’un sol lointain, Fait oublier les parfums d’une rose[3] ; Et pour l’amour on nĂ©glige l’hymen[2]. — Est-ce ainsi, dis-je Ă  Eumolpe, que vous tenez votre promesse de faire, pour aujourd’hui, trĂȘve Ă  la poĂ©sie ? De grĂące, Ă©pargnez nos oreilles, Ă  nous qui ne vous avons jamais lapidĂ©. Car, si quelqu’un de ceux qui boivent prĂšs de nous, dans cette auberge venait Ă  flairer un poĂ«te, il mettrait tout le voisinage en rumeur ; et, nous prenant pour vos complices en Apollon, on nous assommerait tous trois en mĂȘme temps. Cessez, par pitiĂ©, et rappelez-vous ce qui vient de vous arriver aux bains et sous le portique. — Giton, dont le caractĂšre Ă©tait naturellement doux et compatissant, me gronda de parler de la sorte. — Ce n’est pas bien, me dit-il, d’injurier un homme plus ĂągĂ© que vous. Outrager ainsi celui que vous avez invitĂ© Ă  votre table, c’est manquer aux lois de l’hospitalitĂ©, c’est perdre tout le fruit de votre politesse. À cette remontrance il ajouta des discours pleins de modĂ©ration et de dĂ©cence, qui avaient une grĂące toute particuliĂšre dans la bouche de ce bel enfant. CHAPITRE XCIV. Trois fois heureuse, dit Eumolpe, la mĂšre qui t’a mis au monde ! Courage, mon garçon ! persĂ©vĂšre dans ces bons sentiments ; offre toujours le rare assemblage de la sagesse et de la beautĂ©[1]. Ce n’est pas en vain que tu as pris ma dĂ©fense tu as gagnĂ© mon cƓur ; je t’aime ; et je veux dĂ©sormais consacrer ma muse Ă  chanter tes louanges. Je veux ĂȘtre ton prĂ©cepteur, ton gardien ; je te suivrai partout, bon grĂ©, mal grĂ© Encolpe n’en peut prendre ombrage, car je sais qu’il aime ailleurs. — Fort heureusement pour notre poĂ«te, je n’avais plus l’épĂ©e que le soldat m’avait enlevĂ©e bien lui en prit ; car tout le courroux qu’Ascylte avait allumĂ© dans mon Ăąme, je l’aurais Ă©teint dans le sang d’Eumolpe. Giton s’en aperçut, et, sous le prĂ©texte d’aller chercher de l’eau, il quitta la chambre. Son dĂ©part opportun apaisa mon ressentiment ; et, devenu plus calme — J’aime encore mieux, dis-je Ă  Eumolpe, vos vers que votre prose, quand vous exprimez de semblables dĂ©sirs. Vous ĂȘtes libertin ; moi, je suis violent ; certes, nos caractĂšres ne pourront jamais sympathiser. Je vous parais, sans doute, un insensĂ©, un furieux ; eh bien, soit ; Ă©vitez les accĂšs de ma folie, ou, pour parler clairement, dĂ©campez au plus vite. — Étourdi de cette apostrophe, Eumolpe, sans m’en demander l’explication, sort sur-le-champ, tire la porte sur lui, la ferme Ă  double tour, met la clef dans sa poche, et court Ă  la recherche de Giton. J’étais loin de m’attendre Ă  une pareille ruse, et, me voyant ainsi renfermĂ©, dans mon dĂ©sespoir je rĂ©solus de me pendre. En consĂ©quence, je dressai le bois du lit contre la muraille, et j’y attachai ma ceinture[2]. DĂ©jĂ  je passais mon cou dans le nƓud fatal ; c’en Ă©tait fait de moi
 lorsque Eumolpe, accompagnĂ© de Giton, ouvre brusquement la porte et me rend Ă  la vie. Giton, surtout, passant, Ă  cette vue, de la douleur Ă  la rage, pousse un grand cri, me prend dans ses deux bras, et, me jetant Ă  la renverse sur le lit — Vous vous trompez, Encolpe, me dit-il, si vous pensez qu’il vous soit possible de mourir avant moi. Je vous avais prĂ©venu dans ce dessein quand j’étais chez Ascylte, j’ai vainement cherchĂ© une Ă©pĂ©e ; mais j’avais rĂ©solu, si je ne parvenais pas Ă  vous rejoindre, de trouver la mort au fond d’un prĂ©cipice et, pour vous prouver que la mort ne se fait jamais attendre au malheureux qui la cherche, jouissez, Ă  votre tour, du spectacle que vous me destiniez tout Ă  l’heure. — A ces mots, il arrache un rasoir des mains du valet d’Eumolpe[3], en passe deux fois le tranchant sur sa gorge, et tombe Ă  nos pieds. Saisi d’épouvante, je jette de grands cris, et je me prĂ©cipite sur le corps de Giton armĂ© du mĂȘme rasoir, je veux moi-mĂȘme mourir avec lui. Mais l’espiĂšgle ne s’était pas fait la moindre Ă©gratignure, et, comme lui, je ne sentais aucune douleur. C’était, en effet, un de ces rasoirs Ă©moussĂ©s que l’on donne aux apprentis barbiers pour corriger leur maladresse, et pour leur faire la main. Aussi le valet, en voyant Giton le prendre dans sa trousse, n’avait pas tĂ©moignĂ© le plus lĂ©ger effroi, et Eumolpe avait considĂ©rĂ© de sang-froid cette tragĂ©die pour rire. CHAPITRE XCV. Au dĂ©noĂ»ment de cette farce, oĂč Giton et moi nous jouions les rĂŽles d’amoureux, survint le maĂźtre de l’auberge qui nous apportait le second service ; nous voyant ainsi Ă©tendus par terre dans le plus grand dĂ©sordre — Qui ĂȘtes-vous ? s’écria-t-il ; des ivrognes ou des vagabonds ?
 peut-ĂȘtre l’un et l’autre ? Qui de vous a dressĂ© ce lit contre le mur ? quel secret dessein avez-vous machinĂ© ? Je crois, ma foi, que vous vouliez dĂ©loger cette nuit sans payer le loyer de votre chambre ; il n’en sera rien. Je vous ferai voir que cette maison isolĂ©e n’appartient pas Ă  quelque pauvre veuve sans appui[1], mais Ă  Marcus Manicius. — Tu oses nous menacer ! s’écrie Eumolpe. — Et en mĂȘme temps il dĂ©tache Ă  l’aubergiste un vigoureux soufflet ; mais celui-ci, Ă©chauffĂ© par les nombreuses libations qu’il avait faites avec ses hĂŽtes, lance Ă  la tĂȘte d’Eumolpe une cruche de terre qui lui meurtrit le front[3], puis s’enfuit Ă  toutes jambes. Notre poĂ«te, furieux d’un tel outrage, se saisit d’un grand chandelier de bois, poursuit le fuyard, et, l’en frappant Ă  tour de bras, lui rend avec usure le coup qu’il a reçu au front. Les valets de l’auberge et un grand nombre d’ivrognes accourent Ă  ce bruit. Quant Ă  moi, profitant de cette occasion pour me venger d’Eumolpe et rendre la pareille Ă  ce brutal, je ferme la porte sur lui, bien rĂ©solu Ă  jouir sans concurrent de ma chambre et des plaisirs que la nuit me promet. Cependant les marmitons et tous les habitants[2] de l’auberge tombent sur le pauvre diable dont j’ai coupĂ© la retraite l’un, armĂ© d’une broche chargĂ©e de rĂŽtis frĂ©missants au feu, menace de lui crever les yeux ; un autre, saisissant un croc Ă  suspendre les viandes, se place dans une attitude belliqueuse. Je remarquai surtout une servante vieille et chassieuse, qui, ceinte d’un torchon horriblement sale, et chaussĂ©e de sabots dĂ©pareillĂ©s[4], traĂźnait par la chaĂźne un Ă©norme dogue, et l’agaçait contre Eumolpe ; mais notre hĂ©ros parait adroitement avec son chandelier tous les coups qu’on lui portait. CHAPITRE XCVI. Nous regardions toute cette bagarre Ă  travers une fente qu’Eumolpe, un instant auparavant, avait faite Ă  la porte, dont il avait brisĂ© le marteau. J’applaudissais aux coups qu’il recevait ; mais Giton, toujours compatissant, Ă©tait d’avis qu’il fallait lui ouvrir et le secourir dans ce pressant danger. Mon ressentiment n’était pas encore apaisĂ©, et, pour punir Giton de sa pitiĂ© hors de saison, je ne pus m’empĂȘcher de lui donner sur la tĂȘte une chiquenaude bien appliquĂ©e[1]. Le pauvre enfant, fondant en larmes, alla se jeter sur le lit. Pour moi, je mettais, tantĂŽt un Ɠil, tantĂŽt l’autre, au trou de la porte, et je jouissais de voir Eumolpe ainsi maltraitĂ© ; c’était un aliment dont se repaissait ma colĂšre ; quand tout Ă  coup survint Bargate[2], le procurateur du quartier. Il avait quittĂ© son souper pour venir mettre le holĂ , et se faisait porter dans sa litiĂšre sur le champ de bataille, parce qu’il Ă©tait perclus de ses deux jambes. Il dĂ©clama longtemps d’une voix terrible et courroucĂ©e contre les ivrognes et les vagabonds ; puis, reconnaissant Eumolpe — Quoi ! c’est vous, lui dit-il, vous, la fleur de nos poĂ«tes ! et ces pendards de valets ne s’enfuient pas au plus vite ! et ils osent lever la main sur vous ! — Puis, s’approchant d’Eumolpe, il lui dit tout bas Ă  l’oreille — Ma femme prend avec moi des airs dĂ©daigneux ; veuillez, pour l’amour de moi, faire une satire contre elle, afin qu’elle rougisse de sa conduite. CHAPITRE XCVII. Pendant que Bargate Ă©tait en conversation secrĂšte avec Eumolpe, entra dans l’auberge un crieur public, suivi d’un valet de ville et d’une grande foule de curieux secouant un flambeau qui rĂ©pandait plus de fumĂ©e que de lumiĂšre, il lut Ă  haute voix cette proclamation Un jeune homme d’environ seize ans, nommĂ© Giton, aux cheveux frisĂ©s[1], d’une complexion dĂ©licate et d’un extĂ©rieur agrĂ©able, vient de s’égarer au bain public mille Ă©cus de rĂ©compense Ă  quiconque le ramĂšnera ou pourra indiquer le lieu de sa retraite. PrĂšs du crieur se tenait Ascylte, vĂȘtu d’une robe bigarrĂ©e de diverses couleurs[2], et portant dans un plat d’argent la rĂ©compense promise. Sans perdre un instant, j’ordonnai Ă  Giton de se fourrer sous le lit, et, comme autrefois Ulysse s’était cachĂ© sous le ventre d’un bĂ©lier, d’entrelacer ses pieds et ses mains dans les sangles qui soutenaient le matelas[3], pour Ă©chapper aux perquisitions de ceux qui le cherchaient. Giton s’empressa de m’obĂ©ir, et se suspendit si bien aux sangles du lit, qu’Ulysse se serait avouĂ© vaincu par notre ruse. De mon cĂŽtĂ©, pour Ă©loigner tout soupçon, j’étendis mes vĂȘtements sur le lit, et, m’y couchant, j’y imprimai la forme d’un homme de ma taille. Cependant Ascylte, aprĂšs avoir visitĂ© toutes les chambres avec le valet du crieur, s’arrĂȘta devant la mienne voyant que la porte Ă©tait soigneusement fermĂ©e, il en conçut d’autant plus d’espoir. Mais le valet, introduisant sa hache entre la porte et son chambranle, en fit sauter les ferrures. Alors, me jetant aux pieds d’Ascylte, je le conjurai, au nom de notre ancienne amitiĂ© et des mauvais jours que nous avions supportĂ©s ensemble, de me laisser voir pour la derniĂšre fois le frĂšre que je regrettais. Et, pour donner plus de vraisemblance Ă  mes priĂšres hypocrites — Je sais, lui dis-je, Ascylte, que vous ĂȘtes venu dans l’intention de m’îter la vie ne le vois-je pas Ă  ces haches qui vous accompagnent ? Assouvissez donc vĂŽtre haine voilĂ  ma tĂȘte ; versez mon sang dont vous ĂȘtes altĂ©rĂ©, car vos recherches ne sont qu’un vain prĂ©texte. — Ascylte, indignĂ© d’un pareil soupçon, jura qu’il n’avait d’autre but que de rattraper son fugitif ; qu’il ne demandait la mort de personne, encore moins celle d’un suppliant dans lequel il ne pouvait, mĂȘme aprĂšs un fĂącheux dĂ©mĂȘlĂ©, mĂ©connaĂźtre le plus cher de ses amis. CHAPITRE XCVIII. Cependant le valet de ville se montrait plus actif armĂ© d’une canne qu’il avait arrachĂ©e au cabaretier, il sondait le dessous du lit, et fouillait tous les coins et recoins de la chambre. Mais Giton Ă©vitait adroitement tous les coups, et retenait sa respiration, malgrĂ© les punaises qui lui couraient sur le visage. DĂšs qu’ils furent partis, Eumolpe, profitant de ce que la fracture de la porte ouvrait un libre accĂšs Ă  tout le monde, se prĂ©cipita dans la chambre ; et, transportĂ© de joie, s’écria — J’ai gagnĂ© mille Ă©cus ! Je vais courir aprĂšs le crieur qui s’en va, et, pour vous punir du tour que vous m’avez jouĂ©, je lui dĂ©clarerai que Giton est entre vos mains. — Voyant qu’il persistait dans sa rĂ©solution, j’embrasse ses genoux, et je le conjure de ne pas donner le dernier coup Ă  des malheureux dĂ©jĂ  plus qu’à demi morts. — Vous auriez raison de vous venger, ajoutai-je, s’il Ă©tait en votre pouvoir de trouver celui que vous voulez livrer ; mais le pauvre enfant vient de s’échapper dans la foule, et je ne sais oĂč il est allĂ©. Au nom des dieux ! Eumolpe, tĂąchez de le retrouver, dussiez-vous mĂȘme le rendre Ă  Ascylte. — Il commençait Ă  ajouter foi Ă  cette histoire, lorsque Giton, ne pouvant plus longtemps retenir son haleine, Ă©ternua trois fois de suite avec tant de force, que le lit en trembla. — Les dieux vous bĂ©nissent[1] ! — dit Eumolpe, se tournant du cĂŽtĂ© d’oĂč venait ce bruit ; et, soulevant le matelas, il aperçut notre Ulysse, qu’un Cyclope mĂȘme Ă  jeun eĂ»t Ă©pargnĂ©. À cette vue, il m’apostropha de la sorte — ScĂ©lĂ©rat ! pris sur le fait, tu as encore l’effronterie de nier la vĂ©ritĂ© ! Que dis-je ? si la divinitĂ©, qui ne souffre pas que le crime reste impuni, n’eĂ»t forcĂ© cet enfant Ă  me dĂ©couvrir sa retraite, dupe de tes artifices, je serais maintenant Ă  courir tous les cabarets pour l’y chercher. — Mais Giton, qui s’entendait bien mieux que moi Ă  cajoler son monde, commença par panser avec des toiles d’araignĂ©e trempĂ©es dans de l’huile la blessure qu’Eumolpe avait reçue au front ; ensuite, Ă  la robe dĂ©chirĂ©e du poĂ«te il substitua son petit manteau ; puis, voyant qu’il commençait Ă  se calmer, pour dernier lĂ©nitif il le prit dans ses bras et le couvrit de baisers — O mon pĂšre ! mon tendre pĂšre ! s’écria-t-il, notre sort est entre vos mains. Si vous aimez un peu votre petit Giton, commencez par le sauver. PlĂ»t au ciel, hĂ©las ! que je fusse dĂ©vorĂ© par les flammes ; plĂ»t au ciel que la mer orageuse m’engloutĂźt ! moi qui suis l’unique sujet, la seule cause de ces criminels dĂ©bats ; du moins, ma mort rapprocherait deux amis que j’ai brouillĂ©s. — Eumolpe, touchĂ© de mes maux et de ceux de Giton, attendri surtout par les caresses que lui avait prodiguĂ©es cet aimable enfant — Fous que vous ĂȘtes, nous dit-il, avec le mĂ©rite que vous avez, vous pourriez vivre heureux, et cependant vous passez votre misĂ©rable existence dans des inquiĂ©tudes continuelles chaque jour vous vous crĂ©ez Ă  vous-mĂȘmes de nouveaux chagrins. CHAPITRE XCIX. Pour moi, toujours et partout, j’ai vĂ©cu comme si chaque jour dont je jouissais Ă©tait le dernier de mes jours et ne devait jamais revenir, c’est-Ă -dire sans m’inquiĂ©ter du lendemain[1]. Suivez donc mon exemple, et narguez les soucis. Ascylte vous poursuit ici ; fuyez au plus tĂŽt. Je suis sur le point de faire un voyage dans un pays lointain ; venez avec moi le vaisseau sur lequel je dois m’embarquer mettra peut-ĂȘtre Ă  la voile cette nuit je suis connu des gens de l’équipage, et nous serons bien reçus. Ce conseil me parut sage et utile ; il me dĂ©livrait des persĂ©cutions d’Ascylte, et me promettait une existence plus heureuse. Vaincu par la gĂ©nĂ©rositĂ© d’Eumolpe, je me repentais amĂšrement des mauvais procĂ©dĂ©s que je venais d’avoir Ă  son Ă©gard, et je me reprochais la jalousie qui en avait Ă©tĂ© la cause. Je le conjurai donc, les larmes aux yeux, de me pardonner — Il n’est pas, lui dis-je, au pouvoir d’un homme qui aime de rĂ©primer ses transports jaloux ; mais je ferai en sorte de ne rien dire et de ne rien faire Ă  l’avenir qui puisse vous dĂ©plaire. Vous devez donc, en vĂ©ritable philosophe, bannir de votre esprit le souvenir des diffĂ©rends qui se sont Ă©levĂ©s entre nous, de maniĂšre qu’il n’en reste aucune trace. Les neiges sĂ©journent longtemps sur un sol inculte et raboteux ; mais, sur une terre unie et dompĂ©e par la charrue, elles se fondent aussitĂŽt, comme une gelĂ©e blanche. Il en est de mĂȘme de la colĂšre elle prend racine dans un esprit grossier, mais elle effleure Ă  peine une Ăąme Ă©clairĂ©e. — Pour confirmer, rĂ©pondit Eumolpe, la vĂ©ritĂ© de ce que vous dites, tenez, je vous donne le baiser de paix. Maintenant, pour que tout aille Ă  bien, faites au plus vite vos paquets, et suivez-moi ; ou, si vous le prĂ©fĂ©rez, soyez mes guides. — Il parlait encore, quand on heurta rudement Ă  la porte, qui, en s’ouvrant, offrit Ă  nos regards un marin Ă  la barbe touffue. — Qui vous arrĂȘte ? dit-il Ă  Eumolpe ; ne savez-vous pas qu’il faut se hĂąter[2] ? — Nous nous levons aussitĂŽt, et Eumolpe, rĂ©veillant son valet qui dormait depuis longtemps, lui ordonne de partir avec notre bagage. Moi et Giton, nous faisons un paquet de tout ce qui nous reste de vivres ; et, aprĂšs une fervente priĂšre aux astres[3] protecteurs de la navigation, nous montons Ă  bord[4]. CHAPITRE C. Nous nous plaçùmes dans un endroit Ă©cartĂ©[1], prĂšs de la poupe ; et, comme il ne faisait pas encore jour, Eumolpe s’endormit. Quant Ă  Giton et Ă  moi, il nous fut impossible de fermer l’Ɠil. Je rĂ©flĂ©chissais tristement Ă  l’imprudence que j’avais faite en recevant dans ma sociĂ©tĂ© Eumolpe, rival plus dangereux encore qu’Ascylte sa prĂ©sence m’inspirait les plus vives inquiĂ©tudes. Enfin, pour triompher de mon chagrin, j’appelai la raison Ă  mon secours. — Il est fĂącheux, disais-je en moi-mĂȘme, que cet enfant plaise Ă  Eumolpe. Mais, aprĂšs tout, la nature n’a-t-elle pas mis en commun, pour l’usage de tous, ses plus belles crĂ©ations ? Le soleil luit pour tout le monde. La lune, accompagnĂ©e d’un cortĂšge innombrable d’étoiles, ne refuse pas mĂȘme sa lumiĂšre aux bĂȘtes sauvages qui cherchent leur pĂąture pendant la nuit. Qu’y a-t-il de plus beau que les eaux ? cependant elles coulent pour tous les habitants de la terre. Pourquoi donc l’amour seul serait-il le prix d’un larcin, plutĂŽt que la rĂ©compense du mĂ©rite ? et, toutefois, nous n’estimons que les biens dont les autres nous envient la possession. Mais, aprĂšs tout, je n’ai plus qu’un rival, et encore si vieux, que, s’il voulait prendre quelques libertĂ©s avec Giton, il perdrait sa peine et ses soins, faute d’haleine — RassurĂ©e par le peu de vraisemblance d’une pareille tentative, mon humeur jalouse se calma, et, me couvrant la tĂȘte de mon manteau, je feignis de dormir. Mais, au mĂȘme instant, comme si la Fortune eĂ»t pris Ă  tĂąche d’abattre ma constance, j’entendis, sur le tillac, ces paroles articulĂ©es d’un ton gĂ©missant — C’est donc ainsi qu’il s’est jouĂ© de ma crĂ©dulitĂ© ? — Les sons mĂąles de cette voix, qui ne m’était pas tout Ă  fait inconnue, me frappĂšrent d’épouvante. Mais que devins-je, lorsqu’une femme, qui paraissait Ă©galement irritĂ©e, s’écria d’un ton encore plus animĂ© — Si quelque divinitĂ© faisait tomber Giton entre mes mains, comme je recevrais ce fugitif ! — Cette rencontre imprĂ©vue nous glaça Ă  tous deux le sang dans les veines. Moi, surtout, comme Ă©touffĂ© par un horrible cauchemar, je fus longtemps sans pouvoir profĂ©rer une seule parole. Enfin, d’une main tremblante, tirant Eumolpe, dĂ©jĂ  endormi, par le pan de sa robe — Mon pĂšre, lui dis-je, au nom du ciel ! Ă  qui appartient ce navire ? ne pourriez-vous m’apprendre quels passagers y sont embarquĂ©s ? — TroublĂ© dans son sommeil, il me rĂ©pondit avec humeur — Était-ce donc pour nous empĂȘcher de dormir qu’il vous a plu de choisir l’endroit le plus Ă©cartĂ© du tillac ? En serez-vous plus avancĂ© quand je vous aurai dit que ce vaisseau appartient Ă  Lycas de Tarente[2], qui ramĂšne dans cette ville une voyageuse nommĂ©e TryphĂšne ? CHAPITRE CI. Ces paroles furent pour moi un coup de foudre. Je frissonnai de tous mes membres, et, prĂ©sentant ma gorge Ă  dĂ©couvert — Fortune, m’écriai-je, tu l’emportes ! je suis perdu sans ressource. — Giton, renversĂ© sur mon sein, y resta longtemps sans connaissance. Enfin, lorsqu’une abondante sueur nous eut rendu l’usage de nos sens, embrassant les genoux d’Eumolpe — Ayez pitiĂ©, lui dis-je, de deux mourants. Au nom de cet enfant, nos communes amours, dĂ©livrez-nous de la vie[1] la mort est devant nous, et, si vous n’y mettez obstacle, nous la recevrons comme un bienfait du ciel. — Étourdi de cette violente apostrophe, Eumolpe jure ses grands dieux qu’il ignore de quel Ă©vĂ©nement nous sommes menacĂ©s, qu’il n’a eu aucun mauvais dessein, qu’il ne nous a tendu aucun piĂšge, mais que c’est de bonne foi et le plus innocemment du monde qu’il nous a conduits sur ce navire, oĂč son passage Ă©tait arrĂȘtĂ© depuis longtemps. — Quelles sont donc, dit-il, les embĂ»ches que vous redoutez ici ? quel nouvel Annibal se trouve Ă  bord parmi nous ? Lycas de Tarente, Ă  la fois le pilote et le propriĂ©taire de ce vaisseau, est un fort honnĂȘte homme qui possĂšde, en outre, plusieurs domaines il a embarquĂ© une troupe d’esclaves qu’il transporte Ă  Tarente pour y ĂȘtre vendus[2]. VoilĂ  le cyclope, le pirate auquel nous devons notre passage. Il y a aussi sur ce vaisseau TryphĂšne, la plus belle des femmes, qui aime Ă  voyager de cĂŽtĂ© et d’autre pour son plaisir[3]. — Ce sont justement, reprit Giton, les ennemis que nous fuyons ! — Et, sur-le-champ, il raconta succinctement Ă  Eumolpe, muet de surprise, les motifs de haine que ces gens avaient contre nous, et les pĂ©rils dont nous Ă©tions menacĂ©s. Interdit, et ne sachant quel parti prendre — Que chacun, dit le poĂ«te, expose son avis. Figurez-vous que nous sommes dans l’antre de PolyphĂšme ; il nous faut chercher quelque moyen d’en sortir, Ă  moins que nous ne prĂ©fĂ©rions nous jeter Ă  la mer, ce qui nous dĂ©livrerait Ă  l’instant de tout danger. — Il vaudrait mieux, reprit Giton, tĂącher d’obtenir du pilote, moyennant salaire, bien entendu, qu’il nous dĂ©barquĂąt au port le plus voisin. Vous affirmerez que votre frĂšre, tourmentĂ© du mal de mer, est Ă  toute extrĂ©mitĂ©. Pour donner a ce mensonge un air de vĂ©ritĂ©, vous vous prĂ©senterez au pilote les larmes aux yeux et le visage renversĂ©, afin qu’ému de compassion il se rende Ă  votre priĂšre. — Cela n’est pas possible, rĂ©pondit Eumolpe ; un grand vaisseau comme le nĂŽtre n’entre que bien difficilement dans un port ; et, d’ailleurs, il ne serait pas vraisemblable que votre frĂšre eĂ»t pu perdre la santĂ© en si peu de temps. Ajoutez Ă  cela que Lycas, par humanitĂ©, voudra peut-ĂȘtre visiter le moribond. Voyez maintenant s’il est de votre intĂ©rĂȘt d’attirer auprĂšs de vous ce mĂȘme capitaine que vous fuyez. Mais supposons qu’il soit facile de dĂ©tourner le vaisseau de sa destination lointaine ; supposons mĂȘme que Lycas ne fera pas la visite et l’inspection de ses malades comment parviendrons-nous Ă  descendre du vaisseau sans ĂȘtre vus de tout le monde ? Sortirons-nous la tĂȘte couverte, ou nue[4] ? Si nous nous couvrons la tĂȘte, tout le monde voudra prĂ©senter la main Ă  de pauvres malades ; si nous allons tĂȘte nue, ce sera nous jeter dans la gueule du loup. CHAPITRE CII. TrĂȘve, m’écriai-je, Ă  ces timides conseils ! n’ayons recours qu’à l’audace ; laissons-nous couler dans la chaloupe le long du cĂąble ; coupons-le, et abandonnons le reste au hasard. Cependant, cher Eumolpe, mon intention n’est pas de vous associer Ă  nos pĂ©rils il n’est pas juste que l’innocent s’expose pour le coupable. Tous mes vƓux seront comblĂ©s, si la Fortune seconde notre fuite. — Excellent avis ! dit Eumolpe, s’il Ă©tait praticable. EspĂ©rez-vous donc que personne ne s’apercevra de votre dĂ©part ? Échapperez-vous aux regards du pilote, qui, toujours Ă©veillĂ©, passe la nuit Ă  observer le cours des astres ? Et quand bien mĂȘme il viendrait Ă  s’endormir, vous ne pourriez vous flatter de tromper sa vigilance qu’en vous Ă©chappant par le cĂŽtĂ© du vaisseau opposĂ© Ă  celui oĂč il se tient ; mais c’est Ă  la poupe, auprĂšs du gouvernail, qu’est attachĂ© le cĂąble qui retient la chaloupe, et c’est par lĂ  qu’il vous faut descendre. Je m’étonne d’ailleurs, Encolpe, que vous n’ayez pas songĂ© au matelot qui est de garde jour et nuit dans cette chaloupe, et que vous n’en pourrez chasser qu’en le tuant ou en le jetant Ă  la mer de vive force. Vous sentez-vous capable d’un coup si hardi ? Consultez votre courage. Quant Ă  moi, je suis prĂȘt Ă  vous suivre, et aucun danger ne m’arrĂȘtera, pourvu qu’il y ait quelque chance de salut ; car je ne vous crois pas assez fou pour exposer votre vie de gaietĂ© de cƓur et sans aucun espoir de succĂšs. Voyez si vous prĂ©fĂ©rez l’expĂ©dient que voici je vous mettrai avec mes habits dans deux valises, qui seront censĂ©es faire partie de mon bagage, et j’en fermerai les courroies, en y laissant seulement une petite ouverture, par laquelle vous puissiez respirer et recevoir des aliments ; puis, demain matin, je publierai que mes deux esclaves, craignant un chĂątiment encore plus rigoureux, se sont jetĂ©s Ă  la mer pendant la nuit ; et lorsque le vent nous aura conduits au port, je vous ferai dĂ©barquer avec mes valises, sans exciter aucun soupçon. — A merveille ! m’écriai-je ; nous prenez-vous pour des corps solides que l’on peut enfermer Ă  volontĂ© ? Croyez-vous donc que nous soyons exempts des nĂ©cessitĂ©s ordinaires Ă  tous les hommes ; que nous soyons habituĂ©s Ă  rester immobiles, sans Ă©ternuer, sans ronfler ? Est-ce parce que ce stratagĂšme m’a rĂ©ussi une fois ? Mais je vous accorde que nous puissions rester tout un jour empaquetĂ©s de la sorte qu’en rĂ©sultera-t-il ? Si le calme ou les vents contraires nous retiennent en mer, que deviendrons-nous ? nous moisirons comme des habits renfermĂ©s trop longtemps, ou nous serons comme des livres qu’une forte pression rend illisibles. Jeunes comme nous le sommes, et peu faits Ă  ce genre de fatigue, nous resterions emballĂ©s, emmaillottĂ©s comme des statues ! Cherchons donc, je vous prie, quelque autre moyen de salut. Que vous semble, par exemple, de cette invention ? Eumolpe, en sa qualitĂ© d’homme de lettres, doit avoir avec lui sa provision d’encre[1] servons-nous-en pour nous teindre en noir de la tĂȘte aux pieds ; ainsi dĂ©guisĂ©s, nous passerons pour des esclaves Ă©thiopiens, nous vous servirons comme tels, trop heureux d’éviter ainsi le chĂątiment dont nous sommes menacĂ©s ; et notre changement de couleur nous rendra mĂ©connaissables aux yeux mĂȘmes de nos ennemis. — Oui-da ? reprit Giton ; que ne nous proposez-vous aussi de nous circoncire, afin qu’on nous prenne pour des Juifs[2] ; de nous percer les oreilles, pour ressembler Ă  des Arabes ; ou de nous frotter le visage avec de la craie, pour paraĂźtre de vrais Gaulois ? comme si, en changeant notre couleur, nous pouvions aussi changer nos traits. Cela ne suffit pas ; il faut encore que tout concoure, que tout soit d’accord pour soutenir un pareil rĂŽle. Supposons que la drogue dont on nous barbouillera soit longtemps sans s’effacer ; que l’eau qui tombera par hasard sur notre corps n’y fasse aucune tache ; que l’encre ne se collera pas Ă  nos habits, ce qui arrive souvent, mĂȘme lorsqu’on n’y met point de gomme dites-moi, pourrons-nous aussi nous faire des lĂšvres d’une grosseur dĂ©mesurĂ©e comme les Éthiopiens[3] ; friser nos cheveux comme les leurs, nous tatouer comme eux le visage, nous courber les jambes en cerceaux, marcher sur les talons[4], et imiter la laine qui leur couvre le menton ? croyez-moi, cette couleur artificielle nous salira le corps sans le changer. Écoutez l’avis que m’inspire le dĂ©sespoir enveloppons-nous la tĂȘte de nos robes, et jetons-nous Ă  la mer. CHAPITRE CIII. Que les dieux et les hommes, s’écrie Eumolpe, vous prĂ©servent d’une mort si misĂ©rable ! faites plutĂŽt ce que je vais vous dire. Mon valet est barbier, comme vous l’avez pu voir dĂ©jĂ  eh bien ! il va vous raser sur-le-champ, Ă  tous deux, non-seulement la tĂȘte, mais mĂȘme les sourcils[1] ; ensuite je tracerai adroitement sur vos fronts une inscription qui indiquera que vous avez Ă©tĂ© marquĂ©s pour dĂ©sertion ces stigmates d’un honteux supplice dĂ©guiseront votre visage, et mettront en dĂ©faut la sagacitĂ© de ceux qui vous cherchent. — Cet avis prĂ©valut, et l’on se mit sur-le-champ Ă  l’Ɠuvre. Nous nous approchons Ă  pas de loup du bord du vaisseau, et nous livrons notre tĂȘte au barbier, qui fait tomber sous son rasoir nos cheveux et nos sourcils ; alors Eumolpe, d’une main exercĂ©e, nous couvre Ă  grands traits le visage entier des lettres dont on marque ordinairement les esclaves fugitifs[2]. Par malheur, un des passagers qui, penchĂ© sur le flanc du navire, soulageait son estomac travaillĂ© du mal de mer, aperçut, au clair de la lune, notre barbier en fonction Ă  cette heure indue maudissant cette action comme un funeste prĂ©sage car ce n’est qu’au moment du naufrage que les nautoniers font le sacrifice de leur chevelure, il se rejeta dans son lit. Pour nous, faisant semblant de ne pas entendre ses imprĂ©cations, nous reprĂźmes notre air triste ; et, gardant le plus profond silence, nous passĂąmes le reste de la nuit dans un sommeil agitĂ©. Le lendemain matin, dĂšs qu’Eumolpe apprit que Tryphene Ă©tait levĂ©e, il entra dans la chambre de Lycas. On s’entretint d’abord du beau temps et de l’heureuse navigation qu’il nous promettait ; puis Lycas, s’adressant Ă  Tryphene, lui parla en ces termes CHAPITRE CIV. Cette nuit, Priape m’est apparu en songe Apprends, m’a-t-il dit, que j’ai conduit Ă  bord de ton vaisseau cet Encolpe que tu cherches. — TryphĂšne tressaillit et s’écria — On dirait que nous avons dormi sur le mĂȘme oreiller ; car cette statue de Neptune, que j’avais remarquĂ©e sous le pĂ©ristyle du temple de BaĂŻes, m’est aussi apparue, et m’a dit — Tu trouveras Giton dans le navire de Lycas. — Cela vous prouve, reprit Eumolpe, combien le divin Épicure a eu raison de blĂąmer, d’une maniĂšre si plaisante, ceux qui ajoutent foi Ă  ces vaines illusions Ces songes, lĂ©gers fils de l’ombre et du sommeil, Que la nuit a formĂ©s, que dĂ©truit le rĂ©veil, N’annoncent point du ciel les avis fatidiques L’homme Ă  ses souvenirs doit leurs jeux fantastiques. DĂšs que ce dieu pesant qui donne le repos Sur nos sens engourdis a versĂ© ses pavots, Des entraves du corps l’ñme dĂ©barrassĂ©e Des scĂšnes de la veille amuse la pensĂ©e, Et, de l’illusion empruntant le pinceau, D’un objet qui n’est plus trace un vivant tableau. Voyez ce conquĂ©rant fĂ©cond en funĂ©railles, Son bras de vingt citĂ©s sape encor les murailles, Met les rois au tombeau, force leurs bataillons, Et de ruisseaux de sang inonde les sillons. L’avocat, au barreau, dĂ©sarme la justice, Et sauve son client des rigueurs du supplice. L’avare, ouvrant le sol pour enfouir son or, Dans son champ, tout Ă  coup, trouve un nouveau trĂ©sor ; Et dans ses billets doux une Ă©pouse coquette RĂ©clame d’un galant les faveurs qu’elle achĂšte. Le pilote englouti s’agite, et presse en vain La planche de salut qui se brise en sa main. Tandis que le chasseur, sur la plume immobile, DerriĂšre ses rideaux poursuit un cerf agile ; Par un rĂȘve emportĂ©, le chien, du liĂšvre absent, Dans un bois idĂ©al suit la piste en jappant. De l’homme riche ainsi doublant les jouissances, La nuit du malheureux prolonge les souffrances. Cependant Lycas, aprĂšs avoir fait les ablutions nĂ©cessaires pour expier le songe de TryphĂšne[1] — Qui nous empĂȘche, dit-il, de faire la visite de ce navire, pour n’avoir point Ă  nous reprocher de mĂ©priser ces avertissements du ciel ? — Le passager qui, pour notre malheur, avait Ă©tĂ© tĂ©moin de notre dĂ©guisement nocturne, HĂ©sus Ă©tait son nom, entre tout Ă  coup chez Lycas, et s’écrie — Quels sont donc les misĂ©rables qui se sont fait raser la tĂȘte cette nuit au clair de la lune ? Par Hercule ! ce sacrilĂšge est d’un trĂšs dangereux exemple ; car j’ai ouĂŻ dire qu’il n’est permis Ă  personne de se couper les ongles ou les cheveux sur un vaisseau, Ă  moins que le vent ne soit irritĂ© contre la mer. CHAPITRE CV. TroublĂ© par ces paroles, Lycas devint furieux. — Est-il possible, dit-il, que quelqu’un des passagers ait eu l’audace de se couper les cheveux sur mon navire, et cela par une si belle nuit ? Qu’on amĂšne ici les coupables, afin que je sache quels sont ceux dont le sang doit purifier ce navire. — C’est par mon ordre, dit Eumolpe, que cela s’est fait. Comme je devais faire route avec eux sur le mĂȘme bĂątiment[1], j’ai voulu par lĂ  me rendre les auspices favorables. En punition de leurs crimes, ils portaient leur chevelure longue et en dĂ©sordre pour ne pas faire un bagne de ce navire, j’ai ordonnĂ© Ă  mon barbier de les nettoyer de leurs souillures ; j’ai voulu, en outre, que les stigmates d’infamie gravĂ©s sur leur front n’étant plus cachĂ©s sous l’ampleur de leurs cheveux, tout le monde pĂ»t y lire leur faute et leur chĂątiment. Parmi leurs divers mĂ©faits, ils mangeaient chez une prostituĂ©e, qu’ils avaient en commun, l’argent qu’ils me volaient c’est lĂ  que je les ai surpris la nuit derniĂšre, parfumĂ©s d’essences et ivres-morts. Enfin, je crois que ces marauds flairent encore le reste de mon patrimoine. — NĂ©anmoins, Lycas, pour purifier son vaisseau, nous condamna l’un et l’autre Ă  recevoir quarante coups de corde[3]. L’exĂ©cution suivit de prĂšs l’arrĂȘt. Les matelots, armĂ©s de cĂąbles, se jettent sur nous comme des furieux, et se disposent Ă  apaiser leur divinitĂ© tutĂ©laire[2] par l’effusion d’un sang abject. Pour moi, je digĂ©rai les trois premiers coups avec la fermetĂ© d’un Spartiate[4] ; mais Giton, dĂšs la premiĂšre dĂ©charge, jeta un cri si perçant, que TryphĂšne s’émut aux accents de cette voix connue ; ses femmes en furent frappĂ©es comme elle, et s’élancĂšrent aussitĂŽt vers le pauvre patient. Mais dĂ©jĂ  l’extrĂȘme beautĂ© de Giton avait dĂ©sarmĂ© les matelots eux-mĂȘmes[5], et ses regards seuls, plus puissants que sa voix, plaidaient pour son pardon, lorsque les suivantes de TryphĂšne criĂšrent toutes Ă  la fois — C’est Giton ! c’est Giton ! Barbares ! suspendez ce cruel chĂątiment ! C’est Giton, madame ; venez Ă  son secours ! — Ce nom n’eut pas plutĂŽt frappĂ© les oreilles de TryphĂšne on croit sans peine ce que l’on dĂ©sire, qu’elle vole vers l’aimable enfant. Quant Ă  Lycas, qui ne me connaissait que trop, il n’eut pas besoin d’entendre ma voix ; certain de ma prĂ©sence, il accourt ; et, sans s’arrĂȘter Ă  examiner mes mains ou mon visage, il fixe ses regards plus bas que ma ceinture, et, par un simple attouchement, s’assure que c’est bien moi. — Bonjour, Encolpe, me dit-il aussitĂŽt. — Qu’on s’étonne maintenant que la nourrice du roi d’Ithaque l’ait reconnu, aprĂšs vingt ans d’absence, Ă  une cicatrice qu’elle avait remarquĂ©e en lui, puisque cet habile homme[6], malgrĂ© la confusion des traits de mon visage et le dĂ©guisement de toute ma personne, reconnut sur-le-champ son fugitif Ă  un si lĂ©ger indice ! TryphĂšne, trompĂ©e par l’apparence, prenait pour rĂ©els les stigmates gravĂ©s sur nos fronts, et nous demandait tout bas, en versant un torrent de larmes, quelle Ă©tait la prison oĂč l’on nous avait jetĂ©s comme vagabonds[7], quel Ă©tait le bourreau qui avait eu le courage de nous infliger ce cruel supplice. — Votre fuite, disait-elle, mĂ©ritait sans doute un chĂątiment, ingrats qui avez dĂ©daignĂ© les bienfaits dont vous comblait mon amour ! CHAPITRE CVI. — Pauvre femme ! reprit Lycas transportĂ© de fureur, vous ĂȘtes assez simple pour croire que ces lettres ont Ă©tĂ© imprimĂ©es sur leur front avec un fer chaud ! PlĂ»t aux dieux que ces marques d’infamie fussent vĂ©ritables ! nous serions enfin vengĂ©s ! Mais en ce moment mĂȘme on cherche Ă  nous abuser par cette comĂ©die, et cette inscription postiche est un nouveau tour qu’on veut nous jouer. — TryphĂšne, heureuse de n’avoir pas entiĂšrement perdu son amant, penchait vers l’indulgence ; mais Lycas, qui conservait un vif ressentiment[1] de mes liaisons avec Doris, son Ă©pouse, et de l’affront qu’il avait reçu sous le portique d’Hercule, s’anima de plus en plus, et, le visage enflammĂ©, s’écria — Ne voyez-vous pas, ĂŽ TryphĂšne ! dans cet Ă©vĂ©nement une preuve convaincante de la sollicitude des dieux pour les choses d’ici-bas ? C’est conduits par eux que ces coupables sont venus, sans s’en douter, sur notre vaisseau ; ce sont eux qui, pour nous en avertir, nous ont envoyĂ© Ă  tous deux le mĂȘme songe. Voyez maintenant s’il nous est permis de faire grĂące Ă  des scĂ©lĂ©rats que les dieux mĂȘmes ont livrĂ©s Ă  notre justice. Pour moi, je ne suis pas un barbare ; mais je craindrais, en leur pardonnant, d’attirer sur moi la vengeance cĂ©leste. — Ces paroles superstitieuses changĂšrent tellement les dispositions de TryphĂšne, que, bien loin de s’opposer Ă  notre supplice, elle dĂ©clara qu’elle consentait de grand cƓur Ă  ce juste chĂątiment ; ajoutant qu’elle avait essuyĂ© les mĂȘmes outrages que Lycas, et que nous l’avions aussi exposĂ©e Ă  la risĂ©e publique par d’infĂąmes propos contre son honneur. Lycas, voyant que TryphĂšne le secondait dans ses projets de vengeance, donna de nouveaux ordres pour rendre notre torture encore plus cruelle ce qu’Eumolpe ayant entendu, il s’efforça de le flĂ©chir par ces paroles CHAPITRE CVII. Ces infortunĂ©s, dont vous avez rĂ©solu la perte pour vous venger, implorent, ĂŽ Lycas ! votre pitiĂ©. Sachant que je ne vous Ă©tais pas inconnu, ils m’ont choisi pour leur avocat auprĂšs de vous[1], et m’ont priĂ© de les rĂ©concilier avec d’anciens amis qui leur sont toujours chers. Vous croyez peut-ĂȘtre que c’est le hasard qui a conduit ces jeunes gens sur votre bord ; mais il n’est pas un seul passager qui ne s’informe avant toutes choses du nom de celui Ă  qui il va confier son existence. Cette dĂ©marche spontanĂ©e doit vous satisfaire et flĂ©chir votre courroux laissez donc des hommes libres naviguer en paix vers leur destination. Le maĂźtre le plus cruel, le plus implacable, oublie son ressentiment, dĂšs que le repentir amĂšne Ă  ses pieds son esclave fugitif. Comment ne pas pardonner Ă  un ennemi qui se livre Ă  notre merci ? que voulez-vous, que prĂ©tendez-vous de plus ? Vous voyez, suppliants devant vous, des jeunes gens aimables, bien nĂ©s, et, ce qui doit surtout vous toucher, des jeunes gens avec lesquels vous avez vĂ©cu naguĂšre dans la plus Ă©troite intimitĂ©. Certes, s’ils vous eussent volĂ© votre argent, s’ils eussent rĂ©pondu Ă  votre confiance par la plus lĂąche trahison, vous seriez assez vengĂ© par le chĂątiment que vous lisez sur leur front. NĂ©s libres, ils se sont volontairement infligĂ©, pour expier leur offense, ces marques de la servitude qui les isolent Ă  jamais de la sociĂ©tĂ©. — Lycas, interrompant la dĂ©fense d’Eumolpe — N’embrouillez pas la question, dit-il, et rĂ©duisons chaque chose Ă  sa juste valeur. Et d’abord, s’ils sont venus ici de leur plein grĂ©, pourquoi se sont-ils fait raser la tĂȘte ? Quiconque se dĂ©guise a dessein de tromper, et non d’offrir une satisfaction. En second lieu, s’ils avaient l’intention d’obtenir leur grĂące par votre entremise, pourquoi tant d’efforts pour cacher vos clients Ă  tous les yeux ? Il est donc clair que le hasard seul les a conduits dans nos filets, et qu’ensuite vous avez cherchĂ© par vos artifices Ă  les soustraire aux transports de notre ressentiment. Quant Ă  ce que vous affectez de dire, pour nous intimider, que ce sont des hommes libres et de bonne famille, prenez garde de gĂąter votre cause par cet argument qui vous inspire tant de confiance. Que doit faire un homme offensĂ©, lorsque le coupable court de lui-mĂȘme au-devant du chĂątiment ? Mais, dites-vous, ils ont Ă©tĂ© nos amis. C’est par cela mĂȘme qu’ils mĂ©ritent un traitement plus rigoureux. Offenser un inconnu, ce n’est qu’un crime ordinaire ; mais outrager un ami, c’est presque un parricide. — Eumolpe rĂ©torqua ainsi cette fausse argumentation — Je vois, dit-il, que ce qui fait le plus de tort Ă  ces malheureux jeunes gens, c’est de s’ĂȘtre fait raser les cheveux pendant la nuit vous concluez de lĂ  que le hasard, et non leur volontĂ©, les a conduits sur ce vaisseau. Je vais tĂącher d’expliquer ce grief aussi simplement et avec autant de bonne foi qu’il a Ă©tĂ© commis. Mes amis, avant de s’embarquer, voulaient dĂ©charger leur tĂȘte d’un fardeau incommode et inutile ; mais les vents, en prĂ©cipitant leur dĂ©part, les ont forcĂ©s Ă  remettre Ă  un autre temps l’exĂ©cution de ce projet. Ils ont cru qu’ils pouvaient le rĂ©aliser ici aussi bien qu’ailleurs, sans que cela tirĂąt Ă  consĂ©quence ; car ils ignoraient le prĂ©sage funeste qu’on en pouvait tirer, et les lois de la navigation. — Qu’avaient-ils besoin, dit Lycas, de se raser la tĂȘte, pour s’offrir Ă  nous en suppliants ? depuis quand un front chauve est-il plus digne de compassion ? Mais Ă  quoi bon m’arrĂȘter Ă  chercher la vĂ©ritĂ© dans les paroles d’un interprĂšte ? Qu’as-tu Ă  dire, infĂąme voleur ? quelle salamandre[2] a fait tomber tes sourcils ? Ă  quelle divinitĂ© as-tu fait le sacrifice de ta chevelure ? RĂ©ponds, misĂ©rable, rĂ©ponds. CHAPITRE CVIII. La crainte du supplice avait glacĂ© ma langue, et, convaincu par l’évidence, je ne trouvais pas une seule parole pour me justifier. TroublĂ©, confus de ma laideur, il me semblait qu’avec une tĂȘte nue comme un genou, et des sourcils rasĂ©s au niveau du front, je ne pouvais rien dire ni rien faire qui ne me rendĂźt encore plus ridicule. Mais dĂšs que l’on eut passĂ© l’éponge sur mon visage baignĂ© de pleurs, lorsque l’encre, en se dĂ©layant, confondit tous les caractĂšres qui Ă©taient tracĂ©s, et me couvrit la figure d’un masque noir comme de la suie, alors la colĂšre qui m’animait se changea en fureur. Cependant, Eumolpe proteste qu’il ne souffrira pas qu’au mĂ©pris des lois et du droit des gens on maltraite ainsi des hommes libres il repousse les menaces de nos bourreaux, non-seulement de la voix, mais du geste. Il est secondĂ© dans ses efforts par son valet Ă  gages, et par un ou deux passagers, mais si faibles, qu’ils peuvent tout au plus nous offrir des consolations, sans augmenter la force de notre parti. Trop irritĂ© pour implorer la clĂ©mence de mes ennemis, je menace de mes ongles les yeux de TryphĂšne, criant Ă  haute et intelligible voix que, si l’on fait le moindre mal Ă  Giton pour cette prostituĂ©e, qui seule mĂ©rite d’ĂȘtre fustigĂ©e aux yeux de tout l’équipage, je ferai contre elle usage de toutes mes forces. Mon audace redouble la rage de Lycas, qui s’indigne que j’oublie ma propre dĂ©fense pour embrasser celle d’autrui. TryphĂšne, non moins exaspĂ©rĂ©e de mes outrages, se livre aux mĂȘmes transports. Enfin, tout l’équipage se partage en deux camps. D’un cĂŽtĂ©, le barbier d’Eumolpe s’avance, armĂ© d’un rasoir, aprĂšs nous avoir distribuĂ© le reste de sa trousse. Du cĂŽtĂ© opposĂ©, les esclaves de TryphĂšne, retroussant leurs manches, se disposent Ă  jouer des mains. Les servantes elles-mĂȘmes, Ă  dĂ©faut d’autres armes, excitent par leurs cris l’ardeur des combattants. Seul, tranquille Ă  son poste, en vain le pilote dĂ©clare qu’il va quitter le gouvernail, si l’on ne fait cesser ce vacarme excitĂ© par quelques dĂ©bauchĂ©s. La lutte se prolonge avec le mĂȘme acharnement Lycas et les siens combattent pour se venger ; nous, pour dĂ©fendre notre vie. DĂ©jĂ , de part et d’autre, plusieurs champions sont tombĂ©s demi-morts de frayeur[1] ; un plus grand nombre, couverts de sang et de blessures, se retirent de la mĂȘlĂ©e ; cependant la fureur des deux partis ne se ralentit point. Alors Giton, approchant bravement son rasoir des organes de sa virilitĂ©, menace de couper dans sa racine la cause de tant de dĂ©sordres ; mais TryphĂšne, en lui faisant espĂ©rer sa grĂące, s’oppose Ă  la consommation d’un si grand sacrifice. Pour moi, j’avais dĂ©jĂ  plusieurs fois appuyĂ© sur ma gorge le fer du barbier, sans avoir plus d’envie de me tuer que Giton de se faire eunuque ; nĂ©anmoins, il jouait son rĂŽle plus hardiment que moi, car il savait que le rasoir qu’il tenait Ă©tait le mĂȘme dont il avait feint dĂ©jĂ  de vouloir se couper la gorge. Les deux armĂ©es Ă©taient toujours en prĂ©sence, et le combat Ă©tait sur le point de recommencer plus sĂ©rieux que jamais, quand le pilote obtint Ă  grand’peine que TryphĂšne ferait l’office de hĂ©raut, et proposerait une trĂȘve. AprĂšs avoir, selon la coutume, reçu le serment des deux partis, TryphĂšne, tenant Ă  la main un rameau d’olivier dont elle a dĂ©pouillĂ© la divinitĂ© tutĂ©laire du vaisseau, s’avance hardiment au milieu des combattants, et leur adresse cette allocution Quelle fureur impie alluma cette guerre, Et du sein de la paix vous appelle aux combats ? A-t-on vu parmi nous une HĂ©lĂšne adultĂšre Oser flĂ©trir l’honneur d’un nouveau MĂ©nĂ©las ? Ou MĂ©dĂ©e, en fuyant, pour arrĂȘter son pĂšre, Lui jeter de son fils les membres palpitants ? Non ; l’amour mĂ©prisĂ© veut venger son outrage. Eh bien ! d’un seul trĂ©pas, cruels, soyez contents[2] Puisse ma mort, du moins, assouvir votre rage ! N’allez pas, surpassant Neptune en ses fureurs, Des flots de votre sang grossir ses flots vengeurs. CHAPITRE CIX. Ce discours, prononcĂ© d’un son de voix qui trahissait l’émotion de TryphĂšne, parut calmer un peu l’ardeur des deux armĂ©es, qui, ramenĂ©es Ă  des sentiments plus pacifiques, s’arrĂȘtĂšrent et suspendirent les hostilitĂ©s. Eumolpe, comme chef de son parti, voyant que l’heure du repentir avait sonnĂ©, profita de l’occasion ; et, aprĂšs avoir fait Ă  Lycas une verte rĂ©primande, dressa les articles d’un traitĂ© d’alliance dont voici la teneur Vous, TryphĂšne, consentez, de votre plein grĂ©, Ă  oublier tous les sujets de plainte que vous avez contre Giton, Ă  ne jamais lui reprocher les torts qu’il peut avoir eus envers vous jusqu’à ce jour, Ă  ne pas en tirer vengeance et Ă  n’exercer envers lui aucune espĂšce de poursuite pour ce motif, comme aussi Ă  ne rien exiger de lui par force, ni caresses, ni baisers, ni faveurs plus tendres le tout, sous peine de lui payer cent deniers comptants pour chaque contravention. De votre cĂŽtĂ©, Lycas, vous vous engagez volontairement Ă  n’adresser Ă  Encolpe aucune parole injurieuse, Ă  ne pas lui faire mauvaise mine, Ă  ne pas chercher Ă  le surprendre dans son lit pendant la nuit ; ou, le cas Ă©chĂ©ant, Ă  lui payer pour chaque violence deux cents deniers comptants. Le traitĂ© Ă©tant ainsi conclu, nous mĂźmes bas les armes ; et, pour qu’aucun levain de haine ne fermentĂąt dans les Ăąmes aprĂšs ce serment, pour ratifier l’oubli complet du passĂ©, on se donna de part et d’autre le baiser de paix. Alors les haines se calment, et, Ă  la demande gĂ©nĂ©rale, le champ de bataille se transforme en un banquet oĂč la gaietĂ© achĂšve de concilier les esprits. Tout le vaisseau retentit de chants joyeux ; et comme un calme subit Ă©tait venu suspendre notre navigation, les uns, armĂ©s de crocs, harponnent les poissons qui bondissent sur l’eau ; les autres, couvrant leurs hameçons d’un appĂąt perfide, enlĂšvent leur proie, qui se dĂ©bat en vain. Des oiseaux de mer Ă©taient venus se percher sur nos antennes un matelot les touche d’une claie de roseaux artistement prĂ©parĂ©e[1] les malheureux volatiles, retenus par la glu, se laissent prendre Ă  la main l’air emporte leur lĂ©ger duvet ; leurs plumes, plus pesantes, tombent dans la mer et roulent avec l’écume des flots. DĂ©jĂ  s’opĂ©rait un raccommodement entre Lycas et moi ; dĂ©jĂ  TryphĂšne, folĂątrant avec Giton, lui aspergeait le visage des gouttes de vin qui restaient dans sa coupe[2] ; lorsque Eumolpe, Ă©chauffĂ© par l’ivresse, se mit Ă  plaisanter sur les chauves et les teigneux. AprĂšs s’ĂȘtre Ă©puisĂ© en fades railleries sur ce sujet, son accĂšs poĂ©tique le reprit, et il nous dĂ©bita cette espĂšce d’élĂ©gie sur la perte des cheveux OĂč sont ces beaux cheveux dont ton front s’ombrageait ? A travers leurs flots d’or le zĂ©phyr voltigeait. Les grĂąces avec eux ont quittĂ© ton visage Tel l’arbuste, en hiver, privĂ© de son feuillage, Languit seul Ă  l’écart, et dans ses rameaux nus Appelle, mais en vain, le printemps qui n’est plus. Sort cruel ! en naissant vouĂ©s Ă  la vieillesse, Nous mourons chaque jour la fleur de la jeunesse Compte peu de matins, comme la fleur des champs, Et les premiers Ă  fuir sont nos premiers beaux ans ! Rival du blond PhĂ©bus, et conquĂ©rant des belles, Hier, tu dĂ©fiais l’orgueil des plus cruelles ; Leur vengeance aujourd’hui montre au doigt ta laideur. Tu crains, pauvre tondu, leur sourire moqueur. Cache de ses attraits la tĂȘte dĂ©pouillĂ©e ! La rose, par l’orage une fois effeuillĂ©e, N’a qu’un moment Ă  vivre ; et la pĂąle Atropos, Sur le fil de tes jours a levĂ© ses ciseaux. CHAPITRE CX. Ce n’était lĂ  que le prĂ©lude, et il allait nous dĂ©biter de plus grandes inepties, quand une servante de TryphĂšne emmena Giton dans l’entre-pont du vaisseau, et orna la tĂȘte du pauvre enfant d’une perruque appartenant Ă  sa maĂźtresse[1]. Elle tira aussi d’une boĂźte des sourcils postiches[2], et les ajusta avec tant d’adresse sur les endroits qui avaient Ă©tĂ© rasĂ©s, qu’elle lui rendit tous ses charmes. Retrouvant alors en lui le vĂ©ritable Giton, TryphĂšne en fut Ă©mue jusqu’aux larmes, et cette fois l’embrassa de tout son cƓur. Je n’étais pas moins enchantĂ© qu’elle de revoir Giton dans tout l’éclat de sa beautĂ© ; et cependant je me cachais le visage le plus que je pouvais ; car je comprenais sans peine tout ce que ma laideur avait de repoussant, puisque Lycas lui-mĂȘme dĂ©daignait de m’adresser la parole. Mais cette mĂȘme servante vint Ă  mon secours et dissipa mon chagrin me prenant Ă  part, elle me couvrit la tĂȘte d’une chevelure d’emprunt, non moins belle que celle de Giton. Mon visage en devint mĂȘme plus agrĂ©able, parce que cette perruque Ă©tait blonde. Cependant Eumolpe, notre dĂ©fenseur au moment du danger, et l’auteur de notre rĂ©conciliation, voulant entretenir notre gaietĂ© par des propos plaisants, se mit Ă  dĂ©biter mille folies sur la lĂ©gĂšretĂ© des femmes, sur leur facilitĂ© Ă  s’enflammer, sur leur promptitude Ă  oublier leurs amants. — Il n’y a pas, disait-il, de femme, quelque prude qu’elle soit, qu’une passion nouvelle ne puisse porter aux plus grands excĂšs. Je n’ai pas besoin, pour prouver ce que j’avance, de recourir aux tragĂ©dies anciennes, et de citer des noms fameux dans les siĂšcles passĂ©s ; je vais, si vous daignez m’écouter, vous raconter un fait arrivĂ© de nos jours. — Tout le monde se tourna aussitĂŽt vers lui, et, voyant qu’on lui prĂȘtait une oreille attentive, il commença en ces termes CHAPITRE CXI. Il y avait Ă  ÉphĂšse une dame en si grande rĂ©putation de chastetĂ©[1], que les femmes mĂȘmes des pays voisins venaient la voir par curiositĂ©, comme une merveille. Cette dame, ayant perdu son mari, ne se contenta pas des signes ordinaires de la douleur ; de marcher, les cheveux Ă©pars, Ă  la suite du char funĂšbre ; de se meurtrir le sein devant tous les assistants elle voulut encore accompagner le dĂ©funt jusqu’à sa derniĂšre demeure, le garder dans le caveau oĂč on l’avait dĂ©posĂ©, selon la coutume des Grecs, et pleurer nuit et jour auprĂšs de lui. Son affliction Ă©tait telle, que ni parents, ni amis ne purent la dĂ©tourner du dessein qu’elle avait formĂ© de se laisser mourir de faim. Les magistrats eux-mĂȘmes, ayant voulu faire une derniĂšre tentative, se retirĂšrent sans avoir pu rien obtenir. Tout le monde pleurait comme morte une femme qui offrait un si rare modĂšle de fidĂ©litĂ©, et qui avait dĂ©jĂ  passĂ© cinq jours sans prendre aucune nourriture. Une servante fidĂšle l’avait accompagnĂ©e dans sa triste retraite, mĂȘlant ses larmes Ă  celles de sa maĂźtresse, et ranimant la lampe placĂ©e sur le cercueil, toutes les fois qu’elle Ă©tait prĂȘte Ă  s’éteindre. Il n’était bruit, dans la ville, que de ce sublime dĂ©vouement, et les hommes de toute classe le citaient comme un exemple vraiment unique de chastetĂ© et d’amour conjugal. Dans ce mĂȘme temps, il advint que le gouverneur de la province fit mettre en croix quelques voleurs, tout proche de ce mĂȘme caveau oĂč notre matrone pleurait la perte rĂ©cente de son Ă©poux. La nuit suivante, le soldat qui gardait ces croix, de peur que quelqu’un ne vĂźnt enlever les corps de ces voleurs, pour leur donner la sĂ©pulture[2], aperçut une lumiĂšre qui brillait au milieu des tombeaux, et entendit les gĂ©missements de notre veuve. CĂ©dant Ă  la curiositĂ© innĂ©e chez tous les hommes, il voulut savoir qui c’était, et ce qu’on faisait en cet endroit. Il descend donc dans le caveau ; et, d’abord, Ă  l’aspect de cette femme d’une beautĂ© plus qu’humaine, il s’arrĂȘte, immobile d’effroi, comme s’il avait devant les yeux un fantĂŽme ou une apparition surnaturelle. Mais bientĂŽt ce cadavre Ă©tendu sur la pierre, ce visage baignĂ© de larmes, ces marques sanglantes que les ongles y ont creusĂ©es[3], tout ce qu’il voit dissipe son illusion ; et il comprend enfin, comme cela Ă©tait vrai, que c’était une veuve qui ne pouvait se consoler de la mort de son Ă©poux. Il commença donc par apporter dans le caveau son pauvre souper de soldat, puis il exhorta la belle affligĂ©e Ă  ne pas s’abandonner plus longtemps Ă  une douleur inutile, Ă  des gĂ©missements superflus. — La mort, lui dit-il, est le terme commun de tout ce qui existe ; le tombeau est pour tous le dernier asile. — Enfin il Ă©puisa tous les lieux communs qu’on emploie pour guĂ©rir une Ăąme profondĂ©ment ulcĂ©rĂ©e. Mais ces consolations qu’un inconnu ose lui offrir irritent encore plus la douleur de la dame elle se dĂ©chire le sein de plus belle, s’arrache les cheveux, et les jette sur le cadavre. Le soldat ne se rebute point pour cela ; il lui rĂ©itĂšre, avec de nouvelles instances, l’offre de partager son souper. Enfin, la suivante, sĂ©duite sans doute par l’odeur du vin, ne put rĂ©sister Ă  une invitation si obligeante, et tendit la main vers les aliments qu’il lui prĂ©sentait ; puis, dĂšs qu’un lĂ©ger repas eut restaurĂ© ses forces, elle se mit Ă  battre en brĂšche l’opiniĂątretĂ© de sa maĂźtresse. — Et que vous servira, lui dit-elle, de vous laisser mourir de faim, de vous ensevelir toute vivante, de rendre au destin une Ăąme qu’il ne rĂ©clame pas encore ? Non, madame, des morts les insensibles restes N’exigent point de nous des transports si funestes. Croyez-moi, revenez Ă  l’existence ; dĂ©faites-vous d’une erreur trop commune chez notre sexe ; et, tandis que vous le pouvez, jouissez de la lumiĂšre des cieux. Ce cadavre, ici prĂ©sent, vous dit assez quel est le prix de la vie. Comment fermer l’oreille aux discours d’un ami qui vous engage Ă  prendre des aliments, et Ă  ne pas vous laisser mourir ? La pauvre veuve, extĂ©nuĂ©e par une si longue abstinence, laissa vaincre son obstination elle but et mangea avec la mĂȘme aviditĂ© que la suivante, qui s’était rendue la premiĂšre. CHAPITRE CXII. Vous savez qu’un appĂ©tit satisfait Ă©veille bientĂŽt de nouveaux dĂ©sirs. Notre soldat, encouragĂ© par le succĂšs, employa, pour triompher de la vertu de la dame, les mĂȘmes arguments dont il s’était servi pour lui persuader de vivre. Or, le jeune homme n’était ni sans esprit, ni d’un extĂ©rieur dĂ©sagrĂ©able, et notre chaste veuve s’en Ă©tait aperçue ; la servante, pour lui gagner les bonnes grĂąces de sa maĂźtresse, rĂ©pĂ©tait souvent Pouvez-vous rĂ©sister Ă  de si doux penchants, Et, dans ces tristes lieux, consumer vos beaux ans[1] ? Enfin, pour abrĂ©ger, vous saurez que la bonne dame, aprĂšs avoir cĂ©dĂ© aux besoins de son estomac, ne dĂ©fendit pas mieux son cƓur[2], et que notre heureux soldat obtint une double victoire. Ils dormirent donc ensemble, non-seulement cette nuit qui fut tĂ©moin de leurs noces impromptu, mais le lendemain et le jour suivant. Toutefois, ils eurent soin de fermer les portes du caveau, si bien que quiconque, parent ou ami, fĂ»t venu en cet endroit, eĂ»t pensĂ© que la fidĂšle veuve Ă©tait morte de douleur sur le corps de son mari. Le soldat, charmĂ© de la beautĂ© de sa maĂźtresse et du mystĂšre de leurs amours, achetait tout ce qu’il pouvait se procurer de meilleur, selon ses moyens, et, dĂšs que le soir Ă©tait venu, le portait au tombeau. Cependant les parents d’un des voleurs, voyant qu’il n’était plus gardĂ©, enlevĂšrent son corps pendant la nuit, et lui rendirent les derniers devoirs. Mais que devint le pauvre soldat, qui, renfermĂ© dans le caveau, ne songeait qu’à son plaisir, lorsque, le lendemain matin, il vit une des croix sans cadavre ? EffrayĂ© du supplice qui l’attend, il va trouver la veuve, et lui fait part de cet Ă©vĂ©nement — Non, lui dit-il, je n’attendrai point ma condamnation, et ce glaive, prĂ©venant la sentence du juge, va me punir de ma nĂ©gligence. Daignez seulement, quand je ne serai plus, m’accorder un asile dans ce tombeau ; placez-y votre amant auprĂšs de votre Ă©poux. — Me prĂ©servent les dieux, rĂ©pondit la dame, non moins compatissante que chaste, d’avoir Ă  pleurer en mĂȘme temps la perte de deux personnes si chĂšres ! J’aime mieux pendre le mort que de laisser pĂ©rir le vivant. — AprĂšs ce beau discours, elle exige que l’on tire du cercueil le corps de son mari, et qu’on l’attache Ă  la croix vacante. Notre soldat s’empresse de suivre le conseil ingĂ©nieux de cette femme prudente ; et le lendemain le peuple criait miracle, ne pouvant concevoir comment un mort Ă©tait allĂ© de lui-mĂȘme au gibet. CHAPITRE CXIII. Cette histoire fit beaucoup rire les matelots ; et TryphĂšne, pour cacher la rougeur qui couvrait son visage[1], se penchait amoureusement sur le cou de Giton. Mais Lycas ne goĂ»ta point la plaisanterie ; et secouant la tĂȘte d’un air mĂ©content — Si le gouverneur d’ÉphĂšse eĂ»t fait justice, il eĂ»t fait replacer dans sa tombe le corps du dĂ©funt et pendre la veuve Ă  sa place. — Sans doute l’injure que j’avais faite Ă  sa couche, notre fuite et le pillage du vaisseau d’Isis lui revenaient en ce moment Ă  l’esprit[2]. Mais les clauses du traitĂ© s’opposaient Ă  toute rĂ©crimination de sa part, et la gaietĂ© qui s’était emparĂ©e de tous les esprits l’empĂȘchait de donner un libre cours Ă  sa colĂšre. Cependant TryphĂšne, toujours couchĂ©e sur Giton, couvrait son sein de baisers et rajustait, sur ce front chauve les boucles de la chevelure postiche. Pour moi, leur raccommodement me causait tant d’impatience et de chagrin, que je ne pouvais ni boire ni manger. Je leur lançais Ă  tous deux de farouches regards ; les baisers, les caresses de cette femme impudique Ă©taient pour moi autant de coups de poignard je ne savais contre lequel des deux devait se tourner ma fureur, ou contre Giton, qui m’enlevait ma maĂźtresse, ou contre TryphĂšne, qui me dĂ©bauchait ce bel enfant. Tous deux m’offraient un spectacle odieux et plus triste encore que ma captivitĂ© passĂ©e. Pour surcroĂźt de chagrin, TryphĂšne Ă©vitait ma conversation et semblait mĂ©connaĂźtre en moi un ami, un amant qui, naguĂšre, lui Ă©tait si cher. Giton, de son cĂŽtĂ©, ne me trouvait pas digne qu’il bĂ»t, comme d’usage, Ă  ma santĂ©, ou que, du moins, il m’adressĂąt la parole comme Ă  tout le monde il craignait, je pense, dans ces premiers moments de rĂ©conciliation, de rouvrir la plaie encore saignante dans le cƓur de TryphĂšne. NavrĂ© de douleur, j’inondais ma poitrine de larmes, et mes sanglots, que je cherchais Ă  Ă©touffer, pensĂšrent me suffoquer. Cependant, malgrĂ© ma tristesse, la chevelure blonde dont on m’avait parĂ© prĂȘtait sans doute de nouveaux charmes Ă  mon visage ; car Lycas, dont l’amour pour moi s’était rallumĂ©, me lançait des regards passionnĂ©s, et tĂąchait de partager avec moi les plaisirs que TryphĂšne goĂ»tait avec Giton il ne prenait pas le ton d’un maĂźtre qui ordonne, mais celui d’un amant qui implore une faveur. Il me pressa longtemps sans succĂšs enfin, se voyant rebutĂ©, son amour se changea en fureur, et il voulait m’arracher de force ce que je refusais Ă  ses priĂšres ; quand TryphĂšne, entrant tout Ă  coup au moment oĂč il s’y attendait le moins, fut tĂ©moin de sa brutalitĂ©. A son aspect, il se trouble, se rajuste Ă  la hĂąte et s’enfuit. Cet incident ranime les dĂ©sirs de TryphĂšne — Quel Ă©tait, me dit-elle, le but des pĂ©tulantes attaques de Lycas ? — et elle me force Ă  lui tout conter. Ce rĂ©cit allume encore plus sa passion, et, se rappelant nos anciennes liaisons, elle veut m’exciter Ă  prendre avec elle les mĂȘmes libertĂ©s que par le passĂ©. Mais, fatiguĂ© de ces plaisirs qu’on m’offrait contre mon grĂ©, je repoussai dĂ©daigneusement ses avances. Alors sa passion devient une frĂ©nĂ©sie elle m’enlace dans ses bras, et me serre si fortement contre son sein, que la douleur m’arrache un cri. Une suivante accourt Ă  ce bruit, et s’imaginant, avec vraisemblance, que je voulais ravir Ă  sa maĂźtresse les faveurs que je lui refusais en rĂ©alitĂ©, elle s’élance sur nous et nous sĂ©pare. TryphĂšne, furieuse de mes refus et de n’avoir pu satisfaire sa lubricitĂ©, me charge d’injures, et sort en me menaçant d’aller trouver Lycas, pour l’exciter encore plus contre moi, et m’accabler sous le poids de leur commune vengeance. Or, vous saurez que la suivante avait pris un goĂ»t trĂšs-vif pour moi dans le temps de mes liaisons avec TryphĂšne affligĂ©e de m’avoir surpris avec sa maĂźtresse, elle poussait de gros soupirs ; je la pressai vivement de m’en apprendre la cause ; et, aprĂšs quelque rĂ©sistance, sa douleur s’exhala en ces termes — S’il existe encore dans votre Ăąme quelques sentiments honnĂȘtes, vous ne devez pas faire plus de cas de TryphĂšne que d’une coureuse ; si vous ĂȘtes un homme, vous ne devez pas rechercher les caresses d’une prostituĂ©e. Tout cela me causait de vives inquiĂ©tudes ; mais ce que je redoutais le plus, c’était qu’Eumolpe n’en fĂ»t instruit, et que ce railleur impitoyable ne voulĂ»t me venger, par une satire, de l’affront qu’il prĂ©tendrait que j’avais reçu ; car son zĂšle aveugle m’eĂ»t couvert par lĂ  d’un ridicule dont l’idĂ©e seule me faisait trembler. Je rĂ©flĂ©chissais, Ă  part moi, aux moyens de lui tout cacher, quand je le vis entrer. Il Ă©tait dĂ©jĂ  au fait de cette histoire, dont TryphĂšne avait fait confidence Ă  Giton, aux dĂ©pens duquel elle avait voulu s’indemniser de mes refus ce qui excitait d’autant plus la colĂšre d’Eumolpe, que ces coupables violences Ă©taient des contraventions manifestes au traitĂ© de paix que nous venions de conclure. L’officieux vieillard, s’apercevant de ma tristesse, parut compatir Ă  mon sort, et m’ordonna de lui raconter comment la chose s’était passĂ©e. Voyant qu’il Ă©tait instruit de tout, je lui avouai franchement les brutales attaques de Lycas et les lascifs emportements de TryphĂšne. À ce rĂ©cit, il jura formellement de nous venger, ajoutant que les dieux Ă©taient trop justes pour laisser tant de crimes impunis. CHAPITRE CXIV. Tandis qu’il profĂ©rait ces imprĂ©cations, la mer s’enfle[1], les nuages s’épaississent, et les tĂ©nĂšbres nous dĂ©robent la clartĂ© du jour. Les matelots tremblants courent Ă  la manƓuvre, et dĂ©robent les voiles aux coups de la tempĂȘte. Mais le vent, qui changeait Ă  chaque minute, agitait les flots dans tous les sens, et le pilote ne savait quelle route tenir. TantĂŽt nous Ă©tions poussĂ©s vers la Sicile ; tantĂŽt l’Aquilon, qui rĂšgne en maĂźtre sur les cĂŽtes de l’Italie[2], chassait çà et lĂ  notre navire, en butte Ă  sa fureur ; et, pour comble de danger, l’obscuritĂ© Ă©tait si grande, que le pilote pouvait Ă  peine entrevoir la proue du vaisseau. Mais lorsque la tempĂȘte fut Ă  son comble, Lycas, Ă©pouvantĂ© et tendant vers moi ses mains suppliantes — Encolpe, s’écria-t-il, secourez-nous dans cette extrĂ©mitĂ© ; rendez le voile sacrĂ© et le sistre Ă  la patronne de ce navire ! Au nom des dieux, daignez compatir Ă  notre sort votre cƓur ne fut jamais sourd Ă  la pitiĂ© ! — Il criait de toutes ses forces, quand un coup de vent le jeta dans la mer. Nous le vĂźmes reparaĂźtre un instant, tournoyer sur la vague, puis le gouffre bĂ©ant l’engloutit sans retour[3]. DĂ©jĂ  des esclaves fidĂšles s’étaient hĂątĂ©s d’enlever TryphĂšne ; et, la plaçant sur la chaloupe, avec la meilleure partie de son bagage, ils la sauvĂšrent d’une mort inĂ©vitable. Pour moi, penchĂ© sur Giton, je m’écriais en pleurant — HĂ©las ! notre amour avait mĂ©ritĂ© des dieux qu’un mĂȘme trĂ©pas nous unĂźt ; mais le sort jaloux nous refuse cette consolation. Vois ces flots prĂȘts Ă  engloutir notre vaisseau ; vois ces ondes irritĂ©es qui bientĂŽt vont briser nos douces Ă©treintes. Giton, si tu as jamais eu quelque affection pour Encolpe, couvre-moi de baisers il en est temps encore, et dĂ©robons au moins ce dernier plaisir Ă  la mort qui s’approche. A peine eus-je achevĂ©, que Giton se dĂ©pouilla de sa robe, et, s’enveloppant dans la mienne, approcha de mes lĂšvres sa tĂȘte charmante ; puis, pour nous attacher si Ă©troitement que la fureur des flots ne pĂ»t nous sĂ©parer, il nous lia tous les deux de la mĂȘme ceinture — Si nul autre espoir ne nous reste, nous sommes certains maintenant que la mer nous portera longtemps unis de la sorte ; peut-ĂȘtre mĂȘme que, touchĂ©e de notre sort, elle nous jettera ensemble sur le mĂȘme rivage ; peut-ĂȘtre qu’un passant, par un sentiment vulgaire d’humanitĂ©, couvrira nos restes de quelques pierres[4], ou que du moins les flots, dans leur aveugle fureur, nous enseveliront sous un monceau de sable. Je laissai Giton serrer ces derniers nƓuds il me semblait que j’étais dĂ©jĂ  Ă©tendu sur le lit funĂšbre, et j’attendais la mort sans la craindre. Cependant la tempĂȘte achevait d’exĂ©cuter les ordres du destin, et dispersait les dĂ©bris du vaisseau. Il ne restait plus de mĂąts, plus de gouvernail, plus de cĂąbles, plus de rames ; tout avait disparu ; et dĂ©sormais, semblable Ă  une informe et grossiĂšre charpente, le navire roulait ballottĂ© par les flots. Des pĂȘcheurs, montĂ©s sur de petites barques, accoururent, animĂ©s de l’espoir du butin ; mais lorsqu’ils virent sur le pont quelques passagers prĂȘts Ă  dĂ©fendre leurs biens, ils changĂšrent leurs projets de pillage en offres de service. CHAPITRE CXV. Tout Ă  coup un bruit extraordinaire se fait entendre sous la chambre du pilote on eĂ»t dit les hurlements d’une bĂȘte fĂ©roce qui cherche Ă  sortir de sa cage. Nous courons vers l’endroit d’oĂč les cris semblent partir qu’y trouvons-nous ? Eumolpe assis devant un immense parchemin qu’il couvrait de ses vers. Chacun s’étonne de voir un homme, que la mort menace de si prĂšs, s’occuper tranquillement d’un poĂ«me[1] ; et, malgrĂ© ses cris, nous le tirons de lĂ , et nous l’engageons Ă  songer Ă  son salut. Mais, furieux d’ĂȘtre interrompu dans son Ɠuvre — Laissez-moi, nous criait-il, achever ce passage ; mon poĂ«me est presque fini. — Je me saisis de ce frĂ©nĂ©tique, j’appelle Giton Ă  mon aide, et nous traĂźnons jusqu’au rivage le poĂ«te mugissant de colĂšre. AprĂšs cette pĂ©nible expĂ©dition, nous entrĂąmes, le cƓur navrĂ©, dans la cabane d’un pĂȘcheur ; nous y prĂźmes, tant bien que mal, un repas dont quelques vivres avariĂ©s firent tous les frais, et nous y passĂąmes la plus triste des nuits. Le lendemain, tandis que nous tenions conseil pour savoir vers quelle contrĂ©e nous tournerions nos pas, je vis tout Ă  coup flotter sur l’eau un corps humain que les vagues portaient vers le rivage. À cet aspect, profondĂ©ment Ă©mu et les yeux humides, je m’arrĂȘtai et je rĂ©flĂ©chis aux dangers de confier Ă  l’OcĂ©an son existence. HĂ©las ! m’écriai-je, peut-ĂȘtre en ce moment une Ă©pouse, tranquille sur le sort de ce malheureux, l’attend dans quelque contrĂ©e lointaine ! peut-ĂȘtre a-t-il laissĂ© un fils qui ignore son naufrage, ou un pĂšre qui, Ă  son dĂ©part, reçut ses derniers baisers ! VoilĂ  donc oĂč aboutissent les projets des mortels ! voilĂ  le rĂ©sultat de leurs dĂ©sirs ambitieux ! l’infortunĂ© ! il semble encore nager comme s’il Ă©tait vivant ! — Jusqu’alors je croyais m’attendrir sur le sort d’un inconnu, quand les flots, dĂ©posant le cadavre sur le rivage, me montrĂšrent ses traits qui n’étaient point dĂ©figurĂ©s par la mort. O surprise ! c’était ce Lycas, naguĂšre encore si terrible, si implacable, que je voyais Ă©tendu Ă  mes pieds ! Je ne pus retenir mes larmes, et, me frappant la poitrine Ă  coups redoublĂ©s — Que sont devenus, disais-je, ce courroux, ces transports que rien ne pouvait calmer ? Te voilĂ  exposĂ© en proie aux poissons et aux bĂȘtes fĂ©roces, toi qui, il n’y a qu’un instant, te montrais si fier de ton pouvoir ! de tout ce grand vaisseau que tu possĂ©dais, il ne t’est pas mĂȘme restĂ© une planche pour te sauver du naufrage ! Allez maintenant, mortels insensĂ©s, le cƓur gonflĂ© de projets ambitieux ! fiez-vous Ă  l’avenir, et prĂ©parez-vous Ă  jouir pendant des milliers d’annĂ©es de vos richesses acquises par la fraude ! Lui aussi, il supputait encore hier le produit de ses domaines que dis-je ? il fixait en idĂ©e le jour oĂč il reverrait sa patrie ! O ciel ! qu’il est loin du but qu’il se proposait ! Mais ce n’est pas seulement la mer qui se rit de l’aveugle confiance des hommes. L’un, en combattant, se croit protĂ©gĂ© par ses armes qui le trahissent ; l’autre adresse des vƓux Ă  ses dieux pĂ©nates, et pĂ©rit Ă©crasĂ© sous les ruines de sa maison ; celui-ci tombe haletant de son char et rend l’ñme ; celui-lĂ , trop glouton, s’étrangle en mangeant ; cet autre, trop frugal, meurt victime de son abstinence. Calculez bien toutes les chances de la vie vous trouverez partout un naufrage. Mais, dira-t-on, celui qui est englouti par les flots est privĂ© des honneurs de la sĂ©pulture. Et qu’importe, aprĂšs tout, qu’un corps, nĂ© pour pĂ©rir, soit consumĂ© par le feu, par les flots ou par le temps ? quoi qu’il arrive, le rĂ©sultat est toujours le mĂȘme. Cependant ce cadavre va ĂȘtre dĂ©chirĂ© par les bĂȘtes fĂ©roces. Croyez-vous donc qu’il lui soit plus avantageux d’ĂȘtre dĂ©vorĂ© par les flammes ? le feu n’est-il pas regardĂ© comme le supplice le plus rigoureux dont un maĂźtre irritĂ© puisse punir ses esclaves ? Quelle est donc notre folie de nous donner tant de soins pour qu’aucune partie de nous-mĂȘmes ne reste sans sĂ©pulture ? les destins, malgrĂ© nous, n’en disposent-ils pas Ă  leur grĂ© ? — AprĂšs ces rĂ©flexions, nous rendĂźmes les derniers devoirs Ă  la dĂ©pouille mortelle de Lycas, qui fut brĂ»lĂ©e sur un bĂ»cher dressĂ© par les mains de ses ennemis[3], tandis qu’Eumolpe s’occupait Ă  faire l’épitaphe du dĂ©funt, et, les yeux fixĂ©s vers le ciel, semblait appeler l’inspiration. CHAPITRE CXVI. Quittes envers Lycas de ce pieux tribut, nous poursuivĂźmes notre route ; et, bientĂŽt aprĂšs, nous gravĂźmes, tout en sueur, une montagne d’oĂč nous aperçûmes, Ă  peu de distance, une ville situĂ©e sur le sommet d’une hauteur. Marchant Ă  l’aventure, nous ignorions quel en Ă©tait le nom, quand un paysan que nous rencontrĂąmes nous apprit que c’était Crotone, ville trĂšs-ancienne, et jadis la premiĂšre de l’Italie. Alors nous le questionnĂąmes en dĂ©tail sur les habitants de cette citĂ© cĂ©lĂšbre et sur le genre d’industrie auquel ils s’adonnaient de prĂ©fĂ©rence, depuis les guerres frĂ©quentes qui avaient ruinĂ© leur puissance. — Mes braves Ă©trangers, nous dit-il, si vous ĂȘtes nĂ©gociants, cherchez fortune ailleurs, ou trouvez quelque autre moyen de gagner votre vie. Mais si vous ĂȘtes des personnes d’une classe plus distinguĂ©e, et que l’obligation de mentir du matin au soir ne vous effraye pas, vous ĂȘtes ici sur le chemin de la richesse. Car, dans cette ville, ou ne fait aucun cas des belles-lettres ; l’éloquence en est bannie, la tempĂ©rance et les bonnes mƓurs n’y obtiennent ni estime ni rĂ©compense. Tous ceux que vous rencontrerez dans Crotone se partagent en deux classes les testateurs et les coureurs de successions[1]. Personne ici ne prend soin d’élever des enfants[2], parce que tout homme qui a des hĂ©ritiers lĂ©gitimes n’est admis ni aux festins ni aux spectacles, et, privĂ© de tous les agrĂ©ments de la vie, se voit relĂ©guĂ© parmi la canaille. Mais ceux qui n’ont jamais Ă©tĂ© mariĂ©s, et qui n’ont point de proches parents, parviennent aux premiers honneurs. Au jugement des Crotoniates, eux seuls ont des talents militaires, eux seuls sont vertueux. Cette ville, en un mot, vous offrira l’image d’une campagne ravagĂ©e par la peste[3] ; on n’y voit que des cadavres Ă  demi dĂ©vorĂ©s, et des corbeaux qui les dĂ©vorent. CHAPITRE CXVII. Eumolpe, qui avait de l’expĂ©rience, se mit Ă  rĂ©flĂ©chir sur cette spĂ©culation d’un nouveau genre, et nous avoua que cette maniĂšre de s’enrichir n’avait rien qui lui dĂ©plĂ»t. Je crus d’abord que c’était une plaisanterie, et que le vieillard parlait ainsi par licence poĂ©tique ; mais il ajouta — PlĂ»t au ciel que je pusse me produire sur un plus grand théùtre, c’est-Ă -dire avoir des habits plus dĂ©cents pour donner crĂ©dit Ă  la ruse que je mĂ©dite ! Certes, je ne porterais pas longtemps cette besace, et je vous ferais bientĂŽt faire une brillante fortune ! — Je lui promis, pourvu qu’il consentĂźt Ă  me mettre de moitiĂ© dans son gain, de lui fournir tout ce qu’il voudrait, la robe d’Isis et tout ce que nous avions enlevĂ© de la maison de campagne de Lycurgue la mĂšre des dieux, ajoutai-je, ne manquera pas de nous procurer tout l’argent dont nous aurons besoin pour le moment. — Que tardons-nous, reprit Eumolpe, Ă  faire le plan de notre comĂ©die ? Si l’affaire vous convient, je remplirai le rĂŽle du maĂźtre. — Aucun de nous n’osa blĂąmer une entreprise oĂč nous n’avions rien Ă  perdre. Aussi, pour que cette fourberie restĂąt entre nous un secret inviolable, nous prĂȘtĂąmes entre les mains d’Eumolpe le serment, dont il nous dicta la formule, de souffrir le feu, l’esclavage, la bastonnade, la mort mĂȘme, en un mot tout ce qu’il ordonnerait ; enfin nous jurĂąmes par tout ce qu’il y a de plus sacrĂ© d’Être Ă  lui, corps et Ăąme, comme des gladiateurs lĂ©galement engagĂ©s. — Cette formalitĂ© remplie, nous nous dĂ©guisons en esclaves, et nous saluons notre nouveau maĂźtre. Il fut aussi convenu entre nous qu’Eumolpe venait de perdre un fils, jeune homme trĂšs-Ă©loquent et d’une grande espĂ©rance ; que, depuis sa mort, le malheureux pĂšre s’était exilĂ© de sa ville natale, pour ne pas avoir sans cesse devant ses yeux le tombeau, les clients et les amis de son fils, qui renouvelaient chaque jour la source de ses larmes ; que, pour surcroĂźt d’affliction, il venait d’essuyer un naufrage dans lequel il avait perdu deux millions de sesterces ; mais que cette perte le touchait moins que celle de ses serviteurs, qui l’empĂȘchait de paraĂźtre avec l’éclat convenable Ă  son rang ; qu’il possĂ©dait encore en Afrique trente millions de sesterces en biens-fonds et en argent placĂ©, et qu’il avait une si grande quantitĂ© d’esclaves rĂ©pandus dans ses domaines de Numidie, qu’on en formerait une armĂ©e assez nombreuse pour prendre Carthage. Notre plan ainsi arrĂȘtĂ©, nous conseillĂąmes Ă  Eumolpe de tousser beaucoup, comme un homme attaquĂ© de la poitrine, d’affecter en public un grand dĂ©goĂ»t pour tous les aliments, de ne parler que d’or et d’argent ; de se plaindre sans cesse de la stĂ©rilitĂ© continuelle des terres et de l’incertitude de leur revenu. Il devait encore s’enfermer tous les jours pour calculer, et changer Ă  chaque instant quelques-unes des clauses de son testament. Enfin, pour que la comĂ©die fĂ»t complĂšte, il devait, lorsqu’il appellerait quelqu’un de nous, feindre de prendre un nom pour un autre, afin que l’on s’imaginĂąt qu’il croyait avoir encore auprĂšs de lui ceux de ses esclaves qui Ă©taient absents. Lorsque tout fut rĂ©glĂ© de la sorte, nous priĂąmes les dieux de nous accorder un prompt et heureux succĂšs, et nous nous remĂźmes en route. Mais Giton succombait sous un fardeau au-dessus de ses forces ; et Corax, le valet de louage, pestant contre sa condition, posait frĂ©quemment Ă  terre le bagage, et se rĂ©pandait en imprĂ©cations contre nous, qui marchions trop vite, jurant qu’il allait tout jeter Ă  terre ou s’enfuir avec sa charge. — Quoi donc ! disait-il, me prenez-vous pour une bĂȘte de somme, ou pour un vaisseau de transport ? Je me suis louĂ© pour faire le service d’un homme et non d’un mulet. Je suis nĂ© libre comme vous, quoique mon pĂšre m’ait laissĂ© sans fortune. — Non content de ces plaintes, il levait de temps en temps la jambe, et, chemin faisant, se permettait des incongruitĂ©s qui blessaient Ă©galement notre oreille et notre odorat. Giton riait de tout son cƓur de l’audace de ce valet, et, Ă  chaque dĂ©tonation, rĂ©pondait, avec sa bouche, par un bruit semblable. CHAPITRE CXVIII. Mais Eumolpe, retombant alors dans sa manie ordinaire — Combien de gens, ĂŽ mes jeunes amis ! nous dit-il, se sont laissĂ© sĂ©duire par les attraits de la poĂ©sie ! A peine est-on parvenu Ă  mettre un vers sur ses pieds, et Ă  noyer quelques sentiments tendres dans un vain dĂ©luge de paroles, qu’on se croit au sommet de l’HĂ©licon. C’est ainsi que, souvent, rebutĂ©, des fatigues du barreau, maint avocat cherche un asile dans le temple des Muses, comme dans un port plus tranquille et plus assurĂ© insensĂ© ! il se figure qu’il est plus facile de bĂątir un poĂ«me que d’écrire un plaidoyer enluminĂ© de petites sentences scintillantes ! Mais un esprit gĂ©nĂ©reux ne se flatte pas ainsi il sait que le gĂ©nie ne peut ni concevoir ni enfanter une grande production, s’il n’a Ă©tĂ© d’abord fĂ©condĂ© par de longues Ă©tudes. Il faut surtout Ă©viter toute expression basse et triviale, et n’employer que les termes les plus Ă©loignĂ©s du langage de la populace c’est le _______Loin de moi, profane vulgaire ! d’Horace. En outre, il faut que les pensĂ©es saillantes ne soient point des hors-d’Ɠuvre, mais qu’enchĂąssĂ©es dans le corps de l’ouvrage, elles y brillent comme formĂ©es d’un mĂȘme tissu. HomĂšre et les lyriques grecs ; Virgile, l’honneur de la poĂ©sie romaine, et Horace, si heureux dans le choix de ses expressions, en sont la preuve. Les autres n’ont point vu la route qui conduit au Parnasse, ou, s’ils l’ont vue, ils ont craint de s’y engager. Quiconque, par exemple, entreprendra de traiter un sujet aussi important que celui de la guerre civile[1], succombera infailliblement sous le faix, s’il ne s’y est prĂ©parĂ© par un grand fonds d’études. Il ne s’agit pas, en effet, de renfermer dans ses vers le rĂ©cit exact des Ă©vĂ©nements c’est le, propre de l’histoire, qui y rĂ©ussit beaucoup mieux ; mais il faut y arriver par de longs dĂ©tours, par l’intervention des dieux ; il faut que le gĂ©nie, toujours libre dans son essor, se prĂ©cipite Ă  travers le torrent des fictions de la fable ; en un mot, que son inspiration ressemble plutĂŽt aux oracles de la Pythie s’agitant, dans son dĂ©lire prophĂ©tique, sur son trĂ©pied, qu’à un rĂ©cit fidĂšle, appuyĂ© sur des tĂ©moignages incontestables. Voyez, par exemple, si cette Ă©bauche, Ă  laquelle je n’ai pas encore mis la derniĂšre main, est de votre goĂ»t CHAPITRE CXIX. LA GUERRE CIVILE, POÈME. Rome au monde tremblant avait donnĂ© des fers[1] ; Mais les trĂ©sors des rois, mais les tributs des mers N’ont point assouvi Rome, et, de nouveau, les oncles Ont gĂ©mi sous le poids de ses nefs vagabondes[2]. Tout sol oĂč germe l’or Ă©veille sa fureur Le butin, non la gloire, est le prix du vainqueur. Plus d’attraits pour l’orgueil dans un Ă©clat vulgaire[3] ; Le soldat resplendit d’une pourpre Ă©trangĂšre ; Sa tente est un palais oĂč luit, au sein des camps, PrĂšs du glaive Ă©tonnĂ© le feu des diamants ; OĂč dort, sur le duvet, la valeur assoupie ; OĂč, pour embaumer l’air, s’épuise l’Arabie[4]. La paix, comme la guerre, accuse nos excĂšs. Dans les forĂȘts du Maure, achetĂ©s Ă  grands frais, Ses tigres, en grondant, accourent Ă  nos fĂȘtes, Et dans des cages d’or, affrontant les tempĂȘtes, Vont boire, aux cris d’un peuple atroce en ses plaisirs, Le sang humain coulant pour charmer nos loisirs[5]. O crime, avant-coureur de la chute de Rome[6] ! Dans l’homme en son printemps le fer dĂ©truisant l’homme Veut fixer, mais en vain, de fugitifs appas La nature s’y cherche, et ne s’y trouve pas. Brillant effĂ©minĂ© ! compose ton sourire ; Livre tes longs cheveux aux baisers du zĂ©phyre Adonis et VĂ©nus, d’un impudique amour, A tes autels douteux vont brĂ»ler tour Ă  tour. HĂŽte odorant des bois dont l’Atlas se couronne, Le citronnier, pour nous, en tables se façonne ; Et, sur ses veines d’or appelant l’Ɠil surpris, Du mĂ©tal qu’il imite, il usurpe le prix[7]. Cornus, en ses festins, ne connaĂźt plus d’entraves[8] ; Le front parĂ© de fleurs[9], environnĂ© d’esclaves, Il parle ; et, moissonnĂ©e en cent climats divers, La pompe d’un seul jour appauvrit l’univers[10]. Le scare aux larges flancs du fond des mers arrive[11] ; L’huĂźtre, enfant du Lucrin, abandonne sa rive[12] Tes bords muets, ĂŽ Phase ! ont perdu leurs oiseaux, Et le vent seul murmure Ă  travers tes roseaux. Entrons au Champ-de-Mars l’or prĂ©side aux comices ; L’or prĂȘte aux candidats des vertus ou des vices ; D’un suffrage vĂ©nal l’or dispose en tyran ; Le peuple et le sĂ©nat se vendent Ă  l’encan. Aux lieux mĂȘme oĂč du monde on voit siĂ©ger la reine, Rampe aux pieds de Plutus la majestĂ© romaine. LĂ , Caton outragĂ© brigue en vain les faisceaux[13] ; Les faisceaux et l’opprobre attendent ses rivaux. Qu’ils subissent en paix l’affront de la victoire. Caton, vaincu, s’éloigne escortĂ© de sa gloire ; Et chassĂ©s devant lui, la libertĂ©, l’honneur, Laissent les lois sans force, et l’État sans vengeur. Plus loin, riche d’emprunts, l’opulence factice, Dans l’antre de l’usure implore l’avarice ; Trop heureux si, bientĂŽt, l’insolvable CrĂ©sus N’est vendu pour sa dette, et ne meurt comme Irus ! Tel qu’un venin perfide errant de veine en veine, Le luxe, dans ton sein, couve ta mort prochaine, O Rome ! Enfin, la guerre est ton unique espoir[14] Quand on a tout perdu, la guerre est un devoir. Sors du lĂąche sommeil oĂč ta fiertĂ© s’oublie ; Mars accourt dans ton sang retremper ton gĂ©nie. CHAPITRE CXX. Mais dĂ©jĂ  ne sont plus tes bouillants triumvirs. L’Euphrate de Crassus voit les derniers soupirs. PompĂ©e au Nil en deuil a lĂ©guĂ© sa poussiĂšre ; CĂ©sar en plein sĂ©nat expire... Ainsi la terre, N’osant les rapprocher, disperse leurs tombeaux[1] Digne prix dont la gloire Honore ses hĂ©ros ! Aux champs de ParthĂ©nope il est un vaste gouffre, Impur amas de feux, de bitume et de soufre ; Le Cocyte y bouillonne, et d’un fatal poison La vapeur qu’il exhale infecte l’horizon. Tout est morne Ă  l’entour. Jamais Flore ou Pomone N’y sourit au printemps, n’y fait mĂ»rir l’automne ; Jamais le doux zĂ©phyr, agitant ses rameaux, N’y mĂȘla ses soupirs aux doux chants des oiseaux Le noir chaos y rĂšgne ; et les cyprĂšs funĂšbres Du sombre soupirail bordent seuls les tĂ©nĂšbres... Les cheveux de fumĂ©e et de cendre couverts[2], Par lĂ  Pluton, un jour, s’élance des enfers. — Des mortels et des dieux souveraine volage, O Fortune ! dit-il, qu’un long bonheur outrage, Toi pour qui l’inconstance a de constants attraits[3], Rome triomphe donc ! Tremblante sous le faix,[4] N’oses-tu de sa gloire Ă©branler l’édifice[5] ? Oui, Rome doit Ă  Rome un sanglant sacrifice. Sous ses trĂ©sors, dĂ©jĂ , sa mollesse a flĂ©chi. Des dĂ©pouilles des rois vois son faste enrichi Élever jusqu’aux cieux l’orgueil de ses portiques[6] ; LĂ , repousser les mers de leurs rives antiques ; Ici, creuser des lacs oĂč dominaient des monts, Dompter les Ă©lĂ©ments et vaincre les saisons. Que dis-je ? jusqu’à moi perçant de longs abĂźmes Pour exhumer cet or, pĂšre de tous les crimes, Des coups de ses marteaux il fait gĂ©mir ma cour[7], Et menace les morts de la clartĂ© du jour. Qu’attends-tu ? trop longtemps a dormi ta colĂšre, DĂ©esse ! vengeons-nous ; souffle aux Romains la guerre Mon cƓur est altĂ©rĂ© de leur sang odieux ; Et Tisiphone, oisive, atteste en vain les dieux, Depuis que Rome, en deuil de tant de funĂ©railles, Vit, par deux fiers proscrits, dĂ©chirer ses entrailles. CHAPITRE CXXI. Il dit, Ă©tend son sceptre, et, d’un front redoutĂ© TempĂšre, en s’inclinant, la noire majestĂ©. La Fortune rĂ©pond — MaĂźtre du sombre empire, O Pluton ! dans les temps s’il m’est permis de lire, Tes vƓux seront comblĂ©s. Va, d’une mĂȘme ardeur, Le courroux qui t’anime a pĂ©nĂ©trĂ© mon cƓur. De mes nombreux bienfaits Rome est trop orgueilleuse ; J’ai regret Ă  mes dons Rome m’est odieuse. Mais je puis renverser l’ouvrage de mes mains. Oui, je prĂ©tends armer Romains contre Romains[1], Me baigner dans leur sang[2]. Je vois, en Æmathie, Dans un double combat s’acharner leur furie ; Je vois l’Espagne en deuil[3], la Thessalie en feux. D’oĂč viennent dans les airs ces accents belliqueux ? La Libye et le Nil sont en proie aux alarmes[4] Du vainqueur d’Actium ils redoutent les armes. Ouvre, dieu des enfers, tes avides manoirs ! Pour passer tant de morts sur tes rivages noirs, Caron, cherche une flotte, au lieu de ta nacelle[5] [6]. Et toi, pĂąle Érinnys, repais ta faim cruelle ; Ma main, pour t’assouvir, arme tous les flĂ©aux, Et livre Ă  tes serpents l’univers en lambeaux. CHAPITRE CXXII. À ces mots, l’éclair luit, le ciel gronde, la foudre Vole, et d’un roc voisin rĂ©duit la cime en poudre. Aux coups de Jupiter, Pluton, saisi d’effroi, S’enfuit
 L’enfer tressaille en revoyant son roi. BientĂŽt des dieux vengeurs les sinistres augures[1] Annoncent aux mortels nos discordes futures ; L’astre du jour, dans l’ombre Ă©clipsant sa clartĂ©, Voile son front brillant d’un crĂȘpe ensanglantĂ© ; La lune Ă©teint ses feux. Des montagnes tremblantes Se fendent, Ă  grand bruit, les cimes mugissantes
 De ces fleuves taris oĂč sont les flots fougueux ? Le clairon des combats retentit dans les cieux OĂč semblent se heurter d’invisibles armĂ©es. L’Etna s’ouvre, et vomit des laves enflammĂ©es. On vit pleuvoir du sang ; on vit sur leurs tombeaux Des spectres se dresser, poussant de longs sanglots ; Et la comĂšte en feu, promenant l’épouvante, Secoua dans les cieux sa chevelure ardente. C’en est fait ; et dĂ©jĂ  l’impatient CĂ©sar, De la guerre civile arborant l’étendard, Loin du Gaulois vaincu, vers les Alpes s’avance. Le premier, sur ces monts tĂ©moins de sa puissance, Hercule osa frayer une route aux mortels, Et leur encens toujours y fume Ă  ses autels. Leur front, blanchi de neige, est cachĂ© dans la nue ; Le ciel semble s’asseoir sur leur tĂȘte chenue. LĂ , jamais n’a fleuri la rose du printemps ; LĂ , PhĂ©bus est armĂ© de rayons impuissants ; Et ces rocs, des frimas antiques tributaires, Opposent aux Ă©tĂ©s leurs glaces sĂ©culaires. CĂ©sar aime Ă  fouler ces sommets sourcilleux. Rome, de ces hauteurs, n’est qu’un point Ă  ses yeux. MalgrĂ© lui, cependant, il soupire, il s’écrie — Dieux immortels ! et vous, ĂŽ champs de l’HespĂ©rie, Pleins encor de mon nom, fameux par mes combats[2], Je vous atteste ! Rome a seule armĂ© mon bras. A regret ma fiertĂ© court venger son injure[3]. Et pourquoi m’a-t-on vu dompter le Rhin parjure, A l’orgueil d’Albion dicter de justes lois, Et, loin du Capitole, enchaĂźner les Gaulois ? C’est pour toi, peuple ingrat, que fatigue ma gloire Pour toi, qui me proscris !
 HĂ©las ! Ă  la victoire Cinquante fois CĂ©sar a conduit tes guerriers ; Deux fois j’ai vu mon sang arroser mes lauriers. Les voilĂ , mes forfaits ! Quels sont donc ces pygmĂ©es Qui prĂ©parent des fers Ă  mes mains dĂ©sarmĂ©es ? Étrangers sans vertus, vil ramas de brigands, Citoyens nĂ©s d’hier, vendus aux plus offrants. Et, de ces fils nouveaux follement idolĂątre, Rome les traite en mĂšre, et me traite en marĂątre ! Non, de ma gloire ainsi je ne descendrai pas ; Non. L’honneur ou la mort ! Et vous, braves soldats, Compagnons de CĂ©sar, notre cause est commune, De nos communs succĂšs on punit ma fortune ; Je n’ai pas vaincu seul
 Puisqu’un choix sans pudeur Couronne la bassesse et flĂ©trit la valeur, Le sort en est jetĂ© que le glaive en dĂ©cide ; Marchons ! fort de vos bras, CĂ©sar est un Alcide. — A peine il a parlĂ© ; trois fois, prĂ©sage heureux ! Sur son front se balance un aigle audacieux ; Des bois muets trois fois l’ombre antique murmure, Trois fois un feu lĂ©ger sillonne leur verdure. Tu vis croĂźtre, ĂŽ Soleil[4] ! ton disque Ă©tincelant, Et dans les cieux ton char rayonna plus brillant. CHAPITRE CXXIII. Tout s’ébranle, tout part ; bien mieux que les prĂ©sages. L’exemple du hĂ©ros enflamme les courages. Le roc, d’abord docile, aux bataillons pressĂ©s Laisse gravir ses lianes de frimas hĂ©rissĂ©s ; Mais sous le poids bientĂŽt, fumantes et fendues, Et la neige et la glace, eu torrents Ă©pandues, Tombent du haut des monts armes, coursiers, soldats, L’un sur l’autre entassĂ©s, roulent avec fracas ; Puis tout Ă  coup, fixant sa course interrompue, L’onde, en blocs de cristal, s’arrĂȘte suspendue, Et, rebelle Ă  l’effort de l’acier qui la fend, SĂšme encor de pĂ©rils un passage glissant. Éole dans les airs a dĂ©ployĂ© sa rage Il mugit ; et soudain, dĂ©chirant le nuage, Fondent sur les Romains, qu’en vain cache le fer, Et la grĂȘle et la pluie, et la foudre, et l’éclair Ses feux sillonnent seuls la nuit de la tempĂȘte. Le roc fuit sous leurs pieds, ou menace leur tĂȘte, Et ce conflit des cieux, de la terre et des eaux, Fait craindre Ă  l’univers le retour du chaos. Jule est calme. Debout, appuyĂ© sur sa lance, A travers les Ă©cueils, d’un pas ferme il s’élance. Tel jadis du Caucase Hercule descendit ; Tel, tremblant sous tes pas, l’Olympe s’aplanit, Roi des dieux, quand sa cime, aux Ă©clats du tonnerre, Vit les GĂ©ants vaincus mordre enfin la poussiĂšre. Cependant, du hĂ©ros devançant les exploits, Dans son rapide vol, la dĂ©esse aux cent voix Jusqu’aux remparts de Mars a semĂ© l’épouvante. Sous la rame elle a vu l’onde au loin blanchissante. DĂ©jĂ  paraĂźt CĂ©sar. Teint du sang des Germains[1], Terrible, il marche, il touche aux portes des Romains. » Elle dit ; Rome en pleurs, dans ses murs au pillage, Croit voir courir la flamme et fumer le carnage. Quel parti prendre ? oĂč fuir en ces moments affreux ? L’un poursuit sur les flots un asile douteux ; L’autre implore l’abri d’une terre lointaine. L’avare, chargĂ© d’or, chancelant, hors d’haleine, Porte, sans le savoir, ses trĂ©sors au vainqueur. Le pĂ©ril du guerrier ranime la valeur Il veut tenter encor la fortune des armes. Relie de son dĂ©sordre autant que de ses charmes, L’épouse de la veille embrasse son Ă©poux. Contemplez cet enfant le regard triste et doux, Il caresse le sein de sa mĂšre Ă©plorĂ©e La douleur par l’amour est du moins tempĂ©rĂ©e. Plus loin, cet autre ÉnĂ©e, au toit de ses aĂŻeux, Arrache en soupirant et son pĂšre et ses dieux ; Et du ciel, dans ses vƓux, vaine et faible, dĂ©fense ! Contre CĂ©sar absent invoque la vengeance. Ainsi quand l’ouragan, dĂ©chaĂźnĂ© sur les flots, Bat les flancs d’un navire, en vain les matelots Ont recours Ă  leur art. Au plus prochain rivage L’un cherche un port tranquille, Ă  l’abri de l’orage ; L’autre assure ses mĂąts ; l’autre, bravant la mort, Livre la voile au vent, et s’abandonne au sort. Et toi, PompĂ©e ! et toi, l’effroi de Mithridate, La terreur de l’Hydaspe et recueil du pirate ; Toi devant qui l’Euxin humilia ses flots, Dont le Bosphore Ă©mu craint encor les vaisseaux, Dont Rome a vu trois fois la pompe triomphale ; 0 honte ! Ă  fuir ainsi ta fiertĂ© se ravale ! Et, flĂ©trissant l’honneur d’un triple consulat, Tu livres au vainqueur le peuple et le sĂ©nat. CHAPITRE CXXIV. Le grand PompĂ©e a fui[1]... Tremblants Ă  son exemple, Les dieux amis du calme ont dĂ©sertĂ© leur temple ; Et, dĂ©testant de Mars les tragiques horreurs, Ils abandonnent Rome Ă  ses propres fureurs. Le front ceint d’un cyprĂšs, errante, mĂ©prisĂ©e[2], La douce Paix s’envole au tranquille ÉlysĂ©e ; La Justice et la Foi la suivent l’Ɠil en pleurs, Et la Concorde en deuil accompagne ses sƓurs. Soudain l’ÉrĂšbe s’ouvre, et sa bouche bĂ©ante Vomit tous les flĂ©aux la Guerre menaçante, Érinnys, Alecton, le Meurtre sans remord, La noire Trahison, la Mort, la pĂąle Mort, Et la Terreur, que suit l’impitoyable Rage ; Son front cicatrisĂ© respire le carnage D’un vaste bouclier, chargĂ© de mille traits, Sa gauche, sans flĂ©chir, soutient l’énorme faix ; Et le brandon fumant dont sa droite est armĂ©e Apporte l’incendie Ă  la terre alarmĂ©e. Deux mortels dans l’Olympe ont divisĂ© les dieux En faveur de CĂ©sar, VĂ©nus quitte les cieux ; Mars a saisi son glaive et Pallas son Ă©gide. Contre Jule Apollon tend son arc homicide ; PhƓbĂ©, Mercure, Hercule, entraĂźnĂ©s tour Ă  tour, S’unissent, pour PompĂ©e, au brillant roi du jour. La trompette a sonnĂ© soudain, impatiente, Les cheveux hĂ©rissĂ©s et la bouche Ă©cumante, La Discorde rugit. Á son souffle empestĂ© PĂąlit l’éclat des cieux ; l’air en est infectĂ©. Son Ɠil louche et meurtri cherche et fuit la lumiĂšre Sur sa tĂȘte se dresse une horrible vipĂšre ; Un tartre impur et noir ronge ses dents d’airain ; De sa langue distille un fĂ©tide venin ; Sa robe est en lambeaux ; et sa main menaçante Agite dans les airs une torche sanglante. Sur le froid Apennin le monstre s’est assis. DĂ©jĂ  dans sa pensĂ©e, entourĂ© de dĂ©bris, Il compte les États qui vont ĂȘtre sa proie Il les compte et sourit. Dans sa barbare joie — Aux armes ! a-t-il dit ; aux armes ! levez-vous, Peuples, enfants, vieillards, femmes, accourez tous ! Qui se cache est vaincu. Que le fer, que la flamme DĂ©vorent les citĂ©s que ma fureur rĂ©clame ! Vole, fier Marcellus, dĂ©fends la libertĂ©[3] ! SoulĂšve, ĂŽ Curion, le peuple rĂ©voltĂ©[4] ! Lentulus, aux combats anime tes cohortes ! Que tardes-tu, CĂ©sar ? ose enfoncer ces portes ! Pour s’écrouler, ces murs attendent tes regards L’or de Rome t’appelle[5]. Et toi, rival de Mars, Invincible PompĂ©e ! oĂč donc est ton courage ? Viens ! Bellone Ă  Pharsale apprĂȘte le carnage LĂ , du sang des humains doit s’abreuver un dieu. — La Discorde a parlĂ© l’univers est en feu. Eumolpe, dans ces vers, avait ainsi Ă©panchĂ© sa bile Ă  grands flots, lorsque nous entrĂąmes enfin dans Crotone, oĂč nous nous arrĂȘtĂąmes, pour nous restaurer, dans une assez mĂ©chante auberge. Le lendemain, Ă©tant sortis pour chercher un meilleur gĂźte, nous rencontrĂąmes une bande de ces coureurs de successions, qui nous demandĂšrent qui nous Ă©tions et d’oĂč nous venions. ConformĂ©ment au plan que nous avions arrĂȘtĂ© en commun, nous rĂ©pondĂźmes Ă  cette double question avec tant d’assurance et une telle volubilitĂ© de paroles, qu’ils donnĂšrent tĂȘte baissĂ©e dans le panneau. Ils s’empressĂšrent donc Ă  l’envi d’offrir leurs richesses Ă  Eumolpe ; et tous, Ă  qui mieux mieux, cherchĂšrent Ă  obtenir ses bonnes grĂąces en le comblant de prĂ©sents. CHAPITRE CXXV. Il y avait dĂ©jĂ  longtemps que nous vivions ainsi Ă  Crotone, et Eumolpe, enivrĂ© de son bonheur, oubliait tellement sa premiĂšre condition, qu’il se vantait Ă  ceux qui l’entouraient, que rien dans Crotone n’était impossible Ă  son crĂ©dit ; et que, si l’un d’entre eux commettait quelque dĂ©lit dans la ville, il pourrait le soustraire au chĂątiment par la protection de ses amis. Pour moi, bien que j’engraissasse Ă  vue d’Ɠil au sein de l’abondance dont nous jouissions, et que j’eusse lieu de croire que la fortune se lassait de me poursuivre, je ne laissais pas de rĂ©flĂ©chir souvent tant Ă  ma position prĂ©sente qu’à la cause qui l’avait produite. Que deviendrions-nous, me disais-je, si un de ces rusĂ©s intrigants s’avisait d’envoyer prendre des informations en Afrique, et dĂ©couvrait notre fourberie ? si le valet d’Eumolpe, las de son bonheur prĂ©sent, allait donner l’éveil Ă  nos amis, et, par jalousie, leur rĂ©vĂ©lait tout le mystĂšre ? Il nous faudrait donc de nouveau, errants et fugitifs, aprĂšs avoir triomphĂ© de la pauvretĂ©, mendier pour soutenir notre existence ! Grands dieux ! Ă  combien de dangers sont exposĂ©s ceux qui vivent en dehors des lois[1] ? Ils craignent sans cesse les chĂątiments qu’ils ont mĂ©ritĂ©s. Tout en faisant ces tristes rĂ©flexions, je sortis de la maison pour prendre l’air et pour me distraire l’esprit. Mais Ă  peine avais-je fait quelques pas sur la promenade publique, qu’une jeune fille d’un extĂ©rieur agrĂ©able vint Ă  ma rencontre, et, me saluant du nom supposĂ© de Polyaenos, que j’avais pris depuis ma mĂ©tamorphose, m’annonça que sa maĂźtresse me priait de lui accorder un moment d’entretien. — Vous vous trompez, lui rĂ©pondis-je tout troublĂ©, je ne suis qu’un esclave Ă©tranger, tout Ă  fait indigne d’une telle faveur. CHAPITRE CXXVI. Non, reprit-elle, c’est bien vous que l’on m’a dĂ©signĂ©. Mais, fier de votre beautĂ© dont vous savez le prix, vous vendez vos caresses et ne les prĂȘtez pas[1]. Pourquoi vos cheveux sont-ils si artistement bouclĂ©s ? pourquoi votre visage emprunte-t-il au fard son Ă©clat[2] ? Ă  quoi bon ces Ɠillades tendres et lascives[3], cette dĂ©marche compassĂ©e et ces pas qui ne s’écartent jamais de la mĂȘme mesure[4], si ce n’est pour mettre votre beautĂ© Ă  l’enchĂšre et en faire commerce ? Regardez-moi bien je n’entends rien aux augures ni aux calculs astronomiques ; mais je lis sur le visage d’un homme ses habitudes, et, en vous voyant marcher ainsi, j’ai devinĂ© ce que vous aviez dans l’ñme. Si donc vous vendez la denrĂ©e que nous cherchons, l’acheteur est tout prĂȘt ; si vous la prĂȘtez, ce qui est plus honnĂȘte, consentez Ă  ce que nous vous soyons redevables de nos plaisirs. Quant Ă  votre humble condition d’esclave que vous m’objectez, elle ne peut qu’aiguillonner encore plus la vivacitĂ© de nos dĂ©sirs. Il est des femmes qu’enflamme l’odeur des haillons ; rien n’excite leur passion comme la vue d’un esclave ou d’un valet de pied Ă  la robe retroussĂ©e ; d’autres, dont un gladiateur, un muletier couvert de poussiĂšre, ou un histrion prostituĂ© aux plaisirs du public, allument l’appĂ©tit. Ma maĂźtresse est de ce goĂ»t elle franchirait quatorze gradins au delĂ  de l’orchestre, pour aller chercher l’objet de ses dĂ©sirs dans les derniers rangs de la populace. — CharmĂ© du gracieux babil de l’aimable messagĂšre — Et ne seriez-vous pas, lui dis-je, celle Ă  qui j’ai le bonheur de plaire ? — Cette mauvaise plaisanterie la fit rire aux Ă©clats — Pas tant de prĂ©somption, je vous prie ; apprenez que je ne me suis jamais livrĂ©e Ă  un esclave me prĂ©servent les dieux de voir l’objet de mes affections exposĂ© Ă  ĂȘtre mis en croix ! C’est bon pour les femmes de condition qui baisent les cicatrices que le fouet a creusĂ©es sur les Ă©paules de leurs amants. Je ne suis qu’une servante ; mais je ne fraye qu’avec des chevaliers[5]. — Je ne pouvais me lasser d’admirer le contraste qui existait entre ces deux femmes n’est-ce pas le monde renversĂ©, me disais-je, que de trouver dans une servante la fiertĂ© d’une dame de premier rang, et dans une dame de qualitĂ© les goĂ»ts abjects d’une servante ? Cet entretien plaisant se prolongea longtemps ; enfin je priai cette fille d’amener sa maĂźtresse sous les platanes voisins. Elle approuva cet avis, et, relevant sa robe, elle disparut dans un bosquet de lauriers qui joignait la promenade. Elle ne me fit pas longtemps attendre, et sortit bientĂŽt de ce mystĂ©rieux asile avec sa maĂźtresse, qui vint s’asseoir Ă  cĂŽtĂ© de moi. Jamais la sculpture ne produisit rien de plus parfait les paroles me manquent pour faire la description de tant de charmes, et tout ce que j’en pourrais dire serait trop peu. Ses cheveux, naturellement frisĂ©s et relevĂ©s sur un front Ă©troit[6], retombaient en boucles innombrables sur ses Ă©paules ; ses sourcils fuyaient en arc jusqu’à ses tempes, et se croisaient presque ; le tout avec une grĂące infinie. Ses yeux Ă©taient plus brillants que les Ă©toiles dans une nuit obscure ; son nez Ă©tait lĂ©gĂšrement recourbĂ©, et sa bouche mignonne ressemblait Ă  celle que PraxitĂšle donnait Ă  sa VĂ©nus. Puis son gracieux menton, son cou, ses mains, ses pieds, emprisonnĂ©s dans un mince rĂ©seau d’or, tout cela eĂ»t effacĂ© par sa blancheur le marbre de Paros. Oh ! dĂšs lors, Doris, mes anciennes amours, ne fut plus rien pour moi Qu’as-tu fait de ta foudre, ĂŽ souverain des cieux ?___PrĂšs de Junon, lĂ -haut tu te reposes ___Ton sot amour est la fable des dieux. As-tu donc oubliĂ© tant de mĂ©tamorphoses ?___C’est maintenant qu’il faut, galant taureau,___Armer ton front de cornes menaçantes ; Ou bien, cygne amoureux, d’un plumage nouveau Couvrir de tes cheveux les boucles belle fut ta DanaĂ©. Touche de ce beau corps les formes bondissantes, Et soudain, de dĂ©sirs et d’amour consumĂ©, Le tien Ă©prouvera le sort de SĂ©mĂ©lĂ©. CHAPITRE CXXVII. Cette apostrophe me valut un sourire si aimable, que je crus voir Diane montrant son disque argentĂ© Ă  travers un nuage[1]. BientĂŽt accompagnant sa voix d’un geste gracieux[2] — Jeune homme, me dit-elle, si vous ne dĂ©daignez pas une femme de quelque distinction, et qui, il y a un an, Ă©tait encore vierge[3], acceptez-moi pour votre sƓur. Vous avez un frĂšre, je le sais, et je ne rougis point des informations que j’ai prises Ă  cet Ă©gard ; mais qui vous empĂȘche d’avoir aussi une sƓur ? c’est Ă  ce titre que je me prĂ©sente, et vous pourrez, quand il vous plaira, sceller par un baiser les liens de notre parentĂ©. — C’est plutĂŽt moi, lui rĂ©pondis-je, qui vous conjure par vos divins attraits de vouloir bien admettre un pauvre Ă©tranger au nombre de vos adorateurs. Permettez-moi de vous aimer, et je voue Ă  vos appas un culte religieux ; mais gardez-vous de croire que je me prĂ©sente sans offrande Ă  votre autel je vous abandonne ce frĂšre dont vous me parlez. — Qui, moi, rĂ©pliqua-t-elle, exiger de vous le sacrifice de celui sans qui vous ne pouvez vivre, dont les caresses font tout votre bonheur, et pour qui vous avez tout l’amour que je voudrais vous inspirer ? — Elle prononça ces paroles avec tant de charme, sa voix Ă©tait si douce, que je crus entendre le concert des SirĂšnes[4]. J’étais en extase, et, croyant voir rayonner autour d’elle une clartĂ© plus brillante que celle des cieux, je la pris pour une dĂ©esse, et lui demandai quel Ă©tait son nom dans l’Olympe. — Eh quoi ! me dit-elle, ma suivante ne vous a-t-elle pas dit que je m’appelais CircĂ© ? Toutefois, je ne suis pas la fille du Soleil, et jamais ma mĂšre n’eut le pouvoir d’arrĂȘter Ă  sa volontĂ© l’astre du jour ; cependant je me croirais Ă©gale aux dieux, si les destins nous unissaient l’un Ă  l’autre. Oui, je ne puis mĂ©connaĂźtre dans tout ceci l’influence secrĂšte d’une divinitĂ© favorable ; et ce n’est pas sans motif qu’une nouvelle CircĂ© aime un autre PolyƓnos toujours une tendre sympathie unit ces deux noms. Venez sur mon sein, si vous m’aimez, et ne redoutez pas les regards indiscrets votre frĂšre est loin d’ici. — Elle dit, et, m’enlaçant dans ses bras plus doux que le duvet, elle m’entraĂźna sur un gazon Ă©maillĂ© de mille fleurs Tel qu’autrefois l’Ida de fleurs couvrit sa cime, Quand Jupiter, brĂ»lant d’un amour lĂ©gitime, Dans les bras de Junon oubliait l’univers ; Les roses du printemps, les myrtes toujours verts, Les lis encor baignĂ©s des larmes de l’aurore, Autour des deux Ă©poux s’empressĂšrent d’éclore Telle, et non moins propice Ă  nos bridants dĂ©sirs, La terre se couvrit d’une herbe plus Ă©paisse, Le jour brilla plus pur, et, par son allĂ©gresse, La nature sembla sourire Ă  nos plaisirs. Étendus sur le gazon, nous prĂ©ludions par mille baisers Ă  des jouissances plus solides ; mais, trahi par une faiblesse subite, je trompai l’attente de CircĂ©. CHAPITRE CXXVIII. Eh quoi ! s’écria-t-elle, indignĂ©e de cet affront, mes caresses sont-elles pour vous un objet de dĂ©goĂ»t ? mon haleine, aigrie par le jeĂ»ne, est-elle fĂ©tide[1], ou quelque nĂ©gligence de toilette offense-t-elle en moi votre odorat[2] ? ou plutĂŽt ne dois-je pas attribuer votre Ă©tat Ă  la crainte que Giton vous inspire ? — La rougeur me couvrait le visage, et la honte acheva de m’îter le peu de forces qui me restait j’étais comme un homme perclus de tous ses membres. — O ma reine, m’écriai-je, je vous en supplie, n’accablez pas un malheureux en butte Ă  quelque malĂ©fice ! — Une excuse si frivole ne pouvait calmer la colĂšre de CircĂ© elle jeta sur moi un coup d’Ɠil de mĂ©pris, et, se tournant vers sa suivante — Chrysis, lui dit-elle, parle-moi franchement ; suis-je donc repoussante ? suis-je mal mise ? ou quelque difformitĂ© naturelle obscurcit-elle l’éclat de ma beautĂ© ? Ne dĂ©guise rien Ă  ta maĂźtresse ; car j’ignore quel dĂ©faut l’on peut me reprocher. — Voyant que Chrysis se taisait, elle lui arrache un miroir qu’elle tenait[3] ; elle le promĂšne sur toutes les parties de son visage, et, secouant sa robe un peu fripĂ©e, mais non pas chiffonnĂ©e, comme de coutume, par une lutte amoureuse, elle gagna brusquement un temple voisin, consacrĂ© Ă  VĂ©nus. Pour moi, semblable Ă  un condamnĂ©, et comme Ă©pouvantĂ© d’une horrible apparition, je me demandais si les plaisirs dont je venais d’ĂȘtre privĂ© pouvaient avoir quelque chose de rĂ©el. La nuit, jouet d’un doux mensonge, Dans un jardin qu’il bĂȘche en songe, L’indigent dĂ©couvre un trĂ©sor. Muet de surprise et de joie, Il tourne et retourne sa proie, L’emporte, fuit et court encor. Mais dans sa fuite un rien l’ombrage Si le volĂ©, sur son passage, Allait dĂ©trousser le voleur ! Le pauvre diable, Ă  cette image, Se trouble ; une froide sueur Sillonne Ă  longs flots son visage. Il se rĂ©veille au mĂȘme instant DĂ©trompĂ© d’une erreur trop chĂšre, Notre CrĂ©sus imaginaire, LĂ©ger de soucis et d’argent, MalgrĂ© lui regarde en arriĂšre, Et caresse encor la chimĂšre Qui fit sa joie et son tourment. Tout concourait Ă  me faire croire que ma triste aventure n’était qu’un songe, une vĂ©ritable hallucination ; cependant ma faiblesse Ă©tait si grande, qu’il me fut longtemps impossible de me lever. Mais, Ă  mesure que l’accablement de mon esprit se dissipa, la force me revint peu Ă  peu, et je pus enfin retourner au logis. DĂšs que j’y fus, prĂ©textant une indisposition, je me jetai sur mon lit. BientĂŽt aprĂšs, Giton, qui avait appris que j’étais malade, entra fort triste dans ma chambre. Pour calmer ses inquiĂ©tudes, je lui assurai que je ne m’étais mis au lit que pour prendre un peu de repos dont j’avais besoin. Je lui fis Ă  ce sujet mille contes en l’air ; mais de ma mĂ©saventure, pas un mot, car je craignais fort sa jalousie. Bien plus, pour dissiper tout soupçon Ă  cet Ă©gard, je le fis coucher auprĂšs de moi, et j’essayai de lui donner des preuves de mon amour. Mais, voyant que toutes mes tentatives, tous mes efforts Ă©taient inutiles, il se leva furieux et me reprocha cette infirmitĂ©, qui, selon lui, provenait du refroidissement de ma tendresse. Il ajouta que, depuis longtemps, il avait acquis la certitude que je portais ailleurs mes feux et mes hommages. — Que dis-tu, frĂšre ? m’écriais-je ; mon amour pour toi est toujours le mĂȘme ; mais la raison, croissant avec l’ñge, modĂšre ma passion et mes transports. — En ce cas, rĂ©pliqua-t-il d’un ton railleur, j’ai de grands remercĂźments Ă  vous faire ! vous m’aimez Ă  la maniĂšre de Socrate jamais Alcibiade ne sortit plus pur du lit de son maĂźtre[4]. CHAPITRE CXXIX. Ce fut en vain que j’ajoutai — Crois-moi, frĂšre, je ne me reconnais plus ; je n’ai plus d’un homme que le nom elle est morte cette partie de moi-mĂȘme qui naguĂšre faisait de moi un Achille. — Convaincu de mon impuissance, et craignant que, s’il Ă©tait surpris en tĂȘte Ă  tĂȘte avec moi, cela ne donnĂąt, sans motif, carriĂšre Ă  la mĂ©disance, Giton s’arracha de mes bras et s’enfuit dans l’intĂ©rieur de la maison. Á peine Ă©tait-il sorti de ma chambre, que Chrysis y entra, et me remit, de la part de sa maĂźtresse, une lettre ainsi conçue CIRCÉ À POLYAENOS, SALUT. Si j’étais une dĂ©vergondĂ©e, je me plaindrais d’avoir Ă©tĂ© déçue ; mais, au contraire, je rends grĂące Ă  votre impuissance elle a prolongĂ© pour moi l’illusion du plaisir. Mais qu’ĂȘtes-vous devenu, je vous prie ? vos jambes ont-elles pu vous porter jusque chez vous ? car les mĂ©decins assurent qu’il faut des nerfs pour marcher. Jeune homme, prenez-y garde ! vous ĂȘtes menacĂ© de paralysie ; et jamais malade ne me parut eu plus grand danger. Certes, vous ĂȘtes Ă  moitiĂ© mort. Si le mĂȘme froid vient Ă  gagner vos genoux et vos mains, faites au plus tĂŽt les apprĂȘts de vos funĂ©railles[1]. Mais qu’importe ? quoique vous m’ayez fait un sanglant affront, j’ai pitiĂ© de votre misĂšre, et je consens Ă  vous indiquer un remĂšde Ă  votre mal. Si vous voulez recouvrer la santĂ©, sevrez-vous de Giton ; trois nuits passĂ©es sans lui vous rendront toutes vos forces. Quant Ă  moi, je ne crains pas de manquer d’amants ; mon miroir et ma rĂ©putation me rassurent Ă  cet Ă©gard. Adieu, tĂąchez de vous rĂ©tablir, si c’est possible. DĂšs que Chrysis vit que j’avais lu en entier cette mordante satire — Votre aventure, me dit-elle, n’a rien d’extraordinaire, surtout dans cette ville oĂč il y a des sorciĂšres capables de faire descendre la lune du haut des cieux. Votre mal n’est donc pas sans remĂšde. TĂąchez seulement de faire une rĂ©ponse Ă  ma maĂźtresse ; et regagnez ses bonnes grĂąces par un aveu sincĂšre de vos torts. Car, depuis qu’elle a reçu cet affront, elle ne se possĂšde plus. — Je suivis de grand cƓur ce conseil, et je fis sur les mĂȘmes tablettes une rĂ©ponse en ces termes CHAPITRE CXXX. POLYÆNOS À CIRCÉ, SALUT. Je l’avouerai, madame, j’ai fait bien des fautes en ma vie ; car je suis homme, et jeune encore cependant, jusqu’à ce jour, je n’avais commis aucun forfait digne de la peine capitale. Je vous livre un coupable qui confesse volontairement son crime ; et, quel que soit le chĂątiment auquel vous me condamniez, je l’ai mĂ©ritĂ©. Je suis un traĂźtre, un parricide, un sacrilĂšge inventez des supplices nouveaux pour de si grands attentats. Voulez-vous ma mort ? je cours vous offrir mon Ă©pĂ©e ou, si votre indulgence se borne Ă  me condamner au fouet, j’irai nu m’offrir Ă  vos coups. Souvenez-vous seulement que ma volontĂ© n’eut aucune part Ă  cette offense, et que la nature seule fut coupable. Soldat plein d’ardeur, je n’ai pu retrouver mes armes au moment du combat. Qui me les a dĂ©robĂ©es ? je l’ignore. Peut-ĂȘtre mon imagination trop active a devancĂ© l’action de mes organes ; peut-ĂȘtre, trop empressĂ© de jouir de tant d’appas, j’ai tari dans mes veines les sources de la voluptĂ©. Je cherche en vain quelle est la cause de mon impuissance. Cependant, je dois, dites-vous, craindre la paralysie ; ah ! peut-il en ĂȘtre une plus complĂšte que celle qui m’a privĂ© du bonheur de vous possĂ©der ? Au reste, voici ma meilleure et derniĂšre excuse permettez-moi de rĂ©parer ma faute, et j’ose me flatter que vous serez satisfaite. Adieu. — DĂšs que j’eus congĂ©diĂ© Chrysis avec ces belles promesses, je songeai sĂ©rieusement aux remĂšdes qui pouvaient rendre la vigueur Ă  la partie malade. Je remis le bain Ă  un autre jour, et je me bornai cette fois Ă  quelques frictions lĂ©gĂšres. Je pris une nourriture plus stimulante, telle que les Ă©chalotes et les huĂźtres crues[1] ; je bus aussi du vin, mais en petite quantitĂ©[2]. Puis, prĂ©parĂ© au sommeil par une courte promenade, je me mis au lit sans Giton. J’avais un si grand dĂ©sir de faire ma paix avec CircĂ©, que je craignais jusqu’au moindre contact de mon ami. CHAPITRE CXXXI. Le lendemain, m’étant levĂ© parfaitement sain de corps et d’esprit, je me rendis au mĂȘme bois de platanes je n’y entrai qu’en tremblant il m’avait Ă©tĂ© si funeste ! et j’attendis sous les arbres que Chrysis vĂźnt me conduire auprĂšs de sa maĂźtresse. AprĂšs m’ĂȘtre promenĂ© quelque temps, je venais de m’asseoir au mĂȘme endroit que la veille, lorsque je la vis venir, accompagnĂ©e d’une petite vieille. — Eh bien, me dit-elle en me saluant, dĂ©goĂ»tĂ© personnage, commencez-vous Ă  ĂȘtre plus vaillant ? — À ces mots, la vieille tire de son sein un rĂ©seau formĂ© de fils de diffĂ©rentes couleurs, l’attache autour de mon cou. Ensuite, pĂ©trissant de la poussiĂšre avec sa salive, elle prend ce mĂ©lange avec le doigt du milieu[1], et m’en signe le front malgrĂ© ma rĂ©pugnance Si l’on te compte encore au nombre des vivants,_____Mortel, conserve l’espĂ©rance Et toi, dieu des jardins et des exploits galants, O Priape ! aide-nous de toute ta puissance. AprĂšs cette invocation, la magicienne m’ordonna de cracher trois fois[2], et de jeter par trois fois dans ma robe de petits cailloux constellĂ©s qu’elle avait enveloppĂ©s dans des bandes de pourpre. Alors elle porta la main sur la partie malade, pour s’assurer du retour de mes forces. Jamais charme n’opĂ©ra plus promptement le coupable redressa la tĂȘte et repoussa la main de la vieille, stupĂ©faite de l’énormitĂ© du prodige. TransportĂ©e de joie Ă  cet aspect — Voyez, Chrysis, s’écria-t-elle, quel liĂšvre je viens de lever pour d’autres que pour moi[3] ! — La cure Ă©tait complĂšte, et l’opĂ©ratrice me remit Ă  Chrysis, qui parut ravie de rendre Ă  sa maĂźtresse le trĂ©sor qu’elle avait perdu elle me conduisit donc en toute hĂąte auprĂšs d’elle, et m’introduisit dans une retraite dĂ©licieuse, oĂč la nature semblait avoir dĂ©ployĂ© tous ses trĂ©sors pour charmer la vue. LĂ , du plane touffu la cime se balance[4] ; LĂ , du pin dans les airs le front lĂ©ger s’élance ; LĂ , le cyprĂšs tremblant, dĂ©fiant les hivers, Au laurier balsamique unit ses rameaux verts ; LĂ , sur un sable d’or, sous des bosquets errante, Gazouille, en se jouant, une onde blanchissante. PhilomĂšle et PrognĂ© chĂ©rissent ce sĂ©jour, OĂč le parfum des fleurs se mĂȘle aux chants d’amour. Je trouvai CircĂ© couchĂ©e sur un lit d’or, oĂč s’appuyait son cou d’albĂątre ; sa main agitait un rameau de myrte fleuri. En me voyant, elle rougit un peu, sans doute au souvenir de l’affront de la veille ; mais, lorsqu’elle eut fait retirer toutes ses femmes, et, qu’obĂ©issant Ă  son invitation, je me fus assis auprĂšs d’elle, elle me mit devant les yeux la branche qu’elle tenait Ă  la main ; et, comme rassurĂ©e par ce rempart qui nous sĂ©parait — Eh bien, paralytique, me dit-elle, venez-vous aujourd’hui tout entier ? — Pourquoi cette question, lui rĂ©pondis-je, quand la preuve est sous votre main ? — À ces mots, je me prĂ©cipite dans ses bras, et, ne trouvant aucune rĂ©sistance, je me rassasie Ă  mon aise des baisers les plus enivrants. CHAPITRE CXXXII. La vue de tant de charmes m’excitait Ă  de plus doux plaisirs. DĂ©jĂ  du choc de nos lĂšvres s’échappaient mille baisers sonores ; dĂ©jĂ  nos mains entrelacĂ©es avaient interrogĂ© tous les organes du plaisir ; dĂ©jĂ  nos corps, unis par les plus douces Ă©treintes, allaient rĂ©aliser la fusion complĂšte de nos Ăąmes, quand tout Ă  coup, au milieu de ces dĂ©licieux prĂ©ludes de la jouissance, les forces m’abandonnent de nouveau ; et je ne puis atteindre au ternie du plaisir. ExaspĂ©rĂ©e d’un affront dĂ©sormais sans excuse, CircĂ© ne songe plus qu’à se venger elle appelle ses valets de chambre, et leur ordonne de me fustiger[1]. Mais bientĂŽt ce chĂątiment lui paraĂźt trop doux ; elle rassemble toutes ses servantes, et jusqu’à la valetaille chargĂ©e des plus vils emplois, et me livre aux insultes de cette canaille. Je me bornais, pour toute dĂ©fense, Ă  mettre mes mains devant mes yeux ; et, sans recourir aux priĂšres, car je sentais que j’avais mĂ©ritĂ© un pareil traitement, je me laissai jeter Ă  la porte rouĂ© de coups et couvert de crachats. La vieille ProsĂ©lĂ©nos fut aussi chassĂ©e de la maison, et Chrysis fut battue. Tous les domestiques affligĂ©s se demandaient Ă  l’oreille quelle Ă©tait la cause de la mauvaise humeur de leur maĂźtresse. Je rentrai chez moi le corps couvert de contusions et la peau plus bigarrĂ©e que celle d’une panthĂšre. Je me hĂątai de dĂ©guiser adroitement les marques des coups que j’avais reçus, de peur d’exciter, par ma triste aventure, les railleries d’Eumolpe, et de causer des chagrins Ă  Giton. J’eus donc recours au seul expĂ©dient qui pĂ»t sauver ma rĂ©putation je feignis d’ĂȘtre malade. EnfoncĂ© dans mon lit, je tournai toute ma fureur contre l’unique cause de tous mes maux[2]. Trois fois ma main saisit un fer Ă  deux tranchants ; Trois fois le fer Ă©chappe Ă  ma main dĂ©faillante Tel qu’un roseau, pliant sur sa tige mouvante, S’incline Vers la terre au grĂ© des moindres vents ; Tel, et plus humble encor, l’auteur de ma disgrĂące. Le front baissĂ©, plus froid que la plus froide glace, Se dĂ©robant aux coups de l’homicide acier, Va jusque dans mon sein se cacher tout entier. Ne pouvant le saisir dans ce dernier asile, J’exhale en vains discours ma colĂšre stĂ©rile. AppuyĂ© sur le coude, j’apostrophai en ces mots l’invisible contumax Eh bien ! que diras-tu, opprobre de la nature ! car ce serait folie de te nommer parmi les choses sĂ©rieuses. Parle, que t’ai-je fait pour me prĂ©cipiter au fond des enfers, quand je touchais Ă  l’Olympe ? que t’ai-je fait pour flĂ©trir les fleurs brillantes de mon printemps sous les glaces de la vieillesse la plus dĂ©crĂ©pite ? Qu’attends-tu donc pour me donner mon congĂ©[3] ? Ainsi s’exhalait mon courroux Mais insensible, hĂ©las ! Ă  ma douleur amĂšre, Le malheureux s’obstine Ă  regarder la terre. Ainsi penche, accablĂ© du poids de la chaleur, Le pavot languissant ou le saule pleureur. DĂšs que je pus rĂ©flĂ©chir sur l’indĂ©cence de cette invective, je me repentis de l’avoir faite, et j’éprouvai une secrĂšte confusion d’avoir oubliĂ© les lois de la pudeur, au point de m’entretenir avec cette partie de mon corps Ă  laquelle les hommes qui se respectent n’osent pas mĂȘme penser. Je me frottai longtemps le front avec dĂ©pit — AprĂšs tout, m’écriai-je, quel mal ai-je fait en soulageant ma douleur par des reproches si naturels ? Ne fait-on pas tous les jours des imprĂ©cations contre toutes les autres parties du corps humain, contre son ventre, sa bouche, sa tĂȘte, lorsqu’ils vous causent de frĂ©quentes douleurs ? Le sage Ulysse lui-mĂȘme n’a-t-il pas un dĂ©mĂȘlĂ© avec son cƓur ? Et les hĂ©ros de tragĂ©dies ne gourmandent-ils pas leurs yeux, comme s’ils pouvaient entendre leurs reproches ? Le goutteux peste contre ses pieds ou ses mains, le chassieux contre ses yeux ; et, lorsque nous nous blessons aux doigts de la main, nous nous en prenons Ă  nos pieds, en les frappant contre terre. Froids Catons ! dĂ©ridez votre front magistral ; Le plaisir, dans mon livre, il la raison s’allie D’un discours sĂ©rieux la tristesse m’ennuie. J’ai peint les mƓurs du peuple ; et mon original_____Dut respirer dans ma copie. Qui ne connaĂźt l’amour et ses transports charmants ? Qui, dans un lit bien chaud, ne chĂ©rit la paresse ? Croyons-en Épicure et sa haute sagesse, Quand il nous peint les dieux livrĂ©s il nos penchants,_____Et, comme nous, bercĂ©s par la mollesse. Rien n’est plus absurde que de sots prĂ©jugĂ©s, rien n’est plus ridicule qu’une sĂ©vĂ©ritĂ© hypocrite. CHAPITRE CXXXIII. AprĂšs ces rĂ©flexions, j’appelai Giton, et je lui dis — Raconte-moi, mon ami, mais bien franchement, quelle fut Ă  ton Ă©gard la conduite d’Ascylte, dans cette nuit oĂč il te ravit Ă  mon amour. N’a-t-il point poussĂ© l’outrage jusqu’aux derniers excĂšs, ou s’est-il bornĂ© Ă  passer chastement la nuit dans une continence absolue ? — L’aimable enfant, portant la main Ă  ses yeux, jura en termes formels qu’Ascylte ne lui avait fait aucune violence. J’étais si accablĂ© des Ă©vĂ©nements de la journĂ©e, que je n’avais pas la tĂȘte Ă  moi, et que je ne savais ce que je disais. Á quel propos, par exemple, allais-je chercher dans le passĂ© de nouveaux sujets d’affliction ? Enfin, devenu plus raisonnable, je ne nĂ©gligeai rien pour rĂ©tablir mes forces. Je voulus mĂȘme me vouer aux dieux je sortis, en effet, pour aller invoquer Priape ; et, Ă  tout Ă©vĂ©nement, feignant sur mon visage un espoir que je n’avais guĂšre, je m’agenouillai sur le seuil de son temple, et lui adressai cette priĂšre Fils de Bacchus et de VĂ©nus la belle, FolĂątre dieu des jardins et des bois, Si MitylĂšne Ă  ton culte est fidĂšle, Et si le Tmole, oĂč l’aurore Ă©tincelle, T’élĂšve un temple et reconnaĂźt tes lois, Priape ! entends ma dĂ©vote priĂšre ! Je ne viens point, souillĂ© du sang d’un pĂšre, Ou des autels sacrilĂšge agresseur, T’offrir l’aspect d’un front profanateur. PrĂšs d’immoler mon heureuse victime, Tout mon courage Ă  l’instant s’est glacĂ©, Et dans mes mains le poignard Ă©moussĂ© Ne consomma que la moitiĂ© du crime. Je fus coupable, hĂ©las ! bien malgrĂ© moi ! Si j’ai pĂ©chĂ©, c’était par impuissance. Accorde-moi, pour rĂ©parer l’offense, Ces dons heureux qu’on voit briller en toi. Ah ! du plaisir si l’heure m’est rendue, Je veux qu’un bouc, l’orgueil de mon troupeau, En ton honneur tombe sous le couteau. La coupe en main, aux pieds de ta statue, Je veux trois fois rĂ©pandre un vin nouveau ; Et cependant une aimable jeunesse, Ivre de joie, et de vin, et d’amour, Dans les transports d’une vive allĂ©gresse, De tes autels fera trois fois le tour. Tandis que je faisais cette invocation, sans quitter de l’Ɠil la partie dĂ©funte, entra la vieille ProsĂ©lĂ©nos, les cheveux en dĂ©sordre, et vĂȘtue d’une robe noire qui la rendait hideuse. Elle me prit par le bras et m’entraĂźna, tout tremblant, hors du portique. CHAPITRE CXXXIV. Quels vampires, me dit-elle, ont rongĂ© tes nerfs ? aurais-tu, en passant lĂ  nuit dans un carrefour, mis le pied sur quelque ordure[1] ou sur un cadavre[2] ? Je sais que tu n’as pas pu en venir Ă  ton honneur, mĂȘme avec Giton ; et que mou, languissant, haletant comme un vieux cheval sur le penchant d’un coteau, tu t’es Ă©puisĂ© en efforts inutiles. Que dis-je ? non content de te rendre coupable, tu as attirĂ© sur moi la colĂšre des dieux ; et tu crois que je n’en tirerai pas vengeance ! — LĂ -dessus elle m’entraĂźne dans la cellule de la prĂȘtresse, sans que j’oppose aucune rĂ©sistance, me pousse sur le lit, prend un bĂąton derriĂšre la porte, et m’en frappe Ă  tour de bras. Je n’osais pas profĂ©rer une seule parole, et, si le bĂąton, en se rompant au premier coup, n’eĂ»t ralenti l’élan de sa fureur, elle m’aurait, je crois, brisĂ© les bras et la tĂȘte. Je ne pus cependant retenir mes gĂ©missements, lorsque sa main dĂ©charnĂ©e voulut rĂ©veiller en moi la nature engourdie ; versant alors un torrent de larmes, je me renversai sur l’oreiller, et je cachai ma tĂȘte sous mon bras droit. La vieille, de son cĂŽtĂ©, s’assit sur le pied du lit, et se mit Ă  pleurer Ă  chaudes larmes, accusant d’une voix tremblante le destin de prolonger son inutile existence. AttirĂ©e par nos cris, survint la prĂȘtresse — Que venez-vous faire ici ? nous dit-elle ; croyez-vous ĂȘtre ici devant un bĂ»cher ? et cela dans un jour de fĂȘte, oĂč les plus affligĂ©s doivent s’égayer ! — O ƒnothĂ©e ! lui rĂ©pondit la vieille, ce jeune homme que vous voyez est nĂ© sous un mauvaise Ă©toile ni filles ni garçons ne peuvent tirer parti de sa marchandise. Jamais vieillard plus impotent ne s’offrit Ă  vos yeux. Ce n’est pas un homme, c’est un morceau de cuir dĂ©trempĂ© dans l’eau[3]. En un mot, que pensez-vous d’un galant qui sort du lit de CircĂ© sans avoir pu goĂ»ter aucun plaisir ? — À ces mots, ƒnothĂ©e vint s’asseoir entre nous deux, et, branlant la tĂȘte d’un air capable — Il n’y a que moi, dit-elle qui sache guĂ©rir ces sortes d’infirmitĂ©s. Et ne croyez pas que je me vante mal Ă  propos que ce jeune homme couche seulement une nuit avec moi, et je vous le rends plus dur qu’une corne. L’univers m’obĂ©it. Je parle, et la nature Se couvre d’un long deuil, ou revĂȘt sa parure ; Neptune me soumet ses flots humiliĂ©s ; Le tigre s’adoucit ; des flancs d’un roc aride_____Jaillit une source limpide ; L’Aquilon vole et gronde, ou s’endort Ă  mes pieds. Dans l’ombre de la nuit, par mes charmes vaincue, De son trĂŽne sanglant la Lune est descendue[4] ; La terre, en gouffre ouverte, a frĂ©mi de terreur, Et le char du Soleil a reculĂ© d’horreur. Qu’à la voix de MĂ©dĂ©e un dragon s’assoupisse, Et retienne les feux que soufflaient ses naseaux ; Qu’en vil troupeau CircĂ© change les Grecs d’Ulysse ; Que ProtĂ©e, Ă  son aide appelant l’artifice, Se transforme Ă  nos yeux en cent monstres nouveaux, Moi, j’étends sur les monts l’eau des mers dessĂ©chĂ©es,_____Et, du sol natal arrachĂ©es, Les forĂȘts verdiront oĂč voguaient les vaisseaux. CHAPITRE CXXXV. Je frĂ©missais d’horreur au rĂ©cit de tant de merveilles, et je regardais de tous mes yeux la vieille prĂȘtresse, lorsqu’elle s’écria — PrĂ©parez-vous Ă  m’obĂ©ir ! — Elle dit ; et, se lavant les mains avec le plus grand soin, elle se penche sur le lit et m’applique deux gros baisers. Ensuite, elle pose une vieille table au milieu de l’autel, et la couvre de charbons ardents. Une Ă©cuelle de bois, toute fendue par le temps, pendait Ă  la muraille elle l’en dĂ©tache ; mais le clou qui la supportait lui reste dans la main elle raccommode l’écuelle avec de la poix tiĂ©die, et renfonce le clou dans la muraille enfumĂ©e. Puis, ceignant ses reins d’une espĂšce de tablier carrĂ©, elle place sur le feu un grand coquemar, et dĂ©croche avec une fourche un sac suspendu dans son garde-manger, et qui, outre des fĂšves pour son usage personnel, contenait un vieux reste de bajoue de porc percĂ© de tous cĂŽtĂ©s. Elle dĂ©lie ce sac, et rĂ©pand sur la table une partie des fĂšves, qu’elle m’ordonne d’éplucher prompte-ment. J’obĂ©is, et je mets soigneusement Ă  part toutes celles dont la cosse est moisie. Mais ƒnothĂ©e, impatiente de ma len-teur, s’empare des fĂšves que j’avais mises au rebut, et, avec ses dents, les dĂ©pouille adroitement de leurs enveloppes qu’elle crache sur le plancher, drues comme mouches. La pauvretĂ© est la mĂšre de l’industrie, et l’invention de plusieurs arts doit son origine Ă  la faim. La prĂȘtresse Ă©tait un admirable modĂšle de tempĂ©rance, et tout chez elle respirait la plus stricte Ă©conomie sa demeure, en un mot, Ă©tait le vĂ©ritable sanctuaire de l’indigence. LĂ , L’ivoire incrustĂ© d’or n’éblouit point la vue ; Le pied ne foule point le marbre de Paros L’hĂŽtesse de ces lieux a pour lit de repos____Un amas de paille battue, Que sa main Ă©tendit sur un grabat d’ paniers, des pots de quelques vieux tessons de verre Encor tachĂ©s de vin, forment son torchis de chaume et d’argile Recouvre les parois de ce champĂȘtre asile, Dont le comble est tressĂ© de joncs et de roseaux. Dans le taudis fumeux on voit, aux soliveaux,____Pendre en festons le thym, la sarriette,____Les raisins secs, les cormes dĂ©jĂ  mĂ»rs. Telle fut, HĂ©calĂšs, ta paisible retraite,____Qui jadis, dans ses humbles murs, Reçut le grand ThĂ©sĂ©e ; HĂ©calĂšs, dont l’histoire____CĂ©lĂ©bra l’hospitalitĂ©,____Et dont le nom, couvert de gloire, Fut transmis par la muse Ă  la postĂ©ritĂ©[1]. CHAPITRE CXXXVI. ƒnothĂ©e, ayant achevĂ© d’éplucher les fĂšves, se met Ă  ronger un peu de la chair du crĂąne de porc ; puis, voulant replacer avec sa fourche, dans le garde-manger, cette tĂȘte aussi vieille et aussi dĂ©charnĂ©e que la sienne, elle monte, pour y atteindre, sur une chaise vermoulue qui se brise la vieille, entraĂźnĂ©e par son poids, tombe sur le foyer, casse le haut du coquemar, et Ă©teint le feu qui commençait Ă  se rallumer. Elle se brĂ»la mĂȘme le coude Ă  un tison ardent, et se couvrit le visage d’un nuage de cendre chaude. EffrayĂ©, je me lĂšve, et je la remets sur ses jambes, non, toutefois, sans rire de sa chute. Mais, craignant que le sacrifice ne fĂ»t retardĂ© par cet accident, elle courut aussitĂŽt chercher du feu chez une voisine. Elle venait de sortir, quand trois oies sacrĂ©es, qui, sans doute, recevaient au milieu du jour leur nourriture des mains de la vieille, s’élancent sur moi, et m’entourent en poussant des cris affreux, des cris de rage qui me font trembler l’une dĂ©chire ma robe ; l’autre dĂ©noue les cordons de mes sandales ; une troisiĂšme, qui semblait ĂȘtre leur chef et leur donnait l’exemple de la voracitĂ©, pousse l’audace jusqu’à me mordre la jambe de son bec aussi dur que des tenailles. Sans m’amuser Ă  la bagatelle, j’arrache un des pieds de la table, et, armĂ© de cette massue, je m’escrime de mon mieux contre la belliqueuse volatile je n’y allais pas de main morte, et, d’un coup bien assĂ©nĂ©, j’étendis mort Ă  mes pieds mon fĂ©roce agresseur. Tel le Stymphale a vu, d’un vol rapide[1],____Ses oiseaux regagner les du vaillant Alcide____Le stratagĂšme ingĂ©nieux ; Des sƓurs de CĂ©lĂ©no telle la troupe avide,____Du venin de son souffle infect,____Souillait le banquet de PhinĂ©e, Quand CalaĂŻs parut. . . . À son aspect, Les trois monstres ont fui la table empoisonnĂ©e L’air retentit au loin de leurs longs hurlements, Et l’Olympe en trembla jusqu’en ses fondements. Les deux oies, qui avaient survĂ©cu au combat, avalĂšrent toutes les fĂšves rĂ©pandues sur le plancher ; et la mort de leur chef fut sans doute le motif qui les dĂ©cida Ă  se retirer dans le temple. Pour moi, ravi tout Ă  la fois de ma victoire et du butin qu’elle me procurait, je jette l’oie morte derriĂšre le lit, et j’étuve avec du vinaigre la blessure lĂ©gĂšre qu’elle m’a faite Ă  la jambe. Puis, craignant les reproches de la vieille, je forme le projet de me sauver. En consĂ©quence, je ramasse mes hardes, et je me dirige vers l’a porte. Á peine j’en touchais le seuil, quand j’aperçois ƒnothĂ©e qui revenait au logis portant du feu sur un vieux tesson. Je battis donc en retraite, et, quittant mon manteau, je me mis sur la porte dans l’attitude d’un homme qui attend avec impatience. La prĂȘtresse pose son feu sur un tas de roseaux secs, y ajoute plusieurs morceaux de bois, et, tout en rallumant son foyer, s’excuse d’avoir tardĂ© si longtemps son amie, disait-elle, n’avait pas voulu la laisser partir avant d’avoir bu, comme de coutume, une triple rasade[2] — Et vous, ajouta-t-elle, qu’avez-vous fait pendant mon absence ? oĂč sont les fĂšves ? — Moi, qui croyais avoir fait la plus belle chose du monde, je lui racontai tous les dĂ©tails du combat ; et, pour la consoler de la perte de son oie, je lui offris de lui en acheter une autre. Á la vue de la victime, la vieille poussa des cris si Ă©pouvantables, qu’on eĂ»t cru que les trois oies rentraient dans la chambre. Étourdi de ce vacarme, et ne comprenant rien Ă  ce crime d’un nouveau genre, je demandai Ă  la vieille quelle Ă©tait la cause de son emportement, et pourquoi elle tĂ©moignait plus de chagrin de la perte de son oie que de ma blessure. CHAPITRE CXXXVII. Mais, faisant craquer ses mains — ScĂ©lĂ©rat, s’écria-t-elle, tu oses encore parler ! Ignores-tu donc l’énormitĂ© du crime que tu viens de commettre ? tu viens de tuer le favori de Priape, une oie dont toutes nos dames raffolaient[1] ! Et ne crois pas que ta faute soit une bagatelle si les magistrats en Ă©taient instruits, ils t’enverraient au gibet. Par l’effusion de ce sang, tu as profanĂ© ma demeure, pure, jusqu’à ce jour, de toute souillure. Sais-tu Ă  quoi tu m’exposes par ce sacrilĂšge ? qu’un ennemi me dĂ©nonce, et me voila chassĂ©e du sacerdoce. — Elle dit ____Et de son front, blanchi par l’ñge, Furieuse, elle arrache un reste de cheveux, De ses ongles crochus se meurtrit le visage ; Et deux ruisseaux de pleurs s’échappent de ses yeux. Tel, quand le tiĂšde Auster, au sommet des montagnes, Dissout la froide neige, un torrent orageux Roule son onde impure Ă  travers les campagnes ____Ainsi les larmes Ă  grands flots____Inondaient sa face ridĂ©e ;____Et sa poitrine soulevĂ©e____Exhalait de bruyants sanglots. ModĂ©rez vos cris, lui dis-je alors, et, pour une oie, je vous rendrai une autruche. — Tandis que je restais immobile de stupeur, la vieille, assise sur son lit, continuait Ă  gĂ©mir sur la mort de son oie. ProsĂ©lĂ©nos survint, apportant l’argent nĂ©cessaire pour les frais du sacrifice. Elle s’informa d’abord de la cause de notre tristesse ; mais, dĂšs qu’elle aperçut l’oie que j’avais tuĂ©e, elle se mit Ă  pleurer plus fort que la prĂȘtresse, et Ă  s’apitoyer sur mon sort, comme si j’eusse tuĂ© mon pĂšre, et non une oie nourrie aux dĂ©pens du public. ExcĂ©dĂ© de ces ennuyeuses lamentations — De grĂące, leur dis-je, quand bien mĂȘme je vous aurais battues, quand bien mĂȘme j’aurais commis un homicide, ne pourrais-je pas expier mon crime Ă  prix d’argent ? Eh bien, voici deux piĂšces d’or avec lesquelles vous pourrez acheter et des oies et des dieux. — A la vue de ce mĂ©tal — Pardonnez-moi, mon enfant, me dit ƒnothĂ©e ; je n’étais inquiĂšte que pour vous ; ne voyez dans tout ceci qu’une preuve de l’intĂ©rĂȘt que je vous porte, et non l’intention de vous nuire. Je vais donc faire en sorte que cette affaire ne s’ébruite pas. Pour vous, priez seulement les dieux qu’ils vous pardonnent. — Le riche ne craint point les fureurs de Neptune ; Il dirige Ă  son grĂ© l’inconstante fortune. Si DanaĂ©, captive, est l’objet de ses feux, Qu’il fasse briller l’or soudain verrous et grille Tomberont devant lui ; complaisant de sa fille, Acrisius, alors, saura fermer les yeux. Il est tout ce qu’il veut, dĂ©clamateur, poĂ«te, Philosophe, avocat ; enfin, Caton nouveau, Il dĂ©cide de tout, au sĂ©nat, au barreau[2]. C’est beaucoup ! dira-t-on. Non, chez nous tout s’achĂšte. Quiconque a des Ă©cus, tout sourit Ă  ses vƓux ; Et le sceptre puissant du souverain des dieux, C’est, croyez-m’en, la clef d’une cassette. ƒnothĂ©e cependant dispose Ă  la hĂąte les apprĂȘts du sacrifice elle place sous mes mains une gamelle pleine de vin, y trempe des poireaux et du persil, me fait Ă©tendre les doigts, et les arrose de cette liqueur en guise d’eau lustrale. Ensuite, elle plonge dans le vin des avelines, en prononçant des paroles magiques ; et, selon qu’elles restent au fond du vase ou remontent Ă  sa surface, elle en tire des pronostics. Mais je n’étais pas dupe de sa ruse je savais bien que celles qui Ă©taient vides et sans amandes surnageaient, tandis que celles qui Ă©taient pleines et dont le fruit Ă©tait intact retombaient au fond par leur propre poids. Alors, s’approchant de l’oie, elle l’ouvrit, et en tira le foie qui Ă©tait parfaitement sain[3] elle s’en servit pour me prĂ©dire mes destinĂ©es futures. Enfin, pour dĂ©truire jusqu’au moindre vestige de mon crime, elle coupa l’oie en morceaux, et les mit Ă  la broche pour en faire, disait-elle, un splendide rĂ©gal Ă  celui que, l’instant d’avant, elle vouait Ă  la mort. Cependant, mes deux vieilles buvaient Ă  qui mieux mieux, et, joyeuses, dĂ©voraient Ă  belles dents cette oie, naguĂšre la cause de tant de chagrins. Lorsqu’il n’en resta plus rien, ƒnothĂ©e, Ă  moitiĂ© ivre, se tourna vers moi, et me dit — Il faut maintenant achever les mystĂšres qui doivent rendre Ă  vos nerfs toute leur vigueur. CHAPITRE CXXXVIII. À ces mots, elle apporte un phallus de cuir, le saupoudre de poivre et de graine d’ortie pilĂ©e, dĂ©trempĂ©s d’huile, et me l’introduit par degrĂ©s dans l’anus. Puis, l’impitoyable vieille me bassine les cuisses de cette liqueur stimulante. MĂȘlant ensuite du cresson avec de l’aurone, elle m’en couvre la partie malade, et, saisissant une poignĂ©e d’orties vertes, m’en fouette Ă  petits coups le bas-ventre. Cette opĂ©ration me causait de cuisantes douleurs pour m’y soustraire, je prends la fuite. Furieuses, les vieilles courent Ă  ma poursuite, et, bien qu’étourdies par le vin et la dĂ©bauche, elles prennent la mĂȘme route que moi, et me suivent quelque temps dans les rues en criant — Au voleur ! arrĂȘtez le voleur ! — Je parvins cependant Ă  leur Ă©chapper ; mais une course si rapide m’avait mis les pieds tout en sang. DĂšs que je pus regagner mon logis, Ă©puisĂ© de fatigue, je me jetai sur mon lit, mais je n’y pus trouver le sommeil. Tous les maux qui m’avaient accablĂ© me revenaient Ă  l’esprit ; et, me figurant que jamais existence n’avait Ă©tĂ© plus traversĂ©e que la mienne par les revers La Fortune, disais-je, ma constante ennemie, avait-elle besoin de s’unir Ă  l’Amour pour augmenter mes tourments ? Malheureux que je suis ! ces deux divinitĂ©s, liguĂ©es contre moi, ont conjurĂ© ma perte. L’Amour surtout, l’impitoyable Amour, ne m’a jamais Ă©pargnĂ© amant ou aimĂ©, je suis Ă©galement en butte Ă  ses rigueurs. Et maintenant ne voilĂ -t-il pas que Chrysis m’aime Ă  la fureur, et me poursuit en tous lieux ! cette Chrysis, qui naguĂšre fut auprĂšs de moi l’entremetteuse de sa maĂźtresse, et qui alors me dĂ©daignait comme un esclave, parce que j’en portais l’habit ; oui, cette mĂȘme Chrysis qui avait tant d’éloignement pour ma condition servile, veut maintenant me suivre au pĂ©ril de sa vie ; elle vient de me jurer, en me dĂ©voilant la violence de sa passion, qu’elle s’attachait Ă  moi comme mon ombre. Mais, elle a beau faire, je suis tout entier Ă  CircĂ©, et je mĂ©prise toutes les autres femmes. Et n’est-elle pas, en effet, le chef-d’Ɠuvre de la nature ? Ariadne ou LĂ©da eurent-elles jamais rien de comparable Ă  tant de charmes ? HĂ©lĂšne et VĂ©nus elle-mĂȘme peuvent-elles lui ĂȘtre comparĂ©es ? Paris, juge du diffĂ©rend des trois dĂ©esses[1], s’il l’eĂ»t vue paraĂźtre auprĂšs d’elles avec des yeux si resplendissants, lui eĂ»t sacrifiĂ© et son HĂ©lĂšne et les trois dĂ©esses. Oh ! que ne m’est-il permis du moins de lui ravir un baiser, de serrer dans mes bras ces formes cĂ©lestes et ravissantes ! Peut-ĂȘtre alors je retrouverais toute ma vigueur, et mes organes, assoupis sans doute par quelque malĂ©fice, se relĂšveraient brillants de force et de santĂ©. Ses outrages ne peuvent me rebuter ; je ne me souviens plus des coups que j’ai reçus[2] elle m’a chassĂ© ; ce n’est qu’un jeu. Que je puisse seulement mĂ©riter ma grĂące ! CHAPITRE CXXXIX. Ces rĂ©flexions, jointes aux appas de CircĂ© dont je jouissais en idĂ©e, avaient tellement Ă©chauffĂ© mon imagination, que je foulais mon lit avec fureur, comme si j’eusse tenu dans mes bras l’objet de mes dĂ©sirs ; mais tous ces mouvements furent encore sans effet. Cet acharnement du sort mit enfin ma patience Ă  bout, et je me livrai aux plus violents reproches contre le malin gĂ©nie qui sans doute m’avait ensorcelĂ©. Enfin, mon esprit se calma ; et, cherchant alors des motifs de consolation parmi les hĂ©ros de l’antiquitĂ©, qui, comme moi, avaient Ă©tĂ© en butte au courroux des dieux, je m’écriai Je ne suis pas le seul qu’un destin implacable De ses coups redoublĂ©s sans cesse opprime, accable. Avant moi, de Junon l’ordre capricieux Força le grand Alcide Ă  supporter les cieux ; Victime, comme lui, de la dĂ©esse altiĂšre, PĂ©lias Ă©prouva le poids de sa colĂšre ; Le vieux LaomĂ©don, vaincu dans les combats, Pour prix de son parjure, y trouve le trĂ©pas ; Et TĂ©lĂšphe, innocent du crime qu’il expie[1], De deux divinitĂ©s assouvit la furie. PrĂšs d’atteindre le bord qui sans cesse le fuit, Ulysse, sur les mers, cherche en vain son Ithaque ; Moi, jouet de VĂ©nus et du dieu de Lampsaque, Partout leur bras vengeur sur moi s’appesantit. TorturĂ© d’inquiĂ©tudes, je passai toute la nuit dans cette agitation. Au point du jour, Giton, informĂ© que j’avais couchĂ© au logis, entra dans ma chambre, et se plaignit amĂšrement de mon libertinage. Á l’entendre, il n’était bruit dans toute la maison que du scandale de ma conduite. On ne me voyait, disait-il, que trĂšs-rarement Ă  l’heure du service, et ce commerce clandestin finirait probablement par me porter malheur. Ces reproches me prouvĂšrent qu’il Ă©tait instruit de mes affaires, et que quelqu’un sans doute Ă©tait venu s’enquĂ©rir de moi pendant mon absence. Pour m’en assurer, je m’informai de Giton si personne ne m’avait demandĂ© — Non, pas aujourd’hui, rĂ©pondit-il ; mais hier, une femme d’assez bonne mine est entrĂ©e chez nous aprĂšs s’ĂȘtre entretenue longtemps avec moi et m’avoir fatiguĂ© de ses questions, elle finit par me dire que vous aviez mĂ©ritĂ© d’ĂȘtre puni, et que vous subiriez le chĂątiment des esclaves, si la partie lĂ©sĂ©e persĂ©vĂ©rait dans sa plainte. — Cette nouvelle me mit au dĂ©sespoir, et je me rĂ©pandis de nouveau en imprĂ©cations contre la Fortune. Je n’étais pas au bout de mes invectives, lorsque Chrysis entra, et, me serrant dans ses bras avec la plus tendre effusion — Enfin je te tiens[2], me dit-elle ; je te trouve dans l’état oĂč je te voulais ! PolyĂŠnos, mon Ăąme ! mon bonheur ! tu ne pourras Ă©teindre le feu qui me dĂ©vore qu’avec le plus pur de ton sang. — L’emportement de Chrysis me mettait dans le plus grand embarras ; et j’eus recours, pour l’éloigner, aux plus douces protestations car je craignais que le bruit que faisait cette folle ne vĂźnt aux oreilles d’Eumolpe, qui, depuis sa prospĂ©ritĂ©, nous traitait avec l’orgueil d’un maĂźtre. Je mis donc tous mes soins Ă  calmer les transports de Chrysis je feignis de rĂ©pondre Ă  son amour ; je lui tins les plus tendres propos ; enfin, je dissimulai si bien, qu’elle me crut sĂ©rieusement Ă©pris de ses charmes. Alors je lui reprĂ©sentai les dangers auxquels nous serions exposĂ©s tous deux, si on la surprenait dans ma chambre ; je lui peignis Eumolpe comme un maĂźtre qui punissait avec rigueur la moindre peccadille. Á ces mots, elle s’empressa de partir, et d’autant plus vite, qu’elle vit revenir Giton, qui Ă©tait sorti de ma chambre un moment avant son arrivĂ©e. Elle venait de me quitter, lorsqu’un des nouveaux valets d’Eumolpe accourut, et m’apprit que son maĂźtre Ă©tait furieux de ce que je n’avais pas fait mon service depuis deux jours, ajoutant que je ferais sagement de prĂ©parer quelque excuse plausible pour me justifier car, disait-il, il est fort douteux que sa colĂšre se calme avant de vous avoir fait donner la bastonnade. Giton me trouva si triste, si consternĂ© de cette menace, qu’il ne me dit pas un mot de Chrysis, et ne me parla que d’Eumolpe il me conseilla de ne pas prendre avec lui l’affaire au sĂ©rieux, mais de la tourner en plaisanterie. Je profitai de son avis, et j’abordai le patron avec un visage si riant, que son accueil, loin d’ĂȘtre sĂ©vĂšre, fut on ne peut plus gai. Il me plaisanta sur mes bonnes fortunes, me fit des compliments sur ma bonne mine et sur ma tournure, dont toutes les dames raffolaient — Je n’ignore pas, ajouta-t-il, qu’une de nos beautĂ©s se meurt d’amour pour toi, mon cher Encolpe cela peut un jour nous ĂȘtre utile en temps et lieu. Courage ! joue bien ton rĂŽle d’amoureux ; de mon cĂŽtĂ©, je soutiendrai le mien jusqu’au bout. CHAPITRE CXL. Il parlait encore, quand nous vĂźmes entrer une dame des plus respectables PhilumĂšne Ă©tait son nom. Dans sa jeunesse, elle avait spĂ©culĂ© sur ses charmes pour extorquer plusieurs successions[1] ; mais alors, vieille et fanĂ©e, elle introduisait son fils et sa fille auprĂšs des vieillards sans hĂ©ritiers, et, se succĂ©dant ainsi Ă  elle-mĂȘme, elle continuait Ă  exercer son honnĂȘte commerce. Elle vint donc trouver Eumolpe, et recommanda Ă  sa prud’homie et Ă  sa bontĂ© ces enfants, son unique espĂ©rance. Á l’entendre, Eumolpe Ă©tait l’homme du monde le plus capable de donner sans cesse de sages instructions Ă  la jeunesse. Elle finit en disant qu’elle laissait ses enfants dans la maison d’Eumolpe, pour qu’ils Ă©coutassent ses leçons, ajoutant que c’était le plus bel hĂ©ritage qu’elle pĂ»t leur lĂ©guer. Ce qui fut dit fut fait elle laissa dans la chambre une fort belle fille et un jeune adolescent, son frĂšre, et sortit sous prĂ©texte d’aller au temple faire des vƓux pour son bienfaiteur. Eumolpe, si peu dĂ©licat sur cet article, que, malgrĂ© mon Ăąge, il eĂ»t fait de moi son mignon, ne perdit pas de temps, et invita la jeune fille Ă  un combat amoureux. Mais, comme il s’était donnĂ© Ă  tout le monde pour un homme atteint de la goutte et d’une paralysie lombaire, il courait risque, s’il ne soutenait pas son imposture, de renverser notre plan de fond en comble. Pour ne pas se dĂ©mentir, il pria la jeune fille d’avoir la complaisance de jouer le rĂŽle de l’homme, en se plaçant sur lui ; ensuite il ordonna Ă  Corax de se glisser sous le lit oĂč il Ă©tait couchĂ©, de s’appuyer les deux mains contre terre, et de remuer son maĂźtre avec ses reins. Corax obĂ©it, et, par des secousses lentes et rĂ©guliĂšres, rĂ©pondit aux mouvements de la jeune fille. Mais, lorsque le moment de la jouissance approcha, Eumolpe cria de toutes ses forces Ă  Corax de redoubler de vitesse. Á voir le vieillard ainsi balancĂ© entre son valet et sa maĂźtresse, on eĂ»t dit qu’il jouait Ă  l’escarpolette. Nous Ă©clations de rire, et Eumolpe partageait notre gaĂźtĂ©, ce qui ne l’empĂȘcha pas de courir deux fois la mĂȘme carriĂšre. Quant Ă  moi, ne voulant pas laisser mes facultĂ©s se rouiller, en restant tĂ©moin inactif d’un si doux jeu, j’avisai le frĂšre de cette jeune fille qui regardait avidement, Ă  travers la cloison, l’exercice gymnastique de sa sƓur, et je m’approchai de lui pour voir s’il Ă©tait disposĂ© Ă  se laisser faire. En garçon bien appris, il se prĂȘta de bonne grĂące Ă  toutes mes caresses ; mais un dieu jaloux s’opposait encore Ă  mon bonheur. Cependant ce nouvel Ă©chec m’affligea moins que les prĂ©cĂ©dents ; car, un instant aprĂšs, je sentis renaĂźtre ma vigueur. Fier de cette dĂ©couverte — Les dieux, m’écriai-je, m’ont restituĂ© toutes les puissances de mon ĂȘtre. Sans doute Mercure, qui conduit les Ăąmes au Tartare et les en ramĂšne, m’a, dans sa bontĂ©, rendu ce qu’une main hostile m’avait ravi, pour vous convaincre que je suis plus heureusement partagĂ© que ProtĂ©silas ou tout autre hĂ©ros de l’antiquitĂ©[2]. — À ces mots, je relĂšve ma robe, et je me montre Ă  Eumolpe dans toute ma gloire. Il en fut d’abord Ă©pouvantĂ© ; puis, pour s’assurer davantage de la rĂ©alitĂ©, il caressa de l’une et l’autre main ce prĂ©sent des dieux. Cette merveilleuse rĂ©surrection nous mit en belle humeur, et nous rĂźmes beaucoup du sage discernement[3] de PhilumĂšne, qui, dans l’espoir d’un riche hĂ©ritage, nous avait livrĂ© ses enfants, dont l’expĂ©rience prĂ©coce dans cet honnĂȘte mĂ©tier ne devait cette fois lui ĂȘtre d’aucun profit. Cet infĂąme manĂšge pour sĂ©duire les vieillards me conduisit Ă  rĂ©flĂ©chir sur notre situation prĂ©sente, et, trouvant l’occasion propice pour en raisonner avec Eumolpe, je lui reprĂ©sentai que les trompeurs se prennent souvent dans leurs propres piĂšges — Toutes nos dĂ©marches, lui dis-je, doivent ĂȘtre rĂ©glĂ©es par la prudence. Socrate, le plus sage des mortels, au jugement des dieux et des hommes, se glorifiait souvent de n’avoir jamais jetĂ© les yeux dans une taverne, et de ne s’ĂȘtre jamais hasardĂ© dans une assemblĂ©e trop nombreuse tant il est vrai que rien n’est plus utile que de consulter la sagesse en toute chose ! Cela est d’une vĂ©ritĂ© incontestable ; et ce qui ne l’est pas moins, c’est qu’il n’y a personne qui coure plus promptement Ă  sa perte que celui qui spĂ©cule sur le bien d’autrui. En effet, quels seraient les moyens d’existence des vagabonds et des filous, s’ils ne jetaient en guise d’hameçons, Ă  la foule qu’ils veulent duper, des bourses et des sacs d’argent bien sonnants ? Les animaux se laissent amorcer par l’appĂąt de la nourriture, et les hommes par celui de l’espĂ©rance ; mais il faut pour cela qu’ils trouvent quelque chose Ă  mordre. Ainsi les Crotoniates nous ont hĂ©bergĂ©s jusqu’à ce jour de la maniĂšre la plus splendide. Mais on ne voit point arriver d’Afrique ce vaisseau chargĂ© d’argent et d’esclaves que vous leur aviez annoncĂ©. Les ressources de nos hĂ©ritiers s’épuisent, leur libĂ©ralitĂ© se refroidit. Je me trompe fort, ou la Fortune commence Ă  se lasser des faveurs dont elle nous a comblĂ©s. CHAPITRE CXLI. J’ai inventĂ©, dit Eumolpe, un expĂ©dient qui mettra dans un grand embarras ces coureurs d’hĂ©ritages. — En mĂȘme temps il tira de sa valise les tablettes oĂč Ă©taient consignĂ©es ses derniĂšres volontĂ©s, qu’il nous lut en ces termes — Tous ceux qui sont couchĂ©s sur mon testament, Ă  l’exception de mes affranchis, ne pourront toucher leurs legs que sous la condition expresse de couper mon corps en morceaux, et de le manger en prĂ©sence du peuple assemblĂ©. Cette clause n’a rien qui doive tant les effrayer ; car il est Ă  notre connaissance qu’une loi, encore en vigueur chez certains peuples, oblige les parents d’un dĂ©funt Ă  manger son corps ; et cela est si vrai, que, dans ces pays, on reproche souvent aux moribonds de gĂąter leur chair par la longueur de leur maladie. Cet exemple doit engager mes amis Ă  ne point se refuser Ă  l’exĂ©cution de ce que j’ordonne, mais Ă  dĂ©vorer mon corps avec un zĂšle Ă©gal Ă  celui qu’ils mettront Ă  maudire mon Ăąme. — Tandis qu’il lisait les premiers articles, quelques-uns de nos hĂ©ritiers, les plus assidus auprĂšs d’Eumolpe, entrĂšrent dans la chambre, et, lui voyant son testament Ă  la main, le priĂšrent instamment de leur permettre d’en entendre la lecture il y consentit aussitĂŽt, et le lut d’un bout Ă  l’autre. Mais ils firent triste mine, lorsqu’ils entendirent la clause formelle qui les obligeait Ă  manger son cadavre. Cependant la grande rĂ©putation de richesse dont jouissait Eumolpe aveuglait tellement ces misĂ©rables, et les tenait si rampants devant lui, qu’ils n’osĂšrent se rĂ©crier, contre cette condition inouĂŻe jusqu’alors. L’un d’eux, nommĂ© Gorgias, dĂ©clara mĂȘme qu’il Ă©tait prĂȘt Ă  s’y soumettre, pourvu que le legs ne se fĂźt pas attendre longtemps. — Je ne doute pas, reprit Eumolpe, de la complaisance de votre estomac une heure de dĂ©goĂ»t, largement compensĂ©e par l’espoir d’une longue suite de bons repas, me rĂ©pond de sa docilitĂ© ; vous n’avez qu’à bien fermer les yeux, et Ă  vous figurer qu’au lieu des entrailles d’un homme vous mangez un million de sesterces. Ajoutez Ă  cela que nous trouverons quelque assaisonnement pour corriger le goĂ»t d’un pareil mets car il n’y a pas de viandes qui, par elles-mĂȘmes ; excitent notre appĂ©tit ; mais la maniĂšre de les prĂ©parer les dĂ©guise si bien, que notre estomac s’en arrange. Pour prouver la vĂ©ritĂ© de cette assertion, je puis vous citer l’exemple des Sagontins, qui, assiĂ©gĂ©s par Annibal, se nourrirent de chair humaine ; et cependant ils n’avaient pas de succession Ă  espĂ©rer. Les PĂ©rusiens, rĂ©duits Ă  une extrĂȘme disette[1], en firent autant, sans autre but, en mangeant leurs compatriotes, que de s’empĂȘcher de mourir de faim. Lorsque Scipion prit Numance, on trouva dans cette ville des enfants Ă  moitiĂ© dĂ©vorĂ©s sur le sein de leurs mĂšres. Enfin, comme le dĂ©goĂ»t qu’inspire la chair humaine provient uniquement de l’imagination, vous ferez tous vos efforts pour triompher de cette rĂ©pugnance, afin de recueillir les legs immenses dont je dispose en votre faveur. — Eumolpe dĂ©bitait ces rĂ©voltantes nouveautĂ©s avec si peu d’ordre et de suite, que nos hĂ©ritiers en herbe commencĂšrent Ă  douter de la rĂ©alitĂ© de ses promesses. DĂšs ce moment, ils Ă©piĂšrent de plus prĂšs nos paroles et nos actions ; cet examen accrut leurs soupçons, et bientĂŽt ils furent convaincus que nous Ă©tions des vagabonds et des escrocs. Alors ceux qui s’étaient mis le plus en dĂ©pense pour nous faire accueil rĂ©solurent de se saisir de nous et de nous punir selon nos mĂ©rites. Heureusement Chrysis, qui Ă©tait de toutes ces intrigues, m’avertit des intentions des Crotoniates Ă  notre Ă©gard. Cette nouvelle m’effraya tellement, que je m’enfuis sur-le-champ avec Giton, abandonnant Eumolpe Ă  son mauvais destin. Á quelques jours de lĂ , j’appris que les Crotoniates, indignĂ©s que ce vieux fourbe eĂ»t vĂ©cu si longtemps en prince Ă  leurs dĂ©pens, le traitĂšrent Ă  la mode de Marseille[2]. Pour comprendre ceci, vous saurez que toutes les fois que cette ville Ă©tait dĂ©solĂ©e par la peste, un de ses plus pauvres habitants se dĂ©vouait pour le salut de tous, Ă  la condition d’ĂȘtre nourri pendant une annĂ©e entiĂšre des mets les plus dĂ©licats aux frais du public. Ce terme expirĂ©, on lui faisait faire le tour de la ville, couronnĂ© de verveine et vĂȘtu de la robe sacrĂ©e ; on le chargeait de malĂ©dictions, pour faire retomber sur sa tĂȘte tous les maux de la ville, et, du haut d’un rocher, on le prĂ©cipitait dans la mer. ______ FRAGMENTS ATTRIBUÉS À T. PÉTRONE I. À SA MAÎTRESSE. Tes yeux Ă©tincellent de tout l’éclat des astres ; l’incarnat des roses anime ton teint ; l’or est moins brillant que tes cheveux[1] ; tes lĂšvres, plus suaves que le miel, ont les vives couleurs de la pourpre, et l’azur des veines qui sillonnent ton sein en relĂšve la blancheur ; enfin, tous les attraits composent ton apanage ta taille est celle des dĂ©esses, et tes formes cĂ©lestes l’emportent sur celles de VĂ©nus. Lorsque ta blanche main et tes doigts dĂ©licats tressent la soie, ils semblent jouer avec son prĂ©cieux tissu. Ton pied mignon n’est point fait pour fouler les plus petits cailloux, et la terre se ferait un crime de le blesser ; si tu voulais marcher sur des lis[2], leur tige ne flĂ©chirait pas sous un poids si lĂ©ger. Que d’autres ornent leur cou de riches colliers, ou chargent leur tĂȘte de pierreries ; tu sais plaire par toi-mĂȘme, et sans le secours d’aucune parure. Nulle autre beautĂ© n’est parfaite dans son ensemble celui qui pourrait jouir de la vue de tous tes charmes serait forcĂ© de tout admirer en toi. Sans doute, les SirĂšnes suspendirent leurs concerts, et Thalie dĂ©posa sa lyre mĂ©lodieuse aux accents de ta voix, de ta voix dont la douceur contagieuse lance dans l’ñme des malheureux qui t’écoutent tous les traits de l’Amour. Mon cƓur, frappĂ© par toi, saigne d’une blessure profonde que l’acier mĂȘme ne peut guĂ©rir mais que tes lĂšvres calment par un baiser mes cruelles souffrances ; ce bienfaisant dictame est seul capable de dissiper les maux que j’endure. Cesse de dĂ©chirer avec tant de violence mes fibres Ă©branlĂ©es ; et je payerai de ma mort le crime de t’avoir aimĂ©e. Mais si cette faveur te paraĂźt trop grande, accorde au moins Ă  ma priĂšre une derniĂšre grĂące lorsque j’aurai cessĂ© d’ĂȘtre, entoure-moi de tes bras d’albĂątre, et tu me rendras la vie. II. L’ENVIE, VAUTOUR DE L’ÂME. Le vautour qui dĂ©vore le foie, dĂ©chire les fibres et pĂ©nĂštre jusqu’au fond des entrailles, ce n’est pas, comme le disent les poĂ«tes, le vautour de Tityus, mais l’envie et le chagrin, ces maladies de l’ñme. III. L’ART DE PLAIRE. — À UNE BELLE. Ce n’est pas assez d’ĂȘtre belle celle qui veut qu’on la trouve aimable ne doit pas se contenter de ce qui suffit au vulgaire des femmes. Les bons mots, les fines plaisanteries, l’enjouement, la grĂące du langage, la gaietĂ© l’emportent sur les plus heureux dons de la nature. Les ressources de l’art relĂšvent encore la beautĂ© ; mais, sans le dĂ©sir de plaire, la beautĂ© perd tout son prix. IV. SUR LA CORRUPTION DES MƒURS. N’est-ce donc pas assez qu’une jeunesse furieuse nous perde et nous entraĂźne avec elle dans l’opprobre oĂč sa gloire est ensevelie[1] ? faut-il aussi que des valets, encore tachĂ©s de la lie oĂč ils sont nĂ©s, se gorgent de richesses enfouies dans l’argile ? Un vil esclave possĂšde tous les biens de l’empire ; et la loge d’un captif insulte par son luxe au temple de Jupiter et Ă  l’antique demeure de Romulus. Aussi la vertu est plongĂ©e dans la fange, et le vice dĂ©ploie aux vents ses voiles triomphantes. V. LA CRAINTE, ORIGINE DES DIEUX. La crainte fut, dans l’univers, l’origine des dieux. Les mortels avaient vu la foudre, tombant du haut des cieux, renverser les murailles sous ses carreaux enflammĂ©s, et mettre en feu les sommets de l’Athos ; PhĂ©bus, aprĂšs avoir parcouru toute la terre, revenir vers son berceau ; la lune vieillir et dĂ©croĂźtre, puis reparaĂźtre dans toute sa splendeur dĂšs lors les images des dieux se rĂ©pandirent par toute la terre. Le changement des saisons qui divisent l’annĂ©e accrut encore la superstition le laboureur, dupe d’une erreur grossiĂšre, offrit Ă  CĂ©rĂšs les prĂ©mices de sa moisson, et couronna Bacchus de grappes vermeilles PalĂšs fut dĂ©corĂ©e par la main des pasteurs ; Neptune eut pour empire toute l’étendue des mers, et Diane rĂ©clama les forĂȘts. Maintenant, celui qui est liĂ© par un vƓu, et celui mĂȘme qui a vendu l’univers, se forgent Ă  l’envi des dieux propices Ă  leurs dĂ©sirs. VI. LA VARIÉTÉ PRÉVIENT L’ENNUI. Je ne voudrais pas toujours parfumer ma tĂȘte des mĂȘmes essences, ni toujours humecter mon palais du mĂȘme vin. Le taureau aime Ă  changer de gazons et de pĂąturages les bĂȘtes fĂ©roces cherchent des aliments nouveaux pour aiguiser leur appĂ©tit ; et si la chaleur du soleil nous est agrĂ©able, c’est que le soleil reparaĂźt chaque matin avec de nouveaux coursiers. VII. MA FEMME ET MON BIEN. On doit aimer son Ă©pouse comme un revenu lĂ©gitime ; et je ne voudrais pas ĂȘtre condamnĂ© Ă  n’aimer que mon revenu. VIII. CHACUN SON GOÛT. Comment contenter tous les goĂ»ts[1] ? Le mĂȘme objet ne plaĂźt pas Ă  tout le monde oĂč l’un cueille des roses, l’autre ne trouve que des Ă©pines. IX. RIEN N’EST À DÉDAIGNER. Il n’y a rien qui ne puisse ĂȘtre utile aux mortels. Dans l’adversitĂ©, ce qu’on mĂ©prisait devient prĂ©cieux. Ainsi, lorsqu’un vaisseau est submergĂ©, l’or, entraĂźnĂ© par son poids, tombe au fond des eaux, et les rames lĂ©gĂšres servent de soutien aux naufragĂ©s. Lorsque le clairon sonne, le fer menace la gorge du riche ; mais le pauvre, sous ses haillons, nargue la fureur des combats. X. EXHORTATION À ULYSSE. Abandonne tes États et vogue vers des bords Ă©trangers, jeune hĂ©ros. Une plus noble carriĂšre s’ouvre devant toi. Brave tous les dangers. Visite tour Ă  tour et les rives de l’Ister, aux limites du monde, et les contrĂ©es glacĂ©es de BorĂ©e, et le paisible royaume de Canope, et les climats qui voient renaĂźtre PhĂ©bus, et ceux oĂč il termine sa carriĂšre. Roi d’Ithaque, tu dois descendre plus grand sur ces plages lointaines. XI. LES OREILLES DE MIDAS. Les mortels tiendraient dans la bouche des charbons allumĂ©s, plutĂŽt que de garder un secret. Toutes les paroles qui vous Ă©chappent Ă  la cour se rĂ©pandent aussitĂŽt, et le bruit en Ă©meut toute la ville. Mais c’est peu de trahir votre confiance la perfidie dĂ©guise, exagĂšre vos paroles, et se plaĂźt Ă  en grossir le scandale. C’est ainsi que ce barbier, qui craignait et qui brĂ»lait en mĂȘme temps de dĂ©couvrir ce qu’on lui avait confiĂ©[1], fit un trou dans la terre, et y dĂ©posa le secret du monarque aux longues oreilles. La terre conserva fidĂšlement ses paroles, et les roseaux trouvĂšrent une voix pour chanter ce que le barbier dĂ©lateur avait racontĂ© de Midas. XII. L’ILLUSION DES SENS. Nos yeux nous trompent souvent[1], et nos sens incertains nous abusent en imposant silence Ă  notre raison. Cette tour, de prĂšs, se montre carrĂ©e ; vue de loin, ses angles disparaissent elle nous semble ronde. L’homme rassasiĂ© dĂ©daigne le miel de l’Hybla, et notre odorat repousse souvent les parfums du romarin. Comment un objet pourrait-il nous plaire plus ou moins qu’un autre, si la nature n’avait, Ă  dessein, Ă©tabli cette lutte parmi nos sens ? XIII. L’AUTOMNE. DĂ©jĂ  l’automne avait rafraĂźchi l’ombre des bois ; dĂ©jĂ  PhĂ©bus dirigeait ses coursiers brĂ»lants vers sa station d’hiver ; dĂ©jĂ  le platane s’enorgueillissait de son feuillage ; dĂ©jĂ  la vigne, Ă©mondĂ©e du superflu de ses rameaux, se couvrait de grappes enfin, l’Ɠil ravi voyait se rĂ©aliser toutes les promesses de l’annĂ©e. XIV. GÉNÉRATION DIVERSE DES ANIMAUX. C’est au moment oĂč la nature dĂ©ploie ses plus riches dons, lorsque les fruits sont mĂ»rs, que le corbeau recommence sa couvĂ©e ; sitĂŽt que l’ourse a mis bas ses petits, elle les façonne avec sa langue[1] ; les poissons frayent sans goĂ»ter les plaisirs de l’amour[2] ; la tortue, Ă  peine sortie des entrailles de sa mĂšre, rĂ©chauffe de son haleine les organes de Lucine ; les abeilles, engendrĂ©es sans aucun accouplement, sortent Ă  grand bruit de leurs alvĂ©oles, et remplissent les ruches de leurs belliqueuses phalanges. Ainsi la nature, loin de se borner Ă  une marche uniforme, se plaĂźt Ă  varier les moyens de reproduction. XV. L’AFFLICTION RAPPROCHE LES MALHEUREUX. Le naufragĂ© qui s’est Ă©chappĂ© nu de son vaisseau submergĂ©[1] en cherche un autre, frappĂ© du mĂȘme coup, auquel il puisse raconter son infortune. Celui dont la grĂȘle a dĂ©truit la moisson, fruit de toute une annĂ©e de labeur[2], dĂ©pose ses chagrins dans le sein d’un ami, victime du mĂȘme flĂ©au. L’affliction rapproche les malheureux ; les parents, privĂ©s de leurs enfants, unissent leurs gĂ©missements penchĂ©s sur la mĂȘme tombe, ils sont Ă©gaux. Et nous aussi, que les accents de notre douleur s’élĂšvent confondus vers les astres ; car on dit que, rĂ©unies, les priĂšres arrivent plus puissantes Ă  l’oreille des dieux. XVI. LA NATURE NOUS DONNE LE NÉCESSAIRE. Une divinitĂ© propice a mis Ă  la portĂ©e des mortels tout ce qui peut soulager leurs maux et faire cesser leurs plaintes. Les vĂ©gĂ©taux les plus communs et les mĂ»res suspendues aux buissons Ă©pineux suffisent pour apaiser la faim d’un estomac Ă  jeun. Il n’y a qu’un sot qui puisse mourir de soif, quand un fleuve coule prĂšs de lui, ou trembler de froid, lorsqu’il peut s’approcher du foyer oĂč pĂ©tille un bois enflammĂ©. La loi, armĂ©e de son glaive, dĂ©fend le seuil redoutable de la femme mariĂ©e, et la jeune Ă©pouse goĂ»te sans crainte les douceurs d’un hymen lĂ©gitime. Ainsi la nature prodigue nous donne tout ce qui peut satisfaire nos besoins ; mais rien ne peut mettre un terme Ă  l’amour effrĂ©nĂ© de la gloire. XVII. SUR LA CIRCONCISION DES JUIFS. Quoiqu’il adore la divinitĂ© sous la forme d’un porc, et qu’il invoque dans ses priĂšres l’animal aux longues oreilles[1], un juif, s’il n’est pas circoncis, s’il ne s’est pas, d’une main habile, dĂ©gagĂ© le gland de son enveloppe, se verra retranchĂ© du peuple hĂ©breu, et forcĂ© de chercher un refuge dans quelque ville grecque, oĂč il sera dispensĂ© d’observer le jeĂ»ne du sabbat. Ainsi, chez ce peuple, la seule noblesse, la seule preuve d’une condition libre, c’est d’avoir eu le courage de se circoncire. XVIII. LE VRAI PLAISIR. Le plaisir de l’accouplement est sale et de courte durĂ©e le dĂ©goĂ»t le suit aussitĂŽt. N’allons donc pas tout d’abord nous y prĂ©cipiter en aveugles, comme des brutes lascives ; car, par lui, la flamme de l’amour languit et s’éteint. Ah ! plutĂŽt, prolongeons, prolongeons sans fin ses doux prĂ©ludes ! Restons longtemps couchĂ©s dans les bras l’un de l’autre ! Plus de fatigue alors, plus de honte. Cette jouissance nous a plu, nous plaĂźt et nous plaira longtemps ; jamais elle ne finit, et se renouvelle sans cesse. XIX. L’ILE DE DÉLOS. Cette DĂ©los[1], maintenant unie Ă  la terre par des liens indissolubles, jadis nageait dans la mer azurĂ©e, et, poussĂ©e çà et lĂ  par de lĂ©gers zĂ©phyrs, voguait ballottĂ©e sur la cime des flots[2]. BientĂŽt un dieu l’attacha par une double chaĂźne, d’un cĂŽtĂ© Ă  la haute Gyare, de l’autre Ă  l’immobile Mycone. XX. APOLLON ET BACCHUS. Apollon et Bacchus rĂ©pandent tous deux la lumiĂšre ; tous deux, créés par les flammes, tous deux furent produits par une essence ignĂ©e. Tous deux lancent de leur chevelure, l’un par ses rayons, l’autre par les pampres dont il se couronne, une chaleur qui nous embrase l’un dissipe les tĂ©nĂšbres de la nuit, l’autre celles de l’ñme. XXI. SUR UN CHIFFRE GRAVÉ SUR L’ÉCORCE D’UN ARBRE. Quand je plantai, jeunes encore[1], ces pommiers et ces poiriers, je gravai sur leur tendre Ă©corce le nom de l’objet de mes feux. Depuis ce jour, plus de fin, plus de repos pour mon amour. L’arbre croĂźt, ma flamme augmente ; et de nouvelles branches ont rempli la trace des lettres. XXII. LES MƒURS D’OUTRE-MER. MĂ©prise les mƓurs d’outre-mer elles sont pleines de fourberie. Personne dans l’univers ne vit plus honnĂȘtement qu’un vrai citoyen romain. J’aimerais mieux un seul Caton que trois cents Socrates. XXIII. PRÉCEPTE DE SAGESSE. Il est aussi nuisible d’avoir beaucoup d’or que de n’en pas avoir du tout ; il est aussi nuisible d’oser toujours que d’avoir toujours peur ; il est aussi nuisible de trop se taire que de trop parler ; il est aussi nuisible d’avoir en ville une maĂźtresse que d’avoir au logis une Ă©pouse. Tout le monde avoue ces vĂ©ritĂ©s, et personne n’agit en consĂ©quence. XXIV. UN ROI ET UN POËTE, OISEAUX RARES. On fait tous les ans des consuls et des proconsuls nouveaux ; mais on ne voit pas tous les jours naĂźtre un roi ou un poĂ«te. XXV. ÉPITHALAME. Courage, jeunes gens, redoublez d’ardeur ; unissez tous vos efforts ! Que les colombes ne soupirent pas plus amoureusement que vous ; que vos bras s’entrelacent par des chaĂźnes plus Ă©troites que celles du lierre ; que les coquilles soient moins unies entre elles que vos lĂšvres. Courage ! amusez-vous ; mais n’éteignez pas ces lampes vigilantes. TĂ©moins muets des mystĂšres de la nuit, elles n’en rĂ©vĂšlent rien au jour. XXVI. ALLOCUTION À UNE NOUVELLE MARIÉE. DĂ©liez, jeune Ă©pouse, ces voiles de lin qui tiennent vos appas captifs, et confiez-vous sans crainte Ă  votre maĂźtre. N’allez pas dĂ©chirer de vos ongles ce visage d’albĂątre ; ne repoussez pas les caresses. Cette nuit qui vous effraye n’offre pourtant aucun danger. Pourquoi vous dĂ©fendre ? lorsqu’il aura vaincu, votre triomphe est certain. XXVII. LA FABLE DE PASIPHAÉ, SUR TOUS LES MÈTRES EMPLOYÉS PAR HORACE. La fille du Soleil brĂ»le d’un feu nouveau, et poursuit, Ă©garĂ©e par sa passion, un jeune taureau Ă  travers les prairies. Les saints nƓuds de l’hymen ne la retiennent plus l’honneur du rang suprĂȘme, la grandeur de son Ă©poux, elle a tout oubliĂ©. Elle voudrait ĂȘtre mĂ©tamorphosĂ©e en gĂ©nisse ; elle porte envie au bonheur des PrĂ©tides, et fait l’éloge d’Io ; non pas parce qu’on l’adore au ciel sous le nom d’Isis, mais Ă  cause des cornes qui s’élĂšvent sur son front. Si rien ne s’oppose plus Ă  sa malheureuse passion, elle serre dans ses bras le cou du farouche taureau, pare ses cornes des fleurs du printemps, et s’efforce de coller sa bouche Ă  la sienne. Que l’Amour inspire d’audace Ă  ceux qu’il frappe de ses traits ! Elle ne craint pas de renfermer son corps dans des planches de chĂȘne qui ont reçu la forme d’une gĂ©nisse elle se livre Ă  tous les Ă©garements que lui inspire un amour infĂąme, et donne la vie
 ĂŽ crime ! Ă  un monstre ambiforme, immolĂ© par le bras de ce jeune descendant de CĂ©crops, qu’un fil protecteur guidait Ă  travers les dĂ©tours du labyrinthe de CrĂšte. XXVIII. LE DÉDOMMAGEMENT. IMITATION DE MÉNANDRE. Si je ne puis jouir, qu’il me soit du moins permis d’aimer. Que d’autres jouissent, j’y consens ; je ne leur porte point envie. C’est faire son propre supplice, que d’ĂȘtre jaloux du bonheur d’autrui. VĂ©nus couronne les vƓux de ceux qu’elle favorise. Cupidon m’a donnĂ© les dĂ©sirs, mais il me refuse la possession. Heureux mortels ! savourez des baisers de flamme ; froissez, par de douces morsures, des lĂšvres de rose ; collez une bouche amoureuse sur des joues qu’anime le fard de la nature, sur des prunelles qui brillent comme des diamants ! Faites plus lorsque Ă©tendus prĂšs de votre belle, sur une couche moelleuse, vos membres, vos poitrines s’unissent, s’attachent par la glu du plaisir ; lorsque l’instinct du dĂ©sir excite votre maĂźtresse Ă  seconder vos efforts amoureux ; lorsqu’elle gĂ©mit d’une voix Ă©teinte par le plaisir, pressez sa gorge d’albĂątre, serrez-la plus Ă©troitement dans vos bras, tracez de nouveaux sillons dans le champ de VĂ©nus ; redoublez d’ardeur ; et, parvenus au terme de la carriĂšre, les yeux Ă©garĂ©s, prĂȘts Ă  rendre l’ñme, Ă©puisĂ©s de plaisir, faites pleuvoir dans son sein une tiĂšde rosĂ©e. VoilĂ  votre lot, Ă  vous que VĂ©nus favorise. Mais laissez-moi, du moins, cette vaine consolation si je ne puis jouir, qu’il me soit permis d’aimer. XXIX. L’INUTILITÉ DE LA PARURE. Cesse, je t’en supplie, aimable fille, de te montrer Ă  moi si parĂ©e ; Ă©pargne un cƓur qui t’appartient tout entier ; ne l’accable pas par ta beautĂ© ! Cesse de surcharger tes attraits d’ornements superflus l’art ne peut rien ajouter Ă  tant d’appas. À quoi bon arranger avec tant de soin ta tĂȘte et tes cheveux ? ta tĂȘte est si belle par elle-mĂȘme, tes cheveux en dĂ©sordre me plaisent tant ! Pourquoi ce ruban de soie qui tient captive ta blonde chevelure ? prĂšs de ses tresses dorĂ©es, pĂąlit la soie la plus brillante. Pourquoi multiplier les boucles qui couronnent ta tĂȘte ? abandonnĂ©s Ă  la nature, tes cheveux ont tant de charmes Je ne puis concevoir pourquoi tu portes un voile d’or ton front nu a plus d’éclat que l’or. Ton oreille est chargĂ©e d’or et de pierreries ; et cependant, nue, ton oreille est prĂ©fĂ©rable Ă  la rose nouvelle. Tu empruntes au pastel un coloris Ă©blouissant, et cependant ton teint est, par lui-mĂȘme, plus brillant que le pastel. Un collier, en forme de croissant, Ă©tincelle sur ton cou de neige, et, sans cette parure, ton cou est ravissant. Tu couvres d’un voile jaloux ta gorge d’albĂątre, et ta gorge repousse le voile qui la couvre. Pour empĂȘcher ta robe de flotter, tu emprisonnes ta taille dans les nƓuds d’une ceinture ta taille est l’objet de ma vĂ©nĂ©ration, mĂȘme lorsque ta robe est flottante. Dis-moi pourquoi cet anneau et cette pierre prĂ©cieuse qui entourent tes doigts dĂ©licats, quand la pierre reçoit tout son prix du doigt qui la porte ? Il n’est point de parure qui puisse ajouter Ă  tes charmes naturels, et tu n’es dĂ©jĂ  que trop belle, pour mon malheur ! Cesse, par des agrĂ©ments d’emprunt, de vouloir paraĂźtre trop belle ne l’es-tu pas dĂ©jĂ  par tes propres attraits ? Ce n’est pas pour moi que tu dois avoir recours Ă  tant de soins comme si, pour t’aimer, j’avais besoin d’y ĂȘtre contraint par la violence ! Mon penchant me porte Ă  t’aimer, et je ne combats pas cette douce inclination. Je ne t’aimerais pas davantage, quand tu serais la dĂ©esse des fleurs. Tes yeux le disputent d’éclat aux rayons qui entourent Jupiter, et les traits de sa foudre pĂąliraient aux feux que lancent tes prunelles. Rien dans l’univers de plus brillant que le soleil ; et cependant, prĂšs de toi, le soleil est pĂąle et sans clartĂ©. Ton cou est plus blanc que la neige nouvellement tombĂ©e, que la neige dont le soleil n’a point encore altĂ©rĂ© la blancheur. Ton front, ta poitrine, ressemblent Ă  du lait, au lait d’une chĂšvre qu’on vient de traire, Ă  son retour du pĂąturage. Les parfums balsamiques que rĂ©pand une forĂȘt au printemps sont moins doux que ton haleine, et le plus frais jardin n’a rien qui te soit prĂ©fĂ©rable. Les suaves couleurs d’une prairie, mĂȘme lorsqu’elle est Ă©maillĂ©e de fleurs, n’approchent pas de ta beautĂ©. Le blanc troĂšne ne peut t’égaler ; le lis qui s’élĂšve sur un vert gazon s’avouerait vaincu par ton Ă©clat. La rose, avant mĂȘme d’ĂȘtre dĂ©tachĂ©e de son buisson Ă©pineux, n’égale point l’incarnat de tes joues. La violette Ă©panouie et dans toute sa gloire, quand on ose la comparer Ă  toi, n’a plus rien que de vulgaire. HĂ©lĂšne, et LĂ©da sa mĂšre, ne pourraient supporter le parallĂšle, quoique l’une ait sĂ©duit PĂąris, et l’autre Jupiter et pourtant LĂ©da força Jupiter Ă  se dĂ©guiser sous le plumage d’un cygne ; HĂ©lĂšne fit prendre les armes Ă  tous les rois de l’Asie ! LĂ©da, les cheveux flottants sur son cou d’albĂątre, tressait des guirlandes de fleurs pour la dĂ©esse d’Argos ; Jupiter parcourait alors la voĂ»te cĂ©leste il l’aperçut du haut d’un nuage, et, pour elle, se mĂ©tamorphosa en oiseau. Quand tu joues au milieu de la foule de tes compagnes, dont tu sembles la reine, Ă©toile resplendissante au milieu de tes jeunes satellites, si, du haut des cieux, le puissant Jupiter t’apercevait, il ne rougirait pas de dĂ©poser Ă  tes pieds sa divinitĂ©. La beautĂ© d’HĂ©lĂšne et ses puissants attraits furent la proie du Troyen PĂąris, qui l’emporta au delĂ  des mers. La GrĂšce conjurĂ©e arma mille vaisseaux pour la reprendre ; mille voiles volĂšrent Ă  sa poursuite. Si le ravisseur phrygien t’eĂ»t vue si belle, il t’eĂ»t enlevĂ©e, soit sur son navire, soit sur son coursier. La guerre de Troie dura dix ans entiers ; mais cette guerre, si on l’eĂ»t faite pour toi, un seul mois eĂ»t suffi pour la terminer. À mon avis, la fille de LĂ©da mĂ©ritait moins que toi qu’Ilion, pour la garder, devĂźnt la proie des flammes, et, pour toi, Priam eĂ»t eu plus de raison de ne pas regretter la perte de son empire. Si, la robe retroussĂ©e, les cheveux flottants, l’arc en main, les bras nus, comme Diane la chasseresse, et accompagnĂ©e d’un chƓur de dryades, tu poursuivais de tes traits les sangliers fougueux, et qu’un dieu te rencontrĂąt errante au milieu des forĂȘts, il te prendrait pour une vĂ©ritable divinitĂ©. Lorsque trois dĂ©esses se disputĂšrent le prix de la beautĂ©, et prirent PĂąris pour leur juge, son choix prĂ©fĂ©ra VĂ©nus aux deux autres ; et, sur trois, deux se retirĂšrent vaincues. Ah ! si, te joignant alors Ă  ces trois rivales, tu te fusses offerte la quatriĂšme Ă  cette Ă©preuve, PĂąris eĂ»t adjugĂ© le prix Ă  la quatriĂšme ; et si la pomme devait ĂȘtre la rĂ©compense de la plus belle, elle aurait Ă©tĂ© la tienne. Celui-lĂ  porte un cƓur de fer, qui peut voir sans Ă©motion tes cĂ©lestes appas et l’incarnat brillant de tes joues. S’il est un mortel insensible Ă  tant de charmes, je le convaincrai sans peine d’ĂȘtre nĂ© d’un chĂȘne ou d’un rocher. XXX. LA VIE HEUREUSE. Non, tu te trompes le bonheur de la vie n’est pas ce que, vous autres hommes, vous vous figurez. Ce n’est pas d’avoir les mains couvertes de pierreries, de reposer sur un lit incrustĂ© d’écaille, d’ensevelir ses flancs dans une plume moelleuse, de boire dans des vases d’or, ou de s’asseoir sur la pourpre, de couvrir sa table de mets dignes d’un roi, ou de serrer dans ses vastes greniers toutes les moissons de l’Afrique. Mais prĂ©senter un front calme Ă  l’adversitĂ©, dĂ©daigner la vaine faveur du peuple, contempler, sans s’émouvoir, les Ă©pĂ©es nues quiconque est capable d’un tel effort peut se vanter de maĂźtriser la fortune. XXXI. LA GRENADE. Lesbie, la lumiĂšre de mon Ăąme, m’a envoyĂ© une grenade maintenant je n’ai plus que du dĂ©goĂ»t pour tous les autres fruits. Je dĂ©daigne le coing que blanchit un lĂ©ger duvet ; je dĂ©daigne la chĂątaigne hĂ©rissĂ©e de dards ; je ne veux ni des noix, ni des prunes dorĂ©es qu’aimait Amaryllis[1] ; je laisse le grossier Corydon mettre un grand prix Ă  de tels prĂ©sents ! j’ai en horreur les mĂ»res, que rougit la couleur du sang elles rappellent, hĂ©las ! un crime affreux, commis par l’Amour. Lesbie m’a aussi envoyĂ© des gĂąteaux oĂč elle a lĂ©gĂšrement imprimĂ© ses dents ; le miel de ses lĂšvres en a augmentĂ© la douceur. Son haleine, plus embaumĂ©e que le thym du mont Hymette, rĂ©pand sur tout ce qui l’approche je ne sais quel parfum plus doux que celui du miel. XXXII. LA MÉTEMPSYCHOSE. IMITATION DE PLATON. Tandis que je cueillais un baiser suave sur les lĂšvres de mon jeune ami, et que j’aspirais sur sa bouche entr’ouverte le doux parfum de son haleine, mon Ăąme, souffrante et blessĂ©e, se prĂ©cipitait sur mes lĂšvres, et, cherchant Ă  se frayer un passage entre celles de cet aimable enfant, s’efforçait de m’échapper. Si ce tendre rapprochement de nos lĂšvres eĂ»t durĂ© un seul instant de plus, brĂ»lĂ©e des feux de l’amour, mon Ăąme passait dans la sienne et m’abandonnait. O prodigieuse mĂ©tamorphose ! mort par moi-mĂȘme, j’aurais continuĂ© de vivre dans le sein de mon ami ! XXXIII. L’HERMAPHRODITE. Lorsque ma mĂšre me portait encore dans son sein[1], elle consulta, dit-on, les dieux — Que dois-je mettre au jour ? — Apollon rĂ©pondit un fils ; — Mars une fille ; — Junon ni l’un ni l’autre. — Quand je fus nĂ©, j’étais hermaphrodite. — Quelle sera la cause de sa mort ? — Les armes, dit la dĂ©esse ; — Le gibet, dit Mars ; — L’eau, dit Apollon. — Ces trois prĂ©dictions s’accomplirent. Un arbre ombrageait l’onde voisine ; j’y grimpe je portais une Ă©pĂ©e ; elle tombe ; et moi, par malheur, je tombe dessus ; mon pied s’arrĂȘte dans les branches, ma tĂȘte plonge dans l’eau. Ainsi donc, homme, femme, sans sexe, je meurs noyĂ©, percĂ©, pendu. XXXIV. LA BOULE DE NEIGE. Je ne pouvais croire que la neige renfermĂąt du feu[1] ; mais, l’autre jour, Julie me jeta une boule de neige cette neige Ă©tait de feu. Quoi de plus froid que la neige ? et pourtant, Julie, une boule de neige lancĂ©e par ta main a eu le pouvoir d’enflammer mon cƓur. OĂč trouverai-je maintenant un refuge assurĂ© contre les piĂšges de l’Amour, si mĂȘme une onde glacĂ©e recĂšle sa flamme ? Tu peux cependant, ĂŽ Julie, Ă©teindre l’ardeur qui me consume, non pas avec la neige, non pas avec la glace, mais en brĂ»lant d’un feu pareil au mien. XXXV. ÉPITAPHE DE CLAUDIA HOMONÉA, ÉPOUSE D’ATIMETUS. Voyageur qui poursuis tranquillement ta route, arrĂȘte un instant, je te prie, et lis ce peu de mots HOMONÉA. Moi, cette mĂȘme HomonĂ©a qui se vit prĂ©fĂ©rĂ©e aux jeunes filles les plus illustres ; moi qui reçus de VĂ©nus la beautĂ©, et des GrĂąces le talent de plaire ; moi qui fus instruite dans tous les arts par la docte Pallas ; je suis maintenant renfermĂ©e dans l’étroit espace de ce tombeau. Et, cependant, Ă  peine quatre lustres composaient mon Ăąge, lorsque le destin jaloux Ă©tendit sur moi sa fatale main. J’en gĂ©mis, non pas pour moi, mais pour Atimetus, mon Ă©poux, dont la douleur est pour moi plus triste que la mort mĂȘme. ATIMETUS. Si le sort cruel consentait Ă  faire l’échange de nos Ăąmes, et que ton existence pĂ»t ĂȘtre rachetĂ©e par la mienne, quel que soit le peu de jours qu’il me reste Ă  vivre, j’en eusse volontiers fait le sacrifice pour toi, ĂŽ ma chĂšre HomonĂ©a ! HĂ©las ! tout ce que je puis faire, c’est d’abandonner la lumiĂšre cĂ©leste, et, par une prompte mort, de te rejoindre bientĂŽt sur les rives du Styx. HOMONÉA. Cesse, ĂŽ mon Ă©poux ! de flĂ©trir ta jeunesse par la douleur, et de provoquer la mort par tes regrets ! Les larmes sont inutiles ; elles ne peuvent Ă©mouvoir le destin. J’ai vĂ©cu c’est le sort commun de tous les mortels. Cesse tes plaintes. Puisses-tu ne jamais Ă©prouver encore une semblable douleur ! puisse le ciel couronner tous tes vƓux ! puisse-t-il ajouter Ă  ton existence tout ce qu’une mort prĂ©maturĂ©e a retranchĂ© de jours Ă  ma jeunesse ! ATIMETUS. Que la terre te soit lĂ©gĂšre, ĂŽ femme si digne de vivre, et de jouir longtemps des biens dont la nature t’avait comblĂ©e ! XXXVI. ÉPITAPHE D’UNE CHIENNE DE CHASSE. La Gaule me vit naĂźtre ; la Conque me donna le nom de sa source fĂ©conde, nom dont j’étais digne par ma beautĂ©. Je savais courir, sans rien craindre, Ă  travers les plus Ă©paisses forĂȘts, et poursuivre sur les collines le sanglier hĂ©rissĂ©. Jamais de pesants liens ne captivĂšrent ma libertĂ© ; jamais mon corps, blanc comme la neige, ne porta l’empreinte des coups. Je reposais, mollement Ă©tendue sur le sein de mon maĂźtre ou de ma maĂźtresse ; un lit dressĂ© pour moi dĂ©lassait mes membres fatiguĂ©s. Quoique privĂ©e du langage, je savais me faire comprendre mieux qu’aucun de mes semblables ; cependant, jamais personne ne redouta mes aboiements. MĂšre infortunĂ©e ! je trouvai la mort en donnant le jour Ă  mes petits ; et maintenant un marbre Ă©troit couvre la terre oĂč je repose. ______ NOTES CHAPITRE I. 1 Num alio furiarum genere declamatores inquietantur ? — C’est ici que commence, Ă  proprement parler, le Satyricon ; tout ce qui prĂ©cĂšde est regardĂ© comme une interpolation par les meilleurs Ă©diteurs et commentateurs de PĂ©trone. 2 Succisi poplites membra non sustinent. — Allusion aux soldats vaincus, auxquels on coupait les nerfs des jarrets pour les empĂȘcher de fuir. CHAPITRE II. 1 Non magis sapere possunt quam bene olere qui in culina habitant. — On nous pardonnera d’avoir traduit ces mois par le proverbe trivial Un cuistre sent toujours sa cuisine. » C’est qu’il rend parfaitement le sens du latin, et qu’en outre le mot de cuistre s’applique trĂšs-bien Ă  ces pĂ©dants ridicules, Ă  ces dĂ©clamateurs dont parle PĂ©trone, lesquels, au lieu de former l’esprit et le goĂ»t de leurs Ă©lĂšves, ne leur enseignent qu’à couvrir des lieux communs d’un dĂ©luge de pĂ©riodes mielleuses et d’expressions boursouflĂ©es, et rĂ©duisent l’éloquence Ă  une harmonie puĂ©rile, Ă  de vaines antithĂšses. 2 Homericis versibus canere non timuerunt. — Toutes les Ă©ditions de PĂ©trone que nous avons sous les yeux portent simplement canere timuerunt ; mais nous pensons, avec Heinsius, qu’il faut lire non timuerunt ; sans cette nĂ©gation, le passage n’a plus de sens. PĂ©trone vient de dire Nondum umbraticus doctor ingenia deleverat quum Pindarus et novem Lyrici
. canere timuerunt. Quel serait donc ce talent dans toute sa force, qui ne servirait qu’à craindre d’imiter la sublimitĂ© d’HomĂšre ? CHAPITRE IV. 1 Improbasse schedium LucilianĂŠ improbitatis. — PĂ©trone parle ici du talent de l’improvisation. Schedium est un canevas, une matiĂšre traitĂ©e sur-le-champ et sans prĂ©paration. Improbitas Luciliana est pris dans le mĂȘme sens que ce passage de Martial Improbos PhĂŠdri jocos, c’est-Ă -dire les plaisanteries audacieuses de PhĂšdre. CHAPITRE VIII. 1 Omnes mihi videbantur satyrion bibisse. — Le satyrion, dit Pline, est un fort stimulant pour l’appĂ©tit charnel. Les Grecs prĂ©tendent que cette racine, en la tenant seulement dans la main, excite des dĂ©sirs amoureux, et beaucoup plus fortement encore si on en boit une infusion dans du vin ; et que c’est pour cette raison qu’on en fait boire aux bĂ©liers et aux boucs trop lents Ă  saillir. On Ă©teint, ajoute-t-il, les ardeurs produites par le satyrion en buvant de l’eau de miel et une infusion de laitue. Les Grecs donnent en gĂ©nĂ©ral le nom de satyrion Ă  toute espĂšce de boisson propre Ă  exciter ou ranimer les dĂ©sirs. » C’est la mĂȘme plante qu’ApulĂ©e, le mĂ©decin, nomme priapiscon ou testiculum leporis. CHAPITRE IX. 1 Tuus inquit iste frater. — Le nom de frater, que l’on trouvera plusieurs fois rĂ©pĂ©tĂ© dans cet ouvrage, Ă©tait parfois un nom de dĂ©bauche chez les Romains il signifiait un mignon ; mais il est plus exactement rendu par le mot de giton, empruntĂ© Ă  un des personnages de cette satire, et pris substantivement pour dĂ©signer celui qui se livre au vice honteux de la pĂ©dĂ©rastie. Nous verrons plus loin soror signifier une maĂźtresse. CHAPITRE XI. 1 Sic dividere cum fratre nolito, etc. — À partir de ces mots, tout ce qui suit, jusqu’au chapitre XII, veniebamus in forum, etc., est une interpolation Ă©vidente, adoptĂ©e par Nodot, mais que Burmann a rejetĂ©e, avec raison, de son Ă©dition. Nous ne l’avons traduite que pour ne pas interrompre le fil de la narration ; mais nous ne donnerons aucune note sur ce passage, d’une latinitĂ© bien infĂ©rieure Ă  celle de PĂ©trone, et qui, d’ailleurs, ne prĂ©sente aucune difficultĂ© sĂ©rieuse. On y reconnaĂźt aisĂ©ment la main d’un Ă©crivain moderne, qui a cherchĂ© vainement Ă  imiter les grĂąces et quelquefois mĂȘme jusqu’aux incorrections de l’auteur qu’il a voulu complĂ©ter. CHAPITRE XIV. 1 Ipsi qui cynica traducunt tempora cƓna. — La frugalitĂ© des philosophes cyniques qui, au rapport de Lucien, ne mangeaient que des lĂ©gumes, couvrait, sous l’apparence de la sĂ©vĂ©ritĂ©, la turpitude de leurs mƓurs. CHAPITRE XVII. 1 Neve traducere velitis tot annorum secreta. — Ces prĂ©tendus mystĂšres n’étaient plus mĂȘme un secret du temps de JuvĂ©nal. Voici la description qu’il nous en a laissĂ©e dans sa satire VI, Contre les femmes, v. 315. Nous empruntons cette citation Ă  l’excellente traduction de Dusaulx, voir la nouvelle Ă©dition publiĂ©e par MM. Garnier frĂšres. On sait Ă  prĂ©sent ce qui se passe aux mystĂšres de la Bonne-DĂ©esse, quand la trompette agite ces autres mĂ©nades, et que, la musique et le vin excitant leurs transports, elles font voler en tourbillons leurs cheveux Ă©pars, et invoquent Priape Ă  grands cris. Quelle ardeur, quels Ă©lans ! quels torrents de vin ruissellent sur leurs jambes ! Laufella, pour obtenir la couronne offerte Ă  la lubricitĂ©, provoque de viles courtisanes, et remporte le prix. A son tour, elle rend hommage aux fureurs de MĂ©dulline. Celle qui triomphe dans ce conflit est regardĂ©e comme la plus noble. LĂ , rien n’est feint ; les attitudes sont d’une telle vĂ©ritĂ©, qu’elles enflammeraient le vieux Priam et l’infirme Nestor. DĂ©jĂ  les dĂ©sirs exaltĂ©s veulent ĂȘtre assouvis ; dĂ©jĂ  chaque femme reconnaĂźt qu’elle ne tient dans ses bras qu’une femme impuissante, et l’antre retentit de ces cris unanimes Introduisez les hommes ; la dĂ©esse le permet. Mon amant dormirait-il ? qu’on l’éveille. Point d’amant ? je me livre aux esclaves. Point d’esclaves ? qu’on appelle un manƓuvre. A son dĂ©faut, si les hommes manquent, l’approche d’un Ăąne ne l’effrayerait pas. » CHAPITRE XIX. 1 Et prƓcincti certe altius eramus. — Allusion Ă  la coutume qu’avaient les soldats romains de relever leur robe avec leur ceinture, quand ils se disposaient Ă  combattre. C’est pourquoi Virgile a dit Discinctos Afros, c’est-Ă -direinhabiles militiƓ, parce que les soldats courageuxcincti erant. De lĂ  vient aussicingulam militiƓ dare, qui, selon Rufin, signifie Dare jus militandi. CHAPITRE XXIV. 1 Ascylto embasicƓtas detur ; et, plus haut, non intellexeras cinƓdum embasicƓtam vocari ? Il y a ici un jeu de mots, intraduisible en français, qui roule sur ce mot, embasicƓtes, composĂ© de embainein, monter, et koitĂš, lit. On donnait ce nom Ă  des dĂ©bauchĂ©s qui parcouraient les lits pour faire souffrir aux autres l’espĂšce de dĂ©bauche dont parle ici PĂ©trone. C’est ce qui fait dire Ă  Catulle, dans sa trentiĂšme Ă©pigramme Perambulavit omnium cubilia. Nous avons traduit ce mot par celuid’incube, qui, en français, s’en rapproche le plus, et qui en donne une idĂ©e assez exacte. Il paraĂźt d’ailleurs que ce dĂ©bauchĂ© s’appelait EmbasicƓtas, nom qui convenait parfaitement Ă  ses fonctions, comme celui de CoupĂ© Ă  l’écuyer tranchant dont il sera question plus loin. CHAPITRE XXV. 1 QuƓ tulerit vitulum, illa potest et tollere taurum. Ce proverbe, auquel Quartilla donne ici un sens obscĂšne, a cependant une autre origine que celle dont elle le fait dĂ©river. Il fait allusion Ă  Milon de Crotone, qui, s’étant habituĂ© Ă  porter un veau nouvellement nĂ© Ă  une distance de plusieurs stades, finit, en continuant chaque jour cet exercice, par le porter de mĂȘme lorsqu’il fut parvenu Ă  la dimension d’un taureau. Quintilien rappelle ce trait, liv. Ier, chap. 9, de son Institution oratoire Milo, quem vitulum assueverat ferre, taurum ferebat. » Du reste, ce proverbe peut s’appliquer trĂšs-bien Ă  cette femme, qui, par une habitude quotidienne du libertinage, finit par se livrer sans danger aux plus grands excĂšs. CHAPITRE XXVI. 1 Venerat jam dies
 liberae cƓnƓ apud Trimalchionem. — Nous avons traduit, d’aprĂšs Nodot, Nous touchions au jour oĂč Trimalchion, dans un festin, devait affranchir un grand nombre d’esclaves. » Mais ce sens ne nous satisfait point. Selon Lavaur, libera cƓna Ă©tait un festin oĂč l’on n’élisait point de roi, au lieu qu’ordinairement on choisissait un roi des festins, qui les rĂ©glait Ă  sa volontĂ©, et qui Ă©tait reconnu comme maĂźtre par tous les convives, ce qu’attestent assez les Ă©crits des anciens. Le festin libre, dont il est ici question, sera donc sans rĂšgle, sans ordre ; tout s’y passera dans la licence et le dĂ©rĂšglement. On peut aussi interprĂ©ter libera coena par un festin auquel tout le monde Ă©tait indistinctement admis, mĂȘme les esclaves de Trimalchion, comme nous le verrons plus loin. On peut encore prendre ici le mot libera cƓna dans le mĂȘme sens, que le libera vina d’Horace Art poĂ©tique, vers 85. CHAPITRE XXVII. 1 Inter pueros capillatos. — Il sera souvent question, dans le cours de cet ouvrage, de ces pueri capillati. Ce n’était qu’aux esclaves destinĂ©s aux plaisirs qu’on laissait et entretenait une longue chevelure tous les autres portaient les cheveux courts. 2 Digitos concrepuit. — C’était la coutume des grands d’appeler leurs esclaves en faisant craquer leurs doigts. Martial, sur l’inscription de Matella, dit, liv. xIv, Ă©pigr. 119 Dum poscor crepita digitorum. L’affranchi Pallas, Ă©tant accusĂ© d’une conspiration contre NĂ©ron, quand on lui nomma quelques-uns de ses affranchis comme ses complices, rĂ©pondit avec arrogance qu’il ne leur avait jamais parlĂ© que par des gestes de la tĂȘte ou de la main, pour ne pas se familiariser avec eux Tac, Ann., xiii. 3 Digitos
 in capite pueri tersit. — C’était encore un raffinement qui annonçait l’opulence et la mollesse chez les anciens, que d’essuyer ses mains aux cheveux d’un de ces esclaves Ă  longue chevelure. CHAPITRE XXVIII. 1 Hoc suum propinasse dicebat. — Ce passage n’est intelligible qu’en sous-entendant le mot genium. Trimalchion voulait dire que ces Ă©tuvistes venaient de faire des libations Ă  son bon gĂ©nie, ou plutĂŽt de boire Ă  sa santĂ© ; car c’est lĂ  le vĂ©ritable sens de propinare. 2 Chiramaxio, in quo deliciƓ ejus vehebantur. — EspĂšce de chaise Ă  porteur ; des deux mots grecs, keir, main, et amaxa, char. CHAPITRE XXIX. 1 Cave, cave canem ! — SĂ©nĂšque rapporte que, de son temps, il y avait aux portes des palais de gros chiens d’attache ; et ArtĂ©midore, que quelques-uns se contentaient d’en faire peindre l’image sur la muraille, auprĂšs de la loge du portier, avec cette inscription Cave canem !ce qui fait dire Ă  Vairon Cave canem inscribi jubeo c’était aussi une inscription assez ordinaire sur les grandes portes, pour avertir les Ă©trangers de ne pas entrer tĂ©mĂ©rairement. 2 Erat venalitium titulis pictum. — Chaque esclave, mis en vente dans un marchĂ© public, portait suspendu au cou un Ă©criteau qui indiquait son pays, son savoir-faire, ses dĂ©fauts cela Ă©tait ordonnĂ© par les Ă©diles. Voyez Aulu-Gelle, liv. IV, chap. 2 ; et ce distique de Properce, liv. IV, Ă©lĂ©gie 5 Aut quorum titulus per barbara colla pependit, CƓlati niedio quum saliere foro. 3 Et pixis aurea non pusilla, in qua barbam ejus conditam esse dicebant. — Les Romains gardaient leur premiĂšre barbe avec un soin superstitieux ; ils adoptĂšrent assez tard l’usage de se raser. Varron nous apprend que les premiers barbiers vinrent de Sicile en Italie, l’an 454 de la fondation de Rome, amenĂ©s par Publius Ticinus Mena ; avant cette Ă©poque, on ne s’y rasait pas. CHAPITRE XXX. 1 Vestimenta mea cubitoria perdidit. — Les Romains avaient pour la table des habits particuliers qu’ils y portaient toujours, et qu’ils ne pouvaient porter ailleurs ; et, quand ils mangeaient hors de chez eux, ils envoyaient ces habits chez leur hĂŽte, Ă  moins que celui-ci ne leur en fournĂźt. La couleur de ces habits n’était point fixĂ©e, tandis que l’habit de ville devait toujours ĂȘtre blanc. Ils appelaient cette robe de festin vestis cƓnatoria ou cubitoria ; celle des gens de qualitĂ© s’appelait synthesis. NĂ©ron portait quelquefois en public cette robe de festin, ce que SuĂ©tone, au chapitre II de la vie de cet empereur, lui reproche comme un manque de biensĂ©ance. CHAPITRE XXXI. 1 Pueris alexandrinis aquam in manus nivatam infundentibus. — Les esclaves d’Alexandrie Ă©taient les plus recherchĂ©s, non-seulement parce qu’ils venaient de loin, mais parce qu’ils Ă©taient particuliĂšrement propres aux plaisirs les plus effrĂ©nĂ©s, et que rien d’infĂąme ni de vil ne les rebutait. Martial, Ă©pigr. 42 du liv. IV, dĂ©crivant les qualitĂ©s qu’il veut trouver dans un esclave, exige d’abord qu’il soit Égyptien Niliacis primum puer is nascatur in oris, Nequitias tellus scit dare nulla magis. 2 Aquam nivatam. — Cette eau se faisait avec de la neige fondue, puis filtrĂ©e, et plongĂ©e de nouveau dans la neige pour la frapper de glace. NĂ©ron l’aimait Ă  un tel point, qu’il en faisait mettre dans ses bains. Cette invention est d’ailleurs fort ancienne. Pline liv. xxxi, chap. 3 dit que NĂ©ron s’avisa le premier de faire bouillir de l’eau, et de la mettre ensuite dans la neige, afin qu’elle prĂźt mieux le froid et fĂ»t moins dangereuse. 3 In quarum marginibus nomen Trimalchionis inscriptum erat et argenti pondus. — Avant l’invention des armes ou du blason, on gravait le nom des grands seigneurs sur leur vaisselle, ou des emblĂšmes qui leur convenaient ; et les piĂšces d’argenterie qui Ă©taient ainsi marquĂ©es se nommaient pocula litterata. Plaute dit, en parlant d’une urne HƓc litterata est ab se cantat cuja sit. PĂ©trone, pour tourner en ridicule l’ostentation de Trimalchion, ajoute et argenti pondus. Ce n’était point l’usage, chez les gens habituĂ©s Ă  l’opulence, d’indiquer ainsi le poids de l’argent. 4 Glires, melle et papavere sparsos. Les anciens se servaient du miel comme nous faisons du sucre. Quant Ă  papaver, il s’agit ici du pavot blanc on faisait des sauces avec le jus de sa graine broyĂ©e, aprĂšs l’avoir fait rissoler Pline, liv. xxIx, chap. 8. On l’employait aussi quelquefois avec du lait, comme le prouve ce passage d’Ovide, Fastes,liv. Iv, vers 149 Nec pigeat tritum niveo cum lacte papaver Sumere, et expressis mella liquata favis. Glires, les loirs Ă©taient fort estimĂ©s, chez les anciens, de ceux qui aimaient la bonne chĂšre. Martial, liv. XIII, dit, en faisant parler le loir Tota mihi dormitur hiems, et pinguior illo Tempore sum quo me nil nisi somnus alit. CHAPITRE XXXII. 1 Pallio enim coccineo adrasum excluserat caput. — C’était une grande marque de luxe et de mollesse de porter la tĂȘte enveloppĂ©e dans son manteau. SĂ©nĂšque, lettre cxv, dĂ©crivant la mollesse de MĂ©cĂšne, lui reproche particuliĂšrement de s’ĂȘtre montrĂ© en public ainsi vĂȘtu. CHAPITRE XXXIII. 1 Ut deinde spina argentea dentes perfodit. — Un cure-dents d’argent Ă©tait, chez les Romains, une marque de luxe, parce qu’ils ne se servaient ordinairement que de petits morceaux de bois ou de plume. CHAPITRE XXXIV. 1 Jam Trimalchio fecerat potestatem si quis nostrum iterum vellet mulsum sumere. — Ce que les Romains appelaient mulsum Ă©tait une espĂšce d’hypocras ou vin miellĂ© dont quatre parties Ă©taient de vin, et la cinquiĂšme de miel il en est souvent question dans les auteurs anciens ; et c’est par lĂ  qu’on commençait le repas. Auguste, demandant Ă  Pollion, alors ĂągĂ© de plus de cent ans, et encore vigoureux, par quels moyens il avait conservĂ© une si belle santĂ©, Pollion lui rĂ©pondit Intus mulso, foris oleo. 2 Argentumque inter reliqua purgamenta scopis cƓpit verrere. — SĂ©nĂšque, lettre lxvii du livre VI, raconte que pendant que les maĂźtres Ă©taient Ă  table, un esclave Ă©tait obligĂ© de laver les crachats sur le parquet ; un autre recevait les vomissements de ceux qui Ă©taient ivres ; un autre balayait tout ce qui tombait de la table Alius sputa detegit, alius reli-quias temulentorum subditus colligit, etc. PĂ©trone, pour nous donner une idĂ©e de la magnificence extravagante de Trimalchion, dit que, par son ordre, un plat d’argent tombĂ© Ă  terre est balayĂ© avec les ordures par un esclave. 3 Statim allatoe sunt amphoroe vitreoe diligenter gypsatƓ. — Ces bouteilles Ă©taient bouchĂ©es avec une espĂšce de mastic fait de plĂątre fin mĂȘlĂ© avec de la rĂ©sine on s’en sert encore aujourd’hui en Italie pour le mĂȘme usage, et c’est l’équivalent de notre goudron. Les anciens plaçaient sur le cou ou goulot des bouteilles, cervicibus, des Ă©tiquettes, pittacia, qui indiquaient le nom du vin, son terroir, son Ăąge ; ce qui nous est confirmĂ© par JuvĂ©nal, en parlant d’un vin . . . . Cujus patriam titulumque senectus Delevit. 4 Larvam argenteam attulit servus. — C’était, dit Plutarque, un usage que les Grecs avaient empruntĂ© des Égyptiens, et qu’ils avaient transmis aux Romains, de faire figurer dans les repas des tĂȘtes de mort, des squelettes. Le but de cette coutume, selon Scaliger, Ă©tait de porter les convives Ă  goĂ»ter les douceurs de la vie pendant qu’ils jouissaient d’une bonne santĂ©, et Ă  s’abandonner aux plaisirs que la mort devait bientĂŽt leur ravir. HĂ©rodote en parle liv. II, chap. 78. Les vers que PĂ©trone met dans la bouche de Trimalchion dĂ©veloppent cette pensĂ©e on les croirait inspirĂ©s par ce passage du livre de la Sagesse, oĂč Salomon fait dire Ă  l’impie Umbrae transitus est tempus nostrum, et non est reversio finis nostri. Venite ergo, et fruamur bonis quae sunt, et utamur creatura, tanquam in juventute celeriter. Vino pretioso et unguentis nos impleamus, et non prƓtereat nos flos temporis. Coronemus nos rosis antequam mar-cescant nullum pratum sit quod non pertranseat luxuria nostra. Nemo vestrum exsors sit luxuriƓ nostrae, ubique relinquamus signa lƓtitiƓ, quoniam haec est pars nostra, et hƓc est sors nostra. Cette idĂ©e a Ă©tĂ© reproduite sous toutes les formes par les poĂ«tes anacrĂ©ontiques ; elle fait le sujet de cette chanson si connue Nous n’avons qu’un temps Ă  vivre ; Amis, passons-le gaiement, etc. CHAPITRE XXXV. 1 Repositorium enim rotundum duodecim habebat signa in orbe disposita. — Cette machine, qui avait la forme d’un globe, et qui contenait les douze signes du zodiaque, Ă©tait sans doute une chose singuliĂšre, mais non pas nouvelle. Alexis, de Thurium, poĂ«te comique, plus ancien que MĂ©nandre, dĂ©crit ainsi, au rapport de Suidas, une machine ou un surtout de table Ă  peu prĂšs semblable AprĂšs qu’on nous eut donnĂ© Ă  laver, on dressa une table sur laquelle on servit, non du fromage, des olives, des ragoĂ»ts et d’autres mets ordinaires, mais un bassin magnifique qui reprĂ©sentait la moitiĂ© du ciel, et dans les divers compartiments duquel on avait enchĂąssĂ© tout ce que le firmament offre de plus beau des poissons, des chevreaux, des Ă©crevisses et tous les signes du zodiaque. Enfin nous portĂąmes les mains sur ces astres, et nous ne quittĂąmes le ciel qu’aprĂšs l’avoir percĂ© comme un crible. » AthĂ©nĂ©e, liv. II, chap. 18. — D’aprĂšs ce passage du poĂ«te grec, on voit que l’invention de ce globe n’était point due Ă  l’imaginative du maĂźtre d’hĂŽtel de Trimalchion, mais que c’était une nouveautĂ© renouvelĂ©e des Grecs. 2 Suadeo, inquit Trimalchio, cƓnemus ; hoc est jus cƓnƓ. — Je soupçonne fort Trimalchion de vouloir faire ici un calembour, et de jouer sur le mot jus, qui, comme chacun sait, a deux sens fort opposĂ©s jus, droit, et jus, sauce. Ainsi hoc est jus cƓnƓ signifierait Ă©galement c’est le droit du festin, c’est pour cela qu’on est Ă  table ; ou c’est l’assaisonnement, la quintessence, le plus succulent du repas. Nous voyons de mĂȘme ces mots, in jus vocare, tour Ă  tour traduits par appeler en justice, et par fricasser, mettre Ă  l’étuvĂ©e, au court-bouillon. On connaĂźt d’ailleurs le fameux calembour de CicĂ©ron Jure te adjuvabo. CHAPITRE XXXVI. 1 Altilia, et sumina ; — Altilia, toutes sortes de volailles engraissĂ©es ; sumina, sorte de ragoĂ»t fait des mamelles de la tĂ©tine d’une truie qui vient de mettre bas. Martial dit, livre XIII, Ă©pigramme 41 Esse potes nudum sumen, sic ubere largo Effluit, et vivo lacte papilla tumet. Le mot sumense prend aussi pour la poitrine d’une laie, que l’on appelle le bourbelieren termes de vĂ©nerie. 2 Garum piperatum. — Le garum Ă©tait la liqueur ou sauce que l’on lirait d’un poisson nommĂ© garon par les Grecs ; on a ensuite Ă©tendu ce nom a toutes sortes de sauces faites avec des poissons ou avec leur saumure, ce qui fait dire avec tant de raison Ă  Manilius, liv. v, vers 671, en parlant de cette sauce Hinc sanies pretiosa fluit, floremque cruoris Evomit, et mixto gustum sale temperat oris. SĂ©nĂšque dit, lettre xcvi Garum, pretiosam malorum piscium saniem ; et Martial, liv. XIII, sur le mot Ostrea Ebria baiano veni modo concha Lucrino Nobile nunc silio luxuriosa garum. On faisait le garum avec des entrailles de poisson confites dans le vin et le vinaigre, ou bien dans l’eau et le sel, et souvent dans l’huile ; on y mettait aussi du poivre, garum piperatum, comme le dit ici PĂ©trone, et quelquefois des fines herbes. Pline liv. XXXI, chap. 3 dit que le garum fait avec le maquereau seul Ă©tait le plus estimĂ© ; mais CĂ©lius Aurelianus donne le prix au garum fait avec un poisson du Nil appelĂ© silurus. C’était en mĂȘme temps la meilleure sauce Ă  servir avec les poissons. De nos jours on fait aussi diffĂ©rentes sauces avec des poissons, entre autres la sauce d’anchois dont les Anglais font un trĂšs-grand usage. 3 Pisces, qui in Euripo natabant. — L’Euripe, comme on sait, est ce bras de mer qui sĂ©pare l’üle d’EubĂ©e ou de NĂ©grepont de la GrĂšce, et qui est si resserrĂ© devant Chalcis, qu’une galĂšre pouvait Ă  peine y passer. Ce canal Ă©tait et est encore remarquable par l’irrĂ©gularitĂ© de ses marĂ©es. Les Romains avaient donnĂ©, par extension, le nom d’Euri-pes aux canaux par lesquels ils conduisaient et distribuaient les eaux pour l’embellissement de leurs maisons de campagne. Ductus aquarum quos Euripos vocant, dit CicĂ©ron de Legibus, lib. II. Ils appelaient aussi Euripes les fossĂ©s dont ils environnaient leurs cirques et leurs théùtres Civitas exstruxit theatrum, scena erat talis, et statuae super Euripum, etc. Voir Tertullien contre HermogĂšne. Sidonius Apollinaris, poĂ«me XXII, v. 208 Fusilis Euripus propter cadit unda superne Ante fores pendente lacu, venamque secuti Undosa inveniunt nantes cƓnacula pisces. PĂ©trone, par une hyperbole plaisante, donne ici le nom d’Euripe Ă  ces flots de saumure ou de court-bouillon qui, coulant des outres portĂ©es par quatre satyres, placĂ©s aux angles du surtout, allaient se rĂ©unir au fond de cette machine, et y formaient une espĂšce de lac oĂč nageaient des poissons tout accommodĂ©s. 4 Scissor, et ad symphoniam ita gesticulatus laceravit obsonium. — Ce passage, et cent autres de ce festin, prouvent que les anciens Ă©taient Lien plus raffinĂ©s que nous dans les plaisirs de la table. Nous n’avons point, comme eux, de ces Ă©cuyers tranchants qui dĂ©coupaient les viandes en mesure, aux sons de l’orchestre. CHAPITRE XXXVII. 1 Uxor, inquit, Trimalchionis, etc. — Ce n’est plus PĂ©trone qui parle ici, c’est un des affranchis de Trimalchion, ou plutĂŽt un de ses anciens compagnons d’esclavage. Nous allons, dans la suite de ce festin, voir plusieurs de ces affranchis prendre la parole un Seleucus, un PhilĂ©ros, un GanymĂšde, un Échion, etc. ; leurs locutions seront barbares et Ă©trangĂšres, fourmilleront de solĂ©cismes et de barbarismes, de mots bĂątards, formĂ©s du grec et du latin, de proverbes et de quolibets bas et grossiers, ce qui nous donnera une juste idĂ©e de l’éducation de ces parasites, et de la sociĂ©tĂ© que rassemble autour de lui ce Trimalchion, esclave parvenu, dont les goĂ»ts dĂ©pravĂ©s ne tarderont pas Ă  se faire connaĂźtre. L’hĂŽte et les convives sont dignes les uns des autres, et peuvent aller de pair ; c’est Ă  quoi il faut bien prendre garde il n’y a dans leurs discours ni justesse, ni suite, ni liaison, ni sens ce sont des maniĂšres de parler triviales, telles que Plaute, TĂ©rence et MoliĂšre en mettent dans la bouche des esclaves et des valets. Cet avertissement est nĂ©cessaire pour faire sentir et apprĂ©cier le mĂ©rite de cet ouvrage, oĂč les interlocuteurs s’expriment avec une vĂ©ritĂ© et un naturel qui prouvent dans notre auteur une observation profonde des mƓurs et du langage des diffĂ©rentes classes de la sociĂ©tĂ©. 2 Ignoscet mihi genius tuus. —Comme nous dirions en français sauf votre sait d’ailleurs que les anciens croyaient que chacun avait son gĂ©nie particulier, ainsi que nous avons notre ange gardien, nos bons et nos mauvais anges. L’auteur dit, dans un autre endroit genios vestros iratos habeam. 3 Pica pulvinaris. — Mot Ă  mot, une pie d’oreiller ; parce que c’est lorsqu’elles sont au lit avec leurs maris que les commĂšres de l’espĂšce de Fortunata donnent carriĂšre Ă  leur mĂ©disance, et cherchent Ă  nuire Ă  ceux qu’elles n’aiment pas ; d’oĂč Martial . . . . . Sit non ditissima conjux, Sit nox cum somno, sit sine lite dies. 4 Quem amat, amat ; quem non amat, non amat. — C’est un proverbe vulgaire Aut amat, aut odit mulier, nihil est tertium, dit Publius Syrus, en parlant des femmes. CHAPITRE XXXVIII. 1 Arietes a Tarento emendos. — Le territoire de Tarente Ă©tait cĂ©lĂšbre pour ses bons vins et ses bonnes laines. Martial dit, livre XIII Nobilis et lanis, et felix vitibus, Aulon Det pretiosa tibi vellera, vina mihi. Aulon est une colline fertile en vins et en troupeaux, aux environs de Tarente. On trouve aussi dans Horace, ode 6 du livre II, l’éloge des laines de Tarente Unde si Parcae prohibent iniquae, Dulce pellitis ovibus Galesi Flumen, et regnata petam Laconi ____Rura Phalantho. Varron de Re rustica, lib. II dit que les brebis de Tarente avaient de si bonne laine, qu’on les couvrait de peaux, afin que leur toison ne se gĂątĂąt pas ; c’est pour cela qu’on les appelait oves pellitƓ. 2 Semen boletorum. — De la graine de champignons ou de morilles. Ainsi Trimalchion voulait faire venir de l’Inde de la graine de champignons, quoique ces cryptogames n’en produisent point. Cela peint admirablement bien la dĂ©mence d’un de ces riches ignorants qui se figurent qu’avec de l’or on peut tout se procurer, comme le financierde La Fontaine, qui se plaignait __Que les soins de la Providence N’eussent point au marchĂ© fait vendre le dormir, __Comme le manger et le boire. 3 Ex onagro. — L’onagre est une espĂšce d’ñne sauvage. On le trouvait principalement en Phrygie et en Lycaonie. Pline liv. VIII, chap. 44 en parle ainsi Mula autem, ex equa et onagra mansuefacta, velox in cursu, duritia eximia pedum, verum strigoso corpore, indomito animo. Sed generator, onagro et asina genitus, omnes antecellit. Les riches faisaient de cet animal un objet de luxe, comme nous le prouve la lettre de CicĂ©ron Ă  Atticus, livre VI Nec deerant onagri, dit-il en parlant du voyage fastueux de VĂ©dius Pollion. 4 Collibertos ejus. — Nous voyons par lĂ  qu’à l’exception d’un trĂšs-petit nombre de personnes, telles qu’Ascylte, Encolpe, Agamemnon, tous les autres convives de Trimalchion n’étaient que des affranchis. 5 Quum olla male fervet
 amici de medio. — Quand la marmite est renversĂ©e, adieu les amis ! Horace exprime la mĂȘme idĂ©e, ode 5 du livre Ier . . . . . . Diffugiunt cadis Cum fƓce siccatis amici. 6 Apros gausapatos. — LittĂ©ralement, des sangliers en capote velue, c’est-Ă -dire encore couverts de leur peau, pour montrer qu’on les servait tout entiers ; ce qu’on ne voyait que sur les tables somptueuses. JuvĂ©nal, satire I, s’élĂšve avec su verve ordinaire contre ce luxe monstrueux . . . . Quanta est gula, quƓ sibi totos Ponit apros ! P. Servilius Rufus fut le premier, au tĂ©moignage de Pline liv. VIII, chap. 51, qui fit servir sur sa table un sanglier tout entier. CHAPITRE XXXIX. 1 Sermonibus publicatis signifie ici une conversation gĂ©nĂ©rale, par opposition aux entretiens particuliers et Ă  voix basse. C’est l’effet ordinaire du vin, que les convives commencent, dĂšs qu’ils sont ivres, Ă  parler Ă  haute voix, et souvent tous Ă  la fois. 2 Is ergo reclinatus in cubitum. — C’était un air dĂ©gagĂ©, et sans façon, fort opposĂ© Ă  la biensĂ©ance et Ă  la politesse, comme on dit parmi nous mettre les coudes sur la table. Un homme qui savait vivre se tenait droit de la ceinture en haut, sans ĂȘtre trop penchĂ© en avant sur la table, ni couchĂ© en arriĂšre ou sur le cĂŽtĂ©. 3 Sic notus Ulyxes ? — Trimalchion vient de faire un mauvais quolibet, en disant Ă  ses convives de boire assez pour mettre Ă  la nage les poissons qu’ils ont mangĂ©s, pisces nature oportet. Le voici maintenant qui fait de l’érudition Sic notus Ulyxes ? par allusion Ă  ces vers du IIe livre de l’EnĂ©ide . . . . . . Aut ulla putatis Dona carere lotis Danaum ? sic notus Ulyxes ? 4 Oportet etiam inter cƓnandum philologiam nosse. — De plus fort en plus fort ! voici notre amphitryon qui s’élĂšve Ă  la philologie, et Dieu sait quelle philologie ! Nous allons bientĂŽt le voir tomber de balourdise en balourdise. 5 In totidem se figuras convertit. — Nous ne nous arrĂȘterons pas sur l’explication astronomique, ou plutĂŽt astrologique, de ce globe cĂ©leste inventĂ© par le cuisinier de Trimalchion. Il serait en effet impossible d’expliquer toutes les absurditĂ©s que PĂ©trone met Ă  dessein dans la bouche de cet ignorant prĂ©somptueux. 6 Cornu acutum. — C’est-Ă -dire des gens Ă  se bien dĂ©fendre, et qu’il ne fait pas bon attaquer, comme l’on dit, tollere cornua, cornu ferire. Ainsi Horace, ode 21 du livre III, pour dire que le vin donne des forces et du courage Viresque, et addis cornua pauperi. 7 Laudamus urbanitatem mathematici. — Le sens de mathematicus est ici astrologue, parce qu’en effet la plupart des mathĂ©maticiens se livraient Ă  l’étude de l’astrologie. 8 Ne genesim meam premerem. — Trimalchion avait fait mettre une simple couronne sur le signe du Cancer, comme nous l’avons vu prĂ©cĂ©demment, pour ne pas dĂ©figurer son horoscope par quelque mets ignoble, mais au contraire pour en relever la noblesse. 9 CucurbitƓ. — Des tĂȘtes de citrouille. Ce n’est pas d’aujourd’hui qu’on a donnĂ© ce nom aux tĂȘtes vides et sans cervelle. JuvĂ©nal dit, satire XIV Quum facias pejora senex, vacuumque cerebro ampridem caput hoc ventosa cucurbita quƓrat. 10 Obsonatores, et rhetores. — PĂ©trone revient ici avec complaisance sur cette comparaison des rhĂ©teurs et des cuisiniers, que nous avons dĂ©jĂ  vue au commencement de cette satire. CHAPITRE XL. 1 Altera caryotis, altera thebaicis repleta. — Ces dattes croissent en Syrie et en JudĂ©e, et surtout dans le territoire de JĂ©richo elles sont jaunes et noires, grosses, rondes comme des pommes, et trĂšs-douces. Quant aux autres, appelĂ©es thebaĂŻcƓ, elles se trouvent dans les dĂ©serts de la ThĂ©baĂŻde, voisins du Grand-Caire en Égypte, qu’habitaient anciennement ces fameux anachorĂštes qui ne vivaient que de ce fruit. Ces derniĂšres sont blanches et petites, mais fort nourrissantes. Pline compte quarante-neuf espĂšces de dattes ; et comme ce fruit croit dans les forĂȘts, on en avait suspendu des corbeilles aux dĂ©fenses du sanglier, en guise des glands dont il se nourrit, pour les distribuer aux convives, comme nous le verrons bientĂŽt. CHAPITRE XLI. 1 Dionyse
 liber esto ! — C’est un jeu de mots qu’il est impossible de rendre clairement en français. Trimalchion y revient encore quelques lignes plus loin, lorsqu’il dit aux convives Non negabitis me habere Liberum patrem. Les anciens donnaient le nom de Pater Ă  presque tous les dieux, et celui de Mater aux dĂ©esses, comme le prouve le nom de Jupiter, composĂ© de Zeus et de Pater, ou, selon d’autres Ă©tymologistes, de Juvans Pater ; on trouve partout, dans les poĂ«tes, le nom de MaterdonnĂ© Ă  Junon, Ă  CĂ©rĂšs, etc. Nous rappellerons, Ă  propos de ces divers noms donnĂ©s Ă  Bacchus, qu’Antoine eut la fantaisie, en traversant la GrĂšce, de se faire appeler Liber ou Bacchus ; il prit le costume de ce dieu, et, comme lui, montĂ© sur un char traĂźnĂ© par des tigres, il se fit accompagner d’hommes et de femmes vĂȘtus en satyres et en bacchantes. Les AthĂ©niens allĂšrent Ă  sa rencontre en l’invoquant comme Bacchus ; et, pour se moquer de lui, lui offrirent en mariage la dĂ©esse Minerve, protectrice de leur ville. Antoine prit fort bien la plaisanterie ; mais, pour les payer de la mĂȘme monnaie, il accepta la fiancĂ©e qu’ils lui offraient, et leur fit payer mille talents pour sa dot. CHAPITRE XLII. 1 Homo bellus. — Cette Ă©pithĂšte bellus est parfaitement placĂ©e dans la bouche de celui qui parle, et nous apprend l’usage que l’on doit faire de ce mot, qu’on applique souvent mal Ă  propos, et qui ne peut convenir Ă  un personnage de quelque importance. Il se prenait tantĂŽt en bonne, tantĂŽt en mauvaise part. Martial raille plusieurs personnes qui, de son temps, abusaient de ce mot, dont il dĂ©termine le vĂ©ritable sens dans les Ă©pigrammes 7 du livre II et 63 du livre III, oĂč il dit Un joli homme sait et fait joliment une foule de jolies petites bagatelles inutiles ; et tout son mĂ©rite se borne lĂ  ; bien diffĂ©rent en cela d’un honnĂȘte homme, etc. » Aussi, dans le passage qui nous occupe, Seleucus, aprĂšs avoir dit que Chrysante Ă©tait un homme aimable, un joli homme, ajoute et tam bonus, comme pour corriger la faiblesse du premier Ă©loge. 2 Medicus enim nihil aliud est quam animi consolatio. — Cet axiome de PĂ©trone, quoique placĂ© dans la bouche d’un fou, est admirable. En effet, le mĂ©decin doit commencer sa cure par consoler son patient, par guĂ©rir son esprit toujours affectĂ© par la maladie. C’est ce que nĂ©gligent trop de docteurs dont l’aspect triste, la figure sĂ©vĂšre, le ton brusque et tranchant, sont plus propres Ă  intimider le malade qu’à lui donner le courage dont il a besoin. CHAPITRE XLIII. 1 Qui linguam caninam comedi. — Scheffer s’imagine Ă  tort qu’il est question ici de cette herbe qu’on appelle cynoglosse, ou langue de chien, plante borraginĂ©e, narcotique et anodine, qui n’a nullement la vertu de rendre les gens hardis Ă  parler. Linguam caninam est plutĂŽt, selon moi, une allusion Ă  l’effronterie si connue des cyniques. C’est ainsi que Quintilien dit canina eloquentia, style mordant. Dans HomĂšre, Achille irritĂ© appelle Agamemnon Ɠil de chien, et la Fable rapporte qu’HĂ©cube, captive, fut changĂ©e en chienne, et le lieu de sa sĂ©pulture, prĂšs d’Abydos, fut appelĂ© le Tombeau de la chienne, parce que, comme cet animal, HĂ©cube aboyait continuellement contre les Grecs. Cependant lingua canina ne doit pas se prendre ici en mauvaise part, car PhilĂ©ros ne dirait pas du mal de lui-mĂȘme, mais dans le mĂȘme sens que, chez nous, un saint Jean bouche d’or, un homme franc, qui ne dĂ©guise en rien sa pensĂ©e. 2 Discordia, non homo. — La discorde incarnĂ©e, la discorde en personne. Nous verrons plus loin piper, non homo. CHAPITRE XLIV. 1 Cum quo audacter posses in tenebris micare. — Expression proverbiale chez les anciens pour dĂ©signer un homme de bien. Vous auriez pu sans crainte jouer Ă  la mourre avec lui dans les tĂ©nĂšbres. » La mourre est un jeu qui consiste Ă  lever autant de doigts que l’indique celui qui commande il exige une grande vivacitĂ© dans l’exĂ©cution, et en mĂȘme temps celui qui commande a besoin de ses yeux pour voir si on lui prĂ©sente le nombre de doigts indiquĂ©. Mais GanymĂšde dit ici que Safinius Ă©tait de si bonne foi, qu’on pouvait jouer Ă  ce jeu avec lui au milieu des tĂ©nĂšbres, sans crainte qu’il accusĂąt faux. Ce jeu est trĂšs-ancien ; CicĂ©ron en parle presque dans les mĂȘmes termes que PĂ©trone Dignus est quieum in tenebris mices ; et livre III, chapitre 3 des Offices Nullum erit certamen, sed quasi forte, aut micando victus, alleri cedat aller. Calpurnius en fait mention dans sa 2e Ă©glogue Et nunc alternos magis ut distinguere cantus Possitis, ter quisque manus jactate micantes. Nec mora, discernunt digitis prior incipit Idas. Saint Augustin rapporte aussi ce proverbe, livre VIII, chapitre 5 de Trin. Nam ubi id volumus, facile habemus, ut alia omittam, vel micando digitis tribus. Porro cum quo micas in tenebris, ei liberum est, si velit, fallere. Ce jeu est encore fort en usage aujourd’hui en Italie et en Hollande parmi le menu peuple, qui joue Ă  la mourre dans les rues avec des Ă©clats de voix surprenants. 2 Nescio quid asiatici habuisse. — Ce GanymĂšde qui parle ici Ă©tait probablement originaire d’Asie, et il profite de cette occasion pour vanter l’inĂ©puisable faconde des orateurs de son pays. Les Asiatiques passaient Ă  Rome pour de grands diseurs de riens sonores, comme le prouve ce passage du chapitre 2 de notre auteur Nuper ventosa isthaec et enormis loquacitas Athenas ex Asia commigravit. Or, en Asie on exerçait les chanteurs, les comĂ©diens et toutes sortes d’acteurs, Ă  ne point suer ni cracher, pendant qu’ils Ă©taient en scĂšne. C’est Ă  cette coutume que GanymĂšde fait allusion ; et ce qu’il trouve surtout d’admirable dans Safinius, c’est qu’on ne le voyait jamais ni suer ni cracher, lorsqu’il parlait au barreau. 3 Urceatim pluebat. — Comme nous disons en français, il pleut Ă  seaux. CHAPITRE XLV. 1 Echion centonarius. — La plupart des Ă©ditions portent centenarius on appelait ainsi les affranchis qui avaient cent mille petits sesterces de rente ; mais j’ai prĂ©fĂ©rĂ© m’en tenir au manuscrit de Trau, qui porte centonarius, qui signifie ravaudeur, chiffonnier, marchand de haillons. Les discours que va tenir Échion, par exemple son allusion au paysan qui avait perdu un porc bigarrĂ©, me semblent convenir parfaitement Ă  un homme de cette profession. Cependant on donnait aussi le nom de centonarii Ă  ceux qui fournissaient dans les villes et dans les camps les objets propres Ă  Ă©teindre les incendies ; dans ce dernier sens, Échion serait une espĂšce de pompier. Ceux qui adoptent centenarius allĂšguent pour motif, que notre homme paraĂźt trĂšs-content de son sort, comme le prouvent ces mots Non, me Hercules ! patria melior dici posset ; 
 non debemus delicati esse ubique melius caelus est... Tu, si aliubi fueris, dices, hic porcos coctos ambulare, etc. ; mais l’expĂ©rience prouve que les hommes les plus pauvres ne sont pas toujours ceux qui se plaignent le plus de leur condition. 2 Familia non lanistitia, sed plurimi liberti. — Les maĂźtres qui instruisaient les gladiateurs portaient le nom de lanistae ; ils achetaient des esclaves ou prenaient des enfants trouvĂ©s qu’ils Ă©levaient pour cette profession. On appelait une troupe de ces gladiateurs familia lanistitia, c’est-Ă -dire cui lanista prƓerat. Auguste les chassa de Rome, au rapport de SuĂ©tone, dans la vie de cet empereur, chapitre 42 ; SĂ©nĂšque en parle aussi, de Beneficiis. Les Romains en vinrent Ă  un tel excĂšs de cruautĂ© au sujet des combats de gladiateurs, qu’outre les esclaves sans nombre qu’ils faisaient Ă©gorger dans ces affreux spectacles, ils y engageaient encore des affranchis et des citoyens qui jouissaient d’une pleine libertĂ©. SuĂ©tone, dans la Vie de NĂ©ron, dit que ce prince poussa encore plus loin la barbarie, et qu’il fit paraĂźtre dans un amphithéùtre qu’il fit bĂątir exprĂšs, non pas des gladiateurs ordinaires ni mĂȘme des affranchis, mais des chevaliers et des sĂ©nateurs romains, au nombre de mille ; et que, non content de cela, il en contraignit quelques-uns des plus considĂ©rables Ă  combattre contre les bĂȘtes fĂ©roces il y fit mĂȘme combattre des femmes. Caligula Ă©gala et surpassa mĂȘme la cruautĂ© de NĂ©ron. Claude, l’imbĂ©cile Ă©poux de Messaline, ayant vu avec un extrĂȘme plaisir deux gladiateurs se tuer l’un l’autre en mĂȘme temps, se fit apporter leurs Ă©pĂ©es pour en faire deux couteaux de table ! Voyezle mĂȘme SuĂ©tone, Vies de Caligula et de Claude. 3 Non est mixcix. — J’ignore quel est le sens et l’étymologie de ce mot ; peut-ĂȘtre faudrait-il Ă©crire mittix de mittere, c’est-Ă -dire missio-tiem dare gladiatoribus ; non est mittix, il n’est point homme Ă  mĂ©nager ses esclaves, il veut qu’on se batte sans quartier, sine fuga, ut amphitheatrum videat carnarium in medio, pour que les spectateurs jouissent d’un vĂ©ritable carnage au milieu du Cirque ; ferrum optimum daturus est, il donnera aux gladiateurs du fer bien trempĂ©, et non pas de ces Ă©pĂ©es au tranchant Ă©moussĂ© comme celles dont on se sert au théùtre. Peut-ĂȘtre faut-il lire simplement mitis au lieu de mixcix ou mittix. 4 Mulierem essedarium. — Juste-Lipse, dans ses Saturnales, traite amplement de ces espĂšces d’amazones qui montaient des chars armĂ©s en guerre. Essedaria de esseda, chariot dont se servaient les Gaulois et les Bretons, et qui avait Ă©tĂ© inventĂ© chez les Belges. 5 Qui deprehensus est, quum dominam suam delectaretur. — Deprehensus est le terme propre pour dire surpris en adultĂšre. Horace, satire 2 du livre I Deprendi miserum est. . . . . . . Par la loi Julia de l’empereur Auguste, la peine de ce crime n’était que l’exil. Cependant, sous ce mĂȘme prince et sous ses successeurs, les adultĂšres furent souvent condamnĂ©s Ă  mort par plusieurs dĂ©crets particuliers, jusqu’à ce que, par les constitutions gĂ©nĂ©rales de l’empereur ThĂ©odose et ensuite de Justinien, les peines contre tous les adultĂšres fussent rendues capitales. Outre cela, il avait Ă©tĂ© permis de tout temps au mari qui surprenait un coupable en flagrant dĂ©lit de le tuer, si c’était un esclave, comme celui dont parle PĂ©trone. 6 Glyco autem, sestertiarius homo, dispensatorem ad bestias dedit. — Sestertiarius homo, un homme de quatre sous, un homme de rien. Pour comprendre ce passage, il faut bien faire attention Ă  ces mots ad bestias dedit. Cela ne veut pas dire que Glycon a fait jeter aux bĂȘtes son trĂ©sorier, mais simplement qu’il l’a condamnĂ© aux bĂȘtes. Ce Glycon, cet homme de rien, n’ayant probablement ni bĂȘtes fĂ©roces, ni amphithéùtre pour faire exĂ©cuter sa condamnation, a donnĂ©, peut-ĂȘtrc mĂȘme vendu cet esclave Ă  Titus, pour que celui-ci le fit dĂ©chirer par les bĂȘtes dans le spectacle de gladiateurs qu’il est sur le point d’offrir au public. Ce qui prouve que la sentence n’est pas encore exĂ©cutĂ©e, c’est qu’Échion ajoute Ridebis populi rixam inter zelotypos, et amasiunculos. Vous rirez de voir les spectateurs prendre parti les uns pour le mari jaloux, les autres pour le galant favorisĂ©. » Ce motridebisindique clairement que le supplice n’a pas encore eu lieu. C’est ainsi que nous voyons dans le Martyre de sainte PerpĂ©tue Quia sciebam me ad bestius datam esse, mirabar quod non mitterentur mihi bestiƓ. Dans ce passage, datam esse ad bestias ne signifie pas jetĂ©e aux bĂȘtes, mais condamnĂ©e aux bĂȘtes, et a le mĂȘme sens que pronunciare ad bestias que nous trouvons dans Tertullien, de Resurre-ctione carnis ; de mĂȘme, dare ad remum, dans SuĂ©tone, condamner aux galĂšres. 7 Magis illa matella digna fuit, quam taurus jactaret. — Matella, un pot de nuit, c’est-Ă -dire une femme impudique ; quam taurus jactaret, qu’un taureau la fĂźt sauter en l’air. C’était le supplice des adultĂšres. Nodot prĂ©tend qu’on les exposait ainsi Ă  la fureur des cornes d’un taureau pour en avoir fait pousser sur le front de leurs maris. » Ce qu’il y a de certain, c’est que, pour entretenir les taureaux dans cet exercice, on plaçait, dans les amphithéùtres, de gros rouleaux de bois qu’ils ramassaient avec leurs cornes, et qu’ils lançaient, en l’air avec une grande vigueur. Martial, Ă©pigramme 21, sur les Spectacles de Domitien Namque gravem gemino cornu sic excutit ursum, Jactat ut inipositas taurus in astra pilas. Nous trouvons encore dans le Martyre de sainte PerpĂ©tue Puellis ferocissimam vaccam prƓparavit prior Perpetua jactata est ; et Rufin dit, dans son Histoire ecclĂ©siastique Quum a tauro ferociter instigata fuisset, innumeris ictibus lacessita, et toto arenae ambitu jactata, nihil lƓditur. 8 Colubra restem non parit. — Une couleuvre n’engendre pas une corde. C’est un proverbe qui a le mĂȘme sens que cet autre qu’on trouve dans un ancien poĂ«te E vipera rursum vipera nascitur. C’est l’équivalent, de celui-ci Bon chien chasse de race. 9 Tertiarius mortuus pro mortuo. — Les anciens, Ă  un gladiateur vaincu, en substituaient, jusqu’à trois l’un aprĂšs l’autre, pour combattre contre le vainqueur ; on les appelai subdititii ou snpposititii ou tertiarii, en grec ephedroi. Ici PĂ©trone dit que le gladiateur qu’on substitua Ă  un autre, qui venait de mourir, Ă©tait lui-mĂȘme un mort, un cadavre, mortuus pro mortuo, car il avait les nerfs coupĂ©s, nervia prĂŠcisa. Caracalla, au rapport de Dion dans la Vie de cet empereur, prenait un si grand plaisir Ă  voir rĂ©pandre le sang des gladiateurs, qu’il en obligea un, nommĂ© Baton, Ă  combattre dans un mĂȘme jour contre trois autres successivement, jusqu’à ce qu’il l’eĂ»t fait tuer ; aprĂšs quoi il lui fit faire des obsĂšques magnifiques. 10 Ad summam, omnes postea secti sunt. — La loi des gladiateurs les contraignant Ă  combattre jusqu’à la mort, ceux qui n’avaient pas de cƓur, aprĂšs un combat d’un moment, se blessaient eux-mĂȘmes, et se coupaient quelquefois un bras pour Ă©mouvoir la compassion des spectateurs et obtenir qu’on leur sauvĂąt la vie. C’est lĂ  le sens de secti sunt Ils se firent quelques blessures pour terminer le combat. » JuvĂ©nal, dans sa deuxiĂšme satire, dit en parlant d’un de ces poltrons . . . . . Sergiolus jam radere guttur CĂŠperat, et secto requiem sperare lacerto. CHAPITRE XLVI. 1 Cicaro meus. — C’est un terme de tendresse, comme nous disons en français mon poupon, mon poulet. Horace, satire 3 du livre II, en parlant d’un enfant, l’appelle catellus. Ce qui prouve que Cicaro n’est pas ici un nom propre, mais un surnom d’amitiĂ©, c’est que Trimalchion s’en sert dans la suite de cette satire, chapitre 7-1, pour dĂ©signer son fils, ou du moins un enfant qu’il affectionnait beaucoup Ad dexteram pones statuam FortunatĂŠ meĂŠ, et catellam cingulo alligatam, et Cicaronem meum. Selon Heinsius et Burmann, Cicaro serait mis ici, par corruption, pour Cicero, nom que les anciens donnaient Ă  tous les enfants qui annonçaient de grandes dispositions, comme nous dirions d’un enfant bornĂ© Ce n’est pas un Voltaire. Quintilien, livre X, dit en parlant de CicĂ©ron Apud posteros id consequutus est, ut Cicero non jam hominis nomen, sed eloquentiĂŠ habeatur. Peut-ĂȘtre est-ce lĂ  l’origine du nom de cicerone que l’on donne, en Italie, Ă  ceux qui se louent aux Ă©trangers pour leur montrer et leur expliquer les antiquitĂ©s de cette contrĂ©e. 2 Libra rubricata. — Pour libros rubricutos ; barbarisme grossier, qui indique assez l’ignorance de celui qui parle. C’est ainsi que l’on appelait les livres de droit, parce que les titres en Ă©taient Ă©crits en lettres rouges, ce qui leur fit donner le titre de rubriques. Perse, satire cinquiĂšme, dit, en parlant d’un livre renfermant les rĂ©ponses d’un cĂ©lĂšbre jurisconsulte Excepto, si quid Mazuri rubrica vetavit. Ce mot est passĂ© de la jurisprudence dans le langage ordinaire, pour signifier des ruses, des finesses, des dĂ©tours. 3 Destinavi illum artificium aut tonsorium doceri, aut prƓconem, aut certe causidicum. — Admirez la progression dans laquelle cet affranchi place les diverses professions auxquelles son fils peut prĂ©tendre, s’il apprend bien le droit J’ai rĂ©solu, dit-il, de lui faire apprendre quelque profession utile, comme celle de barbier, de crieur public, ou tout au moins d’avocat. Et ce n’est pas sans raison qu’il place en premiĂšre ligne le mĂ©tier de barbier ; car, sous NĂ©ron et ses successeurs, on vit souvent les premiĂšres charges de la cour occupĂ©es par des gens qui avaient Ă©tĂ© barbiers ou baigneurs. Ce qui motive encore son estime particuliĂšre pour les barbiers, c’est qu’on en vit plusieurs qui l’emportaient en crĂ©dit et eu richesses sur tous les patriciens ; comme celui dont parle JuvĂ©nal dans sa premiĂšre satire Patricios omnes opibus quum provocet unus Quo tondente gravis juveni mihi barba sonabat. Il juge, en outre, que faire de son fils un barbier ou un crieur public, c’est plus que d’en faire un avocat. Il avait vu sans doute plus de gens de cette sorte, que d’avocats, faire fortune Ă  la cour. Ainsi, le mĂȘme JuvĂ©nal dit, satire VII, que si l’empereur ne relevait pas la fortune et l’espĂ©rance des poĂ«tes, les plus cĂ©lĂšbres allaient se faire ou baigneurs, ou boulangers, ou crieurs publics . . . . . Quum jam celebres notique poetae Balneolum Gabiis, Romae conducere furnos Tentarent ; nec fƓdum alii, nec turpe putarent PrƓcones fieri. Martial, livre V, Ă©pigramme 50, donnant des conseils Ă  un de ses amis sur l’éducation de son fils, lui recommande de l’’éloigner de l’étude de l’éloquence, de la poĂ©sie, du droit et de toutes les sciences ; et il ajoute Veut-il apprendre quelque chose d’utile, qu’il se fasse musicien ou joueur d’instruments Fac, discat citharƓdus, aut choraules ; ou, s’il n’a pas assez d’esprit pour ces arts, faites-le crieur public ou architecte, » Et livre VI, Ă©pigramme 8, il raconte qu’un vieillard avait refusĂ© sa fille Ă  deux prĂ©teurs, quatre tribuns, sept avocats et dix poĂ«tes, PrƓtores duos, quatuor tribuni, Septem causidici, decem poetƓ, pour la donner Ă  un crieur public. CHAPITRE XLVII. 1 Petauristarios. — Il paraĂźt, d’aprĂšs ce passage, que les anciens Ă©taient parvenus Ă  dresser des porcs Ă  diffĂ©rents exercices de voltige et Ă  certains tours d’adresse, ce qui est prodigieux, vu la lourdeur et le peu d’intelligence de ces animaux. 2 Vitulos, aeno coctos. — On servait sur la table, des veaux, des porcs, des sangliers tout entiers. Érasme rapporte le proverbe Solidos e clibano boves ; et le poĂ«te comique Antiphane, au rapport d’AthĂ©nĂ©e, livre IV, dit, dans sa piĂšce intitulĂ©e PĂ©lops Nos pĂšres faisaient rĂŽtir un bƓuf entier, un mouton, un cerf. On dit mĂȘme, ajoute-t-il, qu’un cuisinier ce qui est monstrueux fit rĂŽtir et servit au grand roi le roi des Perses un chameau tout entier ! 3 Ex quota decuria es ? — Chaque corps de mĂ©tier avait, chez les anciens, ses chefs, qu’on appelait dĂ©curions, et chacun d’eux avait plusieurs ouvriers et artisans dans sa dĂ©curie, c’est-Ă -dire sous sa direction. Ces dĂ©curies Ă©taient plus ou moins honorables, selon la profession ou l’emploi de ceux dont elles Ă©taient composĂ©es ; ce qui faisait que l’on tirait quelquefois un homme d’une dĂ©curie pour le placer dans une autre plus distinguĂ©e, pour rĂ©compenser son mĂ©rite ; et quelquefois aussi qu’on le faisait descendre dans une dĂ©curie infĂ©rieure pour le punir. Ex quota decuria es ? Ces paroles sont pleines de vanitĂ© et d’ostentation par lĂ  Trimalchion indique qu’il avait tant d’esclaves, qu’il Ă©tait obligĂ© de les distinguer par dĂ©curies. Or, les Romains avaient trois sortes de valets les principaux se nommaient atrienses, et ils servaient dans le palais ; viatores Ă©taient les valets de pied, qu’on envoyait de cĂŽtĂ© et d’autre, et qu’on appelait aussi cursores ; les moins estimĂ©s Ă©taient les villici,' 'ou valets de basse-cour. CHAPITRE XLVIII. 1 Dicitur confine esse Tarracinensibus et Tarentinis. — La premiĂšre de ces villes est dans la campagne de Rome, et la seconde aux extrĂ©mitĂ©s du royaume de Naples. Ce passage suffirait seul pour prouver que ce n’est pas NĂ©ron que PĂ©trone a eu en vue sous le nom de Trimalchion cet empereur n’était pas sans doute un Ă©rudit, mais il n’était pas non plus d’une ignorance assez grossiĂšre pour commettre d’aussi lourdes bĂ©vues. Il est donc beaucoup plus probable que notre auteur a voulu peindre ici Tigellin, cet homme sorti de la lie du peuple, qui, Ă  force de bassesses et d’intrigues, parvint Ă  supplanter PĂ©trone dans la faveur de NĂ©ron, et bientĂŽt aprĂšs Ă  le perdre. CHAPITRE L. 1 Quum Ilium cuptum est, Annibal, homo vafer, etc. — Cette histoire, ou plutĂŽt ce conte de Trimalchion sur l’origine de l’airain de Corinthe, est parfaitement conforme Ă  son Ă©ducation, et offre un trait d’excellent comique. Personne n’ignore combien Annibal fut postĂ©rieur Ă  la guerre de Troie. Ce fut l’an de Rome 608, cinquante-sept ans aprĂšs qu’Annibal eut quittĂ© l’Italie, que les Romains prirent Corinthe et la livrĂšrent aux flammes. On prĂ©tend que, du mĂ©lange des mĂ©taux qui se fondirent dans l’embrasement de cette ville, se forma le bronze de Corinthe. CHAPITRE LI. 1 Fuit tamen faber, qui fecit phialam vitream, quĂŠ non frangebatur. — Parmi les dĂ©couvertes que nous devons aux anciens, il en est peu de plus utiles pour les commoditĂ©s et les agrĂ©ments de la vie que l’invention du verre. Cette dĂ©couverte est due au hasard, et remonte Ă  mille ans environ avant l’ùre chrĂ©tienne. Pline dit que des marchands de nitre, qui traversaient la PhĂ©nicie, s’étant arrĂȘtĂ©s sur les bords du fleuve BĂ©los pour y faire cuire leur nourriture, mirent, Ă  dĂ©faut de pierres, des morceaux de nitre pour soutenir leurs vases, et que ce nitre, mĂȘlĂ© avec le sable, se fondit Ă  la chaleur du feu, et forma une liqueur claire et transparente qui, s’étant figĂ©e, donna la premiĂšre idĂ©e de la façon du verre. Il est d’autant plus Ă©tonnant que les anciens n’aient pas connu plus tĂŽt l’art de rendre le verre propre Ă  transmettre la lumiĂšre dans leurs maisons, et Ă  conserver la reprĂ©sentation des objets, en appliquant l’étain derriĂšre les glaces, que les progrĂšs de la dĂ©couverte du verre furent chez eux portĂ©s fort loin. En effet, quels beaux ouvrages n’ont-ils pas faits avec cette matiĂšre ! Quoi de plus superbe, par exemple, que ces colonnes de verre, d’une hauteur et d’une grosseur prodigieuses qui dĂ©coraient le temple de L’üle d’Aradus ? Mais le plus fameux ouvrage en verre est le théùtre que Seaurus fit construire, pendant qu’il Ă©tait Ă©dile ce théùtre avait trois Ă©tages ornĂ©s de trois cent soixante colonnes. Le premier Ă©tage Ă©tait tout de marbre ; le deuxiĂšme, tout incrustĂ© de verre en mosaĂŻque, ornement jusqu’alors inconnu, et qui n’a jamais Ă©tĂ© imitĂ© depuis ; le troisiĂšme Ă©tait de bois dorĂ©. Les colonnes du premier Ă©tage avaient 13 mĂštres environ de hauteur ; trois mille statues de bronze, placĂ©es entre les piliers, rendaient ce théùtre le plus noble et le plus somptueux que l’on ait jamais vu. Quant Ă  l’histoire racontĂ©e par Trimalchion au sujet du verre mallĂ©able, elle ne mĂ©rite aucune croyance. C’était un conte dĂ©jĂ  usĂ© chez les anciens, et dont les hommes instruits se moquaient. Cependant, il paraĂźt qu’on y croyait encore du temps de Pline l’Ancien, qui place cette invention sous le rĂšgne de TibĂšre. Voyez livre xxxvi, chapitre 26, oĂč il assure qu’on se contenta de ruiner la boutique et les instruments de l’ouvrier. D’autres auteurs, comme Dion, livre LVII, et Isidore, livre XVI, chapitre 15. prĂ©tendent qu’on fit mourir l’inventeur. CHAPITRE LII. 1 Quemadmodum Cassandra occidit filios suos. — Cette histoire de Cassandre qui tue ses enfants, et de NiobĂ© enfermĂ©e dans le cheval de Troie, est une nouvelle preuve de l’ignorance de Trimalchion, qui, voulant expliquer Ă  ses convives les sujets ciselĂ©s sur ses amphores d’argent, brouille, confond les faits et les Ă©poques. Qu’est-ce encore que ces combats d’HermĂ©ros et de PĂ©tracte ? Je pense que notre Midas veut parler du combat d’Hector et de Patrocle. On voit tous les jours des gens sans Ă©ducation commettre de pareilles bĂ©vues, lorsqu’ils veulent faire preuve d’érudition. Ce serait donc peine perdue que de chercher Ă  expliquer sĂ©rieusement les discours de cet ivrogne. 2 Credite mihi, cordacem nemo melius ducit. — La cordace, danse lascive des Grecs. AthĂ©nĂ©e, livres IX et XIV, dit qu’il n’y avait que des personnes sans pudeur qui osassent la danser elle Ă©tait probablement du genre des boleros espagnols et de la chahut de nos guinguettes. Meursius, dans son Orchestrum, prodigue l’érudition sur cette danse, et cite une multitude de passages empruntĂ©s d’auteurs grecs et latins qui en ont parlĂ© ; mais nous n’avons pu faire aucun usage des lambeaux qu’il entasse sans choix et sans ordre, malgrĂ© l’extrĂȘme envie que nous avions d’offrir Ă  nos lecteurs une description dĂ©taillĂ©e de cette danse. Quoi qu’il en soit, elle devait ĂȘtre d’une indĂ©cence rare ; puisque Trimalchion veut en amuser l’ivresse de ses convives et la sienne ; et nous croyons pouvoir, sans nous tromper, la ranger dans la classe des danses obscĂšnes. Les Grecs en firent leurs dĂ©lices, et les Romains l’adoptĂšrent avec une espĂšce de fureur, lorsqu’ils eurent pris les mƓurs, les arts et les vices de la GrĂšce. C’est probablement la cordace qui donna aux Romains l’idĂ©e de la danse nuptiale qui offrait la peinture la plus dissolue de toutes les actions secrĂštes du mariage. La licence de cet exercice fut poussĂ©e si loin sous le rĂšgne de TibĂšre, que le sĂ©nat fut forcĂ© de chasser de Rome, par un dĂ©cret solennel, tous les danseurs et tous les maĂźtres de danse ; mais le mal Ă©tait trop grand, lorsqu’on y appliqua ce remĂšde extrĂȘme, et la dĂ©fense ne servit qu’à rendre ce plaisir plus piquant. Qui le croirait ? la jeunesse romaine prit la place des danseurs Ă  gages qu’on avait chassĂ©s. Le peuple imita la noblesse ; et les sĂ©nateurs eux-mĂȘmes n’eurent pas honte de se livrer Ă  cet indigne exercice. Il n’y eut plus de distinction sur ce point entre les plus grands noms et la plus vile canaille de Rome. Enfin l’empereur Domitien, qui n’était rien moins que dĂ©licat sur les mƓurs, se vit obligĂ© d’exclure du sĂ©nat des pĂšres conscrits qui s’étaient avilis au point, d’exĂ©cuter en public ces sortes de danses. Cette frĂ©nĂ©sie de danser Ă©tait bien Ă©loignĂ©e de la modestie des mƓurs romaines du temps de CicĂ©ron, qui, dans l’oraison pro Murena, dit que l’on ne pouvait faire Ă  un homme une injure plus grave que de l’appeler danseur Un homme, ajoute-t-il, ne peut danser, s’il n’est ivre ou fou. CHAPITRE LIII. 1 Saltuariorum testumenta. — Saltuarii, ceux qui Ă©taient chargĂ©s de la garde des forĂȘts et des fruits. 2 Trimalchio cum elogio exheredabatur. — Tel Ă©tait le malheur de ces temps-lĂ , que les empereurs cassaient souvent, les testaments des particuliers pour s’emparer de leurs biens. DĂšs lors, ceux qui voulaient en conserver une partie Ă  leur famille Ă©taient obligĂ©s de faire un legs considĂ©rable Ă  l’empereur, pour l’intĂ©resser Ă  maintenir leurs dispositions testamentaires. Quelques-uns s’en excusaient dans leurs testaments, et y expliquaient les raisons qu’ils avaient de ne rien laisser Ă  l’empereur. C’est le sens du mot elogium, qui, dans le droit, se prend ordinairement en mauvaise part, et s’applique aux motifs qu’on allĂ©guait pour exhĂ©rĂ©der quelqu’un. Ainsi saint Augustin in Sermone de vita et moribus clericorum dit Ambos exheredavit, illum cum laude, istum cum elogio. CHAPITRE LIV. 1 Alienum mortuum plorare. — Allusion au mĂ©tier de ces femmes qu’on louait pour pleurer aux funĂ©railles. Lucilius, satire XXII, dit Ă  ce sujet CouductƓ flent alieno in funere ; Stace, livre V des Silves, vers 245 Non sua funera plorant ; et SĂ©nĂšque, de Clementia, livre X, chapitre 6 Qui a sapiente exigit ut lamentationem exigat et in alienis funeribus gemitus. CHAPITRE LV. 1 Summa carminis penes Nursum Thracem commorata est. — Quelques critiques veulent que ce Marsus soit le poĂ«te de ce nom auquel Martial liv. IV, Ă©pigr. 29 attribue un poĂ«me sur les Amazones, et dont les ouvrages n’existent plus, Ă  l’exception du quatrain suivant sur la mort de Tibulle, dont il Ă©tait contemporain, et qui mourut apparemment peu de jours aprĂšs Virgile Te quoque Virgilio comitem non Ɠqua, Tibulle, Mors juvenem campos misit in Elysios, Ne foret, aut Elegis molles qui fleret amores, Aut caneret forti regia bella manu. D’autres critiques ont substituĂ© Mopsus, poĂ«te tragique, Ă  Marsus. Mais, dit Burmann, on ne voit nulle part que ni l’un ni l’autre soient nĂ©s dans la Thrace. D’ailleurs, il est vraisemblable que les convives de Trimalchion, beaux esprits, qui affectaient la grĂ©comanie, qui faisaient Ă  l’envi parade de leur Ă©rudition, ont imaginĂ© de citer plutĂŽt quelque poĂ«te ancien de la GrĂšce, qu’un poĂ«te latin moderne ; et comme l’intention de PĂ©trone Ă©tait de les tourner en ridicule, et de mettre dans tout son jour la bĂȘtise de ces fanfarons de science, il n’est pas Ă©tonnant qu’ils aient nommĂ© prĂ©cisĂ©ment le plus mauvais. J’aime donc mieux croire, ajoute Burmann, que les copistes, pour abrĂ©ger le mot, ont Ă©crit Morsum pour Morsimum. Morsimus Ă©tait effectivement un poĂ«te tragique, que Suidas reprĂ©sente comme le plus mĂ©prisable des Pradons de la GrĂšce, et dont Aristophane se moque dans sa comĂ©die des Grenouilles. 2 Quid putes inter Ciceronem et Publium interesse. — Publius Syrus, ainsi nommĂ© parce qu’il Ă©tait nĂ© en Syrie, fut conduit comme esclave Ă  Rome, y acquit dans la suite beaucoup de cĂ©lĂ©britĂ© par ses comĂ©dies, qui lui valurent l’estime et la protection de Jules CĂ©sar. Decius Laberius, qui excellait dans ce genre, appelĂ© mimique par les anciens, venait de mourir. Publius, qui avait Ă©tĂ© quelque temps son rival, lui succĂ©da, et obtint des succĂšs plus Ă©clatants encore que son prĂ©dĂ©cesseur. Quelques anciens ont mis les piĂšces de ce mimographe au-dessus de tout ce que les poĂ«tes tragiques et comiques avaient produit de meilleur. Jules CĂ©sar en faisait un cas infini ; et, aprĂšs lui, Cassius Severus et SĂ©nĂšque le Philosophe en jugĂšrent trĂšs-favorablement. NĂ©anmoins ses piĂšces n’eurent pas le mĂȘme succĂšs dans tous les temps l’empereur Claude en raffolait ; mais, Ă  cette Ă©poque, le peuple jadis roi ne partageait pas l’engouement du prince, et frondait au théùtre l’admiration de l’auguste protecteur. Claude prit le parti d’user de rigueur ; et, tandis que Messaline remplissait Rome et l’univers du scandale de ses dĂ©bauches, plus soigneux de la gloire de Publius que de l’honneur du lit impĂ©rial, il ordonnait au censeur de prendre les prĂ©cautions nĂ©cessaires pour forcer les Romains Ă  rire aux comĂ©dies de son poĂ«te favori. Quoi qu’il en soit, CicĂ©ron, trĂšs-bon juge en littĂ©rature, ou n’aimait pas le genre de Publius, ou mĂ©prisait ses talens ; car il Ă©crit Ă  l’un de ses amis qu’il a su se faire assez de violence pour assister sans ennui, pendant les jeux cĂ©lĂ©brĂ©s par CĂ©sar, aux piĂšces de Publius et de Laberius. Mais, pensĂąt-on diffĂ©remment sur le compte de ce poĂ«te, le parallĂšle que fait Trimalchion n’en paraĂźtra sĂ»rement pas moins absurde au lecteur sensĂ© car l’auteur des Offices, des Tusculanes, et de tant d’autres ouvrages sĂ©rieux et sublimes, ne peut avoir aucun Irait de ressemblance avec un poĂ«te comique, quelles que soient les saillies aimables et spirituelles que celui-ci ait semĂ©es dans ses piĂšces. 3 Ciconia etiam grata, peregrina, hospita. — Avant le rĂšgne d’Auguste, on ne s’était pas encore avisĂ© de manger des cigognes ; d’oĂč Horace dit, satire 2 du livre II Tutus erat rhombus, tutoque ciconia nido, Donec vos auctor docuit praetorius. Ce fut un certain Acinius Rufus qui, le premier, fit servir des cigognes sur sa table, et les mit Ă  la mode ; et comme ensuite il brigua la prĂ©ture qui lui fut refusĂ©e, on fit Ă  ce propos une chanson dont voici le sens Si ce galant Rufus, qui apprĂȘte si bien les cigognes, n’a pas eu les suffrages en sa faveur, c’est que le peuple a voulu venger la mort de ces oiseaux. Les cigognes, d’ailleurs, n’étaient pas bonnes Ă  manger leur raretĂ© en faisait tout le prix. 4 Æquum est, induere nuptam ventum textilem. — SĂ©nĂšque, de Beneficiis, lib. VII, dit Je vois des vĂȘtements de soie, si l’on peut appeler vĂȘtements ces Ă©toffes qui ne mettent Ă  couvert ni le corps ni la pudeur, et avec lesquelles une femme ne peut dire, sans mentir, qu’elle n’est pas nue. C’est ce qu’on va chercher Ă  grands frais chez des nations inconnues, afin que nos femmes fassent voir au public tout ce qu’elles peuvent faire voir en particulier Ă  leurs galants. » Il n’est pas nĂ©cessaire de faire sentir le rapport qui existe entre le passage de SĂ©nĂšque et les vers de PĂ©trone Æquum est, induere nuptam ventum textilem, Palam prostare nudam in nebula linea. Varron appelle ces habits vitreas togas, des robes de verre. Saint JĂ©rĂŽme, Ă©crivant Ă  LĂ©ta sur l’éducation de sa fille, veut qu’elle porte des habits qui la garantissent du froid, et qui ne la laissent pas nue en la couvrant Non quibus vestita corpora nudentur. Horace, satire 2 du livre I . . . . . Cois tibi paene videre est, Ut nudam. . . . Coae vestes Ă©taient des habits d’une gaze trĂšs-fine qu’on faisait dans l’üle de Cos, oĂč il y avait une grande quantitĂ© de vers Ă  soie Pline, liv. II, chap. 23. CHAPITRE LVI. 1 Puerque, super hoc positus officium, apophoreta recitavit. — Les Romains, pendant les Saturnales, et lorsqu’ils donnaient des festins, faisaient des espĂšces de loteries oĂč l’on tirait des billets qui contenaient toutes sortes de choses dont le maĂźtre de la maison faisait prĂ©sent aux convives. Pour rendre ces loteries plus divertissantes, au lieu de billets blancs, comme dans les nĂŽtres, on y mettait des sentences extravagantes ou des choses de nulle valeur, pour se moquer de ceux Ă  qui ces billets tombaient en partage. SuĂ©tone, dans la Vie d’Auguste, chapitre 75, en donne des exemples Aux Saturnales, dit-il, et mĂȘme en d’autres occasions oĂč il voulait se divertir, cet empereur faisait des loteries oĂč il mettait des habits magnifiques, de l’or, de l’argent, quelquefois des mĂ©dailles ; puis des Ă©ponges, des pelles Ă  feu, des pincettes, des tuniques de poil de chĂšvre, et des lots encore plus bizarres. » Le mĂȘme historien dit que NĂ©ron faisait en particulier de semblables loteries, et que dans les fĂȘtes qu’il cĂ©lĂ©bra pro Ɠternitate imperii, pour l’éternelle durĂ©e de l’empire, il en ouvrit de publiques, oĂč il fut, selon sa coutume dans ces sortes d’occasions, gĂ©nĂ©reux et prodigue Ă  l’excĂšs. Il faisait jeter au peuple mille billets par jour, dont quelques-uns renfermaient des lots assez considĂ©rables pour faire tout d’un coup la fortune de ceux entre les mains desquels ils tombaient. Louis XIV donna quelquefois le mĂȘme divertissement Ă  sa cour ; mais la dignitĂ© naturelle du prince n’y admettait que des accessoires convenables Ă  la majestĂ© du trĂŽne. 2 Argentum sceleratum ! — L’argent est appelĂ© ici sceleratum, c’est-Ă -dire causa omnium scelerum. . . . . . Quid non mortalia pectora cogis Auri sacra fames ? a dit Virgile. On donnait Ă  Rome le nom de sceleratus, non-seulement aux personnes qui commettaient des crimes, mais aux choses inanimĂ©es. C’est ainsi qu’on appelait porte ScĂ©lĂ©rate la porte Carmentale, par oĂč Ă©taient sortis les trois cent six Fabiens qui furent tous tuĂ©s par les Étruriens ; et rueScĂ©lĂ©rate,celle dans laquelle la femme de Tarquin fit passer son char sur le corps de son pĂšre. 3 Seriphia et contumelia ! — Il y a dans ce passage une foule de jeux de mots et de mauvaises plaisanteries dont le sens est souvent inintelligible. Cependant nous avons quelquefois rĂ©ussi Ă  les comprendre tel est, par exemple, le rapport de son, intraduisible en français, qui existe entre contumelia, des outrages, et contus cum malo, un croc et une pomme ; le rapport de forme entre porri, des poireaux, et flagellum, un fouet ; entre canalem et pedalem un canal et une mesure d’un pied, et lepus et solea, un liĂšvre et une pantoufle. Mais entre les mots murƓnam et litteram, et murem cum rana alligatum et fascem betƓ, le jeu de mots est encore plus facile Ă  saisir murƓna, en effet, renferme, Ă  une lettre prĂšs, mus et rana. Pour comprendre l’analogie qui existe entre litteram et betƓ, il faut se rappeler que beta, B, est la seconde lettre de l’alphabet grec. Ces niaiseries sont bien dignes de Trimalchion et de ses convives. CHAPITRE LX. 1 Repente lacunaria sonare caeperunt. — Les Romains Ă©taient si somptueux dans leurs festins, que les lambris de leurs salles Ă  manger se changeaient quelquefois Ă  chaque service, soit en tournant sur eux-mĂȘmes, soit en s’entr’ouvrant. SĂ©nĂšque, Ă©pĂźtre 91 Qui versatilia coenationum laquearia ita coaginentat, ut subinde alia facies atque alia succedat, et toties tecta quoties fercula mutentur, etc. SuĂ©tone, dans la Vie de NĂ©ron, chapitre 31, dĂ©crit de semblables lambris pratiquĂ©s dans le palais de cet empereur, et d’oĂč l’on rĂ©pandait sur les convives des fleurs et des parfums. 2 CoronƓ aureƓ, cum alabastris unguenti, pendebant. — AthĂ©nĂ©e, livre xv, nous apprend qu’on apportait pour chacun des convives des couronnes et des parfums, avant de servir le fruit les Grecs les faisaient descendre du plafond Ă  l’aide d’une machine. Le poĂ«te Alexis raconte que l’on vit paraĂźtre dans les banquets des colombes frottĂ©es d’essences qu’elles rĂ©pandaient, en volant, sur la table et sur les convives. Horace, odes 4 et 38 du livre I, demande des couronnes de myrte Ă  l’esclave qui lui verse Ă  boire il est aussi question, au chapitre 28 d’IsaĂŻe, de ces couronnes dont les buveurs se paraient Ă  la fin des repas, et lorsque le vin les faisait chanceler. Presque toutes ces habitudes de luxe avaient passĂ© des Assyriens aux Grecs, soit par les Égyptiens, soit par les PhĂ©niciens, et s’étaient transmises des Grecs aux Romains. Les couronnes ordinaires des festins Ă©taient de fleurs ou de myrte ; mais celles que Trimalchion fait donner Ă  ses convives sont d’or, ou tout au moins dorĂ©es, pour montrer la richesse et la magnificence du maĂźtre de la maison. 3 Priapus, a pistore factus. — Comme Priape Ă©tait le dieu des jardins, il Ă©tait tout naturel qu’il prĂ©sidĂąt au dessert. Les pĂątissiers faisaient pour ce service des figures de Priape qui, dans le devant de leur robe, car tel est le vĂ©ritable sens de ces mots sinu satis amplo, offraient aux convives toutes sortes de fruits et de raisins omnis generis poma et uvas sustinebat. Ces Priapes Ă©taient de pĂąte cuite, et on pouvait les manger, comme le dit Martial dans l’épigramme 69 du livre XIV Si vis esse satur, nostrum potes esse Priapum. 4 CƓperunt effundere crocum. — SĂ©nĂšque, dans l’épĂźtre 91, rapporte que l’on faisait jaillir du safran dans les salles de festin par des tuyaux cachĂ©s. On s’en servait surtout dans les fĂȘtes sacrĂ©es, et on en parfumait les coussins sur lesquels on posait les statues des dieux. 5 Unum Cerdonem, alterum Felicionem, tertium Lucronem. — Ce sont des noms de divinitĂ©s, comme celles que saint Augustin tourne en ridicule au commencement de son ouvrage intitulĂ© la CitĂ© de Dieu. Les anciens avaient fini par Ă©tablir une divinitĂ© spĂ©ciale pour chaque action et pour chaque objet. — Cerdonem, kerdos, signifie gain, lucre, profit, d’oĂč l’on tire l’étymologie du vieux mot français guerdon, qui veut dire la rĂ©compense ou le profit de quelque travail ou service. PolĂ©mon, ancien et cĂ©lĂšbre historien, Ă©crit, au rapport d’AthĂ©nĂ©e, livre V, que les habitants de Sparte adoraient un dieu qu’ils appelaient Kerdon. JuvĂ©nal appelle cerdones des artisans, des gagne-petit, satire IV, avant-dernier vers. — Felicionem de felix, le dieu du bonheur. — Lucronem de lucrum, le dieu du gain ; le mĂȘme probablement que Cerdon ce n’était pas trop de deux divinitĂ©s de cette nature pour un homme qui avait fait sa fortune par des gains qui n’étaient probablement pas trĂšs-lĂ©gitimes. Arnobe, livre IV, Contre les gentils, leur reproche des dieux qu’ils adoraient sous le mĂȘme nom, Lucrios deos, qui prĂ©sidaient aux gains mĂȘme les plus dĂ©shonnĂȘtes et les plus injustes CHAPITRE LXII. 1 Intellexi illum versipellem esse. — Les Latins nommaient varios et versipelles ceux qui, comme ProtĂ©e, changeaient de forme quand il leur plaisait. Plaute, dans Amphitryon, dit en parlant de Jupiter, tantĂŽt taureau, tantĂŽt cygne, tantĂŽt corbeau Ita versipellem se facit quando lubet. Ce mot rĂ©pond Ă  peu prĂšs Ă  notre loup-garou et, au lycanthrope. des Grecs. Pline dit Ă  ce sujet, livre VIII, chapitre 22 Homines in lupos verti, rursumque restitui sibi, falsum esse, confidenter existimare de-bemus. Unde tamen ista vulgo infixa sit fama in tantum, ut in maledictis versipelles habeat, indicabitur. CHAPITRE LXIII. 1 Asinus in tegulis. — C’est une expression, proverbiale, pour dire une chose surprenante et incroyable. 2 Nam a puero vitam chiam gessi. — Car, dĂšs mon enfance, j’ai toujours menĂ© une vie voluptueuse. » Vitam chiam, ainsi appelĂ©e de Chio, une des Ăźles de la mer EgĂ©e, renommĂ©e pour la mollesse de ses habitants. AthĂ©nĂ©e, livre I, nous apprend que la vie voluptueuse de ce peuple Ă©tait, passĂ©e en proverbe, comme celle des PhĂ©aciens, leurs voisins. HomĂšre, dans l’OdyssĂ©e, Horace, Ă©pĂźtre 15 du livre I, et Junius, dans ses proverbes, font mention de cette Ăźle, oĂč les concerts d’instruments, les danses et les festins Ă©taient continuels. 3 Subito strigƓ cƓperunt. — StrigƓ ou striges Ă©taient des oiseaux de nuit qui, disait-on, enlevaient les enfants au berceau et leur suçaient le sang c’est cette espĂšce de grande chauve-souris que nous appelons vampire. Ovide explique ainsi l’origine de leur nom au livre VI des Fastes Nocte volant, puerosque petunt nutricis egentes, ............ Est illis strigibus nomen, sed nominis hujus Causa, quod horrenda stridere nocte solent. On a ensuite donnĂ© ce nom aux sorciĂšres, parce qu’elles choisissent la nuit pour faire leurs malĂ©fices. Robert Southey, dans une de ses ballades, fait parler ainsi la SorciĂšre de Berkeley I have suck’d the breath of sleeping babes, The fiends have been my slaves ; I have ’nointed myself with infants’ fat, And feasted on rifled graves. J’ai sucĂ© le souffle des nouveau-nĂ©s pendant leur sommeil ; les dĂ©mons ont Ă©tĂ© mes esclaves ; je me suis parfumĂ©e de la graisse des enfants, et je me suis rĂ©galĂ©e de la chair des cadavres sur les tombeaux profanĂ©s. » ApulĂ©e, dans l’Ane d’or, livre I, parle amplement de ces sorciĂšres, et dit qu’elles sont surtout friandes de chair humaine. Les lois saliques ordonnent que si-une sorciĂšre a mangĂ© un homme, et qu’elle en soit convaincue, elle payera 200 Ă©cus, » ce qui Ă©tait une grande somme pour ce temps-lĂ . C’est pour cette raison qu’on gardait anciennement les corps morts avec tant de soin. 4 Salvum sit, quod tango. — C’est une formule de priĂšre pour Ă©carter un fĂącheux Ă©vĂ©nement. Le narrateur vient de dire que le Cappadocien perça de son Ă©pĂ©e une sorciĂšre dans l’endroit qu’il indique sur son propre corps ou sur celui d’un de ses voisins de table, comme le marquent ces mots, hoc loco ; et, pour effacer la fĂącheuse impression de son rĂ©cit, ou la crainte superstitieuse que le geste qu’il vient de faire a pu faire naĂźtre soit dans son esprit, soit dans celui du convive qu’il a touchĂ©, il ajoute Salvum sit quod tango Que les dieux prĂ©servent d’un pareil accident l’endroit que je touche ! » CHAPITRE Unum Apelletem. — ApellĂšte Ă©tait un tragĂ©dien qui avait une trĂšs-belle voix ; Caligula le fit dĂ©chirer Ă  coups de verges, pour avoir balancĂ© Ă  rĂ©pondre lequel il trouvait le plus grand, de Jupiter ou de lui ; et, tandis qu’Il expirait sous les coups, ce prince, en l’entendant gĂ©mir, eut la fĂ©rocitĂ© de dire qu’il lui trouvait la voix charmante en cet instant.. VoyezSuĂ©tone, dans laViede cet empereur, chapitre 33. 2 Buccae ! buccƓ ! quot sunt hic ? — C’est une espĂšce de jeu puĂ©ril que Lavaur dĂ©crit ainsi L’un monte Ă  califourchon sur le dos de l’autre ; il le frappe d’une main et lĂšve quelques-uns des doigts de l’autre main, comme ceux qui jouent Ă  la mourre ; puis il demande Ă  celui qui est sous lui combien il a levĂ© de doigts, et continue Ă  le frapper jusqu’à ce qu’il ait devinĂ©. » Chaque pays a un mot particulier pour dĂ©signer le patient. Peut-ĂȘtre, au lieu de buccƓ, serait-il prĂ©fĂ©rable de lire bucco, sot, imbĂ©cile, reproche qui semblerait s’adresser Ă  la lenteur d’esprit de celui qui ne peut pas deviner combien de doigts on lui prĂ©sente. CHAPITRE LXV. 1 InsecutƓ sunt matteƓ. — Les mattĂ©es Ă©taient un service composĂ© de mets dĂ©licats, hachĂ©s et assaisonnĂ©s d’épiceries, enfin tel que notre auteur va les dĂ©crire ; ce mot est tirĂ© du grec mattun qui vient de mattĂŽ, ou massĂŽ, pĂ©trir ; hacher. AthĂ©nĂ©e, vers la fin de son livre XIV, enseigne la maniĂšre de faire les mattĂ©es ; sa prescription est digne de figurer dans le Cuisinier royal ou le Cordon-Bleu Hachez et mĂȘlez ensemble, dit-il, une perdrix, des pigeons gras, des petits poulets gras, et arrosez le tout de vinaigre ou de verjus ; » et, livre iv, il y ajoute des oisons, des tourterelles, des grives, des merles, des liĂšvres, des agneaux, des chevreaux. C’est une espĂšce de salmis, ou plutĂŽt d’olla podrida, qu’on mettait ordinairement sur table avant le dernier service. SĂ©nĂšque, Ă©pĂźtre 95 ; dit Ă  ce sujet Piget esse singula, coguntur in unum sapores, in cƓna fit quod fieri debet saturo in ventre ; exspecto jam ut manducata ponantur On ne se contente plus de manger les mets sĂ©parĂ©s, on rassemble tous les goĂ»ts en un seul ; on fait Ă  table ce qui doit se faire dans l’estomac rassasiĂ© ; on en viendra bientĂŽt, j’espĂšre, Ă  servir des viandes toutes mĂąchĂ©es. » 2 Nudos pedes in terram deferre.— On devait cet hommage aux premiers magistrats du pays, et surtout au prĂ©teur qui rendait et faisait rendre la justice, de se lever sur ses pieds, lorsqu’il entrait dans le lieu oĂč l’on Ă©tait ; et c’est ce qu’Encolpe se disposait Ă  faire, prenant Habinnas pour le prĂ©teur, lorsqu’Agamemnon l’avertit de son erreur. Ce passage prouve d’ailleurs Ă©videmment que les anciens se mettaient Ă  table les pieds nus, comme nous l’avons dit prĂ©cĂ©demment. Quand ils passaient dans la salle du festin, ils prenaient des mules de chambre, qu’ils quittaient au bas des lits, et qu’ils reprenaient en se levant. Ainsi Horace, satire 2 du livre II, dit que le maĂźtre de la maison, voulant se lever pour donner quelques ordres, demande ses pantoufles soleas poposcit. 3 Scissa lautam novemdialem servo suo Misello faciebat. — On nommait sacrum novemdiale le sacrifice que l’on faisait pour un mort, neuf jours aprĂšs son dĂ©cĂšs, et qui Ă©tait suivi d’un festin, auquel on invitait tous les amis du dĂ©funt. Cette solennitĂ© est indiquĂ©e dans la novelle 115 de Justinien, chapitre v, et dans saint Augustin, Questions sur la GenĂšse, oĂč il se plaint que les chrĂ©tiens imitent cette coutume des paĂŻens, quod apud Latinos novemdiale appellatur. Les jeux de l’anniversaire de la mort d’Anchise se font au jour de la neuvaine, EnĂ©ide, livre V Exspectata dies aderat, nonamque serena Auroram Phaethontis equi jam luce vehebant. Dans l’Iliade chant XXIV, Priam demande Ă  Achille neuf jours pour pleurer Hector. Ordinairement on gardait pendant sept jours le corps du dĂ©funt ; on le brĂ»lait le huitiĂšme jour, et le neuviĂšme on l’ensevelissait. 4 Quem mortuum manumiserat. — C’était un caprice, dont il est difficile de concevoir la raison, d’affranchir un esclave Ă  l’article de sa mort, Ă  moins que ce ne fĂ»t pour ne pas perdre le prix de sa libertĂ© ; c’est ce que les anciens appelaient moribundum manumittere, et non pas mortuum, comme le dit ici PĂ©trone pour outrer la plaisanterie. Les jurisconsultes ont Ă©tĂ© plusieurs fois consultĂ©s pour savoir si cet affranchissement Ă©tait valable, et la loi derniĂšre Digest. de manum. testam. dit positivement Quosdam scribere solitos, stichus quum morietur, liber esto. 5 Coacti sumus dimidias potiones super ossicula ejus effundere. — C’était l’usage chez les anciens de verser du vin sur les bĂ»chers et sur les tombeaux des morts ; ainsi aux funĂ©railles de MisĂšne, livre VI de l’ÉnĂ©ide Postquam coliapsi cineres, et flamma quievit, Relliquias vino et bibulam lavere favillam. Selon Festus, on appelait ces libations vinum respersum. Le religieux Numa avait cependant dĂ©fendu de rĂ©pandre du vin sur les bĂ»chers, par la loi Postumia, qui rĂ©glait les funĂ©railles Vino rogum ne adspergito Pline, liv. XIV, chap. 2. . CHAPITRE LXVI. 1 Scriblita frigida. — Habinnas se moque ici de Scissa, quand il parle de la tarte froide qu’il a fait servir Ă  ses convives les tartes, chez les anciens, ne se servaient que chaudes, comme le prouve ce passage de Martial, livre III, Ă©pigramme 17 Circumlata diu mensis scriblita secundis, Urebat nimio sƓva calore manus. CHAPITRE LXXX. 1 Intorto circa brachium pallio.— Ferrarius de Re vestiaria, liv. I, ch. 5 nous apprend que c’était la coutume des Romains, lorsqu’ils se prĂ©paraient Ă  un combat imprĂ©vu, ou lorsqu’ils n’avaient pas eu le temps de prendre leurs armes dĂ©fensives, de s’entourer le bras gauche de leur manteau, en guise de bouclier. On en voit un exemple dans CĂ©sar, Guerre civile, livre I Reliqui coeunt inter se, et, repentino periculo exterriti, sinistras sagis involvunt, gladios distringunt, atque ita se a cetratis equitibusque defendunt, castrorum propinquitate confisi ; et dans Valerius Flaccus ; livre III, vers 118 Linquit et undantes mensas infectaque pernox Sacra Medon, chlamys imbelli circumvenit ostro Torta manum, strictoque vias praefulgurat ense. 2 Grex agit in scena mimum. — Que diraient les artistes dramatiques de notre siĂšcle remarquez bien que je ne me sers pas du mot de comĂ©diens, s’ils venaient, ce qui n’est pas probable, Ă  jeter les yeux sur ce passage oĂč PĂ©trone, en parlant des acteurs de son temps, se sert de l’expression grossiĂšre grex, troupe, troupeau il y aurait de quoi faire jeter les hauts cris, mĂȘme aux artistes funambules. Il est bien vrai que, sous Louis XIV, on disait la troupe de MoliĂšre, et que l’auteur du Tartufe, qui Ă©tait comĂ©dien lui-mĂȘme, ne s’en offensait pas. Mais nous avons changĂ© tout cela ; et maintenant on dit une compagnie, une sociĂ©tĂ© d’artistes dramatiques ce qui ne veut pas dire que ces messieurs et ces dames aient plus de mĂ©rite que les comĂ©diens du temps de MoliĂšre. Non, sans doute, mais ils ont gagnĂ© en considĂ©ration ce qu’ils ont perdu en talent c’est encore un perfectionnement. A propos de ce passage Grex agit in scena mimum, nous croyons devoir relever l’erreur oĂč sont tombĂ©s plusieurs interprĂštes d’Horace, qui prĂ©tendent que les mimes de l’antiquitĂ© Ă©taient une espĂšce de comĂ©die jouĂ©e par un seul acteur. Si ces mots de PĂ©trone Grex agit mimum, ne suffisaient pas pour prouver le contraire, nous pourrions citer plusieurs autres autoritĂ©s non moins imposantes, et entre autres ce vers d’Horace lui-mĂȘme, livre I, Ă©pĂźtre 18 . . . . . Vel partes mimum tractare secundas. CHAPITRE LXXXI. 1 Menelaus etiam antescholanus. — Les savants sont divisĂ©s sur la vĂ©ritable signification de ce mot antescholanus les uns en font une espĂšce de sous-maĂźtre, de rĂ©pĂ©titeur ; d’autres, et Gonsallo de Salas est de ce nombre, n’y voient qu’un inspecteur, un gardien du proscholium, vestibule des Ă©coles publiques, qui n’était sĂ©parĂ© que par un rideau du lieu oĂč se tenait l’auditoire. Les Ă©lĂšves, avant de se prĂ©senter devant le professeur, devaient s’y arrĂȘter pour composer leur visage et leur maintien, ce dont ils Ă©taient avertis par leproscholuschargĂ© de ce soin. CHAPITRE LXXXII. 1 In exercitu vestro phƓcasiati milites ambulant ? — Le phƓcasion Ă©tait un soulier blanc, dont la mode Ă©tait venue des Grecs, et que portaient les prĂȘtres, les courtisans et les baladins. Du reste, cette scĂšne, entre Encolpe et ce soldat matamore, est d’un naturel exquis. Il est impossible de peindre d’une maniĂšre plus vraie les transes d’un poltron qui veut faire le brave. CHAPITRE LXXXIII. 1 Etiam animorum esse picturam. — Le plus grand mĂ©rite de la peinture et de la sculpture a toujours Ă©tĂ©, non pas simplement de rendre exactement la forme des objets, mais d’animer les personnages que l’on reprĂ©sente de façon Ă  faire croire Ă  leur existence rĂ©elle. C’est ce qui a fait dire Ă  Virgile, en parlant des statues de bronze, spirantia Ɠra. Pline rapporte un exemple remarquable d’un peintre qui excellait Ă  donner l’expression de la nature Ă  ses figures Æqualis ejus fuit Aristides Thebanus. Is omnium primus animum pinxit, et sensus omnes expressit, quos vocant GrĂŠci ebĂš ; item perturbationes, durior paulo in coloribus. Hujus pictura est, oppido capto ad matris mo-rientis e vulnere mammam adrepens infans intelligitur sentire mater et timere ne, emortuo lacte, sanguinem infans lambat, etc. 2 Si modo coronis aliquid credendum est. — On n’a jamais donnĂ© de couronnes publiques aux poĂ«tes, pour prix de leurs ouvrages, avec plus de magnificence que du temps de Domitien et de NĂ©ron. Ce dernier prince les briguait avec beaucoup d’aviditĂ©, au rapport de Tacite et de SuĂ©tone. On comptait jusqu’à sept sortes de ces couronnes. La premiĂšre se nommait querna, de chĂȘne ; elle se donnait in Capitolino certamine, parce que le chĂȘne Ă©tait consacrĂ© Ă  Jupiter Capitolin. Martial, livre IV, Ă©pigramme 45, s’écrie O cui tarpeias licuit contingere quercus, Et meritas prima cingere fronde comas ! La deuxiĂšme, oleacea, qui fut instituĂ©e en l’honneur de Minerve, Ă  qui l’olivier Ă©tait dĂ©diĂ© on la recevait in Albano certamine. Voyez SuĂ©tone, dans la Vie de Domitien. La troisiĂšme, palmea, Ă©tait composĂ©e de branches de palmier, nouĂ©es avec des rubans de diverses couleurs ; ce qui lui faisait donner l’épithĂšte de lemniscata. Ausone dit Ă  ce sujet Et quĂŠ jam dudum tibi palma poetica pollet Lemnisco ornata est, quo mea palma caret, La quatriĂšme, laurea on en couronnait aussi les empereurs ; ce qui a inspirĂ© Ă  Stace cette pensĂ©e ingĂ©nieuse pour flatter Domitien At tu, quem longe primum stupet itala virtus Graiaque, cui geminae florent vatumque ducumque Certatim laurus, olim dolet altera vinci. ___________Achilleidoslib. 1, v. 14. La cinquiĂšme, ex edera. Pline en parle, livre XVI, chapitre 62 Alicui et semen nigrum, alii crocatum cujus coronis poetƓ utuntur, foliis minus nigris. D’oĂč Ovide Art d’aimer,liv. III, v. 411, se plaignant que les Muses sont dĂ©laissĂ©es et sans honneur Nunc ederae sine honore jacent. . . . . . La sixiĂšme, myrtea. C’était avec raison qu’on couronnait les poĂ«tes Ă©lĂ©giaques et lyriques du myrte consacrĂ© Ă  VĂ©nus ; ce qui a fait dire Ă  Stace, livre I, silve 2 . . . . . .Mitisque incedere vates Maluit, et nostra laurum subtexere myrto. Enfin la septiĂšme, ex apio, d’ache, espĂšce de grand persil. Dans son commentaire sur ces vers de 15 sixiĂšme Ă©glogue de Virgile Ut linus haec illi divino carmine pastor, Floribus atque apio crines ornatus amaro, Dixerit. . . . Servius nous apprend qu’on dĂ©cernait cette couronne dans les jeux NĂ©mĂ©ens, qui furent instituĂ©s en l’honneur du poĂ«te Archemorus. Ju-vĂ©nal sat. VIII, v. 224 adresse Ă  NĂ©ron le reproche d’avoir briguĂ© la couronne d’ache Quid Nero tam saeva crudaque tyrannide fecit ? Haec opera atque hae sunt generosi principis artes, Gaudentis faedo peregrina ad pulpita saltu Prostitui, graiaeque apium meruisse coronae. Dans les jeux publics, le mĂȘme poĂ«te pouvait remporter plusieurs cou-ronnes ; Stace en obtint trois aux jeux Albins. Une ancienne inscription, recueillie par Gruter, nous apprend qu’un enfant de treize ans obtint la couronne dĂ©cernĂ©e aux poĂ«tes dans les jeux Capitolins. Voici cette inscription L. VALERIO. PUDENT. HIC. QUUM. ESSET. ANNORUM. XIII. ROMAE. CERTAMINE. JOVIS. CAPITOLINI. LUSTRO. SEXTO. CLARITATE. INGENII. CORONATUS. EST INTER. POETAS. LATINOS. OMNIBUS. SENTENTIIS. JUDICUM. 3 Quare ergo, inquis, tam male vestitus es ? — On trouve un passage semblable dans Martial, livre VI, Ă©pigramme 82 Subrisi modice, levique nutu ; Me, quem dixerat esse, non negavi. Cur ergo, inquit, habes malas lacernas ? Respondi Quia sum malus poeta. Ces plaisanteries sur la misĂšre des gens de lettres sont maintenant usĂ©es et rebattues, et ne trouvent plus guĂšre d’applications dans notre siĂšcle, oĂč tout homme douĂ© d’un talent, mĂȘme mĂ©diocre, tire presque toujours un parti avantageux de son travail. On a d’ailleurs justement blĂąmĂ© dans Boileau ce sarcasme cruel sur la pauvretĂ© d’un mauvais poĂ«te Tandis que Colletet, crottĂ© jusqu’à l’échine, S’en va chercher son pain de cuisine en cuisine. 4 Et qui sollicitat nuptas, ad praemia peccat. —Comme l’adultĂšre Ă©tait puni de mort chez les Romains, les femmes mariĂ©es payaient souvent leurs amants pour les engager au secret. Cette loi est encore en usage chez plusieurs peuples modernes. Du reste, il n’y avait que l’adultĂšre et le viol qui fussent si sĂ©vĂšrement punis ; tout autre genre de prostitution Ă©tait tolĂ©rĂ©, on pourrait presque dire encouragĂ©, comme le montre ce passage de saint JĂ©rĂŽme Apud illos viris impudicitiƓ frena laxan-tur, et solo stupro atque adulterio condemnato, passim per lupanaria, et ancillulas libido permittitur, quasi culpam faciat dignitas, non s’élĂšve encore plus loin contre cet infĂąme commerce des hommes qui faisaient payer leurs caresses Scribit amatori meretrix ; dat adultera nummos. CHAPITRE LXXXV. 1 In Asiam quum a quƓstore essem stipendio edu-ctus. — On ne peut nier que cette aventure du poĂ«te Eumolpe ne soit racontĂ©e avec beaucoup d’esprit et d’agrĂ©ment ; mais quelles mƓurs, grands dieux ! quelle profonde dĂ©pravation dans cet homme qui, ayant reçu l’hospitalitĂ© dans une maison, cherche, par tous les moyens possibles, Ă  corrompre le fils de son hĂŽte, et abuse d’une maniĂšre infĂąme de la confiance de ses parents, qui, dupes de son air sĂ©vĂšre et de ses chastes discours, l’ont chargĂ© de voilier sur l’éducation de leur enfant ! Qu’Encolpe raconte ses honteuses amours avec Giton, on le conçoit l’auteur, dĂšs les premiĂšres lignes de cet ouvrage, nous a reprĂ©sentĂ© son hĂ©ros comme un aventurier souillĂ© de toute espĂšce d’infamies, et de la part duquel on doit s’attendre Ă  tout ; mais qu’Eumolpe, un poĂ«te de quelque mĂ©rite, dans la bouche duquel PĂ©trone place ses plus beaux vers, le poĂ«me de la Guerre civile ; qu’un vieillard se vante, en plaisantant, d’avoir violĂ© les plus saintes lois de l’hospitalitĂ©, c’est ce que je ne pourrais pardonner Ă  PĂ©trone, si je ne savais que ce qui, dans nos mƓurs, serait monstrueux, semblait aux Romains tout simple, tout naturel. Preuve nouvelle des immenses services rendus Ă  l’humanitĂ© par le christianisme. Du reste, je partage entiĂšrement l’avis de Saint-Évremond, qui a rĂ©futĂ©, d’une maniĂšre trĂšs-ingĂ©nieuse, les auteurs qui ont fait l’éloge de la morale du Satyricon. Saint-Évremond s’était montrĂ© l’admirateur passionnĂ© du style et de l’esprit de PĂ©trone ; mais son enthousiasme, comme on va le voir, ne lui fermait pas les yeux sur l’immoralitĂ© de ses personnages. Le passage dont il s’agit est Ă©crit avec tant de grĂące, qu’on me saura grĂ© de le mettre ici sous les yeux du lecteur, malgrĂ© son Ă©tendue Je ne suis pas de l’opinion de ceux qui croient que PĂ©trone a voulu reprendre les vices de son temps ; je me trompe, ou les bonnes mƓurs ne lui ont pas tant d’obligation. S’il avait voulu nous laisser une morale ingĂ©nieuse dans la description des voluptĂ©s, il aurait tĂąchĂ© de nous en donner quelque dĂ©goĂ»t ; mais c’est lĂ  que paraĂźt le vice avec toutes les grĂąces de l’auteur ; c’est lĂ  qu’il fait voir, avec le plus grand soin, l’agrĂ©ment et la politesse de son esprit. S’il avait eu dessein de nous instruire par une voie plus fine et plus cachĂ©e que celle des prĂ©ceptes, pour le moins verrions-nous quelque exemple de la justice divine et humaine sur ses dĂ©bauchĂ©s. Tant s’en faut le seul homme de bien qu’il introduit, le pauvre Lycas, marchand de bonne foi, craignant bien les dieux, pĂ©rit misĂ©rablement dans la tempĂȘte au milieu de ces corrompus qui sont conservĂ©s. Encolpe et Giton s’attachent l’un avec l’autre pour mourir plus Ă©troitement unis, et la mort n’ose toucher Ă  leurs plaisirs. La voluptueuse TryphĂšne se sauve avec toutes ses hardes dans un esquif. Eumolpe fut si peu Ă©mu du danger, qu’il avait le loisir de faire quelques Ă©pigrammes. Lycas, le pieux Lycas appelle inutilement les dieux Ă  son secours ; Ă  la honte de leur providence, il paye ici pour tous les coupables. Si l’on voit quelquefois Encolpe dans les douleurs, elles ne lui viennent point de son repentir ; il a tuĂ© son hĂŽte, il est fugitif ; il n’y a sorte de crimes qu’il n’ait commis grĂące Ă  la bontĂ© de sa conscience, il vit sans remords. Ses larmes, ses regrets ont une cause bien diffĂ©rente il se plaint de l’infidĂ©litĂ© de Giton qui l’abandonne ; son dĂ©sespoir est de se l’imaginer dans les bras d’un autre qui se moque de la solitude oĂč il est rĂ©duit. Tous les crimes lui ont succĂ©dĂ© heureusement, Ă  la rĂ©serve d’un seul qui lui a vĂ©ritablement attirĂ© une punition ; mais c’est un pĂ©chĂ© pour qui les lois divines et humaines n’ont point ordonnĂ© de chĂątiment. Il avait mal rĂ©pondu aux caresses de CircĂ© ; et, Ă  la vĂ©ritĂ©, son impuissance est la seule faute qui lui ait fait de la peine. Il avoue qu’il a failli plusieurs fois, mais qu’il n’a jamais mĂ©ritĂ© la mort qu’en cette occasion. BientĂŽt il retombe dans le mĂȘme crime, et reçoit le supplice mĂ©ritĂ© avec une parfaite rĂ©signation. Alors il rentre en lui-mĂȘme et reconnaĂźt la colĂšre des dieux ; il se lamente du pitoyable Ă©tat oĂč il se trouve ; et, pour recouvrer sa vigueur, il se met entre les mains d’une prĂȘtresse de Priape, avec de trĂšs-bons sentiments de religion, mais, en effet, les seuls qu’il paraisse avoir dans toutes ses aventures. Je pourrais dire encore que le bon Eumolpe est couru des petits enfants quand il rĂ©cite ses vers ; mais quand il corrompt son disciple, la mĂšre le regarde comme un philosophe ; et, couchĂ© dans une mĂȘme chambre, le pĂšre ne s’éveille pas. Tant le ridicule est sĂ©vĂšrement puni chez PĂ©trone, et le vice heureusement protĂ©gĂ© ! Jugez par lĂ  si la vertu n’a pas besoin d’un autre orateur pour ĂȘtre persuadĂ©e. Je pense qu’il Ă©tait du sentiment de Beautru qu’honnĂȘte homme et bonnes mƓurs ne s’accordent pas ensemble. » Dissertation sur PĂ©trone. CHAPITRE LXXXVIII. 1 Et Chrysippus
 ter helleboro animum detersit. — Chrysippe, fils d’Apollonius de Tarse, fut un philosophe stoĂŻcien qui excella surtout dans la dialectique. DiogĂšne LaĂ«rce rapporte qu’il composa soixante-quinze volumes, et PĂ©trone dit qu’il prit trois fois de l’ellĂ©bore. Les anciens philosophes croyaient que cette herbe Ă©tait salutaire Ă  l’esprit, comme le tabac des modernes. ValĂšre Maxime liv. II, chap. 8 rapporte que CarnĂ©ade en usait beaucoup. Le meilleur croissait dans l’üle d’Anticyre. De lĂ  vient qu’anciennement on disait, par raillerie, d’un homme qui faisait quelque extravagance, naviget Anticyram. L’ellĂ©bore dont les anciens se servaient Ă©tait l’ellĂ©bore blanc, ou veratrum ; en français, viraire ; c’est un purgatif trĂšs-violent. 2 Lysippum, statuƓ unius lineamentis inhƓrentem.— Lysippe fut, au rapport des anciens historiens, le plus cĂ©lĂšbre sculpteur qui ait jamais existĂ©. Quintilien rapporte qu’on a vu de lui jusqu’à cent dix ouvrages ; ce qui semblerait contredire ce que PĂ©trone dit ici StatuƓ unius lineis inhƓrentem inopia extinxit. Alexandre le Grand faisait tant de cas de cet excellent artiste, qu’il fit une ordonnance par laquelle il dĂ©fendait Ă  tout autre sculpteur que Lysippe de faire sa statue, et Ă  tout autre qu’Apelles de le peindre ; ce qu’Horace rappelle trĂšs-spirituellement Ă  Auguste, dans son Ă©pĂźtre 1re du livre II Edicto vetuit ne quis se, praeter Apellem, Pingeret, aut alius Lysippo duceret ĂŠra, Fortis Alexandri vultum simulantia CHAPITRE XC. 1 Lapides in Eumolpum recitantem miserunt. — Gonsalle de Salas compare ici trĂšs-plaisamment le poĂ«te Eumolpe, Ă  la tĂȘte duquel les pierres volent sitĂŽt qu’il commence Ă  rĂ©citer ses vers, Ă  cet Amphion qui faisait mouvoir les pierres aux accents de sa voix, comme le dit Horace dans son Art poĂ©tiquev. 393 Dictus et Amphion, thebanae conditor arcis, Saxa movere sono testudinis, et prece blanda Ducere quo vellet. . . . . . C’était une coutume barbare, sans doute, mais assez frĂ©quente chez les anciens, lorsqu’ils Ă©taient rĂ©unis au théùtre, de lancer des pierres Ă  la tĂȘte des mauvais poĂ«tes, comme ils jetaient des couronnes de fleurs Ă  ceux dont les ouvrages obtenaient leur approbation. 2 Immo, inquam ego, si ejuras hodiernum bilem, una cƓnabimus. —PĂ©trone a reprĂ©sentĂ© trĂšs-plaisamment, sous le personnage d’Eumolpe, ces poĂ«tes qui ont la manie de rĂ©citer leurs vers Ă  tout venant et partout, au bain, Ă  la promenade, Ă  table. CHAPITRE XCI. 1 Video Gitona, cum linteis et strigilibus. — Le strigile ou racloir, en usage dans les bains des anciens pour masser, Ă©tait une petite ratissoire en forme de serpette, mais sans tranchant, dont on se servait pour faire tomber la sueur, et en mĂȘme temps la crasse qui Ă©tait sur le corps. CHAPITRE XCII. 1 Ipsum hominem laciniam fascini crederes.— Mot Ă  mot Vous eussiez dit que cet homme n’était que le bord d’un phallus ; c’est-Ă -dire que l’homme semblait attachĂ© Ă  la verge, plutĂŽt que la verge Ă  l’homme. C’est dans ce sens que Catulle a dit Non homo, sed vere mentula magna, minax. 2 Ne mea quidem vestimenta ab officioso recepissem. — Dans les premiers temps de la puissance romaine, on avait Ă©tabli dans les bains publics des officiers nommĂ©s capsarii, pour garder les habits de ceux qui venaient se baigner. Ensuite la rĂ©publique ayant perdu sa libertĂ© avec son respect pour les mƓurs, on confia ce soin Ă  de jeunes garçons d’un extĂ©rieur agrĂ©able, qu’au rapport de SĂ©nĂšque le RhĂ©teur on nomma officiosi, en raison de leur complaisance Ă  se prĂȘter aux goĂ»ts lascifs des baigneurs. 3 Tanto magis expedit, inguina, quam ingenia fricare. — Il y a ici un jeu de mots intraduisible en français, qui consiste dans le rapprochement de ces mots inguina, ingenia. CHAPITRE XCIII. 1 Ultimis ab oris Attractus scarus. — Le latin dit que la sargue Ă©tait attirĂ©e Ă  Rome des extrĂ©mitĂ©s du monde, parce que ce poisson Ă©tait trĂšs-rare. On le faisait venir de la mer Carpathienne, avant qu’un certain Optatus, affranchi de TibĂšre, qui avait le commandement de l’armĂ©e navale sur la cĂŽte d’Ostie, en fĂźt apporter un trĂšs-grand nombre qu’on jeta dans la mer de Toscane. L’empereur ayant ordonnĂ© qu’on rejetĂąt tous ceux que l’on pĂȘcherait, il s’en trouva quelque temps aprĂšs une fort grande quantitĂ©, particuliĂšrement vers la Sicile, oĂč ils avaient Ă©tĂ© inconnus jusqu’alors. Pline le Naturaliste dit que ce poisson vit d’herbes, et rumine comme le bƓuf. 2 Amica vincit Uxorem. — Ovide donne la raison de cette prĂ©fĂ©rence dans son Art d’Aimer, livre III, vers 585 Hoc est, uxores quod non patiatur amari Conveniunt illas, quum voluere, viri ; et un peu plus loin, vers 603 Quae vehit ex tuto minus est accepta voluptas. 3 Rusa cinnamum veretur. — La cinnamome est un arbuste odorifĂ©rant, de la famille du cannelier ; les anciens liraient de son suc un parfum trĂšs-rare et trĂšs-estimĂ©, dont Martial liv. IV, Ă©pigr. 13 parle en ces termes Tam bene rara suo miscentur cinnama nardo. Quant aux roses, elles Ă©taient si communes en Italie, qu’au rapport de Servius, dans son commentaire sur le livre IV des GĂ©orgiques, il y avait une ville en Calabre oĂč l’on faisait deux fois l’an la rĂ©colte des roses ; c’est probablement la ville de PƓstum, que Virgile, pour cette raison, appelle biferum. A moins qu’il ne soit ici question de cette espĂšce de roses qu’on appelle remontantes, et qui fleurissent plusieurs fois l’an. CHAPITRE XCIV. 1 Raram facit mixturam cum sapientia forma. — Virgile exprime ainsi la mĂȘme pensĂ©e Gratior est pulchro veniens in corpore virtus. Et JuvĂ©nal . . . . . Rara est concordia formae Atque pudicitiae ? . . . 2 Et jam semicinctio stanti ad parietem spondae me junxeram. — Le semicinctium Ă©tait une espĂšce de demi-ceinture. Saint Isidore liv. XIX, chap. 33 des Origines dit, en parlant des diffĂ©rentes espĂšces de ceintures en usage chez les anciens Cinctus est lata zona, et ex utrisque minima cingulum. Quant Ă  sponda, c’est le bois du lit qu’Encolpe avait dressĂ© debout, le long de la muraille, et auquel il avait attachĂ© sa ceinture pour se pendre. 3 Mercenario Eumolpi novaculam rapit. —Il ne faut pas confondre, dans les auteurs latins, mercenarius avec servus mercenarius, a mercede, Ă©tait un homme libre qui se louait comme valet Ă  un autre homme, moyennant une rĂ©compense convenue. Celui-ci, dont le nom Ă©tait Corax ; comme on le verra plus loin, a bien soin de rappeler Ă  son maĂźtre qu’il est nĂ© libre Quid vos, inquit, me jumentum putatis esse, aut lapidariam navem ? hominis operas locavi, non caballi ; nec minus liber sum quam vos, etsi pauperem pater me reliquit. CHAPITRE XCV. 1 Sciatis, non viduĂŠ hanc insulam esse. — C’est ici le lieu de bien prĂ©ciser le sens de ces mots insula, insularii, qui se reprĂ©senteront plusieurs fois dans la suite. Insula ne signifie pas une Ăźle, dans le sens ordinaire, mais une maison isolĂ©e, dont les murs ne tiennent Ă  aucune maison voisine, et qui, par cette raison, forme une espĂšce d’üle ou d’oasis dans une ville ou un village. C’est l’explication que Festus donne de ce mot InsulĂŠ dictae proprie, quĂŠ non junguntur, parietibus cum vicinis, circuituque publico, vel privato cinguntur. Tacite MƓurs des Germains,chap. 16 Suam quisque domum spatio circumdat, nullis cohaerentibus ĂŠdificiis, more insularum ; et Donat dans son commentaire sur ce passage des Adelphes de TĂ©rence, acte IV, se. 2 Id quidem angiportum, dit Domos, vel portus, vel insulus, veteres dixerunt. Ces maisons isolĂ©es Ă©taient beaucoup plus communes Ă  Rome que les maisons mitoyennes avec d’autres. Les PĂšres de l’Église donnent Ă©galement le nom d’insulĂŠ aux Ă©glises, parce qu’elles Ă©taient nĂ©cessairement sĂ©parĂ©es de toutes les demeures voisines. Insula signifie aussi un quartier isolĂ© des autres par les rues environnantes. 2 Insularii, dont il est question un peu plus loin, signifie par cette raison, non pas simplement les habitants d’une maison de cette nature, mais ceux qui en occupaient une partie Ă  titre de location. D’insula on a fait insulare, d’oĂč vient notre verbe françaisisoler. 3 Ille, tot hospitum potionibus ebrius, urceolum fictilem in Eumolpi ca-put juculatus est. — Burmann lit Ille tot hospitum potionibus dives ; ce qui n’offre aucun sens, car la richesse de cet aubergiste n’a aucun rapport avec la rixe qui s’élĂšve entre lui et le poĂ«te Eumolpe. Nodot, Tornaesius, Patisson et Puteanus, auxquels il faut joindre Erhard, Richard de Bourges et plusieurs autres commentateurs, lisent Ille tot hospitum potationibus liberum fictilem urceolum, et ils expliquent les mots liberum fictilem urceolum, par une cruche de terre vide, ou vidĂ©e par les nombreuses libations des hĂŽtes de Manicius. Ce sens est plus raisonnable ; mais tous les manuscrits portent liber, et non pas liberum, ce qui est bien diffĂ©rent. Ne pourrait-on pas, dans ce cas, entendre par liber potationibus hospitum, un homme Ă©chauffĂ©, rendu libre dans ses propos et dans ses actions par les nombreuses rasades qu’il avait bues avec ses hĂŽtes ? Je conviens que le mot liber est trĂšs-rarement employĂ© dans ce sens. Par ces motifs, j’ai pensĂ© que quelque copiste, voyant sur un ancien manuscrit le mot ebrius a demi effacĂ©, aura lu liber. Dans tous les cas, ebrius a plus de rapport avec liber que le dives de Burmann. 4 Anus... soleis ligneis imparibus imposita. — Sans doute cette vieille servante Ă©tait boiteuse ; c’est du moins ce que l’on peut infĂ©rer de ces mots soleis imparibus imposita. CHAPITRE XCVI. 1 Caput miserantis stricto acutoque articulo percussi. — C’est ce que les Latins appelaient talitrum, et nous chiquenaude. C’était un chĂątiment qu’on infligeait aux enfants et aux esclaves. Cependant Gonsalle de Salas et Burmann, dans leurs notes, le traduisent en grec par le mot kondulos, qui signifie un coup de poing. Je pencherais assez pour ce sens ; car il ne me paraĂźt pas naturel que Giton, ĂągĂ© de seize ans, comme nous le verrons bientĂŽt, pleurĂąt pour une chiquenaude. 2 Procurator insulĂŠ, Bargates. — Procurator signifie ici le quartenier, le commissaire du quartier, et non pas l’intendant, l’administrateur d’une maison, d’un bien, comme l’entend Bourdelot. CHAPITRE XCVII. 1 Crispus, mollis, formosus. — Crispus, frisĂ©, ce qui Ă©tait regardĂ© comme une grande beautĂ© chez les anciens. Voyez Martial, livre V, Ă©pigramme 62 Crispulus iste quis est, uxori semper adhaeret Qui, Mariane, tuƓ ? crispulus iste quis est ? Moschus, dans sa charmante idylle de l’Amour fugitif, reprĂ©sente Cupidon frisĂ©. 2 Ascyltos stabat, amictus discoloria veste. — Le code ThĂ©odosien du VĂȘtement dont il convient de se servir dans Rome ordonne que ceux qui feront quelque acte public seront revĂȘtus d’une robe de plusieurs couleurs. 3 Annecteretque pedes et manus institis, quibus sponda culcitam ferebat. — Ces cordes Ă©taient passĂ©es les unes dans les autres, et tenaient aux traverses du lit comme sont aujourd’hui nos fonds sanglĂ©s. C’est ce que prouve un autre passage de notre auteur, chapitre 140 Coraci autem imperavit ut lectum, in quo ipse jacebat, subiret, positisque in pavimento manibus, dominum lumbis suis commoveret. Ce qu’il n’eĂ»t pu faire, si le fond du lit eĂ»t Ă©tĂ© fait de planches, et non de sangles ou de cordes. CHAPITRE XCVIII. 1 Eumolpus conversus salvere Gitona jubet. — L’usage de saluer, quand on Ă©ternue, est le seul peut-ĂȘtre qui ait rĂ©sistĂ© aux diverses rĂ©volutions qui ont changĂ© la face du monde. L’universalitĂ©, comme l’antiquitĂ© de cette coutume, est vraiment Ă©tonnante. 1° Aristote remonte, pour expliquer cet usage, aux sources de la religion naturelle il observe que la tĂȘte est l’origine des nerfs, des esprits, des sensations, le siĂšge de l’ñme, l’image de la divinitĂ© ; qu’à tous ces titres, la substance du cerveau a toujours Ă©tĂ© honorĂ©e ; que les premiers hommes juraient par leur tĂȘte ; qu’ils n’osaient toucher, encore moins manger la cervelle d’aucun animal remplis de ces idĂ©es, il n’est pas Ă©tonnant qu’ils aient Ă©tendu leur respect religieux jusqu’à l’éternuement. Telle est, suivant Aristote, l’opinion des anciens et des plus savants philosophes. 2° D’autres crurent trouver Ă  cet usage une source plus lumineuse, en la cherchant dans la philosophie de la Fable et de l’ñge d’or. Quand PromĂ©thĂ©e, disent-ils, eut mis la derniĂšre main Ă  sa figure d’argile, il eut besoin du secours du ciel pour lui donner le mouvement et la vie. Il y fit un voyage sous la conduite de Minerve. AprĂšs avoir parcouru lĂ©gĂšrement les tourbillons de plusieurs planĂštes, oĂč il se contenta de recueillir, en passant, certaines influences qu’il jugea nĂ©cessaires pour la tempĂ©rature des humeurs, il s’approcha du soleil sous le manteau de la dĂ©esse, remplit subtilement une fiole de cristal, faite exprĂšs, d’une portion choisie de ses rayons, et, l’ayant bouchĂ©e hermĂ©tiquement, il revint aussitĂŽt Ă  son ouvrage favori. Alors, ouvrant le flacon sous le nez de la statue, le divin phlogistique pĂ©nĂ©tra dans la tĂȘte, s’insinua dans les libres du cerveau ; et le premier signe de vie que donna la crĂ©ature nouvelle fut d’éternuer. PromĂ©thĂ©e, ravi de l’heureux succĂšs de son invention, se mit en priĂšre, et fit des vƓux pour la conservation de son ouvrage qui les entendit, s’en souvint, et les rĂ©pĂ©ta toujours, dans la mĂȘme occasion, Ă  ses enfants, et ceux-ci les ont perpĂ©tuĂ©s jusqu’à ce jour, de gĂ©nĂ©ration en gĂ©nĂ©ration, dans toutes leurs colonies. Cette ingĂ©nieuse fiction, qui nous laisse entrevoir, dans la plus haute antiquitĂ©, la connaissance des procĂ©dĂ©s de l’électricitĂ© ; qui montrait Ă  l’homme le premier anneau de la chaĂźne qui le lie au systĂšme gĂ©nĂ©ral de la crĂ©ation ; qui lui rĂ©vĂ©lait enfin le plus haut principe de la physique et de la religion naturelle, quoiqu’elle manque de soliditĂ© sous le point de vue historique, nous a paru peindre d’une maniĂšre trop intĂ©ressante la nature et l’homme Ă  sa naissance, pour nous refuser au plaisir de la transmettre Ă  nos lecteurs. 3° Enfin, l’hypothĂšse suivante n’est peut-ĂȘtre pas la moins spĂ©cieuse. Parmi les enfants qui viennent de naĂźtre, dit-on, les uns ne respirent que quelques instants aprĂšs qu’ils sont au monde, et d’autres restent tellement plongĂ©s dans un Ă©tat de mort apparente, qu’il faut, avec des liqueurs irritantes, leur souffler la chaleur et la vie. Alors le premier effet de l’air, le premier signe d’existence qu’ils donnent, est l’éternument. Cette espĂšce de convulsion gĂ©nĂ©rale semble les rĂ©veiller en sursaut, et la commence le jeu de la respiration, l’harmonie parfaite, et le libre exercice de chaque organe. Au comble de ses vƓux, ou dans l’excĂšs mĂȘme de ses craintes, un pĂšre n’a qu’un souhait qu’il rĂ©pĂ©tera, un souhait qui retentira dans son cƓur Ă  chaque secousse qui fait tressaillir son enfant c’est que son fils vive, que le dieu des cieux le conserve ! Quoi qu’il en soit de ces diverses hypothĂšses, ce respect religieux pour les Ă©ternuments fut pour les Romains une source inĂ©puisable d’erreurs et de prĂ©jugĂ©s ridicules. La superstition distingua les bons Ă©ternuments d’avec les mauvais. Quand la lune Ă©tait dans certains signes du zodiaque, l’éternument Ă©tait un bon augure, et dans les autres il Ă©tait mauvais. Le matin, depuis minuit jusqu’à midi, c’était un fĂącheux pronostic ; favorable, au contraire, depuis midi jusqu’à minuit. On le jugeait pernicieux en sortant du lit ou de table ; il fallait s’y remettre et tĂącher ou de dormir, ou de boire, ou de manger quelque chose pour changer ou rompre les lois du mauvais quart d’heure. Ils tiraient aussi de semblables inductions des Ă©ternuments simples ou redoublĂ©s, de ceux qui se faisaient en tournant la tĂȘte Ă  droite ou Ă  gauche, au commencement ou au milieu de l’ouvrage, et de plusieurs autres circonstances dont le dĂ©tail serait aussi long qu’inutile. CHAPITRE XCIX. 1 Ego sic semper et ubique vixi, ut ultimam quamque tucem, tanquam non redituram, consumerem. — Cette maxime vraiment Ă©picurienne se trouve souvent reproduite dans Horace livre I, Ă©pitre 4 Omnem crede diem tibi diluxisse supremum. Ode 16 du livre II Quid brevi fortes jaculamur Ɠvo. Multa ? . . . . . IƓtus in praesens animus quod ultra est Oderit curare, et amara lento Temperet risu ; nihil est ab omni _____Parte beatum. Ode 8 du livre III Dona prƓsentis cape lƓtus horae, et _____Linque severa. 2 Moraris, inquit Eumolpe, tanquam properandum ignores ? — Burmann lit propudium au lieu de properandum. J’avoue qu’avec ce mot la phrase est pour moi inintelligible. Propudium, en effet, signifie honte, infamie, obscĂ©nitĂ©, et je ne vois pas quelle honte il pouvait y avoir Ă  faire attendre le patron du navire. Nodot imprime prope diem ignores ; ce qui a du moins plus de sens. J’ai adoptĂ© properandum, d’aprĂšs l’autoritĂ© de TornĂ©sius. 3 In altum compono. — Pour ad alendum. On trouve souvent dans les auteurs altum componere ; faire provision de vivres. 4 Et, adoratis sideribus, intro navigium. — Sidera indique ici Castor et Pollux, que les marins et tous ceux qui s’embarquaient avaient coutume d’invoquer avant de monter sur mer. VĂ©nus Ă©tait aussi une des divinitĂ©s propices aux navigateurs, comme on le voit dans Horace, ode 3 du livre I Sic te Diva potens Cypri, Sic fratres Helenae, lucida sidera. CHAPITRE C. 1 In puppis constrato locum semotum elegimus. — Puppis construtum, la chambre de poupe. Ce n’était autre chose qu’un retranchement pratiquĂ© dans le tillac avec des planches, Ă  travers lesquelles il Ă©tait trĂšs-facile d’entendre ce qui se disait dans cette chambre. Naves constratƓ, vaisseaux pontĂ©s ; c’est ce que CĂ©sar appelle naves tectƓ. 2 Qui tryphƓnam exulem Tarentum ferat ? — D’autres lisent uxorem au lieu d’exulem ; mais ayant admis les prĂ©tendus fragments de PĂ©trone retrouvĂ©s Ă  Bellegrade, oĂč l’auteur donne pour femme Ă  Lycas une certaine Doris, je n’ai point cru devoir adopter la leçon d’uxorem, quoiqu’il toute force un mari aussi peu dĂ©licat sur l’article des mƓurs que Lycas, eĂ»t bien pu changer de femme, surtout depuis qu’il avait eu connaissance des liaisons qui existaient entre Doris et Encolpe, et dont il est fait mention au chapitre XI. CHAPITRE CI. 1 Pro consortio studiorum, commoda manum. — Pro consortio studiorum signifie en raison de la communautĂ© de nos goĂ»ts, c’est-Ă -dire de notre amour commun pour Giton. — Commoda manum, prĂȘtez-nous la main. On trouve dans SĂ©nĂšque commodare manum morituro, aider quelqu’un Ă  mourir. 2 Et familiƓ negotiantis onus deferendum ad mercatum conduxit. — Les commentateurs ne nous offrent aucun secours pour l’intelligence de ce passage assez obscur. Il est souvent fait mention dans les auteurs anciens du mot familia ; Ulpien en donne l’explication suivante FamiliƓ adpellatione omnes qui in servitio erant continentur. Martianus le jurisconsule liv. lxv parle en ces termes de ceux qu’il appelle servos negotiatores — Legutis servis, exceptis negotiatoribus, Labeo scripsit, eos legato exceptos videri, qui prƓpositi essent, negotii exercendi causa, veluti qui ad emendum, locandum, conducendum prƓpositi sunt. Mais cela ne jette pas une grande lumiĂšre sur le passage en question. Mon opinion personnelle est que PĂ©trone veut parler ici d’une troupe d’esclaves que Lycas avait embarquĂ©e sur son vaisseau, moyennant un prix convenu, pour la transporter Ă  Tarente, oĂč elle devait ĂȘtre vendue, mais non pas pour son compte car il y a dans le latin conduxit ; ce qui ne signifie pas qu’il avait louĂ© ces esclaves on ne loue pas des esclaves pour les vendre, mais qu’il avait pris Ă  tĂąche, qu’il avait entrepris de les transporter. Conducere est pris dans le sens de suscipere c’est ainsi que l’on dit conducere aliquem docendum, entreprendre l’éducation de quelqu’un, » et non pas louer quelqu’un pour l’instruire. » On trouve un autre exemple, encore plus frappant, de conducere pris en ce sens, dans la fable oĂč PhĂšdre dit, en parlant de Simonide Victoris laudern cuidam pyctƓ ut scriberet, Certo conduxit pretio... 3 TryphƓna... quƓ voluptatis causa huc atque illac vectatur. — Ces mots me confirment encore plus dans l’opinion que j’ai Ă©mise plus haut, que TryphĂšne n’était pas la femme de Lycas, mais que c’était une voyageuse sentimentale qui aimait Ă  aller de cĂŽtĂ© et d’autre pour son seul plaisir, c’est-Ă -dire pour donner carriĂšre Ă  ses goĂ»ts Ă©rotiques. D’ailleurs, on ne peut nier qu’il existĂąt des relations intimes entre cette femme et Lycas ; car, lorsqu’elle le surprend cherchant Ă  faire violence Ă  Encolpe, il s’enfuit tout honteux Ă  sa vue. Il est vrai qu’elle ne se gĂȘne pas pour faire des caresses et des avances Ă  Giton Ă  la barbe de Lycas ; mais c’était du moins un amour lĂ©gitime pour de pareilles gens, tandis que la tentative de Lycas Ă©tait, pour le sexe de TryphĂšne, une insulte que les femmes ne pardonnent jamais, Ă  moins qu’elles n’y trouvent leur compte, comme cette Doris qui engageait ce mĂȘme Encolpe Ă  Ă©couter les propositions de son mari, pour lui fermer les yeux sur leurs amours secrets. 4 Quomodo possumus egredi nave... opertis capitibus, an nudis ? Opertis, et quis non dare manum languentibus volet ? — On voit, par ce passage de PĂ©trone, que les anciens avaient coutume de se couvrir la tĂȘte, lorsqu’ils Ă©taient malades, non-seulement pour se dĂ©fendre des injures de l’air, mais pour indiquer aux autres l’état de leur santĂ©. Ce qui fait dire Ă  Eumolpe, que, s’ils se couvrent la tĂȘte, tout le monde s’empressera de leur offrir la main, comme Ă  des malades, languentibus, pour descendre du vaisseau. Dans tout autre cas, c’était un signe de la mollesse la plus effĂ©minĂ©e, que de sortir la tĂȘte couverte. Aussi notre auteur, parmi les bizarreries et les inconvenances qu’il remarque dans Trimalchion, a-t-il soin de dire, au chapitre XXXII Palliolo enim coccineo adrasum excluserat caput, Sa tĂȘte chauve sortait Ă  demi d’un petit manteau de pourpre. » CHAPITRE CII 1 Eumolpus, tanquam litterarum studiosus, utique atra-mentum habet.— Les anciens se servaient, comme nous, d’encre pour Ă©crire sur le charta, ou papier, qu’ils roulaient, volvebant, lorsqu’il Ă©tait rempli, et qu’on appelait pour cette raison volumen, volume. Cette encre Ă©tait de diffĂ©rentes natures, et portait diffĂ©rents noms, selon l’usage auquel on l’employait. Vitruve appelle atramentum librarium, et Cornelius Celsus scriptorium, celle qui servait Ă  Ă©crire ; mais ils en avaient d’autres qu’ils appelaient tectoria ou pictoria, qui servaient au dessin, Ă  la peinture, et sutoria, celle qui servait Ă  noircir les chaussures. L’encre Ă  Ă©crire Ă©tait ordinairement faite de noir de fumĂ©e que l’on recueillait sur les murs des chambres qui n’avaient pas de cheminĂ©e ni d’ouverture par oĂč la fumĂ©e pĂ»t s’échapper. Pour empĂȘcher cette encre de s’emboire ou de s’étaler sur le papier, on y ajoutait une espĂšce de gomme que PĂ©trone appelle ferrumen. De quelle espĂšce Ă©tait cette gomme ? c’est ce qu’il nous est impossible de dĂ©terminer d’une maniĂšre prĂ©cise ; mais il paraĂźt que cette encre avait le dĂ©faut d’ĂȘtre gluante et de dĂ©teindre sur les habits, comme Giton le dit un peu plus loin ; Nec vestem atramento adhƓsurum, quod frequenter, etiam non arcessito fer-rumine, infigitur. 2 Et circumcide nos, ut judƓi videamur, etc. — Isidore {Origines,liv. xrx, chap. 23 parle des Juifs, des Arabes et des Gaulois dans les mĂȘmes termes que PĂ©trone NonnullƓ etiam gentes, non solum in vestibus, sed et in corporibus aliqua sibi propria vindicant. Circumcidunt JudƓi prƓ-patia, pertundunt aures Arabes, etc. Mauros liabet tetra nox corporum, Gallos Candida cutis ; PĂ©trone parle avec plus de dĂ©tails de la circoncision des Juifs, dont il se moque, dans une Ă©pigramme que l’on trouvera dans les fragments attribuĂ©s Ă  cet auteur. Les Arabes n’étaient pas les seuls qui se perçaient les oreilles, cette coutume Ă©tait aussi pratiquĂ©e chez les Carthaginois ; ce qui fait dire Ă  Plaute PƓnutus,acte v, scĂšne 3 Mil. Atque ut opinor digitos in manubiis non habent. Ag. Qui jam ? — Mil. Quia incedunt cum anulatis auribus. La blancheur des Gaulois Ă©tait proverbiale chez les anciens, et l’on pensait qu’ils avaient d’abord portĂ© le nom de Galates, en raison de ce que leur teint avait la blancheur du lait, en grec gala. Galli a candore corporis primum GalatƓ appellati ; ce qu’un poĂ«te a exprimĂ© ainsi Ignea mens Gallis, et lactea corpora, nomen A candore datum 3 Numquid et labra possumus tumore teterrimo implere ? — L’auteur du Moretum a rendu d’une maniĂšre pittoresque les caractĂšres distinctifs de la race Ă©thiopienne Afra genus, tota patriam testante figura, Torta comam, labroque tumens, et fusca colorem ; Pectore lata, jacens mammis, compressior alvo, Cruribus exilis, spatiosa prodiga planta. 4 Numquid et talos ad terram deducere ? — Peut-ĂȘtre serait-il mieux de lire producere, et de traduire pourrons-nous allonger nos talons comme les Éthiopiens, c’est-Ă -dire les rendre saillants ; ce qui est une difformitĂ© remarquable chez presque tous les individus de la race nĂšgre. CHAPITRE CIII. 1 Continuo radat utriusque non solum capita, sed etiam supercilia. — On rasait les cheveux aux esclaves ; mais on ne rasait les sourcils qu’aux scĂ©lĂ©rats, aux sĂ©ditieux et aux dĂ©serteurs. CicĂ©ron fait une ingĂ©nieuse allusion Ă  cet usage, dans son oraison pour Roscius, lorsqu’il dit, en parlant d’un certain Fannius ChĂ©rĂ©a Nonne ipsum caput, et supercilia illa penitus abrasa, olere malitiam et clami-tare calliditatem videntur ? Nonne ab imis unguibus usque ad verticem summum si quam conjecturam adfert hominis tacita corporis figura ex fraude, fallaciis, mendaciis, constare totus videtur ? qui idcirco capite et superciliis semper est rasis, ne ullum viri boni pilum habere dicatur. 2 Et nolum fugitivorum epigramma per totam faciem.... duxit. — Les caractĂšres qu’on imprimait sur le visage des esclaves, et qui marquaient le crime qu’ils avaient commis, Ă©taient deux lettres, l’une grecque, l’autre latine Ί et F ; c’est pour cette raison qu’on appelait ces criminels inscripti, litterati, notati. Cette coutume dura jusqu’au temps de Constantin, qui, au rapport d’Ulpien, dĂ©fendit par la loi Tamdiu, paragraphe de Fugitivis, qu’on exerçùt Ă  l’avenir cette cruautĂ©, parce qu’elle dĂ©shonorait l’espĂšce humaine, que le CrĂ©ateur avait faite Ă  sa ressemblance ce qui fit que, depuis cette Ă©poque, on se servit, pour le mĂȘme objet, de colliers qu’on rivait au cou des esclaves qui avaient dĂ©sertĂ©, et sur lesquels on gravait des inscriptions qui publiaient leur crime. Pignorius, dans son livre de Servis, affirme, qu’il avait vu Ă  Rome un collier de cette nature, avec l’inscription que voici TENE ME, QUIA FUGI, ET REVOCA ME DOMINO MEO BONIFACIO LINARIO. On voit dans le premier chapitre du roman d’IvanhoĂ«,par Walter Scott, que les Anglo-Saxons avaient adoptĂ© cette coutume des Romains Wamba, et Gurth, le gardien des pourceaux, portent Ă©galement Ă  leur cou un collier rivĂ©, sur lequel est gravĂ© le nom de CĂ©dric, leur maĂźtre. CHAPITRE CIV 1 Lycas, ut TrijphƓnse, somnium expiavit. — Il y a deux choses Ă  considĂ©rer ici l’expiation du songe de TryphĂšne, et celle du crime qu’Encolpe et Giton avaient commis dans le vaisseau, en s’y faisant couper les cheveux pendant une nuit fort calme. Nous verrons plus loin Ă  quel supplice Lycas les condamna pour expier cette impiĂ©tĂ©, bien qu’ils prĂ©tendissent, pour se disculper, qu’ils ignoraient qu’on ne fait le sacrifice de ses cheveux sur un vaisseau qu’à la derniĂšre extrĂ©mitĂ©, etc. Du reste, le sacrifice des cheveux passait, chez les anciens, pour un des plus agrĂ©ables qu’ils pussent offrir aux dieux. Les esclaves prĂȘts Ă  ĂȘtre affranchis, se rasaient la tĂȘte, et en consacraient la dĂ©pouille Ă  quelque dieu, comme en Ă©change du bienfait de la libertĂ© qu’ils supposaient lui devoir. Les matelots en faisaient autant, non-seulement dans la circonstance dont parle PĂ©trone, mais encore lorsque, Ă©chappĂ©s du naufrage, ils Ă©taient de retour dans leur patrie alors ils faisaient ce sacrifice Ă  la mer, et, de plus, suspendaient leurs vĂȘtements humides dans le temple de Neptune. Pour en revenir au songe de TryphĂšne, et aux expiations auxquelles il donna lieu, l’auteur ne nous dit pas quelles en furent les cĂ©rĂ©monies, parce que c’était une chose fort commune. C’était un acte de religion gĂ©nĂ©ralement Ă©tabli chez les paĂŻens, pour purifier les coupables et les lieux que l’on croyait souillĂ©s, ou pour apaiser la colĂšre des dieux que l’on supposait irritĂ©s. La cĂ©rĂ©monie de l’expiation ne s’employa pas seulement pour les crimes ; elle fut pratiquĂ©e dans mille autres occasions diffĂ©rentes. Ainsi ces mots si frĂ©quents chez les anciens, expiare, lustrare, purgare, februare, signifiaient faire des actes de religion pour effacer quelque faute, ou dĂ©tourner de sinistres prĂ©sages. L’usage des expiations, innocent par lui-mĂȘme, devint, entre les mains de la superstition, une source intarissable de pratiques ridicules, dont l’avarice et l’hypocrisie des prĂȘtres multipliĂšrent tellement les abus, qu’elles allumĂšrent la bile de JuvĂ©nal, qui s’exprime ainsi Ă  ce sujet dans sa VIe satire Vois-tu fondre, chez ta pieuse Ă©pouse, la foule des prĂȘtres de CybĂšle et de Bellone ? Vois-tu ce personnage gigantesque, et vĂ©nĂ©rable aux yeux de ses vils subalternes ; cet homme qui, s’étant autrefois privĂ© des sources de la vie, n’est plus homme qu’à demi, mais Ă  qui la cohorte enrouĂ©e et les tambours plĂ©bĂ©iens cĂ©dent unanimement l’honneur du pas et la tiare phrygienne ? L’entends-tu parler avec emphase ? Redoutez, lui dit-il, les approches de septembre et les vents du midi, si vous n’expiez pas vos fautes par une offrande de cent Ɠufs ; si vous ne me donnez vos robes couleur de feuille-morte, afin de dĂ©tourner sur elles les malignes influences qui vous menacent dans le cours de l’annĂ©e. Au plus fort de l’hiver, elle ira, dĂšs la pointe du jour, briser la glace du Tibre ; elle y plongera par trois fois sa tĂȘte intimidĂ©e de lĂ , tremblante et toute nue, elle se traĂźnera sur ses genoux ensanglantĂ©s autour du champ de Tarquin le Superbe. S’il lui dit Parlez ; la blanche Io l’ordonne ! elle ira jusqu’aux confins de l’Égypte ; elle en rapportera des eaux chaudes puisĂ©es dans l’üle de MeroĂ©, pour les rĂ©pandre dans le temple d’Isis, voisin de l’antique demeure du pĂątre Romulus. Elle croit, n’en doutez pas, avoir entendu la voix de la dĂ©esse. Et voilĂ  les ĂȘtres privilĂ©giĂ©s Ă  qui les dieux parlent dans la nuit ! Tels sont les prestiges qui consacrent ce pontife escortĂ© d’un troupeau de prĂȘtres tondus et revĂȘtus de lin, ce vagabond, ce nouvel Anubis, qui se rit de la superstition des folles qu’il aveugle et sĂ©duit. Il prie encore pour celles qui cĂ©dĂšrent aux dĂ©sirs de leurs Ă©poux pendant les jours de continence et de fĂȘtes solennelles. Vous avez encouru, leur dit-il, un chĂątiment rigoureux ; car j’ai vu le serpent d’argent remuer sa tĂȘte. Ses larmes feintes et ses formules prĂ©parĂ©es apaisent enfin Osiris bien entendu qu’on l’avait dĂ©jĂ  gagnĂ© par l’offrande d’une oie grasse et d’un gĂąteau. Mais est-il vrai qu’il daigne communiquer avec ces insensĂ©s ? dans ce cas, l’Olympe est bien oisif, et vous autres dieux, bien dĂ©sƓuvrĂ©s lĂ -haut ! » CHAPITRE CV. 1 Nec non eodem futurus navigio. — Nodot, qui, non content d’avoir attribuĂ© Ă  PĂ©trone des fragments de sa façon, se permet frĂ©quemment d’altĂ©rer le texte authentique de notre auteur, dĂ©nature ainsi ce passage Non omen jacturus navigio, hospitio, mihi ; et il traduit Je ne l’ai pas fait pour attirer aucun malheur sur le vaisseau, puisque j’étais dedans. » J’avoue franchement que je ne comprends pas cet endroit ainsi dĂ©figurĂ© par Nodot, mĂȘme aprĂšs avoir lu sa traduction, et il me semble que le texte gĂ©nĂ©ralement adoptĂ© est beaucoup plus clair ; en voici l’explication J’ai ordonnĂ© que l’on dĂ©livrĂąt mes esclaves de leur longue chevelure, parce que, devant faire route avec eux sur le mĂȘme vaisseau, je ne voulais pas me trouver Ă  bord avec des malheureux couverts de ces signes de deuil et de chĂątiment ; j’ai voulu me rendre les auspices favorables en leur faisant raser la tĂȘte. » Il est notoire que les anciens regardaient comme un fĂącheux prĂ©sage de se trouver sur le mĂȘme vaisseau avec des malheureux et des coupables, et mĂȘme d’habiter auprĂšs d’eux sous le mĂȘme toit. Ils croyaient qu’en pareil cas le crime d’un seul homme retombait sur ceux qui l’entouraient. C’est ce qu’Horace exprime dans son ode 2 du livre III . . . . . Vetabo, qui Cereris sacrum Vulgarit arcanƓ, sub iisdem Sit trabibus, fragilemque mecum Solvat phaselum. SƓpe Diespiter Neglectus incerto addidit integrum. ThĂ©ophraste se moque de ceux qui, Ă  la moindre agitation des vagues, demandent si tous les passagers sont initiĂ©s. D’ailleurs les cheveux longs et en dĂ©sordre Ă©taient regardĂ©s par les anciens comme la marque distinctive des coupables. 2 Ut tutela navis expiaretur. — Tutela navis, la divinitĂ© dont l’image dĂ©corait la proue du vaisseau, et qui lui donnait son nom. C’est ce que Lutacius explique en ces termes Tutelam navis intelligimus cum guber-natore navigare. Habent enim pictos prƓsules, quorum nominibus nuncu-pantur et reste, cet usage existe encore de nos jours, et nos bĂątiments portent le nom de la figure reprĂ©sentĂ©e sur leur proue. 3 Placuit quadragenas utrisque plagas imponi. — Quand on condamnait au fouet ou Ă  quelque autre chĂątiment semblable, on marquait dans la sentence le nombre de coups que le coupable devait recevoir. Les Romains avaient pris cette coutume des Égyptiens, qui eux-mĂȘmes la tenaient des Juifs, comme le prouve la loi de MoĂŻse DeutĂ©ronome, XXV, versets 2 et 3 Si eum, qui peccavit, dignum viderint plagis, prosternent et coram se facient verberari. Pro mensura pecculi erit et plagarum mo-dus, ita duntaxat, ut quadrigenarium numerum non excedant, ne faede laceratus ante oculos tuos abeat frater tuus. Or, les Juifs Ă©taient si religieux observateurs de cette loi, qu’ils ne donnaient jamais que trente-neuf coups aux criminels, de peur de se tromper et d’outre-passer le nombre fixĂ©. Nous en avons la preuve dans la seconde Ă©pĂźtre de saint Paul aux Corinthiens chap. XI, verset 24, oĂč il dit qu’il a Ă©tĂ© maltraitĂ© cinq fois par les Juifs, et qu’à chaque fois il a reçu quarante coups moins un. On remarquera en passant que le nombre de quarante coups, prescrit par la loi de MoĂŻse, est celui que Lycas fit donner Ă  Encolpe et Ă  Giton. Les coups de corde ou de garcette sont encore aujourd’hui le chĂątiment qu’on inflige sur les vaisseaux. 4 Tres plagas spartana nobilitate concoxi. — Les Spartiates faisaient fouetter leurs enfants jusqu’au sang devant les autels, afin de les accoutumer de bonne heure Ă  la souffrance ; et il ne leur Ă©tait pas mĂȘme permis de jeter un seul cri. Ce qui a fait dire Ă  CicĂ©ron Tusculanes, liv. II Spartae vero pueri ad aram sic verberibus accipiuntur, ut multus e visceribus sanguis exeat nonnunquam etiam, ut, quum ibi essem, au-diebam, ad necem quorum non modo nemo exclamavit unquam, sed ne ingemuit quidem. Il ajoute plus loin liv. VI Pueri spartiatƓ non ingemiscunt verberum dolore laniati. 5 Jam Giton mirabili forma exarmaverat nautas. Ovide dit de mĂȘme liv. II desAmours,Ă©lĂ©gie 5 Ut faciem vidi, fortes cecidere lacerti Defensa est armis nostra puella suis. 6 Quem homo prudentissimus. — PĂ©trone appelle ici Lycas homo prudentissimus, par ironie. 7 Quod ergastutum intercepisset non errantes ? — Tout le monde sait qu’ergastulum Ă©tait une prison oĂč l’on renfermait les esclaves, et oĂč on les obligeait Ă  travailler, tout enchaĂźnĂ©s qu’ils Ă©taient ; mais de nombreux passages des auteurs latins prouvent qu’on y renfermait aussi d’autres coupables, quelles que fussent d’ailleurs leur naissance et leur condition. Voyez SuĂ©tone Vie d’Auguste, ch. XXXII Rapti per agros viatores sine discrimine, liberi servique, ergastulis possessorum supprimebantur. Dans ce passage, viatores doit Ă©videmment s’entendre dans le mĂȘme sens qu’errantes dans PĂ©trone, des vagabonds. SuĂ©tone dit encore Vie de TibĂšre,ch. VIII Curam administravit... repurgandorum tota Italia ergastulorum, quorum domini in invidiam venerant, quasi exceptos supprimerent, non solum viatores, sed et quos sacramenti metus ad hujusmodi latebras compulisset. Dans ces deux phrases, supprimere est synonyme d’intercipere. CHAPITRE CVI. 1 Lycas, memor adhuc uxoris corruptƓ. — C’est sur ce passage, sans nul doute, que Nodot, dans ses prĂ©tendus fragments retrouvĂ©s Ă  Bellegrade, s’est fondĂ© pour forger toute cette histoire des amours de Lycurgue avec Ascylte, d’Encolpe avec Doris, de Lycas, Ă©poux de celle-ci, avec le mĂȘme Encolpe, et de TryphĂšne avec Encolpe et Giton Ă  la fois cette histoire si embrouillĂ©e et si peu vraisemblable, qui remplit presque tout le chapitre XI, lequel ne contient pas moins de onze pages de texte, et qui, par sa longueur, est hors de toute proportion avec les autres chapitres de cet ouvrage. Cette interpolation, facile Ă  reconnaĂźtre par les frĂ©quents gallicismes qui s’y trouvent, excita surtout la bile de BreugiĂšres de Barante, qui attaqua ces nouveaux fragments dans ses Observations, auxquelles Nodot rĂ©pondit avec aigreur par sa Contre-Critique, comme nous l’avons dit ailleurs. Je pense que le lecteur ne sera pas fĂąchĂ© de connaĂźtre quelques-unes des objections que BreugiĂšres fit Ă  Nodot, Ă  propos de ce chapitre XI, et la maniĂšre dont Nodot y rĂ©pondit. Je prie le lecteur, pour mieux comprendre les unes et les autres, d’avoir sous les yeux le chapitre en question. J’ai eu soin de faire imprimer en italique les objections, pour qu’on puisse plus facilement les distinguer des rĂ©ponses de Nodot. Quant Ă  mes observations personnelles, je les ai placĂ©es entre parenthĂšses. ConsidĂ©rons Ă  prĂ©sent quelle gĂȘne et quelle torture paraissent dans le fragment qui conduit Encolpe, Ascylte et Giton dans le chĂąteau de Lycurgue. On les y fait aller pour donner l’intelligence de ce qui suivra, et pour que quand on parlera de Lycas, de TryphĂšne et de Doris comme dans les chapitres C, CI, CIV, CV et suivants, ce ne soient plus des personnages inconnus. — HĂ© bien, que trouvez-vous Ă  redire Ă  cela ? cette conduite n’est-elle pas d’un auteur de bon sens ? Rien ne paraĂźt gĂȘnĂ© dans ce discours Nodot veut dire dans ce fragment, et je ne vois pas que PĂ©trone se soit donnĂ© la torture pour Ă©crire si naturellement. Permis Ă  Nodot de trouver naturel le style de ce fragment dont il est le pĂšre ; bien des lecteurs ne seront pas de son avis. Encolpe et Ascylte aprĂšs la querelle qu’ils ont eue au sujet de Giton, au chapitre X, et dans laquelle ils se sont dit toutes leurs vĂ©ritĂ©s, et se sont traitĂ©s rĂ©ciproquement d’infĂąmes dĂ©bauchĂ©s, d’assassins et de coupe-jarrets se rendent en pĂšlerinage au chĂąteau de Lycurgue, oĂč ils trouvent bonne compagnie c’est-Ă -dire une compagnie digne d’eux Lycas qui, selon les apparences, y avait aussi peu affaire que la coquette TryphĂšne. Lycas, Encolpe, Giton et TryphĂšne, ne trouvant pas qu’on vĂ©cĂ»t assez librement chez Lycurgue, prirent le partides’en aller Ă  la maison de Lycas, oĂč ils espĂ©raient d’ĂȘtre plus Ă  leur aise, et comptaient de faire meilleure chĂšre. — Je vous avoue que vous commencez Ă  m’embarrasser pour vous rĂ©pondre ; tantĂŽt je vous vois si confus, que j’ai peine Ă  dĂ©brouiller ce que vous prĂ©tendez montrer clairement ; et tantĂŽt vos connaissances sont si bornĂ©es, qu’il ne leur est pas permis de parvenir Ă  celle de l’auteur car de croire qu’il y ait de la malice en votre fait, je ne puis me l’imaginer. Toutefois, comment se peut-il faire, sans ma-lice ou sans ignorance, que vous donniez un tout autre sens au texte que celui qu’il renferme ? Nodot se fĂąche, comme on voit ; ce n’est pas la meilleure maniĂšre de rĂ©pondre ; et ne pourrait-on pas lui dire, comme ce philosophe qui vit tomber la foudre Ă  ses pieds au moment oĂč il parlait contre les dieux Bon Jupiter ! tu te fĂąches ; donc tu as tort ? Les trois vols que font Encolpe, Ascylte et Giton sont tout Ă  fait impossibles.— Il n’y a que deux vols, vous n’en trouverez pas davantage. J’en demande bien pardon Ă  Nodot, il y a trois vols ; il y en a mĂȘme quatre 1° le vol du voile et du cistre d’Isis ; 2° celui des effets les plus prĂ©cieux de la campagne de Lycurgue ; 3° la bourse qu’Ascylte ramasse Ă  terre, et avec laquelle il s’enfuit aussitĂŽt, crainte de rĂ©clamation ; 4° et enfin, le superbe manteau qu’Encolpe dĂ©tache de la selle d’un cheval, et qu’il emporte dans la forĂȘt prochaine. Est-il vraisemblable que deux hommes aillent dans un vaisseau, et que, sans ĂȘtre aperçus des matelots qui les reçoivent et leur font honneur, ils s’enfuient chargĂ©s de marchandises ? L’autre vol a quelque chose de plus surnaturel. Encolpe et Giton sont enfermĂ©s dans une chambre entourĂ©e de gardes Ascylte vient pendant que ces gardes sont endormis ; il ouvre la porte dont il brise la serrure, et, pendant tout ce bruit, les gardes continuent Ă  dormir sur les deux oreilles. — C’en est assez, je vous arrĂȘte encore. Pour faire connaĂźtre que vous avez aussi falsifiĂ© cette citation, lisons ce fragment. Il y est dit qu’Ascyltle vint pour dĂ©livrer ses amis, et que, voyant les gardes endormis, il ouvrit la porte avec un morceau de fer ; et cela est aisĂ© Ă  comprendre. Pas si facile Ă  comprendre. Il fallait que ces gardes fussent bien nĂ©gligents, pour s’endormir prĂšs d’une porte qui n’était fermĂ©e qu’avec un verrou de bois, ligneum claustrum ; d’ailleurs il y a dans le texte mĂȘme de Nodot Serraque delapsa nos excitavit. Comment se fait-il que la chute de cette serrure rĂ©veille Encolpe et Giton sans interrompre le sommeil des gardes ? . A cela que rĂ©pond Nodot ? — L’auteur, dit-il, le marque prĂ©cisĂ©ment Ob pervigilium altus custodes habebat somma. ConsidĂ©rez que PĂ©trone ou plutĂŽt Nodot a tout prĂ©vu. Les gardes avaient veillĂ© fort tard, et ils Ă©taient alors dans le premier sommeil, que certaines gens ont si dur, qu’on peut les toucher et les pousser mĂȘme fortement sans qu’ils s’éveillent, Cela est vrai ; mais n’est-ce pas le cas de dire avec Boileau Le vrai peut quelquefois n’ĂȘtre pas vraisemblable ? Nous ne poursuivrons pas ces citations qui fatigueraient le lecteur ; nous avons voulu seulement lui donner une idĂ©e de la polĂ©mique de Nodot contre un des plus redoutables adversaires de ses fragments. Burmann, dans sa prĂ©face, prouve peut-ĂȘtre encore plus clairement par les gallicismes sans nombre, et mĂȘme les solĂ©cismes dont ces fragments sont remplis, qu’ils ne peuvent ĂȘtre de PĂ©trone. Nous aurons probablement l’occasion de revenir plus tard sur les Observations de BreugiĂšres, Ă  propos des autres interpolations de Nodot que nous trouverons dans les chapitres suivants. CHAPITRE CVII. 1 Me, utpote hominem non ignotum, elegerunt. — Eumolpe adresse Ă  Lycas un discours selon toutes les rĂšgles de l’art oratoire. Il commence par un exorde insinuant et modeste, oĂč il Ă©tablit que lui, l’avocat des coupables, n’est pas un homme inconnu Ă  Lycas, Ă  la fois juge et partie dans cette cause ; ensuite, pour l’intĂ©resser davantage en faveur de ses clients, il lui rappelle qu’ils ont Ă©tĂ© autrefois ses amis intimes, amicissimi. Puis arrivant, sans autre prĂ©paration, au fait principal, il adresse Ă  Lycas cette question Vous croyez peut-ĂȘtre que c’est le hasard qui a conduit ces jeunes gens sur votre bord ? Et il rĂ©pond aussitĂŽt Ă  cette objection par une raison convaincante c’est qu’il n’est pas un seul passager qui ne s’informe avant toutes choses du nom de celui Ă  qui il va confier son existence. Donc Encolpe et Giton savaient que le vaisseau sur lequel ils s’embarquaient appartenait Ă  Lycas, et cependant ils n’ont pas hĂ©sitĂ© Ă  y monter ; donc ils n’avaient d’autre but, en faisant cette dĂ©marche spontanĂ©e, que de le flĂ©chir et de rentrer en grĂące avec lui. Mais Eumolpe sent que cet argument n’est pas inattaquable, comme nous le verrons bientĂŽt ; et, pour l'Ă©tayer, il entre dans plusieurs considĂ©rations. D’abord, c’est que Lycas n’a pas le droit d’empĂȘcher des hommes libres de naviguer oĂč bon leur semble. Secondement, c’est que, lors mĂȘme que ce seraient des esclaves, le maĂźtre le plus cruel pardonne Ă  son esclave fugitif que le repentir ramĂšne Ă  ses pieds. Enfin, comment ne pas pardonner Ă  un ennemi qui se livre Ă  notre merci ? Alors Eumolpe, rĂ©sumant tous ses moyens de dĂ©fense, interpelle son juge Vous voyez, suppliants devant vous, des jeunes gens aimables, bien nĂ©s, etc. Avant de terminer, Eumolpe, prĂ©voyant que Lycas lui objectera surtout le dĂ©guisement d’Encolpe et de Giton, et le crime dont ils se sont rendus coupables en se faisant tondre sur son bord, se hĂąte d’aller au-devant de ce reproche, en disant que c’est pour se punir de l’offense qu’ils ont faite Ă  Lycas et Ă  TryphĂšne, que ces jeunes gens, nĂ©s libres, ont fait graver sur leur front ces honteux stigmates de la servitude. Lycas, comme on le pense bien, n’est pas dupe d’une pareille ruse, et rĂ©duit, comme il le dit, les arguments d’Eumolpe Ă  leur juste valeur ; mais nous ne le suivrons pas dans sa rĂ©ponse nerveuse, brusque et concise, comme il convenait Ă  un homme de son caractĂšre. Cependant Eumolpe ne se tient pas pour battu, et rĂ©pond, tant bien que mal, Ă  Lycas. Mais toute son Ă©loquence ne peut parvenir Ă  dĂ©sarmer la colĂšre de ce marin qui persiste dans son premier arrĂȘt, et exige le supplice des coupables. Ou je me trompe, ou tout ce plaidoyer, pour et contre, est traitĂ© avec beaucoup d’esprit, et offre une scĂšne pleine de naturel et de vĂ©ritĂ©. 2 Quae salamandra supercilia excussit tua ? — La salamandre est un animal de la figure du lĂ©zard, exceptĂ© qu’elle a la tĂȘte plus large et la queue plus longue. Les anciens prĂ©tendaient que le sang de cet animal, et mĂȘme sa salive, avaient la propriĂ©tĂ© de faire tomber les cheveux ou le poil aux endroits qui en Ă©taient frottĂ©s, comme si le feu y avait passĂ©. Dioscoride liv. I, ch. 54 dit qu’il suffit pour cela de se frotter avec le sang de la salamandre ; d’autres ajoutent qu’il faut la faire mourir dans l’huile et se servir de cette huile. On sait d’ailleurs que la salamandre passait, pour incombustible. Pline l’Ancien prĂ©tend liv. XXIX, ch. 23 qu’il suffit de frotter quelque partie du corps que ce soit, mĂȘme le bout du pied, avec de la salive de salamandre, pour que le poil tombe Ă  l’instant de tout le corps Quum, saliva ejus salamandrƓ quacumqae parte corporis, vel in pede imo respersa, omnis in toto corpore defluat pilus. CHAPITRE CVIII. 1 Multi ergo utrinque semimortui labuntur — Je ne sais pas pourquoi Gronove et Burmann se tourmentent pour corriger ce mot semimortui que portent tous les anciens manuscrits, et essayent de lui substituer sine mora, qui ne signifie rien, ou sine morte, qui n’est guĂšre plus intelligilible. Ils l’ont si bien senti, qu’ils se voient forcĂ©s, par cette correction, de changer les mots suivants cruenti vulneribus, et de lire incruenti vulneribus, ou cruenti sine vulneribus ; ce qui est presque une absurditĂ© car, s’il y a du sang de rĂ©pandu, il y a des blessures, quelque lĂ©gĂšres qu’elles soient. Je ne vois pas non plus sur quoi ils se fondent pour prĂ©tendre que toute cette scĂšne de tumulte n’est qu’un combat pour rire. Il est vrai que PĂ©trone en fait un rĂ©cit plaisant ; mais cela n’empĂȘche pas qu’il n’y eut de bons coups donnĂ©s de part et d’autre, comme cela arrive souvent en pareil cas, quoique tout finisse par s’arranger Ă  l’amiable. L’auteur le dit positivement Quum appareret futurum non stlatarium bellum. — Silatarius, de silata, espĂšce de navire plus large que profond, et dont, pour cette raison, la marche Ă©tait trĂšs-lente. Ainsi non stlatarium bellum signifiera une guerre qui n’est pas lente, ou une guerre vigoureuse. 2 Heu ! mihi fata Hos inter fluctus quis raptis evocat armis ? — Cette phrase, quoique difficile et embrouillĂ©e, peut cependant se construire et s’expliquer ainsi Quis sous-entenduvestrum evocat fata mihi, appelle la mort sur ma tĂȘte, inter hos fluctus, au milieu des flots qui nous entourent, raptis armis, en prenant les armes ! Cui mors una non est satis ? A qui une seule mort ne suffit-elle pas ? CHAPITRE CIX. 1 PelagiƓ consederant volucres, quas textis urundinibus, etc. Ces roseaux Ă©taient si adroitement prĂ©parĂ©s, qu’on les allongeait ou qu’on les diminuait Ă  volontĂ© ; si bien qu’en mettant au bout une petite baguette enduite de glu, on les approchait insensiblement des oiseaux sans qu’ils s’en aperçussent, et on les prenait de la sorte. La facilitĂ© que ces gluaux avaient de s’allonger les avait fait nommer crescentes, Martial l’explique clairemenl, livre IX, Ă©pigramme 55 Aut crescente levis traheretur arundine prƓda, Pinguis et implicitas virga teneret aves. 2 Jam Tryphaena Gitona extrema parte potionis spargebat. — Cette maniĂšre de plaisanter a existĂ© de tout temps, et elle Ă©tait fort en usage chez les Romains, qui, dans leurs banquets, s’amusaient souvent Ă  jeter au nez des spectateurs le fond de leurs verres Ils avaient mĂȘme dressĂ© Ă  ce manĂ©ge les Ă©lĂ©phants destinĂ©s aux jeux publics, comme Élien le rapporte dans son Histoire des animaux liv. II, ch. 2. Cependant, selon Gonsalle de Salas, on pourrait aussi entendre ce passage en ce sens, que TryphĂšne prĂ©sentait Ă  Giton le reste du vin qu’elle avait bu ; ce qui serait plus dĂ©licat et plus galant, quoique spargebat parte extrema potionis puisse difficilement se traduire ainsi. Quoi qu’il en soit, voici une anecdote assez curieuse que CaĂŻus Fortunatius rapporte Ă  ce sujet Une femme galante avait trois amants ; se trouvant un jour Ă  table avec eux, elle baisa le premier, donna le reste de son verre au second, et couronna le troisiĂšme. On demande quel est celui qu’elle aimait le plus. Je rĂ©ponds, sans hĂ©siter celui Ă  qui elle donne Ă  boire le reste de son verre. En effet, couronner un homme est peut-ĂȘtre un tĂ©moignage d’estime ou de simple amitiĂ© ; en embrasser un autre, cela suppose sans doute de la tendresse pour lui ; mais donner Ă  son amant le reste de son verre, c’est une preuve d’amour bien plus intime. Ovide me confirme dans cette opinion par ce prĂ©cepte de son Art d’aimer liv. I, v. 575 Fac primus rapias illius tacta labellis Pocula ; quaque bibet parle puella, bibas. CHAPITRE CX. 1 Corymbioque dominae pueri adornat caput. — Ce n’est pas d’aujourd’hui, comme l’on voit, que les femmes et mĂȘme bon nombre d’hommes, s’efforcent, par mille inventions, de tromper les yeux, et empruntent le secours de l’art pour cacher leurs dĂ©fauts naturels. M. de Guerle, mon beau-pĂšre, dans son Éloge des perruques, prouve que les chevelures postiches sont presque aussi anciennes que le monde. Comme cet ouvrage, tirĂ© Ă  un petit nombre d’exemplaires, est devenu fort rare, on me permettra d’en extraire un assez long fragment qui offrira au lecteur une histoire complĂšte de la perruque chez les anciens. Cette citation aura d’ailleurs l’avantage de jeter un peu de gaietĂ© dans ces notes. On y trouvera, je pense, une plaisanterie fine et lĂ©gĂšre, jointe Ă  une Ă©ruditon variĂ©e, sans ĂȘtre superficielle. Écoutons le moderne Mathanasius. J’ignore pourquoi les jĂ©suites de TrĂ©voux, Furgaut et plusieurs autres, ont prĂ©tendu qu’il n’y avait pas chez les anciens de tĂȘtes Ă  perruque. L’histoire, la poĂ©sie, la tradition et les monuments dĂ©posent contre leur tĂ©moignage. L’un de nos plus graves historiens, Legendre, l’a solennellement rĂ©futĂ©, en attestant que la perruque Ă©tait commune chez les Romains et chez les Grecs. A l’autoritĂ© de Legendre se joint celle du savant auteur dont l’ouvrage a pour titre MƓurs et usages des Romains ce fut, dit-il, vers le commencement de l’empire que s’introduisit Ă  Rome l’usage commode des perruques. MĂ©nage, dans son Dictionnaire Ă©tymologique, et Saint-Foix ont Ă©galement reconnu l’antiquitĂ© de la perruque. Quelle ville fut son berceau ? La perruque eut le sort d’HomĂšre, et la question reste Ă  rĂ©soudre. Dans sa glose sur le Livre des Rois, un rabbin, grand commentateur, voulant rapporter Ă  son pays l’honneur d’une dĂ©couverte aussi utile, attribue l’invention des perruques Ă  Michol, fille, comme ou sait, du roi SaĂŒl. Dans ce systĂšme, la perruque serait juive, et n’aurait guĂšre que deux mille huit cent cinquante-huit ans, Ă  quelques jours prĂšs. Ce calcul me parait mesquin. Et puis cette peau de chĂšvre dont Michol, pour sauver son pauvre mari des fureurs de SaĂŒl, s’avisa de coiffer une statue, quelle ressemblance avait-elle, je vous prie, avec une perruque ? La prĂ©tention du rabbin est donc sans fondement. Dans son Ă©pithalame pour Julie, saint Paulin s’est permis, il est vrai, de dire, en parlant des filles de Sion Quaeque caput passis cumulatum crinibus augent, Triste gerent nudo vertice calvitiem. Ou, comme le traduit un de nos vieux poĂ«tes Pour les punir d’avoir portĂ© perruque, Le Seigneur Dieu va mettre Ă  nu leur nuque. Mais ce distique ne peut tirer Ă  consĂ©quence. Saint Paulin n’avait d’autre but que d’empĂȘcher Julie de se damner pour une perruque il faut bien lui pardonner l’anachronisme en faveur de l’intention. Les historiens profanes n’ont pas Ă©tĂ© plus heureux dans leurs recherches. Je ne vois pas sur quelle autoritĂ© pouvait se fonder ClĂ©arque, par exemple, quand il plaçait chez les Lapygiens, c’est-Ă -dire dans l’ancienne Pouille, la premiĂšre tĂȘte Ă  perruque. Selon moi, l’origine des perruques se perd dans la nuit des temps ; elles durent naĂźtre chez les femmes avec l’envie de plaire. Fille de la coquetterie, la perruque est donc aussi ancienne que le monde. C’est aussi le sentiment de Rangon, dans son traitĂ© de Capillamentis ; et ce sentiment est d’autant mieux motivĂ©, qu’il repose sur une certitude morale qui, dans cette occasion, vaut bien toutes les certitudes physiques et mĂ©taphysiques possibles. Mais ne nous brouillons pas avec les chronologistes ; dans leur mauvaise humeur, ils pourraient nous accabler sous le poids des chiffres. Abandonnons-leur donc les temps fabuleux de la perruque, et descendons au siĂšcle de Cyrus. Au rapport de Posidippe, citĂ© par Élien liv. I, en. 26 de ses Histoires diverses, la parure ordinaire de la belle AglaĂŻs, fille de MĂ©gacle, contemporain de Cyrus, Ă©tait une perruque ornĂ©e d’une aigrette. Qui ne sait qu’aux funĂ©railles d’Adonis, les PhĂ©niciennes devaient Ă  la dĂ©esse Ergetto, la VĂ©nus de Tyr, le sacrifice de leur pudeur, ou celui de leurs cheveux ? AssurĂ©ment, les PhĂ©niciennes ont portĂ© perruque. Cette assertion, fondĂ©e sur la prĂ©somption de leur sagesse, devient une dĂ©monstration par le tĂ©moignage de Saint-Foix. Voici comme il raconte la chose dans ses Essais sur Paris. AprĂšs avoir parlĂ© de l’embarras oĂč l’alternative plaçait sans cesse la pudeur des beautĂ©s de Tyr et de Sidon, il ajoute L’argent que quelques-unes recevaient pour prix de leurs complaisances appartenait Ă  la dĂ©esse ; c’était le casuel des prĂȘtres. Un particulier, peut-ĂȘtre un mari, un jaloux, imagina les perruques, et le proposa aux femmes qui ne voulaient ni se prostituer, ni perdre leurs cheveux. L’invention parut commode, mais elle excita la rĂ©clamation des prĂȘtres ; ils dĂ©cidĂšrent que les perruques pouvaient nuire Ă  leurs droits, et les perruques furent dĂ©fendues. » Quelle rude Ă©preuve pour la chastetĂ© des PhĂ©niciennes ! Mausole, roi de Carie, aimait beaucoup l’argent, et ses peuples aimaient presque autant leurs cheveux. Que fit Mausole ? Aristote nous l’apprend {Économ.,liv. II. En vertu d’un ordre secret du roi, les magasins se remplissent tout Ă  coup de perruques achetĂ©es au rabais chez les nations voisines. A peine furent-elles toutes accaparĂ©es, qu’un Ă©dit solennel vint condamner les tĂȘtes lyciennes, sans distinction d’ñge ni de sexe, Ă  se faire tondre dans les vingt-quatre heures. La dĂ©solation fut extrĂȘme ; mais il fallut obĂ©ir un refus eut attirĂ© plus que la perte des cheveux. Alors les magasins s’ouvrent, les perruques sont mises Ă  l’enchĂšre, la concurrence en Ă©lĂšve le prix Ă  un taux excessif ; et voilĂ  le trĂ©sor du prince enrichi de plusieurs millions. Ce roi-lĂ  savait spĂ©culer sur le luxe ; et le monopole des perruques ne l’a pas rendu moins cĂ©lĂšbre que le monument superbe oĂč la chaste ArtĂ©mise le fit loger quand il fut mort. Si l’on en croit Suidas et Tite-Live liv. XXI, Annibal, ce guerrier non moins fameux par ses ruses que par son courage, afin de mieux Ă©chapper aux embĂ»ches des Gaulois, changeait souvent d’habits et de perruques. Appien Histoire de la guerre d’Espagne, ch. IX dit que, pour jeter l’épouvante dans les rangs ennemis, les IbĂšres, sous la conduite de Viriatus, arborĂšrent des perruques Ă  longues queues. Les lois assyriennes dĂ©fendaient aux jeunes gens des deux sexes de se marier avant d’avoir coupĂ© leurs cheveux, et de les avoir appendus dans le temple de BĂ©lus, en l’honneur de l’immortel brochet OannĂšs. Tous les mariages se faisaient donc Ă  Babylone, en perruque. Le mĂȘme usage avait lieu chez les Grecs de TrĂ©zĂšnes ; mais lĂ , c’était au pudique Hippolyte qu’étaient consacrĂ©es les dĂ©pouilles des tĂȘtes vierges. Voyez Histoire de la dĂ©esse de Syrie, faussement attribuĂ©e Ă  Lucien. HĂ©ritiers des arts, enfants de l’Égypte et de la PhĂ©nicie, les Grecs ne pouvaient manquer d’ĂȘtre excellents perruquiers. La perruque se nommait chez eux phĂšnaxĂš imposture ; c’est MĂ©nage qui nous l’apprend. Et qu’est-ce en effet qu’une perruque, sinon l’officieux mensonge d’une chevelure artificielle ? D’aprĂšs quelques passages de Thucydide PrĂ©face de la Guerre du PĂ©loponnĂšse, on voit que les jeunes AthĂ©niennes prĂ©fĂ©raient, parmi les perruques, celles dont les tresses blondes, repliĂ©es sous un rĂ©seau transparent, s’y cachaient Ă  moitiĂ© pour briller davantage. D’autres aimaient Ă  ramener ces tresses sur le sommet du front, oĂč des aiguilles d’or les tenaient arrĂȘtĂ©es. La tĂȘte de ces aiguilles avait la forme de cigales auxquelles il ne manquait que la voix, et qui, dans un balancement perpĂ©tuel, semblaient toujours prĂȘtes Ă  s’envoler. Les petits-maĂźtres, du temps d’Aristophane, avaient mis Ă  la mode la coiffure d’enfant, ou la perruque Ă  la jockei c’était celle de l’effĂ©minĂ© Cratinus ; et, si l’on en croit Ovide, Sapho, pour plaire Ă  Phaon, plaçait dans sa perruque des poinçons garnis de perles. Il est Ă©vident qu’à Rome la mode des perruques Ă©tait devenue gĂ©nĂ©rale vers les derniers temps de la rĂ©publique. Tibulle, Ovide, Properce et Gallus ont chantĂ© les perruques de leurs maĂźtresses, dans une foule de jolis vers. Il fallait, dit un grave acadĂ©micien l’abbĂ© Nadal, Dissertation sur le luxe des dames romaines, il fallait, pour l’ornement d’une tĂȘte romaine, les dĂ©pouilles d’une infinitĂ© d’autres tĂȘtes. TantĂŽt les cheveux flottaient sur les Ă©paules au grĂ© des vents, tantĂŽt ils s’arrondissaient en boucles sur un sein d’albĂątre. Souvent on en tressait des couronnes ; quelquefois ils s’élevaient Ă  pic, et laissaient Ă  dĂ©couvert l’ivoire d’un joli cou. Ce fut Plotine, femme de Trajan, qui introduisit Ă  Rome ces perruques Ă  l’Andromaque, dont parle JuvĂ©nal dans sa sixiĂšme satire. Elles s’élevaient par Ă©tages sur le devant de la tĂȘte, et formaient une espĂšce de turban Ă  triple rouleau c’était la coiffure favorite des femmes Ă  petite taille. L’illustre Adrien Valois a recueilli quatorze mĂ©dailles d’impĂ©ratrices romaines ; et, sur chacune de ces mĂ©dailles, on voit une perruque diffĂ©rente. Les dieux mĂȘme honoraient les perruques d’une protection spĂ©ciale. Les prĂȘtres de Diane, selon saint Maxime dans ses HomĂ©lies, portaient une perruque courte Ă  cheveux hĂ©rissĂ©s. La coquetterie, si l’on en croit Dion Chrysostome Oratio de cultu corporis, s’était glissĂ©e jusque sur les autels. C’est lĂ  que la majestĂ© des dieux s’accroissait encore de la majestĂ© des perruques. On murmura plus d’une fois tout bas contre Apollon qui, non content de briller dans les cieux par sa chevelure d’or, accaparait encore sur la terre, pour parer ses images, les plus belles perruques de Rome. Les prĂȘtres de la bonne CybĂšle tenaient en rĂ©quisition permanente le gĂ©nie des coiffeuses ; ils leur disputaient, souvent avec avantage, l’honneur de rajeunir, Ă  l’aide des colifichets de la mode, les vieux attraits de la mĂšre des dieux. L’aiguille dont ils se servaient pour la coiffer Ă©tait devenue miraculeuse, et Servius la place Ă  cĂŽtĂ© du sceptre de Priam et du bouclier de Romulus, parmi les gages de la gloire et de la durĂ©e de l’empire romain. Mais de toutes les perruques divines, nulle n’était plus imposante que la perruque de Jupiter Multi-comans. Martial, plus malin que galant, critiqua seulement l’abus des perruques. TĂȘte chaussĂ©e ! calceatum caput ! s’écriait-il quelquefois liv. XII, Ă©pigr. 45. Seize siĂšcles avant que Boileau eĂ»t plaisantĂ© l’abbĂ© Pochetto sur ses sermons d’achat, Martial avait dĂ©jĂ  dit, Ă  peu prĂšs de mĂȘme liv. VI, Ă©pigr. 12 Jurat capillos esse, quos emit, suos Fabulla numquid illa, Paulle, pejerat ? nego. Plus loin, il ajoute liv. XII, Ă©pigr. 23 Dentibus, atque comis, nec te pudet, uteris emptis Quid facies oculo, Laelia ? non emitur. Mais qu’est-ce que cela prouve ? Il est clair que Martial n’en voulait qu’aux vilaines tĂȘtes Ă  perruque. Les mĂ©dailles nous montrent les tĂȘtes impĂ©riales d’Othon, de Commode, de PoppĂ©e, de Julie, de Lucile, ornĂ©es de capillaments c’était le nom gĂ©nĂ©rique des perruques romaines. Les petites-maĂźtresses avaient sur leur toilette diverses espĂšces de perruques pour les diffĂ©rentes heures du jour. Elles portaient en chenille le galericon c’était une sorte de petit casque qui donnait Ă  leurs traits, avec un air cavalier, quelque chose de plus piquant. Le corymbion Ă©tait pour les visites d’étiquette, les promenades et le spectacle. Cette coiffure d’apparat avait un volume immense ; elle ressemblait assez Ă  celle des Bacchantes. Othon, au rapport de SuĂ©tone, se servait du galericon pour cacher sa calvitie ; gula, sous la mĂȘme perruque, courait lutiner dans l’ombre les prostituĂ©es de Rome ; et Messaline, abaissant, la nuit, devant la coiffure blonde des amours, la majestĂ© du diadĂšme, allait incognito provoquer dans les camps les robustes caresses des soldats romains voyez la satire VI de JuvĂ©nal. Mais la perruque la plus fameuse de l’antiquitĂ© fut, sans contredit, la perruque de l’empereur Commode. La description Ă©lĂ©gante que Lampride en a faite dans la vie de cet empereur Historiae Augustae scriptores, lui assure l’immortalitĂ© c’était le corymbion, mais le corymbion dans tout son Ă©clat. Il faut voir dans l’historien ce prince, apparemment seul avec ses remords et ses craintes, n’osant confier son cou royal au rasoir d’un barbier, ni son front mĂȘme Ă  l’aiguille des coiffeurs, se brĂ»lant lui-mĂȘme les cheveux et la barbe, ajustant devant son miroir sa vaste perruque, l’abreuvant de parfums et d’essences, et rĂ©pandant sur elle des flots de poudre d’or. Les chevelures allemandes et gauloises Ă©taient les plus recherchĂ©es des perruquiers romains ; leur couleur approchait de celle de l’or. En vain le dĂ©clamateur SĂ©nĂšque Ă©pĂźtre cxv, et de la BriĂšvetĂ© de la vie gourmanda les perruques ; on ne l’écouta mĂȘme pas. L’éloquence chrĂ©tienne de Tertullien, dans son traitĂ© de la Toilette des dames, chapitre VII, ne fut pas plus heureuse. ClĂ©ment d’Alexandrie, dans ses Stromates ou Tapisseries ; GrĂ©goire de Nazianze, dans l’Éloge de Gorgonie, sa sƓur ; saint Ambroise, dans son livre de la VirginitĂ© ; saint JĂ©rĂŽme, dans ses brĂ»lantes ÉpĂźtres, ne produisirent pas plus d’effet. Ces bons PĂšres eurent beau nommer les perruques fourreaux de tĂȘtes, dĂ©pouille des morts, Ă©difices de prostitution, tours de Satan ; ils eurent beau vouer aux flammes de l’enfer les chevelures postiches, et ceux ou celles qui les portaient, la perruque n’en courut pas moins conquĂ©rir l’Europe, l’Asie et l’Afrique ; et l’univers fut peuplĂ© de tĂȘtes Ă  perruque, Ă  la barbe des saints et des philosophes. C’était surtout les jours de fĂȘtes que brillaient les perruques. Aux calendes de janvier, c’est-Ă -dire aux premiers jours de l’an, l’étrenne la mieux reçue Ă©tait une perruque. Si les Matronales Ă©taient la fĂȘte des dames, elles Ă©taient donc aussi la fĂȘte des perruques Ovide,Fastes, liv. iii. Pendant la cĂ©lĂ©bration des Bacchanales, ou, si vous voulez, Ă  l’époque du carnaval romain, la perruque jouait encore un grand rĂŽle ; on y voyait les hommes se mĂȘler aux Bacchantes, la main armĂ©e de torches, et la tĂȘte affublĂ©e de perruques de femmes S. AstĂšre, Hom. in fest. kalend.. Lisez l’Ane d’or d’ApulĂ©e, livre XI vous y verrez, aux processions de la dĂ©esse Isis, un dĂ©vot africain paraĂźtre en escarpins dorĂ©s, en robe de soie traĂźnante, chargĂ© de bijoux et de pierreries, tant avec mollesse les ondes de sa perruque, et contrefaisant la dĂ©marche d’une petite-maĂźtresse. Il paraĂźt que la coiffe des perruques romaines Ă©tait une calotte de peau de bouc Martial, liv. XII, Ă©pigr. 45. Elle s’ajustait avec tant de dextĂ©ritĂ©, qu’on distinguait Ă  peine si la coiffure Ă©tait postiche. Mais l’art des perruquiers ne tenait pas toujours ferme contre l’opiniĂątretĂ© des vents ; et Festus Avienus carmen X nous a conservĂ© l’anecdote d’un cavalier dont une bise incivile mit tout Ă  coup le chef Ă  nu, aux Ă©clats de rire des malins spectateurs. Tel Ă©tait l’engouement, que le front chauve qui ne pouvait atteindre au prix courant des perruques voulait du moins en arborer l’image. Martial liv. VI, Ă©pigr. 57, Farnabe, et TurnĂšbe Adversar., cap. XXVII nous l’apprennent on se peignait la tĂȘte avec des pommades de diverses couleurs ; on donnait Ă  ces croĂ»tes parfumĂ©es la figure d’une perruque, et les sillons onduleux dont on savait les orner jouaient, dit-on, au parlait les tresses de cheveux naturels. AprĂšs cela, continue Martial, pour raser, en un moment et sans risque, la plus belle tĂȘte du monde, il suffisait d’une Ă©ponge. Comment les anciens n’auraient-ils pas aimĂ© les perruques ? les cheveux Ă©taient ce qu’ils avaient de plus cher ; et cependant il fallait sans cesse les sacrifier pour en semer le tombeau des morts. Teucer, dans Sophocle Ajax furieux, acte IV, sc. 6, dit au jeune Ajax, en lui montrant la tombe de son pĂšre Venez, enfant ; approchez, en posture de suppliant, de celui qui vous donna le jour ; demeurez-y les yeux tournĂ©s vers votre pĂšre, ayant en main l’humble offrande de mes cheveux, de ceux de votre mĂšre, et des vĂŽtres. » Dans le mĂȘme tragique, Electre acte I, sc. 5, voyant ChrysosthĂ©mis, sa sƓur, apporter au tombeau d’Agamemnon les prĂ©sents de Clytemnestre, s’écrie Pensez-vous que ces hypocrites offrandes puissent expier le meurtre de mon pĂšre ? Non, non, il n’en sera rien. Laissez lĂ  ces dons stĂ©riles ; faites mieux coupez vous-mĂȘme ces boucles de cheveux, et joignez-les aux miens. HĂ©las ! il m’en reste peu, je les ai dĂ©jĂ  sacrifiĂ©s ; mais enfin j’en offre le reste, et leur dĂ©rangement montre assez ma douleur. » On devait encore se couper les cheveux dans le deuil. Aussi, dans l’Oreste d’Euripide acte II, sc. I, le chƓur chante-t-il VoilĂ  Tyndare, ce Spartiate chargĂ© d’annĂ©es, qui s’avance d’un pas prĂ©cipitĂ©, couvert de noirs vĂȘtements, et la tĂȘte rasĂ©e dans le deuil oĂč sa fille le plonge. » Dans la mĂȘme piĂšce acte I, sc. 3, Electre, toujours plaintive, accuse HĂ©lĂšne de manquer aux biensĂ©ances, parce qu’elle n’a coupĂ© que l’extrĂ©mitĂ© de ses cheveux aprĂšs la mort d’une de ses sƓurs Voyez, dit-elle, avec quel artifice cette femme vient de couper l’extrĂ©mitĂ© de ses cheveux sans nuire Ă  sa beautĂ© ! Elle est toujours ce qu’elle fut autrefois ! Puissent les dieux te dĂ©tester, ĂŽ toi qui as perdu, moi, mon frĂšre, la GrĂšce entiĂšre !
 Ah ! malheureuse que je suis ! » A la mort de Masistius, dit HĂ©rodote, livre IX, les Perses, pour marquer leur chagrin, non-seulement se rasĂšrent la tĂȘte, mais ils coupĂšrent encore le poil Ă  toutes leurs montures c’est l’expression de Lamothe-Le-Vayer. La douleur, comme tous les extrĂȘmes, est de courte durĂ©e ; elle n’attendait pas, pour s’envoler, que les cheveux eussent repris leur grandeur naturelle. Comment rappeler alors les jeux et les ris autour d’une tĂȘte tondue ? c’eĂ»t Ă©tĂ© la chose impossible ; mais on prenait perruque, et toute la bande des amours, selon l’expression du bon La Fontaine, revenait au colombier. Un nouveau motif de tendresse pour les perruques chez la docte antiquitĂ©, c’était la haine religieuse qu’on y portait aux tĂȘtes chauves. Qui ne sait que CĂ©sar lui-mĂȘme, CĂ©sar au milieu de sa gloire, vit les brocards de ses soldats poursuivre son front chauve jusque sur son char de triomphe ? Voici le chauve adultĂšre, criaient-ils en chƓur ; maris, cachez vos femmes ! » Calvum mƓchum duximus ; mariti, servate uxores ! CĂ©sar, sans cheveux, paraissait d’autant plus ridicule, que le nom mĂȘme de CĂ©sar rappelait l’idĂ©e d’une belle chevelure. Celle de son aĂŻeul Ă©tait encore cĂ©lĂšbre, et ce fut elle, dit-on, qui mĂ©rita Ă  cet ancĂȘtre du dictateur le surnom de CĂ©sar. CĂŠsar a caesarie dictus. Pour consoler le vainqueur du monde, et dĂ©rober sa calvitie Ă  la malignitĂ© romaine, le sĂ©nat permit Ă  CĂ©sar de porter perpĂ©tuellement une couronne de lauriers. Un sĂ©natus-consulte fit ainsi de cette couronne la perruque des hĂ©ros. Si les couronnes Ă©taient aujourd’hui parmi nous Ă  la mode, combien de simples soldats français pourraient porter, sans ĂȘtre chauves, la perruque de CĂ©sar ! » 2 Immo supercilia profert de pyxide. — On voit maintenant, par ces mots supercilia profert de pyxide, que les dames romaines portaient aussi des sourcils postiches. Martial liv. IX, Ă©pigr. 37 parle d’une coquette qui avait des cheveux, des dents et des sourcils de contrebande Quum sis ipsa domi, mediaque ornere Suburra, Fiant absentes et tibi, Galla, comae ; Nec dentes aliter, quam serica, nocte reponas, Et jaceas centum condita pyxidibus Nec tecum facies tua dormiat innuis illo, Quod tibi prolatum est mane, supercilio. 3 Quia flavicomum corymbion erat. — L’auteur soutient ici le caractĂšre qu’il a donnĂ© Ă  TryphĂšne, d’une femme de mauvaise vie, parce qu’il n’y avait que les courtisanes qui portassent des perruques blondes ; les matrones n’en mettaient que de noires c’est pour cela que JuvĂ©nal, dans sa satire VI, vers 120, nous reprĂ©sente Messalinecachant ses cheveux bruns sous une perruque blonde . Nigrum flavo crinem abscondente galero, pour aller dans une maison de prostitution se livrer Ă  la brutalitĂ© publique. CHAPITRE CXI. 1 Matrona quƓdam Ephesi tam notƓ erat pudicitiƓ. — Ce conte de la Matrone d’ÉphĂšse a Ă©tĂ© traduit ou imitĂ© dans toutes les langues ; et c’est le premier morceau du Satyricon qu’on ait fait passer dans la nĂŽtre, comme on l’a vu dans les Recherches sceptiques sur le Satyricon un clerc, nommĂ© HĂ©bert, la rendit en vers français, vers l’an 1200. Ce sujet a aussi Ă©tĂ© traitĂ© pour la scĂšne, et on lui doit un joli vaudeville. De tous les imitateurs de PĂ©trone, celui qui a le mieux rĂ©ussi, c’est La Fontaine, dont on me permettra de reproduire ici le conte, fort joli, sans doute, mais peut-ĂȘtre trop prolixe, trop paraphrasĂ©, et qui est loin, selon moi, de reproduire la piquante simplicitĂ© de l’original S’il est un conte usĂ©, commun et rebattu, C’est celui qu’en ces vers j’accommode Ă  ma guise. ____Et pourquoi donc le choisis-tu ? ____Qui t’engage Ă  cette entreprise ? N’a-t-elle point dĂ©jĂ  produit assez d’écrits ? ____Quelle grĂące aura ta matrone____Au prix de celle de PĂ©trone ? Comment la rendras-tu nouvelle Ă  nos esprits ? Sans rĂ©pondre aux censeurs, car c’est chose infinie, Voyons si dans mes vers je l’aurai rajeunie. ____Dans ÉphĂšse il fut autrefois Une dame en sagesse, en vertu sans Ă©gale, ____Et, selon la commune voix, Ayant su raffiner sur l’amour conjugale. Il n’était bruit que d’elle et de sa chastetĂ© ; ____On l’allait voir par raretĂ© ; C’était l’honneur du sexe heureuse sa patrie ! Chaque mĂšre Ă  sa bru l’allĂ©guait pour patron ; Chaque Ă©poux la prĂŽnait Ă  sa femme chĂ©rie D’elle descendent ceux de la Prudoterie,____Antique et cĂ©lĂšbre maison. ____Son mari l’aimait d’amour folle. ____Il mourut. De dire comment, ____Ce serait un dĂ©tail frivole. ____Il mourut ; et son testament N’était plein que de legs qui l’auraient consolĂ©e, Si les biens rĂ©paraient la perte d’un mari____Amoureux autant que chĂ©ri. Mainte veuve pourtant fait la dĂ©chevelĂ©e, Qui n’abandonne pas le soin du demeurant, Et du bien qu’elle aura fait le compte en pleurant. Celle-ci, par ses cris, mettait tout en alarme, ____Celle-ci faisait un vacarme, Un bruit, et des regrets Ă  percer tous les cƓurs ; ____Bien qu’on sache qu’en ses malheurs, De quelque dĂ©sespoir qu’une Ăąme soit atteinte, La douleur est toujours moins forte que la plainte, Toujours un peu de faste entre parmi les pleurs. Chacun fit son devoir de dire Ă  l’affligĂ©e Que tout a sa mesure, et que de tels regrets____Pourraient pĂ©cher par leur excĂšs Chacun rendit par lĂ  sa douleur rengrĂ©gĂ©e. Enfin, ne voulant plus jouir de la clartĂ©____Que son Ă©poux avait perdue, Elle entre dans sa tombe, en ferme volontĂ© D’accompagner cette ombre aux enfers descendue. Et voyez ce que peut l’excessive amitiĂ© Ce mouvement aussi va jusqu’à la folie, Une esclave en ces lieux la suivit par pitiĂ©, ____PrĂȘte Ă  mourir de compagnie ; PrĂȘte, je m’entends bien, c’est-Ă -dire, en un mot, N’ayant examinĂ© qu’à moitiĂ© ce complot, Et jusques Ă  l’effet courageuse et hardie. L’esclave avec la dame avait Ă©tĂ© nourrie ; Toutes deux s’entr’aimaient, et cette passion Était crue avec l’ñge au cƓur des deux femelles Le monde entier Ă  peine eĂ»t fourni deux modĂšles____D’une telle inclination. Comme l’esclave avait plus de sens que la dame, Elle laissa passer les premiers mouvements ; Puis tĂącha, mais en vain, de remettre cette Ăąme Dans l’ordinaire train des communs sentiments. Aux consolations la veuve inaccessible S’appliquait seulement Ă  tout moyen possible De suivre le dĂ©funt aux noirs et tristes lieux. Le fer aurait Ă©tĂ© le plus court et le mieux ; Mais la dame voulait paĂźtre encore ses yeux____Du trĂ©sor qu’enfermait la biĂšre, ____Froide dĂ©pouille, et pourtant chĂšre ____C’était lĂ  le seul aliment____Qu’elle prĂźt en ce monument. ____La faim donc fut celle des portes____Qu’entre d’autres de tant de sortes Notre veuve choisit pour sortir d’ici-bas. Un jour se passe, et deux, sans autre nourriture Que ses profonds soupirs, que ses frĂ©quents hĂ©las, ____Qu’un inutile et long murmure Contre les dieux, le sort et toute la nature. ____Enfin sa douleur n’omit rien, Si la douleur doit s’exprimer si bien. Encore un autre mort faisait sa rĂ©sidence Non loin de ce tombeau, mais bien diffĂ©remment, ____Car il n’avait pour monument____Que le dessous d’une potence Pour exemple aux voleurs on l’avait lĂ  laissĂ©. ____Un soldat bien rĂ©compensĂ©____Le gardait avec vigilance. ____Il Ă©tait dit par ordonnance Que si d’autres voleurs, un parent, un ami, L’enlevaient, le soldat, nonchalant, endormi, ____Remplirait aussitĂŽt sa place. ____C’était trop de sĂ©vĂ©ritĂ© ; ____Mais la publique utilitĂ© DĂ©fendait qu’on ne fĂźt au garde aucune grĂące. Pendant la nuit il vit, aux fentes du tombeau, Briller quelque clartĂ©, spectacle assez nouveau. Curieux, il y court, entend de loin la dame____Remplissant l’air de ses clameurs. Il entre, est Ă©tonnĂ©, demande Ă  cette femme____Pourquoi ces cris, pourquoi ces pleurs, ____Pourquoi cette triste musique, Pourquoi cette maison noire et mĂ©lancolique ? OccupĂ©e Ă  ses pleurs, Ă  peine elle entendit____Toutes ces demandes frivoles. ____Le mort pour elle y rĂ©pondit ____Cet objet, sans autres paroles. ____Disait assez par quel malheur La dame s’enterrait ainsi toute vivante. — Nous avons fait serment, ajouta la suivante, De nous laisser mourir de faim et de douleur. — Encor que le soldat fĂ»t mauvais orateur, Il leur fit concevoir ce que c’est que la vie. La dame cette fois eut de l’attention ; ____Et dĂ©jĂ  l’autre passion____Se trouvait un peu ralentie Le temps avait agi. — Si la foi du serment, Poursuivit le soldat, vous dĂ©fend l’aliment. ____Voyez-moi manger seulement. Vous n’en mourrez pas moins. — Un tel tempĂ©rament____Ne dĂ©plut pas aux deux femelles. ____Conclusion, qu’il obtint d’elles Une permission d’apporter son soupĂ© Ce qu’il fit. Et l’esclave eut le cƓur fort tentĂ© De renoncer dĂšs lors Ă  la cruelle envie____De tenir au mort compagnie. — Madame, ce dit-elle, un penser m’est venu Qu’importe Ă  votre Ă©poux que vous cessiez de vivre Croyez-vous que lui-mĂȘme il fĂ»t homme Ă  vous suivre, Si par votre trĂ©pas vous l’aviez prĂ©venu ? Non, madame ; il voudrait achever sa carriĂšre. La nĂŽtre sera longue encor si nous voulons. Se faut-il, Ă  vingt ans, enfermer dans la biĂšre ? Nous aurons tout loisir d’habiter ces maisons. On ne meurt que trop tĂŽt qui nous presse ? attendons. Quant Ă  moi, je voudrais ne mourir que ridĂ©e. Voulez-vous emporter vos appas chez les morts ? Que vous servira-t-il d’en ĂȘtre regardĂ©e ? ____TantĂŽt, en voyant les trĂ©sors Dont le ciel prit plaisir d’orner votre visage, ____Je disais HĂ©las ! c’est dommage, Nous-mĂȘmes nous allons enterrer tout cela. — À ce discours flatteur la dame s’éveilla. Le dieu qui fait aimer prit son temps ; il tira Deux traits de son carquois de l’un il entama Le soldat jusqu’au vif ; l’autre effleura la dame. Jeune et belle, elle avait sous ses pleurs de l’éclat ; ____Et des gens de goĂ»t dĂ©licat Auraient bien pu l’aimer, et mĂȘme Ă©tant leur femme. Le garde en fut Ă©pris les pleurs et la pitiĂ©, ____Sorte d’amour ayant ses charmes, Tout y fit une belle, alors qu’elle est en larmes, ____En est plus belle de moitiĂ©. VoilĂ  donc notre veuve Ă©coutant la louange, Poison qui de l’amour est le premier degrĂ© ; ____La voilĂ  qui trouve Ă  son grĂ© Celui qui le lui donne. Il fait tant qu’elle mange ; Il fait tant que de plaire, et se rend en effet Plus digne d’ĂȘtre aimĂ© que le mort le mieux fait ; ____Il fait tant enfin qu’elle change ; Et toujours par degrĂ©s, comme l’on peut penser, De l’un Ă  l’autre il fait cette femme passer. ____Je ne le trouve pas Ă©trange Elle Ă©coute un amant, elle en fait un mari, Le tout au nez du mort qu’elle avait tant chĂ©ri. Pendant cet hymĂ©nĂ©e, un voleur se hasarde D’enlever le dĂ©pĂŽt commis aux soins du garde Il en entend le bruit, il y court Ă  grands pas ; ____Mais en vain la chose Ă©tait faite. Il revient au tombeau conter son embarras, ____Ne sachant oĂč trouver retraite. L’esclave alors lui dit, le voyant Ă©perdu ____— L’on vous a pris votre pendu ? Les lois ne vous feront, dites-vous, nulle grĂące ? Si madame y consent, j’y remĂ©dierai notre mort en sa place, ____Les passants n’y connaĂźtront rien. — La dame y consentit. O volages femelles ! La femme est toujours femme. Il en est qui sont belles ; ____Il en est qui ne le sont pas ____S’il en Ă©tait d’assez fidĂšles, ____Elles auraient assez d’appas. Prudes, vous vous devez dĂ©fier de vos forces Ne vous vantez de rien. Si votre intention____Est de rĂ©sister aux amorces, La nĂŽtre est bonne aussi, mais l’exĂ©cution Nous trompe Ă©galement ; tĂ©moin cette matrone. ____Et, n’en dĂ©plaise au bon PĂ©trone, Ce n’était pas un fait tellement merveilleux Qu’il en dĂ»t proposer l’exemple Ă  nos neveux. Cette veuve n’eut tort qu’au bruit qu’on lui vit faire, Qu’au dessein de mourir, mal conçu, mal formĂ© ; ____Car de mettre au patibulaire____Le corps d’un mari tant aimĂ©, Ce n’était pas peut-ĂȘtre une si grande affaire Cela lui sauvait l’autre, et, tout considĂ©rĂ©, Mieux vaut goujat debout qu’empereur enterrĂ©. Cette imitation du conte de PĂ©trone inspire Ă  M. Durand les rĂ©flexions suivantes Ce conte n’est que plaisant dans La Fontaine ; mais dans PĂ©trone il finit par un trait horrible et qui choque toutes les convenances. Son esprit, qui savait si bien sacrifier aux grĂąces, aurait dĂ» lui fournir un dĂ©noĂ»ment plus aimable. Suivant lui, c’est l’épouse consolĂ©e qui propose d’exhumer son mari et de l’accrocher au poteau dĂ©pouillĂ©. Au moins le conteur français met cet avis odieux dans la bouche d’une esclave ; ce correctif mĂȘme n’adoucit que faiblement, selon moi, l’horreur que cette circonstance inspire. » N’en dĂ©plaise Ă  M. Durand, je ne suis pas de son avis. Le dĂ©noĂ»ment du conte de PĂ©trone est tel qu’il devait ĂȘtre. Il voulait prouver, comme il le fait dire en propres termes Ă  Eumolpe, qu’il n’y a pas de femme, quelque prude qu’elle soit, qu’une passion nouvelle ne puisse porter aux plus grands excĂšs ; et pour prouver ce qu’il avance, je vais, ajoute-t-il, vous raconter un fait arrivĂ© de nos jours. C’était, comme on le voit, un fait rĂ©cent, un fait connu, notoire ; PĂ©trone n’était donc pas le maĂźtre d’en changer le dĂ©noĂ»ment. D’ailleurs Flavius, au rapport de Jean de SarisbĂ©ry, dans son traitĂ© de Nug. cur., livre VIII, chapitre 11, assure que cette histoire est vĂ©ritable, et que la veuve qui en est l’hĂ©roĂŻne fut punie de son impiĂ©tĂ©, de son parricide et de son adultĂšre, en prĂ©sence du peuple ; ce sont ses propres termes mulieremque impietatis suce, et sceleris parricidatis, et adulterii, in conspectu populi, luisse pƓnas. ApulĂ©e a traitĂ© un sujet Ă  peu prĂšs semblable au livre II de son Ane d’or, mais avec beaucoup moins d’enjouement et de grĂące que PĂ©trone ; nous renvoyons, pour la comparaison de ces deux histoires, Ă  l’excellente traduction d’ApulĂ©e donnĂ©e par M. BĂ©tolaud. Il est facile de reconnaĂźtre, dans la Matrone d’ÉphĂšse, l’origine d’un charmant Ă©pisode du conte de Zadig, par Voltaire, celui de la prude, qui, croyant son mari dĂ©cĂ©dĂ©, consent Ă  lui couper le nez dans son tombeau, pour guĂ©rir son amant d’une douleur de cĂŽtĂ©. 2 Ne quis ad sepulturam corpora detraheret. — On refusait la sĂ©pulture Ă  ceux qui avaient Ă©tĂ© condamnĂ©s au dernier supplice, et on les laissait suspendus au gibet pour Ă©pouvanter, par ce spectacle, les malfaiteurs qui seraient tentĂ©s de les imiter. Cela se pratique encore de nos jours en plusieurs endroits de l’Italie. 3 Faciemque unguibus sectam, — Cette marque d’une extrĂȘme affliction Ă©tait une coutume que les femmes observaient pour tĂ©moigner l’excĂšs de leur douleur. Mais la loi des Douze Tables abolit cet usage chez les Romains. CHAPITRE CXII. 1 Nec venit in mentem, quorum consederis arvis ? — Ce vers et le prĂ©cĂ©dent sont empruntĂ©s au livre IV de l’EnĂ©ide, oĂč ils sont employĂ©s Ă  peu prĂšs dans le mĂȘme sens que PĂ©trone leur donne ici. Dans Virgile, Anne, conseillant Ă  Didon de ne pas rejeter les services d’ËnĂ©e, qu’elle aime en secret, lui rappelle qu’elle est dans un pays barbare, etc. Ici une servante, qui ne se sent pas d’humeur Ă  mourir de faim, tĂąche de dĂ©cider sa maĂźtresse Ă  se rendre aux empressements d’un jeune homme qui ne lui est pas indiffĂ©rent ; et, pour y rĂ©ussir, elle lui reprĂ©sente l’horreur du lieu oĂč elle se trouve elle lui a dĂ©jĂ  dit prĂ©cĂ©demment, en citant un autre vers de Virgile Id cinerem aut manes credis curare sepultos ? Croyez-vous qu’une froide cendre et des mĂąnes inanimĂ©s se soucient de vos regrets ? » 2 Ne hanc quidem partem corporis mulier abstinuit. — Ce passage de notre auteur est remarquable par l’extrĂȘme retenue avec laquelle il exprime une idĂ©e assez gaillarde ; PĂ©trone parle dans la suite avec une Ă©gale pudeur de l’organe de la virilitĂ©, lorsqu’il dit Quum a parte corporis quam ne ad cogitationem quidem admittere severioris notae homines solent, etc. Cet endroit et plusieurs autres prouvent que PĂ©trone, en nous offrant le tableau fidĂšle de la corruption des mƓurs de son siĂšcle, a cependant montrĂ© plus de retenue dans ses expressions que Martial, Catulle et plusieurs autres que je pourrais citer, et chez lesquels Nomen adest rebus, nominibusque pudor. CHAPITRE CXIII. 1 Et erubescente non mediocriter Tryphaena. — On se doute, d’aprĂšs les mƓurs dissolues que PĂ©trone attribue Ă  TryphĂšne, que ce n’était pas par pudeur qu’elle rougissait Ă  la fin du rĂ©cit d’Eumolpe, mais plutĂŽt au souvenir de quelque aventure semblable Ă  celle de la matrone d’ÉphĂšse, et oĂč elle avait jouĂ© peut-ĂȘtre un rĂŽle encore plus coupable. 2 Expilatumque libidinosa migratione navigium. — C’est la premiĂšre fois qu’il est fait mention du pillage de ce vaisseau dans les manuscrits authentiques. Lycas va y revenir dans le chapitre suivant Vestem illam divinam, sistrumque redde navigio. C’est sur ces deux passages que Nodot s’est fondĂ©, comme nous l’avons dĂ©jĂ  dit, pour bĂątir cette histoire du pillage qu’Encolpe et Giton font dans le vaisseau d’Isis au chapitre XI du Satyricon. C’était fort bien Ă  Nodot de complĂ©ter le Satyricon pour le rendre plus intelligible ; mais il fallait se borner lĂ , et ne pas chercher Ă  donner le change aux lecteurs, en offrant ces supplĂ©ments comme l’Ɠuvre mĂȘme de PĂ©trone. Freinshemius et Brottier, savants illustres, qui Ă©crivaient pour le moins en aussi bon latin que Nodot, n’ont jamais cherchĂ© Ă  attribuer Ă  Quinte-Curce et Ă  Tite-Live les supplĂ©ments qu’ils ont faits Ă  leurs ouvrages. CHAPITRE CXIV. 1 Inhorruit mare, nubesque undique adductƓ obruere tenebris diem. — Cette description d’une tempĂȘte est tracĂ©e de main de maĂźtre, et annonce le poĂ«te qui va bientĂŽt nous offrir un tableau si vrai, si Ă©nergique, des maux de la guerre civile. 2 Italici littoris Aquilo possessor.— Ces mots rappellent le Notus AdriƓ arbiter d’Horace, et ce passage de Lucain, livre II, vers 454 . . . . . . Ut quum mare possidet Auster Flatibus horrisonis. On trouve aussi dans Properce, livre I, Ă©lĂ©gie 18 Et vacuum Zephyri possidet aura nemus. 3 In mare ventus excussit, repetitumque infesto gurgite procella circum-egit, atque hausic. — N’est-ce pas lĂ  de la vĂ©ritable poĂ©sie ? Cette image de la mer, qui ne semble un instant lĂącher sa proie que pour la ressaisir et la plonger de nouveau dans l’abĂźme, est digne de Virgile, et rappelle ces beaux vers de l’EnĂ©ide, livre I, vers 114 . . . . . . Ingens a vertice pontus In puppim ferit excutitur, pronusque magister Volvitur in caput ; ast illam ter fluctus ibidem Torquet agens circum, et rapidus vorat aequore vortex. 4 PrƓteriens aliquis tralatitia humanitate lapidabit. — La religion paĂŻenne, par la loi appelĂ©e Jus pontificum, ordonnait, sous peine d’impiĂ©tĂ©, crime capital, Ă  tous ceux qui trouvaient des corps sans sĂ©pulture, de les inhumer, parce que les anciens croyaient que Caron ne passait pas dans sa barque les Ăąmes de ceux qui n’avaient pas reçu les honneurs funĂšbres ; mais que ces Ăąmes restaient sur le rivage du Styx, exposĂ©es Ă  toutes les insultes des Furies qui venaient les tourmenter, On couvrait les corps morts de mottes de terre ; mais si l’on ne pouvait s’en procurer, comme ici, par exemple, sur le bord de la mer, et si l’on n’avait pas ce qui Ă©tait nĂ©cessaire pour les brĂ»ler, on les cachait sous un amas de cailloux c’est ce que PĂ©trone appelle lapidare. CHAPITRE CXV. 1 Mirati ergo, quod illi vocaret in vicinia mortis, poema facere. — Cette prĂ©occupation poĂ©tique, d’un homme oubliant tous les dangers qui l’entourent, et composant des vers, mĂȘme au milieu d’une tempĂȘte, a Ă©tĂ© admirablement dĂ©crite par Ovide dans ses Tristes, livre 1, Ă©lĂ©gie 10 Quod facerem versus inter fera murmura ponti, Cyclades Ægeas obstupuisse puto. Ipse ego nunc miror, tantis animique marisque Fluctibus ingeuiumsiion cecidisse meum. Seu stupor huic sludio, sive huio insania, nomen ; Omnis ab hac cura mens relevata mea est. Same ego nimbosis dubius jactabar ab HĂŠdis SĂŠpe minax Steropes sidere pontus erat. Fuscabatque diem custos Erymanthidos Ursae ; Aut Hyadas seevis hauserat Auster aquis SĂŠpe maris pars intus erat ; tamen ipse trementi Carmina ducebam qualiacumque manu. 2 Et Lycam quidem rogus... adolebat. — Il ne faut pas confondre, dans les auteurs latins, ces trois mots, dont le sens est bien diffĂ©rent Pyra, rogus, bustum. — Pyra signifie l’amas de bois qui forme le bĂ»cher ; rogus, le bĂ»cher ardent, et bustum, le bĂ»cher dĂ©jĂ  Ă  demi consumĂ© par le feu. Virgile offre ces diffĂ©rentes nuances dans l’ÉnĂ©ide, livre XI, vers 184 et suivants Jam pater jEneas, jam curvo in littore Tarchon Constituere pyras huc corpora quisque suorum More tulere patrum subjectisque ignibus atris Conditur in tenebras altum caligine cnfilum. Ter circum accensos, cincti fulgentibus armis, Decurrere rogos. . . . . . . . . . . Tum littore toto Ardentes spectant socios, semiustaque servantBusta. . . . . CHAPITRE CXVI. 1 Aut captantur, aut captant. — Captare, tĂącher de tromper quelqu’un ; captari, ĂȘtre dupĂ© par quelqu’un, ĂȘtre l’objet de ses flatteries intĂ©ressĂ©es ; captator, un coureur de successions. Martial liv. VI, Ă©pigr. 63 adresse ces vers Ă  un certain Marianus, dont l’hĂ©ritage excitait la convoitise d’un de ces intrigants Scis te captari scis hunc, qui captat, avarum ; Et scis qui captat, quid, Mariane, velit. Pline l’Ancien liv. XIV, ch. 1 s’élĂšve en ces termes contre cet infĂąme usage, de courtiser les vieillards pour obtenir un legs dans leur testament Postquam cƓpere orbitas in auctoritate summa et potentiel esse, captatio in quƓstu fertilissimo, ac sola gaudia in possidendo omnesque a maximo modo liberales dictƓ artes, in contrarium cecidere, ac servitute sola profici cƓptum. Et Ammien Marcellin liv. XVIII, ch. 4 Subsident aliqui copiosos homines, senes aut juvenes, orbos vel cƓlibes, aut etiam uxores et liberos, ad voluntates condendas allicientes eos prƓstigiis miris. 2 Nemo liberos tollit personne ne lĂšve ses enfants, » parce que la coutume, chez les Romains, Ă©tait de poser Ă  terre les enfants dĂšs qu’ils Ă©taient nĂ©s si le pĂšre voulait prendre soin de leur Ă©ducation, il les levait et les embrassait ; au contraire, s’il n’était pas dans ce dessein, il les faisait exposer, et les laissait Ă  qui les voulait prendre. 3 Videbitis... oppidum, tanquam in pestilentia campos. — PĂ©trone, en traçant cette affreuse caricature, songeait bien moins Ă  Crotone qu’à la capitale de l’empire. Les descriptions que d’autres auteurs en ont faites sont d’une force de coloris Ă©galement remarquable, et laissent de Rome une idĂ©e vraiment effrayante. Nous nous contenterons d’offrir Ă  nos lecteurs le tableau suivant, tirĂ© d’Ammien Marcellin, livre XIV, chapitre 6 Si vous ĂȘtes, Ă  votre arrivĂ©e Ă  Rome, dit-il, conduit, comme un honnĂȘte Ă©tranger, chez un homme opulent, c’est-Ă -dire trĂšs-orgueilleux, vous serez d’abord reçu avec toutes sortes de politesses ; et, aprĂšs avoir essuyĂ© des questions auxquelles il faut le plus souvent rĂ©pondre par des contes extravagants, vous vous Ă©tonnerez qu’un homme si considĂ©rable traite un simple particulier avec tant d’attention ; vous irez mĂȘme jusqu’à vous accuser de n’ĂȘtre pas venu dix ans plus tĂŽt dans un si beau pays. Mais lorsque encouragĂ© par ce premier accueil, vous retournerez le lendemain pour faire votre cour, vous resterez lĂ  comme un homme inconnu et qui tombe des nues, tandis qu’on se demandera tout bas d’oĂč vous ĂȘtes et d’oĂč vous venez. A la fin, cependant, vous parviendrez Ă  ĂȘtre reconnu et admis Ă  la familiaritĂ© ; mais si, aprĂšs trois ans d’assiduitĂ©, vous vous avisiez de vous Ă©loigner le mĂȘme espace de temps, on ne vous demandera pas Ă  votre retour le motif de votre absence, car on ne s’en sera pas mĂȘme aperçu. Bien plus, lorsque le temps viendra de donner ces repas si longs et si perfides pour la santĂ©, on dĂ©libĂ©rera longtemps si, outre les convives d’obligation, on invitera encore quelque Ă©tranger ; et si, aprĂšs un mĂ»r examen, on veut bien s’y rĂ©soudre, celui-lĂ  seul sera admis qui, docte en fait de spectacles, monte une garde assidue chez les cochers du Cirque, ou qui est expert dans toutes les subtilitĂ©s du jeu. Pour les hommes savants et vertueux, on les Ă©vite comme des ennuyeux et des trouble-fĂȘtes. Que dirai-je de ces ridicules cavalcades de nos riches fastueux, qui se divertissent Ă  courir la poste dans les rues, au risque de se rompre le cou sur le pavĂ©, traĂźnant Ă  leur suite une si grande quantitĂ© de domestiques, que, suivant l’expression du poĂ«te comique, ils ne laissent pas mĂȘme le bouffon pour garder la maison ? Et ce divertissement ridicule, les matrones elles-mĂȘmes n’ont pas craint de l’imiter en courant aussi la ville dans des litiĂšres dĂ©couvertes. Le char triomphal marche, au centre d’une armĂ©e d’esclaves ; et l’arriĂšre-garde est formĂ©e par les eunuques, dont le nombre et la difformitĂ© nous font dĂ©tester la mĂ©moire de SĂ©miramis, cette reine cruelle, qui, la premiĂšre, violant les lois de la nature, fit regretter Ă  cette mĂšre tendre, mais imprudente, d’avoir montrĂ© trop tĂŽt, dans les gĂ©nĂ©rations Ă  peine commencĂ©es, l’espoir des gĂ©nĂ©rations futures. Avec de pareilles mƓurs, on croira facilement que les maisons oĂč les sciences furent jadis cultivĂ©es ne sont plus maintenant que le rĂ©ceptacle de plaisirs vains et frivoles ; de sorte qu’à la place des orateurs et des philosophes, on n’entend plus, du matin au soir, que le son des flĂ»tes et le chant des musiciens. Pour les bibliothĂšques, elles sont plus closes et plus abandonnĂ©es que les sĂ©pulcres ; les orchestres, les instruments hydrauliques en ont pris la place. Enfin on en est venu Ă  ce comble d’indignitĂ©, que, lorsque la disette a obligĂ© de chasser de la ville les Ă©trangers, cette loi a Ă©tĂ© exĂ©cutĂ©e Ă  la rigueur pour tous ces hommes utiles qui enseignent les arts libĂ©raux, tandis qu’on a conservĂ© les mimes et les histrions, et que ĂŽ honte ! trois mille danseuses ont Ă©tĂ© retenues dans la capitale, ainsi que leur cortĂ©ge de musiciens et de choristes. Autrefois Rome Ă©tait un asile assurĂ© pour quiconque y portait les arts et l’industrie ; maintenant je ne sais quelle sotte vanitĂ© fait regarder comme vil et abject tout ce qui est nĂ© au delĂ  du PomĂ©rium. J’en excepte cependant les cĂ©libataires et tous ceux qui n’ont pas d’hĂ©ritiers ceux-lĂ  sont comblĂ©s d’attentions et de prĂ©venances. Telles sont les mƓurs des nobles ; pour le menu peuple, il passe souvent la nuit dans les cabarets, ou mĂȘme dans les théùtres, Ă  l’abri de ces toiles dont nous devons l’invention Ă  Catulus, qui, le premier, introduisit Ă  Rome cette recherche de commoditĂ©s plus dignes de Capoue que de la ville de Romulus ; d’autres s’exposent des journĂ©es entiĂšres au soleil ou Ă  la pluie, pour juger les cochers et disserter sur les Ă©vĂ©nements du Cirque, etc. » CHAPITRE CXVIII. 1 Belli civilis ingens opus quisquis attigerit, etc. — Notre auteur fait ici une censure indirecte de la Pharsale de Lucain ; mais Voltaire, dont l’autoritĂ© en matiĂšre de goĂ»t vaut au moins celle de PĂ©trone, en porte un jugement tout diffĂ©rent et tout Ă  l’avantage de Lucain. La proximitĂ© des temps, dit-il, la notoriĂ©tĂ© publique de la guerre civile, le siĂšcle Ă©clairĂ©, politique et peu superstitieux oĂč vivait Lucain, ainsi que les hĂ©ros de son poĂ«me, la soliditĂ© de son sujet, ĂŽtaient Ă  son gĂ©nie toute libertĂ© d’invention fabuleuse. La grandeur vĂ©ritable des hĂ©ros rĂ©els, qu’il fallait peindre d’aprĂšs nature, Ă©tait une nouvelle difficultĂ©. Les Romains du temps de CĂ©sar Ă©taient des personnages bien autrement importants que SarpĂ©don, DiomĂšde, MĂ©zence et Turnus. La guerre de Troie Ă©tait un jeu d’enfants en comparaison des guerres civiles de Rome, oĂč les plus grands capitaines et les plus puissants hommes qui aient jamais Ă©tĂ© se disputaient l’empire de la moitiĂ© du monde. Virgile et HomĂšre avaient fort bien fait d’amener les divinitĂ©s sur la scĂšne. Lucain a fait tout aussi bien de s’en passer. Jupiter, Mars, VĂ©nus Ă©taient des embellissements nĂ©cessaires aux actions d’ÉnĂ©e et d’Agamemnon on savait peu de chose de ces hĂ©ros fabuleux ; ils Ă©taient comme ces vainqueurs des jeux Olympiques que Pindare chantait, et dont il n’avait presque rien Ă  dire. Il fallait qu’il se jetĂąt sur les louanges de Castor, de Pollux et d’Hercule. Les faibles commencements de l’empire romain avaient besoin d’ĂȘtre relevĂ©s par l’intervention des dieux ; mais CĂ©sar, PompĂ©e, Calon, LabiĂ©nus vivaient dans un autre siĂšcle qu’ÉnĂ©e les guerres civiles de Rome Ă©taient trop sĂ©rieuses pour ces jeux d’imagination. Quel rĂŽle CĂ©sar jouerait-il dans la plaine de Pharsale, si Iris venait lui apporter une armure, ou si VĂ©nus descendait Ă  son secours dans un nuage d’or ? Ceux qui prennent les commencements d’un art pour les principes de l’art mĂȘme sont persuadĂ©s qu’un poĂ«me ne saurait subsister sans divinitĂ©s, parce que l’Iliade en est pleine ; mais ces divinitĂ©s sont si peu essentielles au poĂšme, que le plus bel endroit qui soit dans Lucain, et peut-ĂȘtre dans aucun poĂ«te, est le discours de Caton, dans lequel ce stoĂŻque ennemi des fables dĂ©daigne d’aller voir le temple de Jupiter Ammon Laissons, laissons, dit-il, un secours si honteux À ces Ăąmes qu’agite un avenir douteux. Pour ĂȘtre convaincu que la vie est Ă  plaindre, Que c’est un long combat dont l’issue est Ă  craindre, Qu’une mort glorieuse est prĂ©fĂ©rable aux fers, Je ne consulte point les dieux ni les enfers. Alors que du nĂ©ant nous passons jusqu’à l’ĂȘtre, Le ciel met dans nos cƓurs tout ce qu’il faut connaĂźtre Nous trouvons Dieu partout ; partout il parle Ă  nous. Nous savons ce qui fait ou dĂ©truit son courroux ; Et chacun porte en soi ce conseil salutaire, Si le charme des sens ne le force Ă  se taire. Pensez-vous qu’à ce temple un dieu soit limitĂ© ? Qu’il ait dans ces dĂ©serts cachĂ© la vĂ©ritĂ© ? Faut-il d’autre sĂ©jour Ă  ce monarque auguste Que les cieux, que la terre, et que le cƓur du juste ? C’est lui qui nous soutient ; c’est lui qui nous conduit ; C’est sa main qui nous guide, et son feu qui nous luit ; Tout ce que nous voyons est cet ĂȘtre suprĂȘme, etc. Trad. de BrĂ©beuf. Ce n’est donc point pour n’avoir pas fait usage du ministĂšre des dieux, mais pour avoir ignorĂ© l’art de bien conduire les affaires des hommes, et de faire agir CĂ©sar, PompĂ©e, Caton d’une maniĂšre conforme aux traits nobles et sublimes dont il s’est servi pour les peindre, que la Pharsale est si infĂ©rieure Ă  l’ÉnĂ©ide et Ă  l’Iliade. » CHAPITRE CXIX. 1 Orbem jam totum victor Romanus habebat. — Cette façon de parler, qu’on pourrait regarder comme une hyperbole ridicule, Ă©tait familiĂšre dans la bouche des Romains. Les commentateurs et d’autres savants en rapportent un grand nombre d’exemples, tirĂ©s non-seulement des poĂ«tes, mais aussi des orateurs et des historiens. CicĂ©ron, parlant de PompĂ©e, dit Ses trois triomphes attestent que le globe de la terre est soumis Ă  notre empire. PompĂ©e lui-mĂȘme donna ce titre fastueux Ă  l’un de ses triomphes De Orbe terrarum. Rien n’est plus frĂ©quent, sur les anciens monuments, que cette maniĂšre de parler. De lĂ  ces Ă©pithĂštes de rector, restitutor, locupletator orbis terrarum, qui sont si souvent donnĂ©es aux empereurs sur leurs mĂ©dailles ; de lĂ  ce globe qui reprĂ©sente la terre et qui dĂ©core presque toujours les monuments qu’on leur a consacrĂ©s. L’empereur Antonin le Pieux, tout modeste qu’il Ă©tait, n’a pas rougi de s’appeler lui-mĂȘme le MaĂźtre de l’univers. Justinien, longtemps aprĂšs la destruction de l’empire d’Occident, n’a pas hĂ©sitĂ© de nommer Rome la capitale du monde. Il paraĂźt que le plus ancien auteur qui se soit servi de cette expression est Polybe, qui nĂ©anmoins y met un correctif, en disant que les Romains Ă©taient maĂźtres de toutes les parties du monde alors connues. Depuis, les Romains s’accoutumĂšrent facilement Ă  s’entendre traiter de maĂźtres du monde. Mais cette façon de parler, rĂ©duite Ă  sa juste valeur, signifiait seulement l’empire romain, orbis romanus. 2 Gravidis freta pressa carinis Jam peragebantur. — Le prĂ©sident Bouhier, dont nous emprunterons plus d’une fois les savantes et judicieuses remarques sur le poĂ«me de la Guerre civile, nous semble s’ĂȘtre grossiĂšrement trompĂ© dans l’interprĂ©tation qu’il donne de ce passage. Il lit Carenis au lieu de carinis, et en fait un peuple au lieu d’une flotte sa note est trop curieuse pour ne pas la rapporter en entier ; elle prouvera combien la manie des interprĂ©tations peut Ă©garer un homme Ă©rudit. Voila, sans doute, dit-il, quelque chose de bien surprenant, qu’au temps de CĂ©sar la mer fĂ»t dĂ©jĂ  couverte de vaisseaux richement chargĂ©s. Je ne puis croire que PĂ©trone ait dit une telle sottise ; elle ne serait pas moins choquante, quand il aurait Ă©critgraiisau lui de gravidis, comme le voulait Philippe Rubens Elector., II, 10. Je suis donc persuadĂ© que le poĂ«te a eu en vue quelque expĂ©dition maritime que les Romains avaient faite peu avant la guerre civile dans des pays jusqu’alors inconnus. Cela m’a fait rejeter une idĂ©e, qui m’était d’abord venue, que par Carinis le poĂ«te avait entendu des peuples d’Allemagne, qui portaient ce nom, et que Cluvier a placĂ©s vers la Baltique ; car ils n’ont Ă©tĂ© connus que longtemps aprĂšs. Je crois plutĂŽt que PĂ©trone a voulu dĂ©signer ici la descente que CĂ©sar fit dans la Grande-Bretagne, et dont Florus a parlĂ©, Ă  peu prĂšs dans le goĂ»t de notre poĂ«te, en cette sorte Omnibus terra marique captis ; respexit CĂŠsar Oceanum et quasi huic romanus orbis non sufficeret, alterum cogitavit. Lucain en a fait mention Ă  peu prĂšs de la mĂȘme maniĂšre, livre I, vers 369 Haec manus, ut victum post terga relinqueret orbem, Oceani tumidas remis compescuit undas. Ainsi je soupçonne que PĂ©trone avait Ă©crit Gravidis freta pressa Carenis. C’était le nom d’un peuple qui habitait Ă  l’extrĂ©mitĂ© de l’Écosse, d’aprĂšs PtolĂ©mĂ©e, dans quelques manuscrits duquel on trouve Karinoi au lieu de KarĂšnoi, suivant Ortelius, et les diverses leçons que Saumaise avait tirĂ©es de la bibliothĂšque Palatine, et que j’ai entre les mains ; auquel cas, il n’y aurait rien Ă  changer dans ce vers. Ce sont apparemment les mĂȘmes peuples dont Pausanias a vantĂ© la taille, et qu’il appelle Kareis. Sur quoi je suis fort de l’avis de Kuhnius, qui en jugeait ainsi. Camden Britannis, p. 616, Ă©dit. de 1617 a cru que leur vrai nom Ă©tait Catini, nom dĂ©rivĂ© de la ville de Cathnes, qui est situĂ©e au mĂȘme endroit. Quand il faudrait substituer ce nom dans notre poĂ«me, le changement serait lĂ©ger ; mais je ne crois pas qu’il y ait grand fond Ă  faire sur cette conjecture, et j’aime mieux m’en tenir aux manuscrits de PlolĂ©mĂ©e. On ne niera pas, je pense, que mon explication ne donne plus d’agrĂ©ment Ă  ce passage. La dĂ©couverte de la Grande-Bretagne Ă©tait toute nouvelle dans le temps des brouilleries de CĂ©sar et de PompĂ©e. De la maniĂšre dont le premier a dĂ©crit cette grande Ăźle, il paraĂźt que l’on en avait dĂ©jĂ  fait le tour de son temps ; c’est ce que notre poĂ«te a donnĂ© Ă  entendre en parlant des plus reculĂ©s de ces insulaires. L’épithĂšte de gravidisleur convenait Ă  merveille ; elle signifie tout ce qui est gros et pesant, comme dans CicĂ©ron dela Divination, liv. I, ch. 11 Aut quum se gravido tremefecit corpore tellus ; dans Virgile ÉnĂ©ide, liv. VII, Stipites hic gravidi nodis ; et dans Fulgence Mytholog., liv. I Erat gravido, ut apparebat, corpore. Or, telle Ă©tait la taille des anciens Bretons, selon le tĂ©moignage, non-seulement de Pausanias, mais encore de Strabon, livre IV, qui dit qu’ils Ă©taient Kaunoteroi tois sĂŽmasi. Il ne reste donc plus de difficultĂ© dans ce passage. » Ne voilĂ -t-il pas, je le demande, bien de l’érudition dĂ©pensĂ©e en pure perte ? Quel besoin y avait-il, pour l’intelligence de ce passage, de recourir Ă  Pausanias, Ă  Strabon, et Ă  tant d’autres Ă©crivains tant anciens que modernes, lorsque le sens est si clair par lui-mĂȘme ? gravidis est ici pour onustis. Quelle invraisemblance peut-on trouver a ce que, mĂȘme du temps de CĂ©sar, il y eĂ»t sur la mer des vaisseaux pesamment chargĂ©s, puisque l’auteur dit lui-mĂȘme qu’on allait chercher tous les raffinements du luxe de l’un Ă  l’autre pĂŽle, eu Assyrie, dans l’Inde, chez les Numides, chez les Arabes, et jusque chez les Serres, peuple de la Chine ? Du moment qu’il y avait des vaisseaux, pourquoi donc n’auraient-ils pas Ă©tĂ© pesamment chargĂ©s ?... Quant Ă  ces mots freta pressa, ils ne veulent pas dire, comme le suppose Bouhier, que toutes les mers fussent couvertes de vaisseaux, car on sait que les anciens ne s’éloignaient guĂšre des cĂŽtes, mais simplement qu’elles Ă©taient foulĂ©es par les vaisseaux, comme on lit plus haut dans leSatyricon,chapitre lxxix classes premunt mare ;et dans Horace premere littus,cĂŽtoyer le rivage. 3 Non usu plebeio trita voluptas. — Quelques commentateurs lisent risu plebeio tracta voluptas, ce qui n’offre aucun sens raisonnable, tandis que usu plebeio trita voluptas, rappelle ce passage de SĂ©nĂšque lettre CXXI Res sordida est, trita ac vulgari via vivere. 4 Hinc Numidae adtulerant, illinc nova vellera Serres ; Atque Arabum populus sua despoliaverat arva. — Mon beau-pĂšre, M. de Guerle, a pensĂ© que par ces mots populus Arabum sua despoliaverat arva, il fallait entendre les parfums si vantĂ©s de l’Arabie ; Bouhier, au contraire, dans ses corrections sur le texte de PĂ©trone, prĂ©tend qu’il ne s’agit ici d’aucune espĂšce de parfums, mais des diverses sortes de soies qu’on lirait de l’Afrique, chez les Numides et les Arabes, et de l’Inde, chez les Serres. Cela peut ĂȘtre ; mais comme l’examen de cette opinion nous entraĂźnerait dans une trop longue discussion, nous nous contenterons d’extraire de ses notes des dĂ©tails assez curieux sur les diffĂ©rentes espĂšces de soies dont, selon Bouhier, il est question dans cet endroit La soie de la Chine, dit-il, est assez connue ; mais comme on connaĂźt moins aujourd’hui celle de l’Afrique, il est bon de rappeler ce que les anciens en ont Ă©crit. Pline nous apprend qu’elle se tirait d’une espĂšce de cocons qui se formaient sur des arbres du mont Atlas. L’Arabie n’était pas moins fertile que l’Afrique en arbrisseaux qui portaient cette espĂšce de duvet dont on tirait la soie. Pline en parle en plus d’un endroit ; et, avant lui, HĂ©rodote avait dit qu’elle Ă©tait d’un grand usage chez les Indiens. Ces soies sont aujourd’hui distinguĂ©es des autres par le nom de soies d’Orient, parmi nos commerçants, qui les disent produites par une plante, dans une gousse Ă  peu prĂšs semblable Ă  celle des cotonniers. » Virgile a fait mention des soies de l’Afrique ci de la Chine dans les vers suivants GĂ©org., liv. II, v. 120 Quid nemora Æthiopum molli canentia lana ? Velleraque ut foliis depectant tenuia Seres ? que Delile a rendus ainsi LĂ , d’un tendre duvet les arbres sont blanchis ; Ici, d’un fil dorĂ© les bois sont enrichis. L’illustre traducteur des GĂ©orgiques me semble avoir sacrifiĂ©, dans ces vers, la fidĂ©litĂ© Ă  la prĂ©cision. Si je ne me trompe, il fallait nommer les Éthiopiens et les Serres, ou du moins les contrĂ©es qu’ils habitaient. 5 Ut bibat humanum, populo plaudente cruorem. — Quelles mƓurs, quelles effroyables mƓurs que celles des Romains ! s’écrie Diderot je ne parle pas de la dĂ©bauche, mais de ce caractĂšre fĂ©roce qu’ils tenaient apparemment de l’habitude des combats du Cirque. Je frĂ©mis lorsque j’entends un de ces nouveaux Sybarites, blasĂ© sur les plaisirs, las des voluptĂ©s de la Campanie, du silence et de la fraĂźcheur des forĂȘts du Brutium, ou des superbes Ă©difices de Tarente, se dire Ă  lui-mĂȘme Je m’ennuie, retournons Ă  la ville ; je me sens le besoin de voir couler du sang... Et ce mot est celui d’un effĂ©minĂ© ! » 6 Heu ! pudet effari, perituraque prodere fata ! — Ce fut dans une ville appelĂ©e Spada que l’on fit les premiers eunuques, si l’on en croit Étienne de Byzance. Dans ce cas, un Ă©tymologiste trouverait sans effort dans spada l’origine du mot latin spado, chapon, eunuque. Mais cette anecdote a bien l’air d’un conte. Quoi qu’il en soit, on ne sait auquel des deux sexes attribuer cette cruelle invention. Plusieurs anciens l’ont imputĂ©e Ă  SĂ©miramis. Mais le reproche n’en doit-il pas plutĂŽt tomber sur les hommes ? Ce sont eux, en effet, qui trouvent le plus d’avantages dans cet horrible attentat contre l’ordre de la nature. Il est Ă©vident que c’est le sentiment de PĂ©trone, et c’est aussi l’opinion de Quintilien. La maniĂšre la moins dangereuse de faire cette opĂ©ration Ă©tait de se servir d’un couteau de terre cuite qu’on fabriquait Ă  Samos, et qu’on appelait, pour cette raison, testa samia, ou samia seulement. La paraphrase par laquelle Nodot rend ces huit vers de PĂ©trone sur les eunuques est vraiment curieuse Ah ! je n’ose poursuivre, et rappeler des choses Qui de tous nos malheurs furent les tristes causes. Ils ĂŽtĂšrent, suivant l’usage des Persans, Aux enfants le pouvoir d’avoir d’autres enfants. L’affreux raffinement d’une infĂąme mollesse DĂ©fend contre les ans leur honteuse jeunesse, Et prolonge le cours de leurs faibles appas. La nature se cherche et ne se trouve pas. On voit naĂźtre pour eux une flamme exĂ©crable Qui ne s’allume point pour un sexe semblable. Ces jeunes corrompus laissent au grĂ© des vents, D’un air effĂ©minĂ©, leurs cheveux ondoyants. Leurs habits sont lascifs, leur dĂ©marche est lascive, Et les mines qu’ils font demandent qu’on les suive. M. de Guerle a empruntĂ© Ă  Nodot ce vers La nature s’y cherche et ne s’y trouve pas. C’est la traduction littĂ©rale du latin quĂŠrit se natura, nec invenit. Aussi le prĂ©sident Bouhier, BoisprĂ©aux et Durand l’ont-ils traduit de la mĂȘme maniĂšre. Il n’appartenait qu’à Marolles de ne pas trouver ce qui Ă©tait sous sa main ; et voici comme le bon abbĂ© de Villeloin a rendu ce passage A la mode persique, on taille la jeunesse On l’énerve Ă  dessein d’augmenter sa mollesse. On veut que sa beautĂ© n’échappe pas si nature se cherche et se tient en dĂ©pĂŽt. Ces huit vers n’ont pas besoin de glose. Les Romains, selon PĂ©trone, avaient reçu des Perses l’usage infĂąme et barbare dont il s’agit ici. Les commentateurs ont dit de fort belles choses sur cette espĂšce d’eunuques, tour Ă  tour hommes et femmes, sans ĂȘtre ni l’un ni l’autre. Voyez surtout Paul Éginette et Frid. Lindinbrog. 7 Ac maculis imitatur vilibus aurum. Bouhier pense qu’il faut lire Heu ! maculis mutatur. Saumaise lisait Ac maculis imitatur vilius aurum. Quoi qu’en dise Bouhier, cette derniĂšre leçon n’est pas si mĂ©prisable. Au reste, Hardouin, d’aprĂšs un passage de Pline, Ă©value Ă  cent vingt mille francs de notre monnaie le prix romain des belles tables de citronnier. Martial dit expressĂ©ment qu’elles Ă©taient plus prĂ©cieuses que l’or. On trouve aussi dans Pline et dans Tertullien des choses presque incroyables sur le prix excessif que les Romains y mettaient. Le citrum ou citronnier, dont il est question, n’est pas celui que nous connaissons, mais un arbre beaucoup plus rare, et qui est perdu pour nous. CicĂ©ron reproche Ă  VerrĂšs d’avoir enlevĂ© en Sicile une table superbe, faite de ce bois inestimable. Dans la vente des meubles de Gallus Asinius, il s’en trouva deux de cette espĂšce, qui furent vendues si cher, que le prix eĂ»t suffi, dit Pline, pour acheter deux riches mĂ©tairies. Ce luxe prodigieux dans les tables excita la bile de JuvĂ©nal. Les tables de nos sobres aĂŻeux, dit-il sat. XI, V. 118, n’étaient faites qu’avec les arbres du pays si par hasard l’aquilon renversait un vieux noyer, il servait Ă  cet usage ; mais, aujourd’hui, les riches mangent sans plaisir, et le turbot et le daim leur semblent insipides ; les roses et les parfums blessent leur odorat, Ă  moins que leurs tables ne soient soutenues par un grand lĂ©opard Ă  gueule bĂ©ante, fabriquĂ© avec l’ivoire des plus belles dents que nous envoient SyĂšne, la Mauritanie, l’Inde et les forĂȘts de l’Arabie, oĂč les dĂ©pose l’élĂ©phant fatiguĂ© de leur poids. » — Le travail de ces tables l’emportait encore sur la matiĂšre ; elles Ă©taient ornĂ©es de marqueterie, de nacre de perles et d’ébĂšne. Mais ce qu’il y a de remarquable, c’est que l’ivoire Ă©tait alors plus estimĂ© que l’argent ; car, au dire du mĂȘme poĂ«te, les riches ne dĂ©daignaient pas moins de faire usage d’une table avec un pied d’argent, que de porter un anneau de fer au doigt. Ce qui mit probablement cet objet de luxe en faveur, c’est que les Romains furent longtemps sans connaĂźtre les nappes et les serviettes. Non-seulement ces tables de citronnier Ă©taient d’un prix exorbitant, mais il fallait, de plus, que, dans les salles Ă  manger, tout rĂ©pondĂźt Ă  cette magnificence, soit par la pourpre Ă©clatante dont les lits des conviĂ©s Ă©taient parĂ©s, soit par le multitude d’esclaves destinĂ©s a les servir. Cela suffit pour expliquer le vers qui suit celui qui fait l’objet de cette note Citrea mensa, greges servorum, ostrumque residens ! Ostrum renidensest ici la mĂȘme chose que, dans Horace liv. III, od. 1 purpurarum sidere clarior usus. 8 QuĂŠ turbant censum. Ce texte a Ă©tĂ© ainsi rĂ©formĂ© par les Ă©diteurs, car tous les manuscrits ont quĂŠ censum trahat, ou sensim, ou sensum. Bouhier prĂ©fĂ©rerait quĂŠ censum trahat, si cela pouvait se lier avec ce qui prĂ©cĂšde. Mais comme on ne peut l’admettre avec vraisemblance, il suivrait volontiers l’avis de Saumaise, qui lisait quĂŠ secum trahat. Ce changement, selon Bouhier, rend la pensĂ©e du poĂ«te Ă  la fois claire et juste. 9 Hostile ac male nobile lignum. — D’autres lisent sterile, au lieu de hostile ; mais il ne faut rien changer hostile signifiait Ă©tranger, non-seulement dans les premiers temps de la rĂ©publique, comme on le voit par quelques passages de Varron et de CicĂ©ron, mais encore postĂ©rieurement Ă  PĂ©trone ; tĂ©moin ce passage de Florus Hist.,liv. III, ch. 2 Hostile potius bellum, an civile dixerim, nescio. On pourrait aussi traduire hostile par venant d’un pays ennemi ; car il est certain, d’aprĂšs Dion Cassius, que, pendant la guerre civile de CĂ©sar et PompĂ©e, les diffĂ©rents rois de Mauritanie avaient pris des partis opposĂ©s savoir, Juba, celui de PompĂ©e, et Bocchus celui de CĂ©sar. Ainsi les uns et les autres Ă©taient regardĂ©s comme ennemis par le parti contraire. Horace a dit encore plus poĂ©tiquement Captivum portatur ebur. 10 Ingeniosa gula est. Martial de Gallina altili liv. XIII dit exactement dans les mĂȘmes termes . . . . . Ingeniosa gula est. Les anciens, qui avaient inventĂ© toutes sortes de raffinements pour la table, appelaient gulam eruditam un gourmand raffinĂ©. On trouve dans SĂ©nĂšque ingeniosa luxuria. L’épithĂšte ingeniosa s’applique trĂšs-bien Ă  toute invention nouvelle et inconnue jusqu’alors. SuĂ©tone, dans la Vie de Caligula, chapitre 37, dit Nepotinis sumplibus omnium prodigorum ingenia superavit ; et Ovide, Amours, livre III, Ă©lĂ©gie 8, vers 45 Contra te solers, hominum Natura, fuisti, Et nimium damnis ingeniosa tuis. 11 Siculo scarus ĂŠquore mersus ad mensum vivus perducitur. SĂ©nĂšque, dans ses Questions naturelles, livre III, dit exactement la mĂȘme chose Parum videtur recens mulus, nisi qui in convivĂŠ manu emoritur. — Le surmulet ne paraĂźt pas assez frais, s’il ne meurt dans la main des convives. » 12 Atque lucrinis Eruta littoribus condunt conchylia cƓnas. Au lieu de condunt, Cuperus et Bouhier lisent tendunt ; ce qui offre un assez bon sens, qu’ils justifient ainsi tendunt, disent-ils, indique que les huĂźtres servaient Ă  faire durer le repas, parce qu’elles rĂ©veillaient l’appĂ©tit des convives, comme PĂ©trone le dit dans le vers suivant Ut renovent per damna famem. . . . . Le mot tendere a Ă©videmment la signification que Bouhier lui attribue, comme on le voit dans ce vers d’Horace, livre I, Ă©pĂźtre 5 Æstivam sermone benigno tendere noctem. Du reste, JuvĂ©nal a fait aussi mention de cet usage des Romains, de manger des huĂźtres au milieu du repas, satire VI, vers 302 Grandiaque in mediis jam noctibus ostrea mordet. 13 Pellitur a populo victus Cato. Caton fut exclu de la prĂ©ture l’an de Rome 699, sous le consulat de PompĂ©e et de Crassus, qui, redoutant l’incorruptibilitĂ© de ce vertueux citoyen, forcĂšrent le peuple, par leurs intrigues et leurs violences, de lui prĂ©fĂ©rer Vatinius, leur crĂ©ature et le plus pervers des Romains dans ce siĂšcle de corruption. Mais, dans cette occasion, s’agit-il de la prĂ©ture ? Le mot fasces, faisceaux, employĂ© par PĂ©trone, semble dĂ©signer le consulat, quoique les autres magistrats supĂ©rieurs, tels que les prĂ©teurs, en fussent aussi dĂ©corĂ©s. Ce qu’il y a de certain, c’est que le consulat, au rapport de Plutarque, fut Ă©galement refusĂ© une fois Ă  Caton. Mais doit-on s’en Ă©tonner, dit l’auteur anglais de la vie de CicĂ©ron ? sa vertu farouche devait lui faire peu d’amis. Sa vie fut un combat continuel contre la corruption de son siĂšcle, et il finit par en ĂȘtre la victime. Sa mort est le plus bel hommage qu’on ait jamais rendu Ă  la libertĂ©. 14 QuĂŠ poterant artes sana ratione movere. Ce vers, que les commentateurs ont passĂ© sous silence, me paraĂźt nĂ©anmoins mĂ©riter quelque examen. Si l’on joint sana ratione au verbe movere, cela signifiera faire perdre la raison ; ce qui ne peut convenir ici. Si l’on joint ces mots Ă  artes, il semble que, dans le vers suivant, la guerre est mise au rang des moyens raisonnables de tirer les Romains de leur lĂ©thargie. C’est le vrai sens de ce passage, comme le prouve celui-ci de CicĂ©ron Lettres Ă  Atticus, liv. VIII, lett. 2 Respublica nunc afflicta est, nec excitari sine civili pernicioso bello potest. Telle est la pensĂ©e de CicĂ©ron, qui ne paraĂźt point dĂ©raisonnable, quand on considĂšre la dĂ©plorable confusion qui rĂ©gnait alors dans la rĂ©publique romaine. La construction de toute la phrase de PĂ©trone est celle-ci QuƓ artes, ni furor, et bellum, et libido excita ferro, poterant movere, sana ratione, Romam mersam hoc cƓno et jacentem somno ? CHAPITRE CXX. 1 Et, quasi non posset tot tellus ferre sepulcra, Divisit sineres. — L’hyperbole pourra paraĂźtre un peu forte elle ne l’est pourtant pas plus que celle-ci de JuvĂ©nal, lorsqu’en parlant d’Alexandre sat. x, v. 169 il dit Æstunt infelix angusto in limite mundi ; ce que Boileau a rendu ainsi, satire VIII . . . . . Qui de sang altĂ©rĂ©, MaĂźtre du monde entier, s’y trouvait trop serrĂ©. Du reste, l’idĂ©e de PĂ©trone se trouve reproduite presque mot pour mot dans ces vers de Martial sur PompĂ©e et ses fils, livre V, Ă©pigramme 74 Pompeios juvenes Asia atque Europa, sed ipsum Terra tegit Libyes ; si tamen ulla tegit. Quid mirum toto si spargitur orbe ? jacere Uno non poterat tanta ruina loco. 2 Bustorum flammis et cana sparsa favilla. On ne conçoit pas trop, dit Bouhier, comment la flamme des bĂ»chers pouvait paraĂźtre sur le visage de Pluton. Toute l’antiquitĂ© nous le reprĂ©sente avec un visage noir, mais non pas enflammĂ©. Dans Claudien, il est nigra majestate verendus ; et c’est sans doute pour cela que Silius Italicus l’a appelĂ© Jovem nigrum. Martianus Capella liv. I en fait cette peinture Pluto lucifuga inumbratione pallescens, in capite gestabat sertum ebenum ou plutĂŽt ebeninum, ac TartareƓ noctis obscuritate furvescens. Cela, ajoute Bouhier, me persuade que le texte original de PĂ©trone portait bustorum fumis. 3 Rerum humanorum, divinarumque potestas. Cette puissance sans bornes, que les anciens attribuaient Ă  la Fortune sur les dieux ainsi que sur les hommes, se trouve confirmĂ©e par une belle statue antique de cette dĂ©esse, dont Spanheim a donnĂ© le dessin et la description dans la Preuve de sa remarque 789 sur les CĂ©sars de Julien ; la Fortune y est reprĂ©sentĂ©e avec les attributs de la plupart des principaux dieux, et avec cette inscription FORTVN. OMNIVM. GENT. ET. DEOR. 4 Fors, cui nulla placet nimium secura potestas. Scaliger, dans ses Catalectes, a supprimĂ© ce vers, Ă  cause de la rĂ©pĂ©tition du mot potestas, qui se trouve dĂ©jĂ  Ă  la fin du vers prĂ©cĂ©dent ; mais les anciens n’étaient pas si scrupuleux que nous Ă  cet Ă©gard. Il y en a dĂ©jĂ  un exemple dans ce poĂ«me, aux vers 50 et 51, oĂč le mot prƓda est rĂ©pĂ©tĂ© deux fois. Dans les six premiers vers d’une ode d’Horace assez courte la 28e du liv. III, il y en a trois qui finissent par les mots dies ou meridies. Dans la satire 2 du livre I, le mĂȘme Horace emploie deux fois en trois vers le mot positus, et une fois le verbe appoint ; et Ovide, dans l’élĂ©gie 3 du livre II des Politiques, rĂ©pĂšte jusqu’à trois fois en quatre vers le verbe petere. Il ne serait pas difficile de citer une foule d’autres exemples de ces rĂ©pĂ©titions. Barthius a donc eu raison, lorsqu’il a soutenu que ce vers, qui se trouve dans presque tous les manuscrits, devait ĂȘtre conservĂ©. 5 Nec posse ulterius perituram extollere molem ? Il y a lieu de s’étonner qu’aucun commentateur ne se soit arrĂȘtĂ© Ă  ce passage, qui est cependant assez difficile. En effet, le but de Pluton n’est pas d’engager la Fortune Ă  Ă©lever plus haut la puissance des Romains il lui reproche au contraire de les avoir jusque-lĂ  trop favorisĂ©s ; il vient mĂȘme de lui demander ironiquement si elle ne se sent pas abattue sous le poids de leur grandeur. Bien loin qu’il ait l’intention de reculer la chute de Rome, il exhorte au contraire la Fortune, dans les termes les plus pressants, Ă  la hĂąter Quare age, Fors, etc. Il ne suffirait mĂȘme pas, pour rĂ©tablir ce passage, de substituer tollere Ă  extollere ; car l’adverbe ulterius suppose une continuation de la chose commencĂ©e, et donne, par consĂ©quent, Ă  Pluton une pensĂ©e opposĂ©e Ă  la sienne. Brotier propose de changer ulterius en alterius, en sous-entendant ponderis, mot qui se trouve dans le vers prĂ©cĂ©dent. Cela, selon lui, ferait un trĂšs-bon sens Ne sauriez-vous, dirait Pluton, lui opposer une autre puissance, que vous n’élĂšverez que pour la faire tomber Ă  son tour ? Cela dĂ©signerait Ă  merveille l’élĂ©vation prochaine de CĂ©sar et sa chute future. 6 Ædificant auro. — Bourdelot et Gonsalle de Salas pensent Ă  tort qu’il s’agit ici du palais d’or de NĂ©ron il ne peut ĂȘtre question dans ce poĂ«me que du luxe qui prĂ©cĂ©da la guerre civile ; et cette allusion Ă  NĂ©ron serait un anachronisme. Ce passage se rapporte donc uniquement aux dĂ©penses excessives que les Romains, au temps de CĂ©sar et de PompĂ©e, faisaient pour dorer les planchers et mĂȘme les murs de leurs appartements. Pline rapporte ainsi l’origine de ce luxe Histoire naturelle, liv. XXXII Laquearia, quĂŠ nunc et in privatis domibus auro teguntur, post Carthaginem eversam primo inaurata sunt in Capitolio. Inde transiere in cameras ; in parietes quoque, etc. C’est ainsi qu’il faut entendre ce passage de Lucain Pharsale, liv. 1 Non auro tectisque modus. 7 Dum varius lapis invenit usum. — Je ne serais pas Ă©loignĂ© d’adopter la leçon de parius au lieu de varius dans ce vers. En effet, cette expression, varius lapis, ne peut s’appliquer qu’au marbre, et l’on sait que celui de Paros Ă©tait le plus renommĂ©, comme on le voit, par exemple, dans ce vers d’Ovide HĂŠret ut e pario formatum marmore signum. Cependant varius offre aussi un trĂšs-bon sens, et varias lapis signifierait un marbre veinĂ©, ou ces marbres de diverses couleurs dont les anciens formaient leurs admirables mosaĂŻques. CHAPITRE CXXI. 1 Quippe armare viros, etc. — Au lieu d’armare, Bouhier, TornĂ©sius et plusieurs autres lisent cremare ; mais je prĂ©fĂšre la premiĂšre leçon, adoptĂ©e par Gronovius. Il va ĂȘtre question plus loin de bĂ»chers, ThessaliĂŠque rogos ; et cremare ferait ici une rĂ©pĂ©tition inutile. 2 Et sanguine pascere luctum. Burmann lit luxum je pense que luctum est la vraie leçon, car on n’a jamais dit que le luxe aimĂąt le sang. Claudien, qui en fait une espĂšce de divinitĂ©, dit seulement dans le livre 1 de l’Invective contre Rufin Et luxus populator opum. . . . . On sait d’ailleurs que le luxe est plus propre Ă  amollir les Ăąmes qu’à les porter Ă  la guerre. Il y a donc toute apparence que PĂ©trone avait Ă©crit Et sanguine pascere luctum. Les poĂ«tes ont fait du Deuil une divinitĂ©, et Virgile EnĂ©ide, liv. VI, v. 273 la place Ă  l’entrĂ©e des Enfers Vestibulum ante ipsum primisque in faucibus Orci Luctus. . . . . Dans le passage de Claudien ci-dessus citĂ©, le Deuil est reprĂ©sentĂ© dĂ©chirant son voile ..... Scisso mƓrens velamine Luctus. Stace ThĂ©baĂŻde, liv. III, v. 125 ne se contente pas de lui donner des vĂȘtements dĂ©chirĂ©s ; il dit, de plus, qu’ils Ă©taient tout sanglants ...... Sanguineo discissus amictu Luctus atrox. .... PĂ©trone a donc pu dire avec raison que le Deuil se repaissait de sang. 3 Cerno equidem gemino jam stratos marte Philippos. — Ce vers fait allusion aux deux batailles de Pharsale en Thessalie, et de Philippes en MacĂ©doine. Les Romains, sous les empereurs, dĂ©signaient souvent la rĂ©union de ces deux provinces sous le nom gĂ©nĂ©ral d’Emathie.— Voyez, Ă  ce sujet, l’excellente note de Delille sur ces quatre vers des GĂ©orgiques liv. 1, v. 488 Ergo inter sese paribus concurrere telis Romanas acies iterum videre Philippi Nec fuit indignum Superis, bis sanguine nostro Emathiam, et latos HƓmi pinguescere campos. M. Helliez, dans sa GĂ©ographie de Virgile, fait Ă  propos de ces vers la remarque suivante Virgile semble mettre la bataille de Pharsale dans la mĂȘme plaine que celle de Philippos, quoiqu’il y ait quatre-vingts lieues de distance entre ces deux villes. On sauverait cette erreur gĂ©ographique, si l’on rapportait l’adverbe iterum Ă  concurrere, et non Ă  videre. On sait que ces mĂ©tathĂšses sont familiĂšres aux poĂ«tes, et dĂšs lors il n’y aura rien que d’exact dans la pensĂ©e de Virgile, puisque la bataille de Philippes fut la seconde oĂč les armĂ©es romaines en vinrent aux mains pour dĂ©cider de l’empire du monde. » 4 Et Libyam cerno, et te, Nile, gementia castra. — Cette correction que je propose, au lieu de celle qui est gĂ©nĂ©ralement adoptĂ©e Et Libyen cerno et tua, Nile, gementia claustra, est la seule qui me paraisse prĂ©senter un sens raisonnable. Timentes du vers suivant se rapporterait alors Ă  Libyam, Ă  te, Nile, et Ă  actiacos sinus alors gementia castra ou claustra ne serait plus qu’une espĂšce d’apposition que l’on pourrait retrancher de ces deux vers sans en changer le sens. 5 Vix navita Porthmeus Sufficiet, etc.— Comme ces deux mots, navita et Porthmeus, signifient la mĂȘme chose, on ne peut guĂšre douter que l’un des deux n’ait Ă©tĂ© insĂ©rĂ© ici mal Ă  propos. Quelque commentateur aura probablement Ă©crit Ă  la marge d’un ancien manuscrit le mot navita pour expliquer le sens de porthmeus, et un copiste ignorant, comme l’étaient la plupart d’entre eux, aura insĂ©rĂ© dans le texte ce mot navita, Saumaise pensait, avec quelque apparence de raison, que navita avait pris la place d’une Ă©pithĂšte se rapportant au mot simulacra du vers suivant, et il avait proposĂ©, sur son exemplaire, de lire tabida, ou lurida, ou squalida. Au reste, ce n’est pas ici seulement qu’on appelle en latin Caron du nom de Porthmeus ; on en voit un autre exemple dans cette inscription sĂ©pulcrale, rapportĂ©e par Spon, dans ses Recherches d’antiquitĂ©s, oĂč un mari dit SAT FVERAT, PORTHMEV, CYMBA VEXISSE MARITAM. 6 Classe opus est. — Ces mots renferment une image noble, vive, grande, et qui n’a rien que de naturel, quand on rĂ©flĂ©chit au carnage affreux des batailles de Pharsale, de Philippes et d’Actium ils expriment avec plus de concision et d’énergie cette pensĂ©e de Lucain Pharsale, liv. III, v. 16 Praeparat innumeras puppes Acherontis adusti Portitor. . . . . . CHAPITRE CXXII. 1 Continuo clades hominum, venturaque damna.— PĂ©trone a encore voulu ici lutter avec Lucain ; il a imitĂ© le commencement du second livre de la Pharsale. Jamque irae patuere dem, etc. 2 Olimque ornata triumphis. — Le manuscrit Colbert porte honorata, qui ne convient point Ă  la mesure du vers. Burmann imprime onerata cela pourrait passer, si CĂ©sar avait reçu vĂ©ritablement les honneurs du triomphe. Mais SuĂ©tone, dans la Vie de ce grand homme, chapitres 18 et 37, et plusieurs autres historiens, nous apprennent que, bien que CĂ©sar eĂ»t mĂ©ritĂ© le triomphe, aprĂšs sa premiĂšre expĂ©dition d’Espagne, il ne l’obtint rĂ©ellement qu’à la fin des guerres civiles. Il faut donc lire ornata, avec Bouhier. 3 Invitas me ferre manus ; sed vulnere cogor. — Sans entreprendre de justifier CĂ©sar des motifs qui lui firent porter les armes contre sa patrie, on ne peut se refuser Ă  reconnaĂźtre qu’il avait de justes sujets de se plaindre du sĂ©nat, de l’aveu mĂȘme des rĂ©publicains modĂ©rĂ©s. Outre ce qu’en ont dit les historiens dĂ©sintĂ©ressĂ©s, on peut voir de quelle maniĂšre en parle CicĂ©ron lui-mĂȘme, quoique du parti opposĂ©, dans une lettre qu’il Ă©crivit Ă  CĂ©sar au commencement de la guerre civile Judicavi eo bello te violari ; contra cujus honorem, populi romani beneficia concessum, inimici atque invidi niterentur. Il est vrai que dans une autre lettre Ă  son ami Atticus liv. VII, CicĂ©ron soutient que les mauvais traitements du sĂ©nat ne devaient jamais porter CĂ©sar Ă  prendre les armes contre son pays. Mais, si l’on y prend garde, on verra que CicĂ©ron n’avait pas meilleure opinion des desseins de PompĂ©e, et que, dĂšs lors, il prĂ©voyait fort bien qu’il n’était plus question entre lui et son rival que du choix d’un maĂźtre ; car, rĂ©pondant Ă  Atticus, qui l’exhortait Ă  se dĂ©clarer contre CĂ©sar, et Ă  faire les derniers efforts pour se garantir de la servitude A quoi bon ? lui Ă©crit-il ; pour ĂȘtre proscrits, si nous sommes vaincus, ou tomber dans un autre esclavage, si nous sommes vainqueurs ? » Ce sont ses propres termes Ut quid ? si victus eris, proscribare ? si viceris, tamen servias ? Il ne s’en expliquait pas moins franchement, comme on sait, avec les autres chefs du parti rĂ©publicain. Comment donc CĂ©sar n’aurait-il pas compris que, s’il cĂ©dait Ă  son rival, et s’il se laissait une fois dĂ©sarmer, il tombait lui-mĂȘme dans la servitude, sans aucun fruit pour la rĂ©publique. Telle est l’extrĂ©mitĂ© oĂč il se trouvait rĂ©duit, et dont ses amis ne se cachaient point. Voici ce que l’un d’eux, CĂ©lius, Ă©crivait il CicĂ©ron Pompeius constituit non pati C. CƓsarem consulem aliter fieri, nisi exercitum et provincias tradiderit. CƓsari autem persuasum est se salvum esse non posse, si ab exercitu recesserit. Fert tamen illam conditionem ut ambo exercitus tradant. C’était, ce me semble, entendre la raison, que de consentir Ă  ĂȘtre dĂ©sarmĂ©, pourvu que son rival le fĂ»t aussi. Quoi de plus juste et de plus convenable au salut de la rĂ©publique ? Cependant PompĂ©e le refusa, et, par ce refus, poussa d’autant plus CĂ©sar aux derniĂšres extrĂ©mitĂ©s, que personne ne doutait Ă  Rome que, si PompĂ©e devenait le maĂźtre, sa domination ne fĂ»t aussi cruelle que celle de Sylla Mirandum in modum CnƓus noster Sullani regni similitudinem concupivit, etc. , dit CicĂ©ron lui-mĂȘme Lett. fam. ,liv. IX, lett. 7 et 10. 4 Ipse nitor PhƓbi, vulgato latior orbe. — Bouhier prĂ©tend que PĂ©trone fait ici PhĂ©bus favorable Ă  CĂ©sar, et que plus loin v. 269 il le reprĂ©sente comme favorable Ă  PompĂ©e Magnum cum PhƓbo soror, et Cyllenia proies Excipit. . . . . . C’est, dit-il, une contradiction qu’on a justement reprochĂ©e Ă  PĂ©trone. Ce reproche me paraĂźt dĂ©nuĂ© de toute justice. Ici,PhƓbusne signifie pas Apollon, le dieu de l’Olympe, mais simplement le soleil, considĂ©rĂ© comme signe cĂ©leste. Plus loin, c’est Apollon lui-mĂȘme que PĂ©trone a dĂ©signĂ©. CHAPITRE CXXIII. 1 Fervere germano perfusas sanguine turmas. — Les traducteurs ont presque tous entendu, par germano sanguine, les victoires remportĂ©es antĂ©rieurement par CĂ©sar sur les peuples de la Germanie. Mais germano ne serait-il pas ici synonyme de fraterno, pour romano ? CHAPITRE CXXIV. 1 Ergo tanta lues divĂ»m quoque numina vicit. — Quelques manuscrits, et celui de Colbert entre autres, portent vidit au lieu de vicit, et les commentateurs s’évertuent Ă  expliquer ce passage sans pouvoir en venir Ă  bout. Bouhier fait a ce sujet la remarque suivante Quoique cette leçon se trouve dans les manuscrits, je ne sais comment on a pu s’en accommoder ; car, Ă  supposer que lues puisse s’entendre de la Fortune, la phrase signifierait seulement qu’elle a vu les dieux. Or, Ă  quoi cela aboutirait-il ? Il n’y a pas de doute qu’il faut lire tergo, qui Ă©tait dans quelques Ă©ditions prĂ©cĂ©dentes, et qui rend la lumiĂšre Ă  ce passage. La Fortune n’a pas vu seulement fuir PompĂ©e elle a vu encore fuir les dieux. Otons aussi Ă  la Fortune cette vilaine Ă©pithĂšte de tanta lues, qui ne lui convient point, et ponctuons ainsi ce vers Tergo tanta lues ! divĂ»m quoque numina vidit. » Cette correction, que Bouhier propose en dĂ©sespoir de cause, ne me paraĂźt pas du tout nĂ©cessaire, d’autant plus que tergo vidit divĂ»m numina n’est ni trĂšs-correct ni trĂšs-poĂ©tique, surtout lorsque PĂ©trone vient de dire dans le vers prĂ©cĂ©dent Ut Fortuna levis Magni quoque terga videret. Lisons plutĂŽt vicit au lieu de vidit, et traduisons tanta lues, une si grande contagion la peur vicit quoque numina divĂ»m, triompha aussi de la puissance des dieux. Cette correction se trouve confirmĂ©e par le vers suivant Consensitque fugƓ cƓli timor 2 Absconditque olea vinctum caput. — Bouhier lit galea au lieu de olea, et fait Ă  ce sujet une note trop sĂ©rieusement comique pour ne pas la rapporter Galea, dit-il, pourrait bien marquer ici un tour de faux cheveux, nommĂ© galerus ou galericon, dont se servaient quelquefois les dames romaines pour se dĂ©guiser, comme l’a dit JuvĂ©nal, Ă  propos de Messaline . . . . . Flavo crinem abscondente galero, ce qu’un ancien scoliaste explique ainsi Crine supposito, rotundo muliebri capitis tegumento, in modum galeae facto, quo utebantur meretrices. Il me paraĂźt assez vraisemblable que PĂ©trone a voulu parler de cette sorte de perruques. » Le grave prĂ©sident Bouhier affuble, comme on le voit, la Paix d’une perruque, et d’une perruque de courtisane, encore ! Il ne croyait pas, Ă  coup sĂ»r, ĂȘtre si plaisant. Il aurait pu facilement s’épargner celle bĂ©vue, s’il eĂ»t rĂ©flĂ©chi que, l’attribut ordinaire de la Paix Ă©tant l’olivier, il Ă©tait plus probable que PĂ©trone avait Ă©critolea vinctum caput. On pardonnera sans peine une pareille erreur Ă  un homme d’ailleurs si distinguĂ© par son Ă©rudition ; mais ce qui est moins excusable, c’est l’étonnement que tĂ©moignent plusieurs interprĂštes de PĂ©trone, de voir que cet auteur fasse descendre aux enfers la Paix et ses compagnes, la Foi, la Justice et la Concorde ; tandis que, selon eux, la place de ces divinitĂ©s Ă©tait dans l’Olympe, et non pas chez Pluton. Ces savants ont oubliĂ©, sans doute, que la guerre Ă©tait allumĂ©e dans le ciel comme sur la terre l’auteur le dit positivement quelques vers plus loin . . . . Namque omnis regia cƓli In partes diducta ruit.. . . . Quelle retraite la Paix pouvait-elle choisir qui lui convĂźnt mieux que les champs ÉlysĂ©es, lieux paisibles, habitĂ©s par les Ăąmes des hommes vertueux, et qui d’ailleurs faisaient aussi partie de l’empire de Pluton ? 3 Tu legem, Marcelle, tene. — Marcus Claudius Marcellus, ex-consul, du parti de PompĂ©e. AprĂšs la dĂ©faite et la mort de ce grand homme, Marcellus avait tout Ă  craindre de la part du vainqueur, qu’il avait accusĂ© en plein sĂ©nat de plusieurs crimes contre l’État ; mais le sĂ©nat tout entier, par l’organe de CicĂ©ron, demanda sa grĂące Ă  CĂ©sar, qui l’accorda. Le sage Marcellus apprit son rappel avec indiffĂ©rence ; et il s’obstinait Ă  ne pas quitter sa retraite CicĂ©ron eut besoin de toute son adresse et de toute l’autoritĂ© qu’il avait sur son esprit pour l’y dĂ©terminer. Il partit enfin ; mais s’étant arrĂȘtĂ©, dans sa route, au port du PirĂ©e, pour y passer un seul jour avec Serv. Sulpicius, son ancien ami, qui avait Ă©tĂ© son collĂšgue au consulat, il y fut assassinĂ© par un nommĂ© Magius, l’homme du monde qui lui paraissait le plus attachĂ©. On n’a jamais su la cause du crime de Magius, qui se perça le cƓur du mĂȘme poignard, et mourut sur-le-champ. Sulpicius fit porter Ă  AthĂšnes le corps de son ami, dont il cĂ©lĂ©bra les funĂ©railles avec autant de pompe que sa situation, dans une ville Ă©trangĂšre, le lui permettait. Il ne put obtenir des AthĂ©niens une place dans leurs murs pour y dĂ©poser les restes de Marcellus, parce que leur religion le leur dĂ©fendait ; mais ils lui laissĂšrent la libertĂ© de prendre une de leurs Ă©coles publiques, et il choisit celle de l’AcadĂ©mie, regardĂ©e alors comme le plus noble endroit de l’univers. Il y fit brĂ»ler le corps, et laissa des ordres pour Ă©lever Ă  sa cendre un monument en marbre. Marcellus Ă©tait le chef d’une famille qui avait donnĂ©, depuis plusieurs siĂšcles, des grands hommes et des citoyens vertueux Ă  la rĂ©publique. La nature lui avait accordĂ© des qualitĂ©s qui rĂ©pondaient Ă  l’éclat de sa naissance. Il s’était formĂ© un caractĂšre particulier d’éloquence, qui lui avait acquis une rĂ©putation brillante au barreau ; de tous les orateurs de son temps, il Ă©tait celui qui approchait le plus de la perfection Ă  laquelle CicĂ©ron s’était Ă©levĂ© ; son style avait de l’élĂ©gance, de la force et de l’abondance ; sa voix Ă©tait douce autant que son action Ă©tait noble et gracieuse. Sa mort coĂ»ta des regrets et des larmes Ă  tous les Romains qui chĂ©rissaient encore la libertĂ© et la vertu. 4 Tu concute plebem, Curio. — Curion avait reçu de la nature des qualitĂ©s Ă©gales Ă  sa naissance. Son entrĂ©e dans le monde avait Ă©tĂ© des plus brillantes ; il fronda hautement, Ă  la tĂȘte de la jeune noblesse, les entreprises des triumvirs, CĂ©sar, PompĂ©e et Crassus. Cette audace le rendit l’idole du peuple ; il ne paraissait point au théùtre et dans les assemblĂ©es sans y recevoir des preuves Ă©clatantes de sa faveur ; et PompĂ©e n’avait jamais Ă©tĂ© plus applaudi dans les beaux jours de sa gloire. CicĂ©ron l’aimait beaucoup ; ce grand homme, qui lui connaissait assez de gĂ©nie et d’ambition pour faire beaucoup de bien ou de mal Ă  sa patrie, tĂącha de l’engager de bonne heure dans les intĂ©rĂȘts de la rĂ©publique, de lui inspirer du goĂ»t pour la vĂ©ritable gloire, et de le dĂ©cider Ă  faire un noble usage des biens immenses qu’il avait hĂ©ritĂ©s de son pĂšre. Le luxe et la corruption rendirent ses efforts inutiles Curion, qui venait d’exercer la questure en Asie, donna au peuple, en l’honneur de son pĂšre, des jeux qui lui coĂ»tĂšrent sa fortune. Il y dĂ©ploya la plus grande magnificence, mais ce fut surtout par la singularitĂ© de l’invention qu’il se distingua. Nous allons mettre le lecteur Ă  mĂȘme d’en juger, Ă  l’aide des dĂ©tails suivants Il fit construire deux planchers, en forme de croissant, assez vastes pour contenir une portion considĂ©rable du peuple romain. Chacun de ces planchers n’avait d’autre point d’appui qu’un pivot sur lequel on le faisait tourner Ă  volontĂ©. Ces deux demi-cercles Ă©taient d’abord adossĂ©s l’un Ă  l’autre, mais Ă  une distance convenable, afin qu’on eĂ»t la facultĂ© de les faire mouvoir. On reprĂ©sentait en mĂȘme temps sur tous les deux des piĂšces dramatiques, sans que de l’un Ă  l’autre les acteurs pussent s’entendre ou s’interrompre. Ensuite on faisait tourner ces deux croissants, dont les extrĂ©mitĂ©s, en se rĂ©unissant, formaient un cirque, oĂč se donnaient des combats de gladiateurs. » C’est Ă  cette occasion que Pline s’écrie avec sa causticitĂ© ordinaire. Que faut-il le plus admirer dans ce spectacle ? est-ce l’inventeur ou l’invention ? le machiniste, ou celui qui le met en Ɠuvre ? la hardiesse de celui qui commande, ou la docilitĂ© de celui qui obĂ©it ? La nouveautĂ© du spectacle a tournĂ© toutes les tĂȘtes ; et, dans son ivresse, le peuple romain ne voit pas l’imminent danger de son Ă©tonnante et bizarre position il siĂ©ge sans inquiĂ©tude sur un Ă©chafaud mobile prĂȘt Ă  fondre sous lui. Le voilĂ  donc, ce peuple, le roi des nations, le conquĂ©rant de l’univers, le distributeur des provinces et des royaumes, le lĂ©gislateur de la terre, cette assemblĂ©e de dieux dont les volontĂ©s font la destinĂ©e du monde ! ! ! embarquĂ© sur deux espĂšces de navires, spectateur et spectacle tour Ă  tour, il pirouette sur deux gonds, et s’applaudit de l’étrange nouveautĂ© du pĂ©ril qu’il affronte ! » CicĂ©ron, qui craignait que de pareilles dĂ©penses, en absorbant le patrimoine de son Ă©lĂšve, ne fussent l’écueil de sa vertu, l’avait inutilement engagĂ© Ă  suspendre son projet. L’évĂ©nement justifia ses craintes Curion fut rĂ©duit dans la suite Ă  se vendre Ă  CĂ©sar. Il Ă©tait alors tribun du peuple il n’avait d’abord sollicitĂ© cet emploi que pour attaquer le vainqueur des Gaules, et s’opposer Ă  ses projets contre la rĂ©publique ; mais un million que CĂ©sar lui fit offrir changea ses dispositions, et le dĂ©tacha de la cause commune. Ce n’était plus le temps des Curius ; et Fabricius, contemporain de CĂ©sar, eĂ»t peut-ĂȘtre acceptĂ© l’or des Samnites. Lorsque la guerre civile Ă©clata, Curion sortit de Rome, et se rendit au camp de CĂ©sar, qui le chargea d’aller s’emparer de la Sicile. Caton, que PompĂ©e y avait envoyĂ© pour la garder, prit le parti de l’abandonner Ă  Curion, qui le suivit aussitĂŽt en Afrique pour le combattre. Le malheur et la mort l’y attendaient ses troupes furent taillĂ©es en piĂšces par celles de Juba, roi de Mauritanie, attachĂ© au parti de PompĂ©e. Ses amis le pressaient d’assurer sa vie, et de fuir avec les dĂ©bris de son armĂ©e ; mais il leur rĂ©pondit qu’ayant si mal rempli les espĂ©rances de CĂ©sar, il ne se sentait pas la force de paraĂźtre Ă  ses yeux ; et, continuant de combattre en homme dĂ©sespĂ©rĂ©, il fut tuĂ© entre ses derniers soldats. Sa mort causa des regrets Rome avait peu de jeunes citoyens dont elle eĂ»t conçu d’aussi grandes espĂ©rances ; et, depuis qu’il avait embrassĂ© le parti de CĂ©sar, il avait fait oublier les dĂ©sordres de sa premiĂšre jeunesse par une conduite oĂč la prudence n’avait pas eu moins de part que la valeur. On a dit de lui, comme de Catilina, qu’il mĂ©ritait de mourir pour une meilleure cause. C’est son pĂšre qui, dans une harangue, avait appelĂ© CĂ©sar le mari de toutes les femmes, et la femme de tous les maris. 5 Non frangis portas ?... Thesaurosque rapis ? — Ce trĂ©sor Ă©tait une caisse particuliĂšre qui depuis longtemps Ă©tait destinĂ©e aux frais de la guerre des Gaules, et qu’il Ă©tait dĂ©fendu de divertir Ă  d’autres usages, sous peine de l’exĂ©cration publique. Mais CĂ©sar s’en moqua, disant que, puisqu’il avait achevĂ© la conquĂȘte des Gaules, cette destination devenait inutile, et qu’on ne devait pas se faire un scrupule de la changer. CHAPITRE CXXV. 1 Dii, deƓque, quam male est extra legem viventibus ! quidquid meruerunt, semper exspectant. Plaute a dit de mĂȘme Nihil est miserius quam animus hominis conscius ; SĂ©nĂšque Conscientia aliud agere non patitur, ac subinde respicere ad se cogit, Dat pƓnas quisquis exspectat ; quisquis autem meruit exspectat ; et Macrobe Sibi videntur exitium quod merentur excipere. CHAPITRE CXXVI. 1 Vendisque amplexus, non commodas. — Les ouvrages des poĂ«tes sont remplis d’allusions Ă  cet amour vĂ©nal. Ovide, livre 1er des Amours, Ă©lĂ©gie 10, vers 13 Et vendit quod utrumque juvat, quod uterque petebat Et pretium, quanti gaudeat ipsa, facit. Quae Venus ex aequo ventura est grata duobus, Altera cur illam vendit, et alter emit ? et Properce, livre I, Ă©lĂ©gie 2 Teque peregrinis vendere muneribus. 2 Quo facies medicamine attrita ? — On trouve dans Ovide CosmĂ©tiques, v. 53 la recette suivante de l’une des compositions alors en usage parmi les femmes pour ajouter Ă  l’éclat de leur teint ou pour en conserver la fraĂźcheur Prenez de l’orge de Libye, ĂŽtez-en la paille et la robe ; prenez une pareille quantitĂ© d’ers ou d’orobe ; dĂ©trempez l’une et l’autre dans des Ɠufs ; faites sĂ©cher, et broyez le tout ; jetez-y de la poudre de corne de cerf, de celle qui tombe au printemps ; joignez-y quelques oignons de narcisse pilĂ©s dans un mortier ; faites entrer ensuite dans ce mĂ©lange de la gomme et de la farine faite avec du froment de Toscane ; enfin liez le tout par une plus grande quantitĂ© de miel, et cette composition rendra le teint plus net que la glace d’un miroir, » Pline parle d’une vigne sauvage, qui a les feuilles Ă©paisses et tirant sur le blanc, dont le sarment est noueux et l’écorce ordinairement brisĂ©e Elle produit, dit-il, des grains rouges avec lesquels on teint en Ă©carlate ; et ces grains, pilĂ©s avec des feuilles de la vigne, nettoient parfaitement la peau. » L’encens entrait dans la plupart des cosmĂ©tiques alors en usage tantĂŽt il servait Ă  enlever les taches de la peau, et tantĂŽt les tumeurs. Bien que l’encens, dit Ovide, soit agrĂ©able aux dieux, il ne faut pas nĂ©anmoins le jeter tout dans les brasiers sacrĂ©s ; il est d’autres autels qui rĂ©clament sa vapeur parfumĂ©e. » Le mĂȘme poĂ«te a connu, dit-il, des femmes qui pilaient du pavot dans de l’eau froide et s’en mettaient sur les joues. D’autres se faisaient enfler le visage avec du pain trempĂ© dans du lait d’ñnesse. PoppĂ©e se servait d’une espĂšce de fard onctueux, oĂč il entrait du seigle bouilli ; on se l’appliquait sur le visage, oĂč il formait une croĂ»te qui subsistait quelque temps, et ne tombait qu’aprĂšs avoir Ă©tĂ© lavĂ©e avec du lait. PoppĂ©e, qui avait mis cette pĂąte Ă  la mode, lui laissa son nom. Les femmes allaient et venaient, ainsi masquĂ©es, dans l’intĂ©rieur de leur maison. C’était lĂ , pour ainsi dire, leur visage domestique et le seul connu des maris. Leurs lĂšvres, dit JuvĂ©nal, s’y prenaient Ă  la glu. Les fleurs nouvelles qu’offrait le visage, aprĂšs la toilette, Ă©taient rĂ©servĂ©es pour les amants. » Il y eut une recette plus simple que celle d’Ovide, et qui eut la plus grande vogue c’était un fard composĂ© de la terre de Chio ou de Samos, que l’on faisait dissoudre dans du vinaigre. Pline nous apprend que les dames s’en servaient pour se blanchir la peau, de mĂȘme que de la terre de Selinuse, blanche, dit-il, comme du lait, et qui se dissout prompte-ment dans l’eau. Les Grecs et les Romains avaient un fard mĂ©tallique qu’ils employaient pour le blanc, et qui n’est autre chose que la cĂ©ruse. Leur fard rouge se tirait de la racine rizion, qu’ils faisaient venir de la Syrie. Ils se servirent aussi, mais plus tard, pour leur blanc, d’un fard composĂ© d’une espĂšce de craie argentine ; et, pour le rouge, du purpurissimum, prĂ©paration qu’ils faisaient de l’écume de la pourpre, lorsqu’elle Ă©tait encore toute chaude. Les qualitĂ©s nuisibles de ces ingrĂ©dients ont Ă©tĂ© senties par les anciens autant que par les modernes. Des grĂąces simples et naturelles, a dit Afranius, le rouge de la pudeur, l’enjouement et la complaisance, voilĂ  le fard le plus sĂ©duisant de la jeunesse. Quant Ă  la vieillesse, il n’est pour elle d’autre fard que l’esprit et les connaissances. » 3 Et oculorum quoque mollis petulantia ? — Quelques commentateurs lisent mobilis, au lieu de mollis ; ce qui signifierait alors des yeux sans cesse clignotants, ou, comme le disent les poĂ«tes comiques,des Ɠillades assassines. C’est ce que PĂ©trone nous semble avoir parfaitement rendu dans l’épigramme suivante qu’on lui attribue O blandos oculos et inquietos, Et quadam propria nota loquaces ! Illic et Venus et leves Amores, Atque ipsa in medio sedet Voluptas ; et non pas solet voluptas, comme l’imprime Burmann, ce qui n’offrirait aucun sens, non plus que l’épithĂšte d’inficetos au lieu d’inquietos, telle qu’on la trouve dans les Catalectes, Ă  la suite de l’édition Bipontine c’est, sans doute, une faute d’impression ; car que signifierait inficetos ? ce serait un contre-sens. On peut traduire ainsi cette Ă©pigramme O les beaux yeux ! comme ils sont pĂ©tulants, comme ils ont une Ă©loquence qui leur est propre ! Dans leur prunelle, VĂ©nus, les Amours lĂ©gers et la VoluptĂ© elle-mĂȘme ont placĂ© leur trĂŽne. » 4 Quo incessus tute compositus, etc. — C’est ce qu’on appelle une dĂ©marche cadencĂ©e. SĂ©nĂšque, dans ses Questions naturelles, dit Ă  ce sujet Tenero et molli incessu suspendimus gradum ; Catulle Quam videtis Turpe incedere, mimice ac moleste ; et Ovide, Art d’aimer, livre III Est et in incessu pars non temnenda decoris. 5 Nunquam tamen, nisi in equestribus sedeo. — Ceci est une suite de la satire contre les femmes de qualitĂ© qui se prostituaient Ă  des hommes indignes de leurs faveurs, Ă  des valets, Ă  des muletiers, Ă  des histrions. Mais il faut remarquer cependant que PĂ©trone, qui connaissait Ă  fond le caractĂšre des femmes, fait dans la suite changer de sentiment Ă  cette soubrette, car elle devient amoureuse folle de celui dont elle rejette ici l’hommage avec tant de dĂ©dain. 6 Frons minima. — La petitesse du front Ă©tait regardĂ©e comme une marque de beautĂ© chez les anciens. Horace, en parlant de sa chĂšre Lycoris, dit Insignis tenui fronte. Arnobe nous apprend que les femmes Ă©taient si curieuses de cet avantage, qu’elles se mettaient des bandeaux sur la tĂȘte pour diminuer leur front. Martial dit Ă  ce sujet, liv. IV, Ă©pigr. 42 Audi quem puerum, Flacce, locare velim. Lumina sideribus certent, moltesque flagellent Colla comae tortas non amo, Flacce, comas. Frons brevis, atque modus breviter sit naribus uncis PƓstanis rubeant semula labra rosis. Ce qui surprendra bien plus, c’est que la petitesse du front Ă©tait regardĂ©e, par les anciens, comme une marque d’esprit ; Melctius de la Nature de l’homme, ch. VIII le dit formellement, et mĂ©rite d’ĂȘtre lu a ce sujet. Voici ses propres termes Parva vero ac modica fronte ingenii acumine prƓditos, et ad dicendum propensos opinati sunt. CHAPITRE CXXVII. 1 Ut videretur mihi plenum os extra nubem luna proferre. — Cette comparaison du visage d’une belle avec la lune dans son plein ne paraĂźtrait pas trĂšs-flatteuse aux dames de nos jours. Les anciens pensaient autrement que nous Ă  ce sujet, et cette idĂ©e se trouve trĂšs-frĂ©quemment reproduite dans les ouvrages des poĂ«tes grecs et romains. 2 Mox digitis gubernantibus vocem. Les petites-maĂźtresses, et mĂȘme un grand nombre d’hommes chez les Romains, s’étudiaient Ă  accompagner leurs paroles de gestes gracieux ; SuĂ©tone le dit formellement dans la Vie de TibĂšre, chapitre 68 Sermonem habuisse, non sine molli quadam digitorum gesticulatione. 3 Feminam... hoc primum anno virum expertam. Horace liv. III, ode 14 a dit de mĂȘme . . . . Et puella Jam virum expertƓ. 4 Ut putares inter auras canere Sirenum concordiam. — Le chant des SirĂšnes Ă©tait proverbial chez les anciens. PĂ©trone reproduit la mĂȘme idĂ©e dans le premier de ses fragments, ad Amicam Sirenum cantus, et dulcia plectra Thaliae Ad vocem tacuisse, reor. CHAPITRE CXXVIII. 1 Numquid spiritus jejunio marcet ? — C’est ce que les Latins appelaient anima jejuna, et les Grecs, {{langgrcnĂšsteias ozein, sentir le jeĂ»ne. On en voit un exemple plaisant dans les vers suivants de CĂ©cilius Plotius, rapportĂ©s par Aulu-Gelle, livre II, chapitre 23 Sed tua morosa ne uxor ? quam rogas ? Qui tandem ? tƓdet mentionis quƓ mihi, Ubi domum adveni ac sedi, extemplo suavium Datat, jejuna anima. Nil peccat suavio ; Et devomas, volt, quod foris potaveris. 2 Numquid alarum negligens, sudore puteo ? Cette nĂ©gligence de toilette a Ă©tĂ© stigmatisĂ©e par les poĂ«tes anciens. Catulle, poĂ«me LXIX Laedit te quƓdam mala fabula, qua tibi fertur Valle sub alarum trux habitare caper. Horace revient souvent sur ce dĂ©faut de propretĂ©, et dit, dans une de ses satires Pastillos Rufinus o ! et, Gorgonius hircum. Ailleurs, Ă©pode XII Hirsutis cubet hircus in alis. Ovide Art d’aimer, liv. 1 recommande Ă  son Ă©lĂšve d’éviter avec soin ce double reproche Nec male odorati sit tristis anhelitus oris Nec laedant nares virque paterque gregis. 3 Rapuit deinde tacenti speculum. Les premiers miroirs artificiels furent de mĂ©tal ; CicĂ©ron en attribue l’invention au premier Esculape. Quoi qu’il en soit, il paraĂźt que ce meuble n’entrait pas encore dans la toilette des femmes au temps d’HomĂšre il n’en parle pas dans sa description de la toilette de Junon, quoiqu’il ait pris plaisir Ă  rassembler tout ce qui contribuait Ă  la parure la plus recherchĂ©e. AprĂšs avoir fait des miroirs d’airain, d’étain, de fer bruni, on en fabriqua d’un alliage des deux premiers mĂ©taux. L’argent pur obtint ensuite la prĂ©fĂ©rence. Un artiste, nommĂ© PraxitĂšle, contemporain du Grand PompĂ©e, fut l’inventeur des miroirs de cette derniĂšre espĂšce. On en fit mĂȘme d’or, oĂč le luxe prodigua les pierreries et les embellissements de tous les genres. Il est Ă©tonnant que les anciens, qui poussĂšrent si loin les progrĂšs de la dĂ©couverte du verre, n’aient pas connu l’art de le rendre propre Ă  la reprĂ©sentation des objets, en appliquant l’étain derriĂšre les glaces ; il ne l’est pas moins que, connaissant l’usage du cristal, plus propre encore que le verre Ă  la fabrication des miroirs, ils ne s’en soient pas servis pour cet objet. Ce ne fut que trĂšs-tard qu’ils commencĂšrent Ă  faire des miroirs de verre ; et les premiers sortirent des verreries de Sidon. Pline ne dit pas Ă  quelle Ă©poque ; mais comme il n’y en avait pas encore du temps de PompĂ©e, il est certain qu’ils parurent depuis la destruction de la rĂ©publique. Avant et depuis cette Ă©poque, on en ornait les murs des appartements et les alcĂŽves des lits ; on en incrustait les plats et les bassins dans lesquels on servait les viandes sur la table ; on en revĂȘtait les tasses et les gobelets, qui multipliaient ainsi l’image des convives. 4 Non tam intactus Alcibiades in prƓceptoris sui lectulo jacuit. Cet hommage Ă©clatant, rendu Ă  la vertu de Socrate par un auteur aussi licencieux que PĂ©trone, qui ne mĂ©nageait pas mĂȘme, dans ses satires, l’empereur, dont sa vie et sa fortune dĂ©pendaient, me paraĂźt digne d’attention. Ces mots socratica fides prouvent d’ailleurs que la continence de Socrate Ă©tait passĂ©e en proverbe chez les Romains. C’est donc Ă  tort que quelques auteurs ont imputĂ© Ă  ce philosophe un vice si commun de son temps, mais auquel il resta toujours Ă©tranger. Maxime de Tyr l’a vengĂ© de ces injurieux reproches dans plusieurs de ses dissertations ; et Plutarque, au discours premier sur les Vertus d’Alexandre, confirme cette vĂ©ritĂ©. Socrate, dit-il, couchait prĂšs d’Alcibiade sans violer la chastetĂ©. » Comment donc l’opinion contraire a-t-elle prĂ©valu ? c’est qu’en gĂ©nĂ©ral les hommes admettent la calomnie sans examen ; il n’y a que l’éloge qui soit pour eux un objet de discussion. CHAPITRE CXXIX. 1 Licet ad tubicines mittas. — Mot Ă  mot Envoyez chercher les joueurs de flĂ»tes. » C’est comme si nous disions Envoyez chercher les croque-morts. Nous avons dĂ©jĂ  vu, au chapitre 78, Trimalchion faire venir les joueurs de cor pour imiter la cĂ©rĂ©monie de son enterrement, parce que, chez les anciens, on portait les morts en terre au son des instruments ; mais il faut remarquer qu’il n’y avait que les jeunes gens qui fussent enterrĂ©s au son de la flĂ»te les personnes ĂągĂ©es l’étaient au son du cor ou de la trompette. CHAPITRE CXXX. 1 Mox cibis validioribus pastus, id est, bulbis, cochlearumque sine jure cervicibus.— Singulier remĂšde, dira-t-on, pour se prĂ©parer Ă  une lutte amoureuse, qu’un menu composĂ© d’échalotes et d’huĂźtres crues ! Telle Ă©tait cependant la vertu que les anciens attribuaient Ă  cette espĂšce d’aliment, comme le prouve ce passage du poĂ«te Alexis, rapportĂ© par AthĂ©nĂ©e, livre II, chapitre 23 Bolbous, koxlias, kĂšrucas, ĂŽa, akrokĂŽlia ;Tosauta toutĂŽn an tis ibroi farmaka, dont voici la traduction littĂ©rale Bulbos, cochleas, cerycas, ova, extremos pecudum artus ; Tam multa ex his invenias remedia. HĂ©raclite de Tarente donne la raison suivante de leurs propriĂ©tĂ©s aphrodisiaques Bolbos, kai ĂŽon, kai t omoia doxei spermatos einai poiĂštika dia to omoeideis exein tas prĂŽtas fuseis, kai tas autas dunameis tĂŽ spirmati. Bulbus, ova et similia gignere semen videntur, quia prima illorum natura eamdem cum genitura speciem et potestatem liv. XX, ch. 9 dit que les oignons broyĂ©s rendent aux nerfs leur vigueur, qu’on les emploie avec succĂšs pour les paralytiques ; et il ajoute Venerem maxime megarici dans sonArt d’aimerliv. II. V. 415, ne paraĂźt pas avoir grande confiance dans ces prĂ©tendus spĂ©cifiques ; et il engage son Ă©lĂšve Ă  s’en abstenir comme de vrais poisons Sunt qui prĂŠcipiant herbas, satureia, nocentes Sumere judiciĂŻs ista venena meis. Aut piper urticae mordacis semine miscent ; Tritaque in annoso flava pyrethra mero. Sed dea non patitur sic ad sua gaudia cogi, Colle sub umbroso quam tenet altus Eryx. Candidus, Alcathoi qui mittitur urbe pelasga, Bulbus, et, ex horto quae venit, herba salax, Ovaque sumantur, sumantur hyrmettia mella, Quasque tulit folio pinus acuta nuces. 2 Hausi parcius merum, Valerius Flaccus, dans son poĂ«me des Argonautes, livre II, vers 70, offre une imitation remarquable de ce passage. Les Argonautes, dit-il, . . . . . Fessas Restituunt vires, et parco corpora Baccho. Martial nous offre une ingĂ©nieuse plaisanterie sur le mĂȘme sujet, dans son Ă©pigramme 107 du livre I Interponis aquam subinde, Rufe, . . . . . . . Numquid pollicita est tibi beatam Noctem Naevia ?. . . . Enfin Ovide, qu’il faut toujours citer en pareille matiĂšre, dit, dans ses RemĂšdes d’amour v. 803 Quid tibi prƓcipiam de Bacchi munere, quaeris ? Spe brevius monitis expediere meis. Vina parant animum Veneri, nisi plurima sumas, Ut stupeant multo corda sepulla mero. Ignem ventus alit, vento restinguitur ignis. Lenis alit flammam, grandior aura necat. Aut nulla ebrietas, aut tanta sit, ut tibi curas Eripiat si qua est inter utramque, nocet. CHAPITRE CXXXI. 1 Mox turbatum sputo pulverem medio sustulit digito. —Ce n’est pas sans raison que la vieille ProsĂ©lĂ©nos prend avec le doigt du milieu ce mĂ©lange de poussiĂšre et de salive. Le doigt mĂ©dius Ă©tait rĂ©putĂ© infĂąme chez les anciens ; et Perse, en parlant d’un semblable enchantement, dit sat. II, V. 33 Infami digito et lustralibus ante salivis Expiat, urentes oculos inhibere perita. 2 Ter me jussit a dit de mĂȘme Ă©lĂ©gie 11 du liv. I Ter cane, ter dictis despue carminibus. 3 Vides, quod aliis leporem excitavi ! Ovide offre un exemple de cette locution proverbiale, vers 661 du livre III de l’Art d’aimer Credula si fueris, aliae tua gaudia carpent ; Et lepus hic aliis exagitandus erit. 4 Nobilis Ɠstivas platanus diffuderat umbras. Virgile ne dĂ©savouerait pas cette courte, mais charmante description d’un jardin. Ce que PĂ©trone dit ici du platane, arbre touffu sous lequel les anciens se plaisaient Ă  goĂ»ter le frais, rappelle ces vers d’Horace liv. II, ode 11 Cur non sub alta vel platano, vel hac Pinu jacentes sic temere, et rosa Canos odorati capillos, Dum licet, Assyriaque nardo, Potamus uncti ? CHAPITRE CXXXII. 1 Et me jubet catomidiare. — Ou plutĂŽt catomidiari, c’est-Ă -dire catomis cƓdi, ĂȘtre fustigĂ©. » PĂ©trone est le seul des auteurs de la bonne latinitĂ© qui se soit servi de ce mot, qu’on retrouve frĂ©quemment dans les Ă©crivains du moyen Ăąge. Ainsi on lit dans la Vie de saint Vitus Tunc iratus Valerianus jussit infantem catomis cƓdi ; dans la Passion de saint Afrique Catomis te cƓdi jubeam ; et dans Spartianus Hadrianus Decoctores bonorum suorum catomidiari in amphitheatro jussit. 2 Conditusque lectulo, totum ignem furoris in eam converti. Bussy-Rabutin Histoire amoureuse des Gaules a imitĂ© ce passage presque littĂ©ralement ; mais qu’il est loin de reproduire les grĂąces de l’original ! Dans Rabutin, le comte de Guiche, chassĂ© honteusement par la comtesse d’Olonne, dont il avait mal rempli l’attente amoureuse, s’exprime ainsi Je sortis brusquement de chez elle, et me retirai chez moi, oĂč, m’étant mis au lit, je tournai toute ma colĂšre contre la cause de mon malheur. D’un juste dĂ©pit tout plein Je pris un rasoir en main Mais mon envie Ă©tait vaine, Puisque l’auteur de ma peine, Que la peur avait glacĂ©, Tout malotru, tout plissĂ©, Comme allant chercher son antre, S’était sauvĂ© dans mon ventre. Ne pouvant donc lui rien faire, voici Ă  peu prĂšs comme la rage me lui fit parler — HĂ© bien, traĂźtre ! qu’as-tu Ă  dire ? InfĂąme partie de moi-mĂȘme et vĂ©ritablement honteuse car on serait bien ridicule de te donner un autre nom dis-moi, t’ai-je jamais obligĂ© Ă  me traiter de la sorte ? Ă  me faire recevoir le plus sanglant affront du monde ? Me faire abuser des faveurs que l’on me donne, et me donner, Ă  vingt-deux ans, les infirmitĂ©s de la vieillesse !... — Mais en vain la colĂšre me faisait parler ainsi L’Ɠil attachĂ© sur le plancher, Rien ne le saurait toucher. Aussi, lui faire des reproches, C’est justement en faire aux roches... » Il suffit de jeter les yeux sur l’original pour se convaincre qu’ici PĂ©trone parle en courtisan, et Rabutin en laquais. 3 Rogo te, mihi apodixin defunctoriam redde. — Apodixis, mot tirĂ© du grec apodeixis, dĂ©monstration, preuve, publication on appelait ainsi un certificat que le crĂ©ancier donnait Ă  son dĂ©biteur, quand celui-ci l’avait payĂ©. Apodixis defunctoria, Ă©tait un congĂ© en forme, pour cause d’ñge ou d’affaiblissement, et, par extension, un extrait mortuaire. En effet, SuĂ©tone, dans la Vie de NĂ©ron, nous enseigne qu’il y avait Ă  Rome des registres, appelĂ©s rationes libitinƓ, oĂč l’on inscrivait le nom de ceux qui mouraient, et que l’extrait qu’on en tirait se nommait apodixis defunctoria. CHAPITRE CXXXIV. 1 Quod purgamentum nocte calcasti in trivio, aut cadaver ? Les anciens jetaient trans caput, par-dessus leur tĂȘte, en certains endroits rĂ©servĂ©s, dans les carrefours, dans les courants d’eau, et dans la mer mĂȘme, purgamenta, les choses qui avaient servi Ă  expier un crime ; parce qu’ils apprĂ©hendaient qu’on ne marchĂąt dessus, et qu’ils croyaient que ceux Ă  qui ce malheur arrivait, par hasard ou autrement, s’attiraient, par une espĂšce de contagion, la peine que mĂ©ritait le crime expiĂ©. Voyez, Ă  ce sujet, Virgile, Ă©gl. VIII, v. 101 Fer cineres, Amarylli, foras rivoque fluenti, Transque caput jace ne respexeris. . . . Claudien, QuatriĂšme consulat d’Honorius, vers 330 Trans caput aversis manibus jaculator in altum Secum rapturas cantata piacula taedas ; et NĂ©mĂ©sien, Ă©glogue iv Quid prodest, quod me pagani mater Amyntae Ter vittis, ter fronde sacra, ter thure vaporo Lustravit, cineresque aversa effudit in amnem. 2 Aut cadaver. — Les anciens regardaient comme une trĂšs-grande impuretĂ©, qu’il fallait expier, de toucher un corps mort. Cette superstition leur venait des Grecs, auxquels elle avait probablement Ă©tĂ© transmise par les HĂ©breux ; car nous lisons au livre des Nombres, chapitre 60, verset 9 Celui qui touchera un corps mort sera impur pendant sept jours ; mais s’il jette sur lui de cette eau le troisiĂšme jour et le septiĂšme, il sera purgĂ©. 3 Lorum in aqua. Expression proverbiale. Martial liv. VII, Ă©pigr. 58 l’a employĂ©e dans le mĂȘme sens . . . . . Madidoque simillima loro Inguina. . . . et livre X, Ă©pigramme 55 Loro quum similis jacet remisso. 4 LunĂŠ descendit imago, Carminibus deducta meis. Les anciens croyaient que les magiciennes avaient le pouvoir de faire descendre la lune du ciel par la force de leurs enchantements, et surtout en frappant sur des bassins d’airain. Ovide se moque ainsi de cette superstition, dans son poĂ«me des CosmĂ©tiques, versets 41-42 Et quamvis aliquis temesƓa removerit aera, Nunquam Luna suis excutietur equis. Cependant il s’est montrĂ© plus crĂ©dule dans l’élĂ©gie 1 du livre II des Amours v. 23-24 Carmina sanguineae deducunt cornua Lunae, Et revocant niveos Solis euntis equos. Ce dernier vers exprime la mĂȘme idĂ©e que ceux de PĂ©trone . . . . . Trepidusque furentes Flectere PhƓbus equos revoluto cogitur orbe. CHAPITRE CXXXV. 1 Musa BattiadƓ veteris. — C’est-Ă -dire la muse antique de Callimaque, parce que ce poĂ«te, fils de Battus, composa un poĂ«me sur HĂ©calĂšs. CHAPITRE CXXXVI. 1 Tales Herculea Stymphalidas arte coactas. — Les Stymphalides, oiseaux d’une prodigieuse grandeur, qui infestaient les bords du lac Stymphale, en Arcadie. Pausanias liv. VIII rapporte qu’ils persĂ©cutaient si cruellement les habitants de cette contrĂ©e, que ceux-ci suppliĂšrent Hercule de les en dĂ©livrer. Ce hĂ©ros en vint Ă  bout par le secours de Minerve qui lui conseilla de faire un grand bruit en frappant sur des chaudrons ce qui rĂ©ussit ; car ces oiseaux, Ă©pouvantĂ©s, quittĂšrent le pays et se rĂ©fugiĂšrent dans l’üle d’ArĂ©tie. PĂ©trone appelle ce stratagĂšme ars herculea, pour le distinguer des autres travaux d’Hercule, qui avait coutume de vaincre par la force et non par l’adresse, vi, non arte. 2 Tribus nisi potionibus e lege siccatis. ConformĂ©ment Ă  la loi des buveurs, qui ordonnait Ă  chaque convive de boire trois, ou trois fois trois rasades, et qu’Ausone a ainsi formulĂ©e Ter bibe, vel toties ternos, sic mystica lex est. SuĂ©tone, dans la Vie d’Auguste, et Platon, dans sa RĂ©publique, font mention de cette coutume. CHAPITRE CXXXVII. 1 Occidisti Priapi delicias, anserem omnibus matronis acceptissimum. L’oie Ă©tait consacrĂ©e Ă  Priape, parce que, selon plusieurs auteurs anciens, et Pausanias, entre autres, ce ne fut pas en cygne, mais en oie que Jupiter se mĂ©tamorphosa pour sĂ©duire LĂ©da. C’est ce que l’on trouve exprimĂ© d’une maniĂšre positive dans le poĂ«me de Ciris, attribuĂ© Ă  Virgile . . . . Formosior ansere LedƓ. 2 Atque esto, quidquid Servius, et Labeo. Servius Sulpicius, jurisconsulte trĂšs-estimĂ©, non-seulement pour son Ă©rudition, mais encore pour la vigueur avec laquelle il rĂ©sista aux entreprises de CĂ©sar, en disant librement ce qu’il croyait avantageux pour la rĂ©publique. Quelques-uns de ses amis lui ayant reprĂ©sentĂ© le danger qu’il courait Ă  lutter contre un ennemi aussi puissant que CĂ©sar, il leur rĂ©pondit avec fermetĂ© Suum cuique judicium est. LabĂ©on, autre jurisconsulte fort considĂ©rĂ©. Appien, au livre de la Guerre civile, en parle comme d’un homme d’une intĂ©gritĂ© et d’une fermetĂ© admirables. Horace, au contraire, meilleur courtisan que philosophe, le traite de fou, dans sa troisiĂšme satire, pour avoir refusĂ© le consulat qu’Auguste lui offrait. 3 Extraxit fortissimum jecur, et inde mihi futura prƓdixit. L’auteur fait allusion aux aruspices, qui prĂ©disaient les choses futures par l'inspection du foie et du cƓur des animaux sacrifiĂ©s, dont ils tiraient de bons ou de mauvais augures, selon le bon ou le mauvais Ă©tat de ces parties. C’est pour cela que PĂ©trone dit fortissimum jecur ; peut-ĂȘtre serait-il mieux de lire fortissimum, trĂšs-gras, trĂšs-bien engraissĂ©, du verbe farcire, farcio, fartum. CHAPITRE CXXXVIII. 1 Ipse Paris, dearum litigantium judex. C’est ainsi que je lis ce passage avec Douza ; et non pas lividinantium, comme le porte l’édition de Burmann ; ni vitilitigantium, comme le voulait Thomas Munckerus, qui aurait dĂ» laisser ce vieux mot dans Caton, oĂč il Ă©tait allĂ© le dĂ©terrer ; ni, comme l’imprime Nodot, libidinantium, qui signifie se livrant aux dĂ©bauches, ce qui serait ici un contre-sens. Du reste, je ne crois pas que le jugement de Paris ait jamais fourni une allusion plus ingĂ©nieuse que celle des six vers du XXIXe fragment, ci-dessus citĂ© De pretio formae quum tres certamen laissent, Electusque Paris arbiter esset eis ; PrƓfecit Venerem Paridis censura duabus, Deque tribus victƓ succubuere duƓ. Cum tribus ad Paridem si quarta probanda venites De tribus a Paridi quarta probata fores. 2 Nec me contumeliae lassant. Quod verberatus sum, nescio, peint ici avec autant de grĂące que de sentiment cette patience infatigable des vrais amants, qui souffrent tout sans se plaindre de leurs maĂźtresses, mĂȘme les traitements les plus indignes. On trouve Ă  ce sujet dans Properce, livre II, Ă©lĂ©gie 19 Ultro contemptus rogat, et peccasse fatetur Laesus, et invitis ipse redit pedibus ; et plus loin, dans la mĂȘme Ă©lĂ©gie Nil ego non patiar, nunquam ene injuria inutat. Ovide, dans son Art d’aimer liv. II, v. 533, fait Ă  son disciple un prĂ©cepte de cet oubli des injures Nec maledicta puta, nec verbera ferre puellae, Turpe, nec ad teneros oscula ferre pedes. CHAPITRE CXXXIX. 1 Gemini satiavit numinis iram Telephus. — Les deux divinitĂ©s dont il est question ici sont Minerve et Bacchus. Pour l’intelligence de ce passage, mal compris par la plupart des commentateurs, je suis obligĂ© d’entrer dans quelques dĂ©tails sur l’histoire fabuleuse de TĂ©lĂšphe, telle que la rapporte Apollodore, au livre III de l’Origine des dieux. Hercule, passant par TĂ©gĂ©e, devint amoureux d’Auge, prĂȘtresse de Minerve, et lui fit violence. Elle devint mĂšre, et mit au monde un enfant qu’elle cacha dans un bois qui environnait le temple de la dĂ©esse ; ce qui irrita tellement Minerve, qu’elle envoya la stĂ©rilitĂ© dans le pays. Les oracles consultĂ©s rĂ©pondirent qu’il y avait une impiĂ©tĂ© cachĂ©e dans le bois sacrĂ©. Il fut visitĂ© ; on y trouva l’enfant, et le pĂšre d’Auge le livra Ă  Nauplius, pour le faire mourir. Mais celui-ci le remit Ă  Teutras, roi de Mysie, qui le fit exposer sur le mont Parthenius, oĂč il fut allaitĂ© par une biche, en grec ÉXaoo ;, ce qui lui fit donner le nom de TĂ©lĂšphe. Étant devenu grand, il se rendit Ă  Delphes pour savoir quels Ă©taient ses parents, et, par le conseil de l’oracle, il prit le chemin de la Mysie, oĂč Teutras l’adopta pour son fils, et le dĂ©clara son hĂ©ritier. Il fut donc, comme on le voit, persĂ©cutĂ© dans son enfance par Minerve. Voici maintenant comment il Ă©prouva le courroux de Bacchus. Ce dieu protĂ©geait les Grecs lorsqu’ils se rendaient au siĂ©ge de Troie, TĂ©lĂšphe voulut dĂ©fendre contre eux le passage de la Mysie ; mais les pieds de son cheval s’empĂȘtrĂšrent dans un cep de vigne ; il tomba par terre, et fut blessĂ© par Achille, qui le guĂ©rit ensuite avec la mĂȘme lance dont il l’avait frappĂ©. Les commentateurs, qui ne connaissaient que la moitiĂ© de cette histoire, ont dit Ă  ce sujet bien des absurditĂ©s ; ils prĂ©tendent, par exemple, que gemini numinis dĂ©signe ici Minerve, qui mĂ©ritait ce sur-nom comme Ă©tant Ă  la fois la dĂ©esse des beaux-arts et des combats. 2 Teneo te inquit, qualem speraveram. Cette exclamation, teneo te ! je te tiens ! » lorsqu’on rencontre quelqu’un Ă  l’improviste, a passĂ© dans notre langue. Elle Ă©tait familiĂšre aux auteurs latins. ApulĂ©e MĂ©tamorphose, liv. x Teneo te, inquit, teneo meum palumbulum, meum passerem. TĂ©rence, dans son Heautontimorumenos,acte II, scĂšne 3 ANTIPHILA O mi Clinia, salve. CLINIAS. _____________Ut vales ? ANTIPHILA. Salvum advenisse gaudeo. CLINIAS. _____________________Teneone te, Antiphila, maxume animo exoptatam meo ? CHAPITRE CXL. 1 Philumene nomine, quae multas sĂŠpe hereditates officio ĂŠtatis extorserat. — JuvĂ©nal parle de ces gens qui extorquaient des testaments par de honteuses complaisances, satire I, vers 37 Quum te submoveant, qui testamenta merentur Noctibus. . . . . 2 Ut scias, me gratiosiorem esse quam Protesilaum, etc. — ProtĂ©silas, un des hĂ©ros grecs au siĂ©ge de Troie, dĂ©barqua le premier, et fut tuĂ© par Hector. Il Ă©tait fameux dans l’antiquitĂ© par le nombre de ses exploits amoureux. Laodamie, sa femme, l’aimait si Ă©perdument, que, pendant son absence, elle satisfaisait sa passion pour lui, en embrassant une statue de cire qu’elle avait fait faire Ă  sa ressemblance. Lorsqu’il fut mort, elle obtint des dieux sa rĂ©surrection pour trois jours, selon Lucien ; cependant Hyginus assure qu’elle n’en jouit que pendant trois heures. Trois heures ! c’était bien peu ; mais l’aimable revenant sĂ»t si bien mettre le temps Ă  profit, que Laodamie mourut de plaisir entre ses bras. 3 Liberorumque experientiam in arte. PĂ©trone a dĂ©jĂ  dit plus haut, en parlant du fils de l’honnĂȘte PhilumĂšne, doctissimus puer, ce garçon bien appris. » Cela rappelle cette vieille Ă©pigramme sur une jeune fille, savante avant l’ñge Hic jacet exutis Dionysia flebilis annis, Extremum tenui quĂŠ pede rupit iter ; Cujus in octavo lascivia surgere messe CĂŠperat, et dulces fingere nequitias. Quod si longa suĂŠ mansissent tempora vitae, Docrion in terris nulla puella foret. CHAPITRE CXLI. 1 Perusii idem fecerunt in ultima fame. — Au lieu de Perusii, Burmann lit Petavii, d’autres Petelini ; et ils s’appuient, pour dĂ©fendre celle leçon, sur plusieurs passages de Frontin StratagĂšmes, liv. IV, ch. 5, d’AthĂ©nĂ©e Deipnosophistes, liv. XII, de Tite-Live liv. XXIII, de Polybe liv. VII et de ValĂšre-Maxime liv. VI. Cependant, malgrĂ© ces imposantes autoritĂ©s, je pense, avec le docte Joseph Scaliger, qu’il faut lire Perusii, et que c’est ainsi que PĂ©trone avait Ă©crit. PĂ©rouse, comme on sait, est une ville de Toscane, bĂątie par les AchĂ©ens sur les bords du lac TrasimĂšne. L. Antoine y fut assiĂ©gĂ© par Auguste, qui ne parvint Ă  s’emparer de la ville qu’aprĂšs en avoir rĂ©duit les habitants Ă  une si horrible famine, qu’ils furent obligĂ©s de se nourrir de chair humaine, comme le rapportent Tite-Live, livre CXXVI ; SuĂ©tone, dans la Vie d’Auguste, chapitre 15 ; Frontin, livre IV, chapitre 5. Ausone confirme encore l’opinion de Scaliger par ce passage de sa vingt-deuxiĂšme Ă©pĂźtre, oĂč il joint, comme PĂ©trone, les Sagontins aux PĂ©rousins Jamjam perusina et saguntina fame Etc. C’est Ă  ce trait si connu que Lucain fait allusion par ces mots perusina fames. JuvĂ©nal sat. XV, v. 93 rapporte un trait semblable des Vascons ou Gascons de la ville de Calaguris, aujourd’hui Calahorra, dans l’Espagne Tarragonaise assiĂ©gĂ©s par PompĂ©e et MĂ©tellus, et rĂ©duits aux derniĂšres extrĂ©mitĂ©s, ils furent forcĂ©s, dit ValĂšre-Maxime, livre VII, chapitre 6, de faire un horrible festin de la chair de leurs femmes et de leurs enfants. Voici les vers de JuvĂ©nal Vascones, haec fama est, alimentis talibus olim Produxere animas sed res diversa, sed illic FortunƓ invidia est bellorumque ultima, casus Extremi, longƓ dira obsidionis egestas. Hujus enim, quod nunc agitur, miserabile debet Exemplum esse cibi sicut modo dicta mihi gens Post omnes herbas, post cuncta animalia, quidquid Cogebat vacui ventris furor, hostibus ipsis Pallorem ac maciem, et tenues miserantibus artus, Membra aliena fame laecrabant, esse parata Et sua. Quisnam hominum veniam dare, quisve deorum Viribus abnuerit dira atque immania passis, Et quibus illorum poterant ignoscere manes Quorum corporibus vescebantur ? etc. 2 Massilienses quoties pestilentia laborabant, etc. Ce passage de PĂ©trone est citĂ© par Servius, dans son commentaire sur ce passage du IIe livre de l’EnĂ©ide auri sacra fames. Lactance Placide, dans son commentaire sur le livre x de la ThĂ©baĂŻde de Stace, dit que cette coutume Ă©tait commune Ă  tous les Gaulois, et fait une ample description des cĂ©rĂ©monie que l’on observait dans le sacrifice de ces victimes expiatoires Lustrare civitatem, dit-il, humana hostia gallicus mos est. Nam aliquis de elegantissimis pellicebatur prƓmiis, ut se ad hoc venderet qui anno toto publicis sumptibus alebatur purioribus cibis ; denique certo et solemni die per totam civitatem ductus ex urbe, extra pomƓria saxis occidebutur a populo. Si quelque lecteur trouvait la conclusion du roman satirique de PĂ©trone trop horrible et trop peu vraisemblable, ce passage de Lactance suffirait, je pense, pour justifier notre auteur. NOTES SUR LES FRAGMENTS ATTRIBUÉS A PÉTRONE. I. 1 Cedit crinibus aurum. — On trouve la mĂȘme idĂ©e dans une piĂšce attribuĂ©e Ă  Gallus Pande, puella, pande capillulos Flavos, lucentes, ut aurum nitidum ; et dans Stace, AchillĂ©ide,livre I, vers 162 Fulvoque nitet coma gratior auro. 2 Ipsa tuos quum ferre velis per lilia gressus. Cette image gracieuse ne le cĂšde guĂšre Ă  celle de VirgileEnĂ©ide,liv. VII, V. 808, lorsqu’il dit, en parlant de Camille, reine des Volsques Illa vel intactae segetis per summa volaret Gramina, nec teneras cursu laesisset aristas. IV. 1 Transversosque rapit fama sepulta probris ? Ces mots transversos rapit rĂ©pondent Ă  ce passage de Septimius Guerre de Troie, liv. I, ch. 7 PrƓda ac libidine transversi agebantur V. 1 Primus in orbe deos fecit timor. — Ce vers se trouve littĂ©ralement dans la ThĂ©baĂŻde de Stace, livre III, vers 661, et LucrĂšce a paraphrasĂ© la mĂȘme idĂ©e Nunc quƓ causa deum per magnas numina gentes Pervolgarit, et ararum compleverit urbes ; . . . . . . . . . Unde etiam nunc est mortalibus insitus horror, Qui delubra deum nova toto suscitat orbi Terrarum. . . . . . . . . . . . . . . . . . PrƓter eas cƓli rationes, ordine certo, Et varia annorum cernebant tempora verti ; Nec poterant, quibus id fieret, cognoscere, causis ; Ergo perfugium sibi habebant omnia divis Tradere, et illorum nutu facere omnia flecti. VIII. 1 Invenias quod quisque velit. — Bourdelot a insĂ©rĂ© cette Ă©pigramme dans le chapitre CXXVI du Satyricon, aprĂšs ces mots Nisi in equestribus sedeo. XI. 1 Si commissa verens avidus reserare minister. — PĂ©trone semble avoir empruntĂ© Ă  Ovide MĂ©tamorphoses, liv. XI ces dĂ©tails sur la fable si connue des oreilles de Midas ; Ausone, dans sa vingt-troisiĂšme Ă©pĂźtre, la rapporte en ces termes Depressis scrobibus vitium regale minister Credidit, idque diu texit fidissima tellus. Inspirata dehinc vento cantavit arundo. XII. 1 Fallunt nos oculi, vagique sensus. — LucrĂšce Ă  traitĂ© le mĂȘme sujet, liv. IV, V. 354 Quadratasque procul turres quum cernimus urbis, Propterea fit uti videantur sƓpe rotundƓ, Angulus obtusus quia longe cernitur omnis ; Sive etiam potius non cernitur, ac perit ejus Plaga, nec ad nostras acies perlabitur ictus. XIV. 1 Sic format lingua fƓtum, quum protulit ursa.— On lit dans Ovide MĂ©tamorphoses, liv. XV, V. 379 Nec catulus, partu quem reddidit ursa recenti, Sed male viva caro est ; lambendo mater in artus Fingit ; et in formam, quantam capit ipsa, reducit. 2 Et piscis nullo junctus amore parit. — C’est une des nombreuses erreurs des anciens sur la gĂ©nĂ©ration des animaux ; elle n’a pas besoin d’ĂȘtre rĂ©futĂ©e, non plus que la prĂ©tendue virginitĂ© des mĂšres abeilles, que PĂ©trone, exprime ainsi trois vers plus loin Sic, sine concubitu, textis apis excita ceris Fervet, et audaci milite castra replet. Presque tous les traducteurs de Virgile ont prouvĂ© dans leurs notes l’absurditĂ© de cette opinion, Ă  propos de ces vers v. 198 et 199 du quatriĂšme livre des GĂ©orgiques Quod neque concubitu indulgent, nec corpora segnes In Venerem solvunt, aut fƓtus nixibus edunt XV. 1 Naufragus, ejecta nudus rate, quƓrit eodem, etc. — Ces vers ne semblent-ils pas inspirĂ©s par ceux-ci de Properce, liv. II, Ă©lĂ©g. 1, v. 43 ? Navita de ventis, de tauris narrat arator, Enumerat miles vulnera, pastor oves. 2 Grandine qui segetes et totum perdidit annum, — Ovide a dit de mĂȘme MĂ©tamorphoses,liv. I, v. 273 . . . . . Longique perit labor irritus anni. 1 XVII. 1 JudƓus et licet porcinum numen adoret, Et cƓli summas advocet auriculus. — PĂ©trone, par une mauvaise foi commune Ă  tous les paĂŻens, qui accusaient les juifs et les chrĂ©tiens de toutes sortes de crimes et d’infamies, prĂ©tend ici qu’ils adoraient la divinitĂ© sous la forme d’un porc, tandis que leur aversion pour cet animal immonde est un fait notoire. Peut-ĂȘtre prenaient-ils pour une preuve de respect religieux cette abstinence de la chair de porc. JuvĂ©nal est tombĂ© dans la mĂȘme erreur, lorsqu’il dit Nec distare putant humana carne suillam. Quant Ă  cette autre assertion de PĂ©trone, et cƓli summa advocet auriculas, on sait que Tacite, Appien d’Alexandrie, Molon et d’autres historiens profanes ont reprochĂ© aux juifs de conserver dans le sanctuaire de leur temple une tĂȘte d’ñne d’or massif, qui Ă©tait l’objet de leur culte le motif de ce culte disent les auteurs paĂŻens Ă©tait que les HĂ©breux, traversant le dĂ©sert sous la conduite de MoĂŻse, et dĂ©vorĂ©s par la soif, furent redevables de leur salut Ă  l’instinct de leurs Ăąnes, qui dĂ©couvrirent des sources d’eau oĂč tout le peuple de Dieu se dĂ©saltĂ©ra. L’historien JosĂšphe et Tertullien ont dĂ©montrĂ© clairement l’absurditĂ© de cette fable. Cependant les Romains dĂ©signaient les chrĂ©tiens ainsi que les juifs par le nom grossier d’asinarios, et, dans d’infĂąmes caricatures exposĂ©es en public, ils reprĂ©sentaient le Christ avec des oreilles d’ñne ; l’un de ses pieds se terminait par un sabot de corne ; il Ă©tait vĂȘtu d’une longue robe et portait un livre dans sa main ; et au-dessous de ces images monstrueuses ils mettaient cette inscription insolente Deus christianorum anoxĂštos. XIX. 1 Delos, jam stabili revincta terrĂŠ — Ce fragment est Ă©videmment imitĂ© de Virgile, EnĂ©ide, livre III, vers 73 Sacra mari colitur medio gratissima tellus Nereidum matri, et Neptuno Ægeo Quam pius arcitenens, oras et littora circum Errantem, Gyaro celsa Myconoque revinxit, Immotamque coli dedit, et contemnere ventos. 2 Olim purpureo mari natabat. — Dans ce vers, purpureus signifie brillant, et non pas pourprĂ© ; c’est encore une imitation de Virgile, GĂ©orgiques, livre IV, vers 373 In mare purpureum violentior effluit amnis. XXI. 1 Quando ponebam novellas arbores. — Parny semble avoir voulu imiter cette idĂ©e gracieuse dans ces vers Bel arbre, je viens effacer Ces deux noms qu’une main trop chĂšre, Sur ton Ă©corce solitaire, Se plut elle-mĂȘme Ă  tracer. Ne parte plus d’ÉlĂ©onore ; Rejette ces chiffres menteurs ; Le temps a dĂ©suni les cƓurs Que ton Ă©corce unit encore. XXXI. 1 Nolo nuces, Amarylli, tuas, nec cerea prima. — Allusion Ă  ces vers de la IIe Ă©glogue de Virgile Ipse ego cana legam tenera lanugine mala, Castaneasque nuces, mea quas Amaryllis amabat. Addam cerea pruna. . . . . XXXIII. 1 Quum mea me genitrix gravida gestaret in alvo. — Cette Ă©pigramme est, certes, un tour de force pour la prĂ©cision ; on ne peut dire plus en moins de mots. L’Anthologie entiĂšre, s’écrie La Monnoye dans l’enthousiasme de l’admiration, n’a rien de mieux tournĂ©, de plus fin, ni de plus joliment imaginĂ©. » ƒuvres choisies de La Monnoye, t. III, p. 418. La langue grecque est peut-ĂȘtre la seule jusqu’ici qui ait pu rendre avec grĂące les dix vers latins par dix vers Ă©quivalents ; et c’est ainsi que Politien, Lascaris et La Monnoye ont su traduire agrĂ©ablement en grec l’épigramme de l’Hermaphrodite. Nicolas Bourbon l’a refaite, je ne sais pourquoi, en latin ; elle se trouve dans ses NugƓ. Il s’en faut bien que cette copie vaille l’original. Jean Doublet, mademoiselle de Gournay, et La Monnoye lui-mĂȘme, ont essayĂ© d’en donner chacun une traduction française. La premiĂšre est en seize vers irrĂ©guliers, la deuxiĂšme en dix-huit vers alexandrins, la troisiĂšme en quatorze vers de dix syllabes. Ainsi la plus courte des trois est d’un tiers plus longue que l’original ; je la cite comme la meilleure, la voici Ma mĂšre enceinte, et ne sachant de quoi, S’adresse aux dieux ; lĂ -dessus grand’bisbille. Apollon dit C’est un fils, selon moi ; Et selon moi, dit Mars, c’est une fille ; Point, dit Junon, ce n’est fille ni fils. Hermaphrodite ensuite je naquis. Quant Ă  mon sort, c’est, dit Mars, le naufrage ; Junon, le glaive ; Apollon, le gibet. Qu’arriva-t-il ? Un jour, sur le rivage, Je vois un arbre, et je grimpe au sommet Mon pied se prend ; la tĂȘte en l’eau je tombe, Sur mon Ă©pĂ©e. Ainsi, trop malheureux, A l’onde, au glaive, au gibet je succombe, Fille et garçon, sans ĂȘtre l’un des deux. M. de Guerle a essayĂ© de faire en français ce que Politien, Lascaris et La Monnoye ont fait en grec ; voici son imitation qui, Ă  dĂ©faut d’autre mĂ©rite, a du moins celui de la prĂ©cision Ma mĂšre enceinte, un jour, vint consulter les dieux. Que dois-je mettre au jour ? — Un fils, dit Aphrodite, PhĂ©bus dit une fille ; — et Junon nul des deux. — Enfin, me voilĂ  nĂ©. Que suis-je ? Hermaphrodite. Sur ma mort divisĂ©s, Pan me voue au gibet, Mars au glaive, Bacchus m’envoie Ă  la riviĂšre. Aucun ne faut. Un saule ornait une onde claire ; J’y grimpe. Sur ma brette, en glissant du sommet, Je tombe, nez dans l’eau, pieds en l’air, et rends l’ñme, PercĂ©, noyĂ©, pendu, sans nul sexe, homme et femme. XXXIV. 1 Me nive candenti petiit modo Julia. — CharmĂ© de la dĂ©licatesse qui caractĂ©rise la pensĂ©e et l’expression de l’épĂźgramme de PĂ©trone, La Monnoye a voulu la faire passer dans notre langue ; on va juger si la copie a conservĂ© les grĂąces de l’original Que dans la neige il se trouve du feu, Pas n’aurais cru que cela se pĂ»t faire ; Mais lorsqu’Iris, par maniĂšre de jeu, Hier m’en jeta, j’éprouvai le contraire. Par un effet qui n’est pas ordinaire, Mon cƓur d’abord brĂ»la du feu d’amour ; Or, si ce feu part du propre sĂ©jour OĂč le froid semble avoir Ă©lu sa place, Pour m’empĂȘcher de brĂ»ler nuit et jour, N’usez, Iris, de neige ni de glace Mais, comme moi, brĂ»lez Ă  votre tour. Longtemps avant La Monnoye, ClĂ©ment Marot avait imitĂ© la mĂȘme Ă©pigramme dans son style naĂŻf et badin Anne, par jeu, me jeta de la neige, Que je cuidois froide certainement Mais c’étoit feu, l’expĂ©rience en ai-je, Car embrasĂ© je fus soudainement. Puisque le feu loge secrĂštement Dedans la neige, oĂč trouverai-je place Pour n’ardre point ? Anne, ta seule grĂące Esteindre peult le feu que je sens bien, Non point par eau, par neige, ne par glace, Mais par sentir un feu pareil au mien. FIN DES NOTES. ↑ TACITE, Annales, liv. XV, ch. 37. ↑ Ibid., liv. XVI, ch. 14 et 18. ↑ Huetiana, Jugement sur PĂ©trone. ↑ Tacite, Annales, liv. XVI, ch. 14 et 18. ↑ Vossius de Poetis latinis prĂ©tend que les vers de NĂ©ron n’étaient pas Ă  mĂ©priser ; et Voltaire dit quelque part, en parlant de cet empereur Ce jeune prince, aprĂšs tout, avait de l’esprit et des talents. » Mais Perse a rĂ©futĂ© d’avance ce sentiment par ce vers qu’il applique Ă  NĂ©ron, dans sa premiĂšre Satire Auriculas asini Mida rex habet

 ↑ Selon Tacite, NĂ©ron Ă©tait d’un extĂ©rieur agrĂ©able ; SuĂ©tone le fait difforme. Auquel ajouter foi ? ↑ Lactance-Placide, Comment. in Stacii ThebaĂŻd. Il ne faut pas confondre, comme quelques-uns l’ont fait, ce grammairien avec Lactance le Philosophe tous deux fleurirent sous Constantin. ↑ Hist. litt. de France, in-4°, tome I. ↑ Histoire secrĂšte de NĂ©ron. C’est le titre que Lavaur a donnĂ© Ă  sa traduction du festin de Trimalchion. ↑ Les disputes de ce genre ne sont pas rares chez les savants. Le Parnasse, selon Boccalin, fut longtemps partagĂ© entre Lambin et Manuce, pour un p il s’agissait de savoir s’il fallait Ă©crire consumptus ou consumtus. Que de veilles passa Politien Ă  rechercher si l’on doit prononcer ↑ Varron, citĂ© par CicĂ©ron dans ses Questions acadĂ©miques, liv. 1. ↑ Rollin, Hist. ancienne. ↑ Rapin, de Poesi. ↑ Valesius, Dissert. sup. fragm. tugur. ↑ Bayle, Éclaircissements sur les obscĂ©nitĂ©s, etc. ↑ Voltaire, Dictionnaire philosophique, au mot PĂ©trone. ↑ Basnage, Histoire des ouvrages des savants. — Cette assertion de Basnage n’a rien qui m’étonne. Le doute des savants dont il parle Ă©tait-il au fond si dĂ©raisonnable ? N’avait-on pas dĂ©jĂ  vu les plus fins critiques pris pour dupes dans plus d’une occasion de cette nature ? Sans parler du tour de Michel-Ange, qui ne sait que Muret fit prendre ↑ On connaĂźt l’équivoque de nom qui fit faire inutilement un long voyage Ă  Henry Meibomius, professeur dans l’universitĂ© de Helmstadt. Le bruit venait de se rĂ©pandre c’était en 1691 qu’on avait trouvĂ© un manuscrit complet de la satyre de PĂ©trone ; il n’en Ă©tait rien. Meibomius, ayant lu dans un itinĂ©raire d’Italie Petronius BononiƓ intiger asservatur, egoque ipsum meis oculis non sine admiratione vidi, il part aussitĂŽt de Lubeck pour aller voir cette merveille. À peine arrivĂ© Ă  Bologne, il court chez le mĂ©decin Copponi qu’il connaissait de rĂ©putation ; et lĂ , ouvrant son livre dont il avait exprĂšs marquĂ© la page, il lui demande si le fait est vĂ©ritable. TrĂšs-vĂ©ritable, rĂ©pond le mĂ©decin ; et je puis faire en sorte, par mon crĂ©dit, que votre curiositĂ© soit satisfaite. » Meibomius le suit avec une joie qui ne se peut exprimer ; mais quelle fut sa surprise, lorsque son guide, l’ayant conduit Ă  la porte de l’église, le pria d’entrer, lui disant que c’était lĂ  qu’il trouverait ce qu’il cherchait. Comment ! s’écria Meibomius, dans une Ă©glise, un livre aussi infĂąme ? — Que voulez-vous dire, interrompit Copponi, avec votre livre infĂąme ! C’est ici l’église de Saint-PĂ©trone, Ă©vĂȘque et patron de Bologne ; on y garde son corps tout entier, et vous allez vous-mĂȘme le voir tout Ă  l’heure. » Meibomius reconnut le quiproquo ; et Copponi de rire. ↑ Lavaleterie, ƒuvres mĂȘlĂ©es de Saint-Évremond. ↑ L’abbĂ© Margon fit mieux que de traduire le Festin de Trimalchion il le rĂ©alisa. Cet abbĂ©, fort gourmand de son naturel, ayant un jour reçu du rĂ©gent, je ne sais trop pour quel service secret, une gratification de 30,000 francs, imagina de la manger dans un souper, qu’il pria son patron de lui laisser donner Ă  Saint-Cloud. Il en fit la disposition, PĂ©trone Ă  la main, et exĂ©cuta, avec la plus grande exactitude, le repas de Trimalchion. On surmonta toutes les difficultĂ©s Ă  force de dĂ©penses. Le rĂ©gent eut la curiositĂ© d’aller surprendre les acteurs, et il avoua qu’il n’avait jamais rien vu de si original. ↑ BoisprĂ©aux ou Dujardin n’a pas trouvĂ© grĂące aux yeux de FrĂ©ron, qui s’écrie Pourquoi BoisprĂ©aux a-t-il Ă©nervĂ© la force des pensĂ©es de PĂ©trone par des paraphrases insipides, Ă©teint le feu de ses idĂ©es par des tours froids et languissants, altĂ©rĂ© la charmante naĂŻvetĂ© de ses sentiments par un choix affectĂ© de mots prĂ©cieux ; substituĂ©, en un mot, Ă  un original plein de vie une copie languissante et inanimĂ©e ? N’est-ce pas imiter ce tyran dont il est parlĂ© dans Virgile, qui appliquait des corps morts Ă  des corps vivants ? » VidĂ©os DĂ©cĂšs de John Hillerman, le Higgins de "Magnum" L'acteur est mort jeudi Ă  l'Ăąge de 84 ans. Son rĂŽle du majordome dans la sĂ©rie "Magnum", aux cĂŽtĂ©s de Tom Selleck, a fait de lui un personnage mythique. Personnage incontournable de la sĂ©rie tĂ©lĂ©visĂ©e Magnum, John Hillerman, qui incarnait Higgins face Ă  Tom Selleck, est mort jeudi Ă  l'Ăąge de 84 ans, a annoncĂ© Lori de Waal, son attachĂ©e de presse. Celui qui avait Ă©galement jouĂ© dans le film Chinatown de Roman Polanski est dĂ©cĂ©dĂ© ?de causes naturelles ? » chez lui Ă  Houston au Texas. Le rĂŽle le plus cĂ©lĂšbre de ce Texan, qui a dĂ» travailler dur avec un coach pour perdre son accent, est donc paradoxalement celui du majordome britannique tirĂ© Ă  quatre Ă©pingles et paternaliste Higgins, face Ă  Tom Selleck qui jouait le dĂ©tective privĂ© dĂ©contractĂ© Magnum. Ce personnage sur huit saisons de Magnum, sĂ©rie parmi les plus populaires des annĂ©es 80, a valu un Emmy Award et un Golden Globe Ă  John Hillerman, qui avait aussi fait des apparitions dans les sĂ©ries Arabesque, La croisiĂšre s'amuse ou Kojak. Il avait commencĂ© sa carriĂšre au théùtre avant d'ĂȘtre repĂ©rĂ© par le rĂ©alisateur Peter Bogdanovich qui l'a filmĂ© dans La DerniĂšre SĂ©ance et On s'fait la valise, docteur ? ? au dĂ©but des annĂ©es 1970. Il a aussi tournĂ© avec Jacques Deray, Mel Brooks et Clint Eastwood. Je m'abonne Tous les contenus du Point en illimitĂ© Vous lisez actuellement Bande-annonce de la sĂ©rie Magnum Soyez le premier Ă  rĂ©agir Vous ne pouvez plus rĂ©agir aux articles suite Ă  la soumission de contributions ne rĂ©pondant pas Ă  la charte de modĂ©ration du Point. Codycross est un jeu mobile dont l'objectif est de trouver tous les mots d'une grille. Pour cela, vous ne disposez que des dĂ©finitions de chaque mot. Certaines lettres peuvent parfois ĂȘtre prĂ©sentes pour le mot Ă  deviner. Sur Astuces-Jeux, nous vous proposons de dĂ©couvrir la solution complĂšte de Codycross. Voici le mot Ă  trouver pour la dĂ©finition "Nom du majordome rigide dans Magnum" groupe 10 – grille n°5 Higgins Une fois ce nouveau mot devinĂ©, vous pouvez retrouver la solution des autres mots se trouvant dans la mĂȘme grille en cliquant ici. Sinon, vous pouvez vous rendre sur la page sommaire de Codycross pour retrouver la solution complĂšte du jeu. 👍 25 mai 2011 3 25 /05 /mai /2011 1538 Lieutenant Tanaka Le lieutenant Tanaka, d'origine japonaise, fait partie de la police hawaĂŻenne. Il s'occupe parfois d'enquĂȘtes dont se mĂȘle Magnum. Il lui arrive donc de le gĂȘner ou de l'interpeller, voire de l'envoyer en cellule. Mais la plupart du temps, il essaye de rĂ©soudre l'affaire avec Magnum. Ils sont donc bons amis, d'autant plus qu'ils soutiennent tous les deux les Tigres, une Ă©quipe de baseball. Il mourra dans l'Ă©pisode L'Ă©toffe d'un champion Tigers fan de la saison 8. Published by - dans les personnages de magnum 25 mai 2011 3 25 /05 /mai /2011 1536 Agatha Chumley Agatha est une amie trĂšs distinguĂ©e » d'Higgins. Elle l'aide Ă  prĂ©parer les rĂ©ceptions. Elle est toujours gentille et serviable mais souvent ridicule par son attitude psycho-rigide. Published by - dans les personnages de magnum 25 mai 2011 3 25 /05 /mai /2011 1535 Lieutenant Maggie Poole AprĂšs la mort de Mac, c'est le lieutenant Poole qui fait Ă©galement partie de l'US Navy qui servira d'informateur Ă  Magnum. Elle est plus rĂ©sistante que Mac aux pĂątisseries fines et Magnum est obligĂ© de jouer sur son bon cƓur. Published by - dans les personnages de magnum 25 mai 2011 3 25 /05 /mai /2011 1533 Lieutenant Mac Reynolds Mac Ă©tait avec Magnum au ViĂȘt Nam et ils sont restĂ©s amis depuis. Contrairement Ă  Magnum, Mac est restĂ© dans l'US Navy et il peut ainsi fournir des informations Ă  Magnum pour ses enquĂȘtes, tout en faisant attention Ă  ne pas se faire surprendre par son supĂ©rieur, le Colonel Buck » Greene Lance LeGault, qui Ă©tait autrefois Ă©galement celui de Magnum mais qui ne lui porte aucune estime, voire lui est hostile. À cause des rĂ©ticences de Mac, Magnum doit souvent insister en utilisant son point faible la gourmandise. Il lui apporte toujours des glaces ou des gĂąteaux. Mac mourra au dĂ©but de la 3e saison de la sĂ©rie. Il sera tuĂ© dans l'explosion de la Ferrari de Robin Masters qui avait Ă©tĂ© piĂ©gĂ©e pour tuer Magnum. Mais plus tard dĂ©but de la 5e saison de la sĂ©rie, Magnum rencontrera le sosie de Mac qui l'aidera Ă  son tour. Ce sosie s'appelle Jim mais Magnum, traumatisĂ©, l'appellera aussi Mac ! Published by - dans les personnages de magnum 25 mai 2011 3 25 /05 /mai /2011 1528 Orville Wilbur Richard Rick » Wright Magnum a Ă©galement rencontrĂ© Rick au ViĂȘt Nam il Ă©tait le mitrailleur de l'hĂ©licoptĂšre de Terry. Rick est le gĂ©rant du King Kamehameha Club dont Robin Masters est le propriĂ©taire parmi de nombreux autres clubs. Autrefois, Rick Ă©tait mĂȘlĂ© Ă  des affaires louches et il le cache. Mais Magnum, lui, le sait et c'est son principal moyen de pression pour qu'il l'aide. Rick aide surtout Magnum Ă  trouver des renseignements car il a gardĂ© des relations dans les milieux louches comme un vieil homme surnommĂ© Pic Ă  glace » Elisha Cook dont le vrai nom Francis Hofstetler est rĂ©vĂ©lĂ© dans le seiziĂšme Ă©pisode de la saison 6 intitulĂ© "Cette Ăźle n'est pas assez grande", il est par ailleurs Ă  noter que son nom original "Ice Pick" a donnĂ© lieu Ă  plusieurs traductions et interprĂ©tations,"Ice Pick", en français "Pic Ă  glace" ayant une sonoritĂ© proche de "As de pique" en français. Mais Magnum le sollicite aussi avec Terry pour aller sur le terrain. Et Ă  chaque fois qu'il se bat avec quelqu'un, il perd le combat et se retrouve souvent amochĂ©. À la fin de la sĂ©rie, il va tomber amoureux d'une femme appelĂ©e Alice Cleopatra Cleo » Mitchell et dans le dernier Ă©pisode, il organise son mariage. Cependant on ne sait pas s'il se marie avec elle ou non car il hĂ©site Ă  dire 'je le veux' » avant de finalement commencer Ă  le dire mais le gĂ©nĂ©rique de fin coupe Ă  ce moment-lĂ . Published by - dans les personnages de magnum 25 mai 2011 3 25 /05 /mai /2011 1522 tc Parfois aussi surnommĂ© » comme dans la VO, Terry est un pilote d'hĂ©licoptĂšre que Magnum a rencontrĂ© au ViĂȘt Nam. Il possĂšde une petite sociĂ©tĂ© de transport aĂ©rien nommĂ©e Island Hoppers et fait visiter aux touristes les Ăźles de l'archipel aux commandes de son Hughes 500. Entre deux vols, il s'occupe d'un groupe d'enfants, qui en Ă©change lui rendent de petits services, comme par exemple laver et briquer son hĂ©licoptĂšre. Mais son temps libre est rĂ©duit par les demandes de Magnum, qui le sollicite en effet sans cesse pour ses enquĂȘtes. Il lui demande souvent de le transporter avec son hĂ©lico, mais en fait, ça va souvent au-delĂ  du simple voyage d'agrĂ©ment. GĂ©nĂ©ralement, il se prend une oĂč plusieurs balles dans la verriĂšre ou la carlingue de sa machine. C'est pour ça qu'il faut beaucoup de temps avant qu'il se dĂ©cide Ă  accepter d'aider Magnum, d'autant que celui-ci ne paye ni les dĂ©gĂąts ni le carburant... Terry a Ă©tĂ© mariĂ© Ă  une femme nommĂ©e Tina mais il a divorcĂ©. Il a un fils appelĂ© Bryant et une fille appelĂ©e Melody, fils dont il s'occupera Ă  la fin de la sĂ©rie. Dans le dernier Ă©pisode il semblera se rĂ©concilier avec son ex-Ă©pouse. Published by - dans les personnages de magnum 25 mai 2011 3 25 /05 /mai /2011 1519 higgins Parfois surnommĂ© P'tit Bonhomme » par Magnum, Higgins est le majordome du domaine hawaĂŻen de Robin Masters. Il est d'origine anglaise et c'est un vrai gentleman. Il emploie, contrairement Ă  Magnum, un langage trĂšs chĂątiĂ© voire ampoulĂ©. Il est toujours parfaitement habillĂ©, est trĂšs pointilleux et prend toujours soin de tout. C'est d'ailleurs pour cela qu'il s'Ă©nerve lorsque Magnum ne prend pas soin de la Ferrari 308 GTS de Monsieur Masters et roule avec sur les massifs de fleurs. Higgins porte une attention toute particuliĂšre Ă  la sĂ©curitĂ© de la propriĂ©tĂ©. Pour cela, il a installĂ© un ensemble de dispositifs vidĂ©o et Ă©lectroniques, mais il a surtout ses deux fidĂšles compagnons dobermanns Ă  qui il parle tout le temps il semblerait d'ailleurs qu'ils comprennent ce qu'il dit et dont Magnum a une peur bleue Zeus et Apollon. Il s'occupe de la rĂ©ception des hĂŽtes de Robin Masters, et il lui arrive parfois de participer aux enquĂȘtes de Magnum. Mais de toute façon, il est toujours lĂ  pour lui donner des conseils car au fond, mĂȘme s'ils ne s'entendent pas toujours bien, ils sont de bons amis. Mais quand Higgins demande un service Ă  Magnum, celui-ci en profite pour lui demander un extra, comme les clefs de la cave Ă  vins, la tĂ©lĂ© grand Ă©cran ou encore la permission de jouer sur le terrain de tennis pendant deux semaines de suite... Higgins a servi pendant la seconde Guerre mondiale en Asie du Sud-Est et il parle souvent de stratĂ©gie militaire ou de son glorieux passĂ© avec son rĂ©giment il a mĂȘme construit une maquette en allumettes du Pont de la riviĂšre KwaĂŻ qu'il expose fiĂšrement sur un meuble de son bureau et que Magnum fera joyeusement exploser dans un Ă©pisode, ce qui ennuie tout le monde et en particulier Magnum. À la fin de la sĂ©rie, la possibilitĂ© qu'Higgins soit M. Masters est suggĂ©rĂ©e. Dans le dernier Ă©pisode Higgins avouera Ă  Magnum qu'il est bien Robin Masters comme celui-ci le suspectait. Published by - dans les personnages de magnum 25 mai 2011 3 25 /05 /mai /2011 1501 thomas magnum Thomas Sullivan Magnum IV c'est un ancien officier de l'unitĂ© d'Ă©lite des SEAL de l'US Navy. C'est Ă  son retour du ViĂȘt-Nam qu'il a dĂ©cidĂ© de devenir dĂ©tective privĂ©. Il habite dans la maison de Robin Masters, riche Ă©crivain Ă©nigmatique dont on ne verra jamais le visage et qui est le plus souvent absent de sa propriĂ©tĂ© d'Hawaii Orson Welles joue la voix de Robin Masters lorsqu'on l'entend au tĂ©lĂ©phone. Magnum se dispute rĂ©guliĂšrement avec Higgins qui est le majordome de la propriĂ©tĂ© car ils n'ont pas la mĂȘme façon de voir les choses. En effet, alors qu'Higgins a de bonnes maniĂšres » hĂ©ritĂ©es de son Ă©ducation rigide toute britannique, Magnum, lui, est trĂšs dĂ©contractĂ©. Il passe son temps Ă  boire de la biĂšre devant un match de baseball Ă  la tĂ©lĂ©vision, il est vĂȘtu en permanence d'un short et d'une chemise hawaĂŻenne, accompagnĂ©s d'une sempiternelle casquette de base-ball vissĂ©e sur son crane. Il n'est pas soigneux et "chez lui" c'est un vrai bazar. Il emporte toujours avec lui ses objets fĂ©tiches, Ă  savoir un masque de gorille et un poulet en plastique. CĂŽtĂ© travail, on lui confie, Ă  la grande surprise d'Higgins, un grand nombre d'affaires plus ou moins dangereuses. Mais il utilise -au sens propre comme figurĂ©- Ă  chaque fois son ami Rick pour pĂȘcher des informations, Terry pour se dĂ©placer en hĂ©licoptĂšre, Mac pour pouvoir fouiller dans les ordinateurs de la Marine ou encore Carol Baldwin Kathleen Lloyd pour les affaires judiciaires, car elle est assistante du Procureur. Il fera aussi plusieurs fois Ă©quipe avec un autre dĂ©tective privĂ© plus ĂągĂ© nommĂ© Luther H. Gillis Eugene Roche, mais ils ne s'entendent pas toujours trĂšs bien car ils n'ont pas la mĂȘme façon de travailler. Magnum utilise vraiment tous les moyens pour rĂ©soudre ses enquĂȘtes, y compris entrer par effraction chez les suspects. Il est le plus souvent armĂ© d'un Colt M1911. Quand il est fatiguĂ© mĂȘme s'il se lĂšve Ă  midi, il aime se baigner dans la piscine d'eau de mer de Robin Masters. Mis Ă  part cela, il a Ă©tĂ© mariĂ© Ă  une femme prĂ©nommĂ©e Michelle et il a une fille appelĂ©e Lily Catherine. Il croyait sa femme morte au dĂ©but de la sĂ©rie mais elle ne dĂ©cĂšdera en fait que dans la derniĂšre saison. À la fin du dernier Ă©pisode, Magnum se rĂ©engagera dans l'armĂ©e. Published by - dans les personnages de magnum

nom du majordome rigide dans magnum